La liturgie dévotionnelle et les cinq sens : les neuf modes de prière de saint Dominique
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Mots clés :
activation sensorielle, cinq sens, contemplation, dévotion, incarnation, hagiographie, humilité, liturgie, méditation, prière, texte-imageKeywords:
contemplation, devotion, five senses, hagiographie, humility, liturgy, prayer, sensitive activation, text-imageParole chiave:
agiografia, attivazione sensoriale, cinque sensi, contemplazione, devozione, incarnazione, meditazione, preghiera, liturgia, testo-immagine, umiltàŒuvres, personnages et lieux littéraires :
Neuf modes de prière de saint Dominique, Jésus-Christ, saint Dominique, sainte Maure de TroyesIndex des modernes :
Luis G. Alonso-Getino, Catherine Aubin, François Balme, Leonard E. Boyle, A.I. Collomb, Aden Kumler, Domingo Iturgaiz, Dom Jean Leclercq, Jean-Claude Schmitt, Simon TugwellTexte intégral
- 1 Cet article reprend et prolonge mon dernier ouvrage : Peindre c’est prier. Anthropologie de la priè (...)
- 2 Sur l’histoire du texte, voir Simon Tugwell, « The Nine Ways of Prayer of St. Dominic : A Textual S (...)
- 3 Catherine Aubin, Prier avec son corps à la manière de saint Dominique, Paris, 2005. Du même auteur, (...)
1Cet article vise à montrer certains aspects du culte des saints en relation avec le modèle que leur pratique dévotionnelle, de caractère liturgique, suggère au sujet de l’activation sensorielle dans le déroulement de l’acte rituel1. Je vais ici m’intéresser à la figure d’un saint majeur de la seconde moitié du Moyen Âge, saint Dominique. Le dossier hagiographique du fondateur de l’Ordre des Prêcheurs, mort en 1221, élaboré à l’occasion des procès de canonisation de 1233 et de 1234, souligne l’importance accordée à la prière par le futur saint. En vue des deux réunions prévues à Bologne et à Toulouse pour la canonisation de Dominique, des frères attestent avoir vu le saint prier selon des modes bien caractéristiques. En premier lieu, il priait jour et nuit. En second lieu, Dominique avait l’habitude de faire ses dévotions à haute voix, en gémissant et en criant, et en laissant aussi ses larmes couler à flots. Enfin, les témoins certifient que saint Dominique joignait en quelque sorte le geste à la parole, de telle manière que la gestuelle occupait une place importante dans sa pratique de la prière. Après la mort de saint Dominique en 1221, des frères de l’Ordre décidèrent de réunir sous forme écrite et visuelle leurs souvenirs de la pratique de la prière de leur maître. Selon les spécialistes de l’histoire de ce texte, c’est vers 1280, dans la province de Lombardie, que fut composé le célèbre traité des Neuf modes de prière de saint Dominique dont on possède quelques témoins manuscrits du xive siècle et qui connut une rapide diffusion, révélant ainsi son impact au sein de l’Ordre dominicain et son importance pour la définition de sa spiritualité2. L’auteur du texte est demeuré anonyme, mais il semble plus que probable qu’il s’agisse de l’œuvre d’un frère dominicain parfaitement au fait des traditions orales véhiculées autour de la personne de Dominique et de sa pratique de la prière. La construction hagiographique que représente ce traité des Neuf modes de prière de saint Dominique a manifestement été conçue pour servir de modèle à la pratique liturgique dévotionnelle des frères de l’Ordre auxquels il était ainsi fortement conseillé d’imiter le père fondateur ainsi que ses actes dévotionnels qui impliquaient fortement la dimension corporelle de l’homme3.
- 4 Sur ce manuscrit, voir Leonard E. Boyle, « The Ways of Prayer of St. Dominic. Notes on the ms. Ross (...)
- 5 Sur ces autres manuscrits, voir Luis G. Alonso-Getino, « Los nueve modos de orar de señor santo Dom (...)
- 6 Sur le thème des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Age, voir Éric Palazzo, L’Invention c (...)
- 7 Francis Wormald, « Some Pictures of the Mass in an English xivth Century Manuscript », The Walpole (...)
2Le principal témoin manuscrit des Neuf modes de prière de saint Dominique est le codex Rossianus 3 de la Bibliothèque Vaticane. Réalisé au cours du xive siècle, ce manuscrit est un recueil composite où l’on trouve une sorte de libellus hagiographique qui occupe les folios 5r° à 13r° et contenant le texte des Neuf modes de prière de saint Dominique accompagné d’illustrations4. Ce livret hagiographique s’inscrit dans la tradition du haut Moyen Âge qui valorisait la figure d’un saint à partir de sa pratique de la prière. Il est l’un des trois témoins du xive siècle où le texte du traité est enrichi de peintures ou de dessins qui ajoutent une dimension visuelle à la description textuelle des neuf modes de prière5. En m’appuyant sur quatre modes de prière décrits et illustrés dans le manuscrit du Vatican, je vais m’intéresser à la façon dont, dans le texte comme dans ses illustrations, la dimension spirituelle de la prière est doublée d’une dimension corporelle qui implique fortement l’activation des cinq sens6. Dans mon exposé, j’aurai à cœur de montrer que ces illustrations et « leurs » textes ont précisément été faits et conçus pour permettre l’activation sensorielle de celui qui s’en inspire dans l’acte de la prière, à des fins dévotionnelles dont le but est de suivre le modèle du saint. Au xive siècle, on voit également se mettre en place des modèles de pratiques liturgiques pour les laïcs dans lesquels l’activation sensorielle est aussi fortement sollicitée à partir de recommandations écrites et visuelles de livrets d’une certaine manière comparables à celui, de nature hagiographique, conservé au Vatican. En parallèle aux exemples emmpruntés aux Neuf modes de prière de saint Dominique, j’examinerai plus succinctement deux illustrations contenues dans un petit livret sur la messe, réalisé en Angleterre au xive siècle, et contenu dans un recueil composite conservé aujourd’hui à Paris (Bibliothèque nationale de France, français 13342, f° 45r°-48v°)7. Ces deux livrets illustrés – contenant chacun un texte différent et destinés, l’un à la valorisation de la figure d’un saint, l’autre à montrer l’implication des laïcs dans la liturgie de la messe – paraissent tous deux affirmer la place des sens dans les différents modes de la pratique de la prière, afin de valoriser le rôle du corps et de l’esprit de l’homme dans son rapport à Dieu.
3Le thème du premier mode de prière de saint Dominique exposé dans le traité dominicain du xiiie siècle – mais connu à travers les témoins du xive – concerne principalement l’inclination du corps et l’humilité du cœur (fig. 1).
Figure 1
Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rossianus 3, f° 6r°.
Crédit : © 2017, Biblioteca Apostolica Vaticana.
- 8 Les traductions sont celles de Catherine Aubin, op. cit. à la note 3.
4Le texte débute par cette forte injonction à l’humilité, activée par la perception sensorielle du saint qui voit réellement le Christ en personne à travers l’autel : « Primus videlicet humiliando se ante altare, ac si Christus per altare significatus realiter et personaliter esset ibi, non tantum in signo... » (« La première manière est lorsqu’il s’humiliait devant l’autel, comme si le Christ, signifié par l’autel, était là réellement et personnellement, non seulement dans le signe... »)8. Un peu plus loin dans le texte, il est fait mention du corps bien droit du saint, position nécessaire à la réalisation de ce premier mode de prière, ainsi que de l’inclinaison de sa tête et de ses reins, vers le Christ, de façon humble : « Et sic pater sanctus erecto corpore inclinabat caput suum et renes humiliter capiti suo Christo, considerans servilitatem suam et Christi excellentiam, et totum se dans in eius reverentiam » (« Et ainsi notre saint Père, le corps bien droit, inclinait la tête et les reins humblement, vers le Christ, considérant sa propre condition d’esclave et la supériorité du Christ et se donnant tout entier pour le révérer »).
5Dans le manuscrit du Vatican, la peinture illustrant le premier mode de prière correspond à certains aspects importants du texte auquel elle ajoute des éléments de nature visuelle qui renforcent la lecture sensorielle de la pratique de la prière par saint Dominique. L’espace dans lequel se déroule la scène est une pièce de nature indéterminée, que le pavement, la porte d’entrée et la paroi visible du mur décoré de placages en bois vert permettent d’associer à un lieu de l’activité liturgique pour un ecclésiastique (chapelle, cellule ou sacristie). Je doute cependant qu’il puisse s’agir de la cellule d’un frère, ou même de celle de saint Dominique. Rien n’est dit de cet espace dans le texte décrivant le premier mode de prière. La partie supérieure de l’image fait voir, sur le côté gauche, au-dessus de la figure du saint, une espèce de plafond voûté orange. Au-dessus de la figure du Christ, le titulus crucis et la partie verticale de la croix se détachent sur un fond bleu teinté de blanc qui fait penser à la représentation du ciel. Sur la partie gauche de la composition, saint Dominique est incliné suivant les indications contenues dans la description du premier mode de prière : « Et ainsi notre saint Père, le corps bien droit, inclinait la tête et les reins humblement, vers le Christ ». Selon le texte, la position à la fois droite et inclinée du corps du personnage est celle de celui qui s’humilie devant le Christ, en tant qu’esclave et serviteur de son maître. L’image montre clairement cela puisque saint Dominique, revêtu des vêtements de son Ordre et la tête se détachant sur un nimbe circulaire de couleur dorée (ou orange), est représenté dans une profonde inclinaison face à un autel recouvert d’une nappe dorée ou orangée, et complétée par une sorte de tenture bleue à cercles concentriques d’or faisant penser à un devant d’autel. Derrière ce même autel, on aperçoit deux volets d’un diptyque sculpté. Si l’on suit à la lettre le texte du premier mode de prière, on comprend que l’autel est le Christ lui-même devant lequel le saint prie en s’humiliant. Le texte ne fait en revanche nullement mention de la représentation du Christ en croix telle qu’elle apparaît sur l’image, posée sur l’autel. Il s’agit ici de figurer à deux reprises le Christ lui-même, par l’autel et dans la représentation de l’image du crucifié. La présence du Christ en croix apparaît comme la traduction visuelle du tout début de la description du premier mode de prière de saint Dominique : « La première manière est lorsqu’il s’humiliait devant l’autel, comme si le Christ, signifié par l’autel, était là “réellement et personnellement” ». En effet, l’image montre le Christ en croix « réellement et personnellement » présent face à saint Dominique incliné devant le Seigneur en signe d’humilité et s’appliquant à prier face à lui. La représentation du Christ sur la croix, dans laquelle le peintre insiste sur les plaies sanguinolantes d’où jaillit le sang – comme s’il s’agissait d’évoquer l’eucharistie consacrée sur l’autel lors de la célébration de la messe –, suggère l’activation sensorielle du corps du Seigneur comme de celui qui est amené à prier si intensément devant sa « présence réelle » que cela génère la vision du Christ souffrant sur la croixainsi que la mise en action des sens du frère qui suit le modèle de prière inspiré par saint Dominique. Ici, l’image a un pouvoir d’incarnation de la scène représentée au point d’agir sur l’activation sensorielle de celui qui la regarde pour faire ses dévotions.
6Le deuxième exemple provient du récit du quatrième mode de prière de saint Dominique et de son illustration contenue dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque Vaticane (fig. 2).
Figure 2
Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Rossianus 3, f° 8r°.
Crédit : © 2017, Biblioteca Apostolica Vaticana.
7Le début de ce quatrième mode dit que :
Saint Dominique, devant l’autel ou au chapitre, le visage fixé vers le crucifix, de toute son attention, le regardait. Fléchissant les genoux encore et encore cent fois et même parfois depuis la fin des complies jusqu’au milieu de la nuit, il se levait et s’agenouillait tour à tour, comme l’apôtre Jacques, comme le lépreux de l’Evangile qui disait en s’agenouillant : « Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier » (Mc, 1, 40)
Post hec sanctus Dominicus ante altare sive in capitulo, fixo vultu ad crucifixum, summo intuitu respiciebat eum, genua flectens iterum atque iterum sive centies, immo quandoque a post completorium usque a mediam noctem modo elevabat se, modo genua flectebat, sicut Iacobus apostolus, sicut leprosus evangelicus qui decebat genu flexo, Domine si vis potes me mundare...
8Le texte indique en sa fin que « par cet exemple, il enseignait aux frères par ses actes plus que par ses paroles, comme on le voit sur l’image » (« Et hoc exemplo plus faciens quam dicens dicebat fratres, hoc modo »), soulignant la valeur à la fois pédagogique ou didactique de l’illustration ainsi que son rôle dans l’activation réelle du corps et de l’esprit du frère priant selon le modèle offert par saint Dominique. L’image représentant le quatrième mode de prière dans le Rossianus 3 du Vatican situe la scène dans un lieu tout aussi indéterminé que pour la première image analysée. Elle s’insère dans un cadre sculpté de couleur bleue tandis que la première scène était contenue dans un cadre identique, coloré de vert. Sur la gauche, on aperçoit une porte fermée. Le mur sur lequel se détache la scène est de couleur jaune. Une bande horizontale décorative vient interrompre la monotonie du mur. Au-dessus de cette bande, le peintre a représenté deux petites fenêtres qui laissent passer la lumière. Là encore, il est impossible de dire précisément où se situe la scène même si, au début du texte, il est fait mention du chapitre, c’est-à-dire la salle capitulaire. Rien dans l’image ne permet d’affirmer que l’on se trouve dans la salle capitulaire dont le pavement est apparent et dans laquelle se trouverait un autel identique, dans sa forme, à celui figurant dans la scène illustrant le premier mode de prière. Comme dans ce premier exemple, l’autel représenté dans le quatrième mode de prière est relativement bas. Il est recouvert d’une nappe, et la face frontale est ornée d'un tissu richement brodé ou peint. Derrière l’autel, on voit le même diptyque que celui rencontré dans la scène représentant le premier mode de prière. Enfin, le Christ en croix est « réellement » présent sur l’autel, selon un mode iconographique similaire à celui de la scène du premier mode. Dans les deux cas, comme dans les autres représentations du Christ en croix contenues dans le cycle peint du manuscrit, les plaies du Seigneur laissent ostensiblement s’échapper le sang de l’alliance eucharistique. Dans le texte du quatrième mode de prière, il est cette fois explicitement fait allusion à l’image du crucifié, ou, tout au moins au crucifix que l’image montre comme étant la figure « réelle » du Christ en croix. Le texte dit que saint Dominique a le visage fixé sur le crucifix qu’il regarde de toute son attention. Cette phrase souligne l’importance accordée à la puissance et au pouvoir du sens visuel qui a la capacité d’activer l’objet – en l’occurrence le crucifix – de telle sorte qu’il devienne réellement ce qu’il représente, ici, la crucifixion ou la figuration réelle du Christ souffrant sur la croix. Et c’est bien cela que montre la scène sur l’image : saint Dominique, représenté à deux reprises, alternativement agenouillé et debout. Elle insiste sur le mouvement effectué par le saint, bien décrit dans le texte (« modo elevabat se, modo genua flectebat »). Le saint fixe le crucifix avec une telle attention – c’est-à-dire avec une puissance spirituelle exprimée par le regard – qu’il se transforme en « présence réelle » du crucifié comme s’il s’agissait d’une anticipation de l’hostie consacrée lors de l’eucharistie. C’est en quelque sorte à une véritable activation sensorielle qu'il nous est donné d’assister. L'image est destinée à être imitée par le frère priant devant elle, à mettre celui-ci en action par la pratique dévotionnelle qu'elle exhibe. Cette activation sensorielle est provoquée par la vue de saint Dominique qui, par son pouvoir de concentration spirituelle, active le crucifix afin que celui-ci devienne réellement souffrance du Christ sur la croix, de la même manière que le frère, priant devant l’image et imitant saint Dominique sera amené à activer sa propre vue pour arriver aux mêmes fins que son modèle.
- 9 Image consultable ici : http://digi.vatlib.it/view/MSS_Ross.3 (consulté le 30/11/2016) ou encore là (...)
9Le cinquième mode de prière de saint Dominique met en scène le thème de la méditation de la parole de Dieu, en position debout pour l’homme en prière9. Le texte de ce cinquième mode dit clairement que :
Parfois aussi le saint père Dominique se tenait debout, dressé devant l’autel, quand il était au couvent, de tout son corps, droit sur ses pieds, sans s’appuyer ni se tenir à quoi que ce soit, avec parfois les mains ouvertes en avant de la poitrine, à la manière d’un livre ouvert. Et dans la manière de se tenir ainsi, il se comportait comme s’il lisait devant Dieu, en très grand respect de ferveur. Et il semblait méditer en sa bouche les paroles de Dieu et comme se les raconter à lui-même doucement. [...] Et parfois, il joignait les mains ensemble, les étendant fortement plaquées devant les yeux, se ramassant sur lui-même. Parfois aussi, il avait les mains à la hauteur des épaules, à la manière du prêtre quand il célèbre la messe, comme s’il voulait fixer ses oreilles pour recueillir avec plus de soin une parole qu’un autre lui disait. […] Et par cet exemple, les frères étaient fortement remués à la vue de leur père et de leur maître, les plus dévots étaient formés au mieux à prier avec révérence et sans cesse, “comme les yeux des serviteurs sont attentifs sur les mains de leurs maîtres et comme les yeux de la servante sont attentifs sur les mains de sa maîtresse (Ps. 122, 2-3)” comme on le voit ici.
Stabat etiam aliquando erectus sanctus Pater Dominicus ante altare, cum esset in conventu, toto corpore directus super pedes suos, non appodiatus nec herens alicui rei, habens aliquando ante pectus suum manus expansas ad modum libri aperti. Et ita se habebat in modo standi quasi ante Deum legeret valde reverenter et devote. Et videbatur tunc in ore meditari eloquia dei et velut sibi ipsi dulciter enarrare... Et quandoque iungebat manus invicem extendens fortiter ante oculos complosas, constrigens semetipsum, et quandoque manus ad humeros, sicut moris est sacerdotis cum celebrat missam, ac si vellet aures figerre ad aliquid diligentius percipiendum quod ab altero diceretur... Et hoc exemplo valde fratres movebantur in aspectu patris sui et magistri sui, et devotiores optime instruebantur ad orandum reverenter et continue, sicut oculi ancille in manibus domine sue et sicut oculi servorum in manibus dominorum suorum, ut hic patet.
- 10 Dom Jean Leclercq, « Aspects spirituels de la symbolique du livre au xiie siècle », L’Homme devant (...)
10L’image du manuscrit du Vatican, destinée à illustrer ou bien plutôt à donner corps à la description de ce cinquième mode de prière de saint Dominique, s’inscrit, comme les précédentes, dans une sorte de cadre de couleur jaune imitant le bois sculpté. Là encore, le peintre a situé la scène dans un espace indéterminé constitué d’un pavement décoré et d’un fond de couleur orange agrémenté d’une bande décorative horizontale. Comme dans la peinture illustrant le quatrième mode de prière, on voit trois fois la représentation de saint Dominique, destinée à créer une sorte de mouvement correspondant à l’action de la prière par le saint. Les trois représentations montrent saint Dominique debout, se tenant fermement sur ses pieds, face à l’autel décoré des mêmes éléments que dans les images précédentes et sur lequel repose un crucifix animé figurant « réellement » le Christ souffrant sur la croix, ainsi qu’en témoignent les différentes plaies saignantes. De gauche à droite, saint Dominique a tout d’abord les mains ouvertes devant la poitrine, comme s’il était un livre ouvert selon la formule du texte du mode de prière, face au Christ lui-même très souvent associé à un livre dans la théologie du Moyen Âge10. Puis on le voit les mains jointes, comme s’il priait ou bien, comme l’indique le texte, semblant méditer les paroles de Dieu et se les dire doucement. Enfin la représentation du saint juste en face du Seigneur sur la croix le montre les mains à la hauteur de ses épaules, en train d’effectuer le geste du prêtre lors de la célébration eucharistique, comme le dit le texte. Dans la description de ce cinquième mode de prière comme dans l’image qui en constitue l’incarnation visuelle, il est fortement question de l’activation du sens visuel, du sens auditif et du sens tactile. La vision est fortement soulignée dans l’image par le regard intense que porte saint Dominique en direction du Christ sur la croix, au moins dans les deux premières représentations du saint. Dans la troisième, celle située la plus à droite, le saint a le regard tourné en direction de ses mains au lieu de regarder le Christ juste en face. Ce détail n’est pas spécifié dans le texte. Ce geste a peut-être à voir avec la concentration du saint sur le sens de l’audition étant donné que ce geste, proche de celui réalisé par le prêtre lors de la célébration de la messe, lui permet de « fixer ses oreilles » pour recueillir la parole qu’un autre lui disait, c’est-à-dire le Christ sur la croix. Quant au sens tactile, l’illustration de ce quatrième mode de prière accorde une place prépondérante à la gestuelle effectuée par saint Dominique dans ses représentations successives, comme pour insister sur la nécessité pour le saint d’activer cette dimension sensorielle afin de rendre efficace sa prière.
- 11 Voir la note 9.
11La sixième manière de prier décrite dans le texte du manuscrit du Vatican porte sur la position du saint, les bras étendus en forme de croix11. Le début du texte de ce sixième mode commence ainsi :
On a vu aussi quelquefois le saint Père Dominique – comme je l’ai entendu de mes oreilles d’un témoin visuel –, prier les mains et les bras étendus en forme de croix le plus largement possible, se tenant debout autant qu’il le pouvait. [...] C’est de cette manière qu’a prié le Seigneur suspendu à la croix, c’est-à-dire les bras et les mains étendus “avec un grand cri et des larmes, il a été exaucé à cause de son humble respect” (Hébreux, 5, 7). Et le saint homme de Dieu n’employait pas fréquemment cette manière, si ce n’est quand il avait eu connaissance, sous l’inspiration de Dieu, que quelque chose de grand et de merveilleux allait arriver par la vertu de sa prière. Il n’empêchait certes pas les frères de prier ainsi, mais ne les y engageait pas non plus.
Visus est etiam aliquando orare sanctus pater Dominicus, sicut a vidente audivi auribus meis, manibus et ulnis expansis ad similitudinem crucis vehementer extensus, stans erectus secundum suam possibilitatem. [...] Hoc modo oravit dominus pendens in cruce, silicet extensis manibus ulnis et cum clamore valido et lacrimis exauditus est pro sua reverentia. Nec istum modum frequentabat vir sanctus Dei Dominicus; sed cum aliquid grande et mirabile fieri cognovisset, inspiratus a Deo, virtute orationis. Nec vero prohibebat fratres sic orare, nec etiam suadebat.
- 12 Albert Castes, « La dévotion privée et l’art à l’époque carolingienne : le cas de sainte Maure de T (...)
12Et la description de ce sixième mode de prière de conclure, comme pour les autres modes : « comme il apparaît sur cette image » (« ut in hac figura patet »). De fait, l’illustration du manuscrit du Vatican représente et, d’une certaine manière, incarne réellement, ce mode de prière où le saint, par sa gestuelle destinée à favoriser sa prière, imite véritablement le Christ sur la croix. Sur la gauche de l’image, dans cet espace toujours aussi peu précis en termes de localisation, mais suggérant une fois de plus un lieu semblable à une sacrisitie, une cellule ou une petite chapelle, le saint se tient debout face à l’autel sur lequel on retrouve la figuration « réelle » du Christ souffrant sur la croix. Sa tête est légèrement orientée vers le sol, et le saint ne paraît pas fixer le Seigneur du regard. Dans ce monde de prière et dans son illustration, la dimension sensorielle qui semble privilégiée est l’audition. Dans la présentation de ce mode de prière, il est question d’un double témoignage de nature sonore et visuel à la fois, puisque l’auteur anonyme du texte précise qu’il a entendu de ses propres oreilles un témoin visuel, peut-être un frère, sur cette sixième façon de prier de saint Dominique. La dimension sonore de ce mode de prière est encore soulignée par l’indication selon laquelle le Christ avait poussé sur la croix un grand cri, versé des larmes et dans une gestuelle où les mains et les bras devaient être étendus. Ce point précis fait écho, à plusieurs siècles d’écart, au récit du miracle provoqué par la prière intense de sainte Maure de Troyes dans le poème de Prudence de Troyes12. Plus proche dans le temps du texte du manuscrit du Vatican et de son illustration, la manifestation sonore du Christ provoquée par ses souffrances sur la croix rappelle certains aspects évoqués par Jacques de Voragine dans la Légende dorée lorsqu’il traite de la crucifixion : « c’est que cette passion fut totale, car elle porta sur toutes les parties du corps et sur tous les sens ». Au sujet de la douleur provoquée par la crucifixion sur les cinq sens du Christ, Jacques de Voragine ajoute :
- 13 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. publiée sous la dir. d’Alain Boureau, Paris, Gallimard, (...)
En premier lieu, en effet, cette douleur se porta sur les yeux, puisqu’il pleura, comme il est dit dans l’épître aux Hébreux. […] En deuxième lieu, la douleur porta sur l’ouïe, quand on l’accabla d’insultes et de blasphèmes. Le Christ, en effet, jouissait particulièrement de quatre excellences sur lesquelles il eut à entendre insultes et blasphèmes. [...] En troisième lieu, la douleur porta sur l’odorat, car il put sentir une puanteur sur le calvaire, où se trouvaient les corps fétides des morts. [...] En quatrième lieu, la douleur porta sur le goût. Ainsi, quand il s’écria « J’ai soif », on lui donna du vinaigre mêlé de myrrhe et de fiel, afin que le vinaigre le fasse mourir plus vite et que les gardes soient libérés plus tôt de leur tâche – en effet, on dit que les crucifiés meurent plus vite s’ils boivent du vinaigre –, et afin que son odorat souffre de la myrrhe tandis que son goût souffrait du fiel. [...] En cinquième lieu, la douleur porta sur le toucher, car en toutes les parties du corps, de la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, rien ne fut intact13.
- 14 Folios 45r°-48v°.
- 15 Aden Kumler, Translating Truth…, op. cit.
13Comme je l’ai indiqué dans l’introduction de cette contribution, le manuscrit français 13342 de la Bibliothèque nationale de France14 constitue un cas exceptionnel de livret dédié à la célébration de la messe, destiné aux laïcs et enrichi de peintures très originales du point de vue de leur iconographie. Récemment étudiés de façon approfondie par Aden Kumler15, les illustrations et le texte de ce petit manuscrit reflètent certaines des idées centrales de la théologie de l’eucharistie au xive siècle. Fait rare au Moyen Âge, le texte de ce livret comprend de nombreuses indications rubricales en ancien français dont la portée est d’un grand intérêt pour ce qui touche à l’expression de la dimension sensorielle de la pratique de la liturgie de la messe telle qu’elle était vécue par les laïcs, et que l’on trouve aussi exprimée dans l’iconographie des peintures. Dans le cadre réduit de cette contribution, je ne m’intéresserai qu’à deux de ces illustrations. La première, sans doute la plus riche et à tous égards la plus intéressante de toutes, se trouve aux folios 46v° et 47r° et se déploie sur les deux feuillets, dans la partie supérieure de la double page (fig. 3 et 4).
Figure 3
Paris, Bibliothèque nationale de France, français 13342, f° 46v° et 47v°.
Crédits : © 2017, BnF.
Figure 4
Paris, Bibliothèque nationale de France, français 13342, f° 46v° et 47v°.
Crédits : © 2017, BnF.
14On y voit la représentation de l’un des moments essentiels du rituel de la messe : l’élévation de l’hostie par le prêtre dans le cours de la consécration. Le texte transcrit juste en dessous de la peinture donne l’indication suivante en ancien français : « Quant vous verrez lever le corps nostre segnor » (« Quand vous verrez être élevé le corps de notre Seigneur »), phrase suivie par la rubrique : « Levez vos mains jointes jesques a vos euz e dites belement sanz noise… » (« Levez vos mains jointes jusqu’à vos yeux et dites gracieusement et sans bruit… »). Puis, on peut lire une longue série d’invocations en latin. Enfin, la dernière partie du texte dit que « Puis vous parlez vous meismes al duz Ihesu Crist e lui recomandez vos almes e touz vos amis e toutes vos especiales bosoignes si com vostre qor vous aprendra » (« Puis vous vous adressez vous-même au doux Jésus-Christ et lui recommandez vos âmes et tous vos amis proches et tous vos besoins particuliers comme votre cœur vous apprend »). À gauche de l’image, on voit un groupe de laïcs auxquels semblent s’être joints des religieux, agenouillés, le regard tourné vers le haut et les mains jointes selon le geste de la prière. Si l’on se réfère à l’une des rubriques du texte liturgique qui accompagne l’image, on observe une assez grande fidélité à certaines indications rubricales dans l’iconographie de la peinture. Certaines personnes ont les mains jointes et levées jusqu’à leurs yeux. Cette gestuelle de la part des individus, clercs et laïcs, assistant à la célébration de la messe est requise par le moment particulier du rituel représenté : l’élévation de l’hostie par le prêtre ainsi que l’indique la première rubrique contenue dans le texte. D’une certaine manière, on pourrait affirmer qu’ici, sur l’image, les personnes joignent le geste à la vision réelle de l’hostie consacrée et devenue corps du Christ au moment de l’exécution de l’élévation par le prêtre. Au sujet du lien étroit établi dans l’image entre les mains (le sens tactile) et les yeux (le sens visuel), je note que, dans la rubrique, il est clairement dit que les mains jointes doivent être levées jusqu’au niveau des yeux, comme pour établir un lien concret entre les deux sens que ces parties du corps impliquent. Ce premier groupe de personnages est imité par une autre série de personnages représentés dans la partie droite de la composition, tout près de l’action liturgique qui se déroule sous leurs yeux. Par ce geste, les laïcs et les religieux qui participent à la célébration mettent en action leur sens tactile dans une sorte d’imitation du geste liturgique adéquat effectué par le prêtre qui célèbre, face à l’autel. On note déjà que cette image et le texte qui l’accompagne suggèrent fortement l’activation des sens visuel et tactile, auxquels il faut ajouter le sens auditif puisque dans l’une des rubriques il est précisé que les assistants à la cérémonie doivent prononcer et écouter les invocations en latin « gracieusement et sans bruit ». Cette action synesthésique, provoquée par l’interaction de trois sens entre eux et recommandée dans le texte comme à travers l’image afin qu’elle se réalise réellement dans le déroulement du rituel, a une finalité qui relève du sens du cœur, organe évoqué dans la dernière partie de la rubrique finale. La dimension sonore de ce moment précis du rituel de la messe est encore soulignée dans l’image – mais pas dans le texte –, par la représentation, entre les deux groupes de personnes agenouillées, de l’espace de l’église (peut-être la croisée du transept, un clocher ?) où l’on aperçoit le sonneur de cloches. La représentation de ce geste est pleinement justifiée par le rite de l’élévation de l’hostie, ponctué par le tintement des cloches afin que les assistants puissent effectuer les gestes appropriés à ce moment de la liturgie. À côté de cela, elle souligne l’importance accordée par l’image, la rubrique ne mentionnant nullement ce détail du rituel, à la dimension sonore de la liturgie qui contribue ainsi un peu plus à la mise en action de l’effet synesthésique recherché. Enfin, dans la partie droite de la composition, on aperçoit le prêtre élevant l’hostie selon le geste habituel requis à cette époque pour la consécration des espèces. Le prêtre qui célèbre, derrière le lequel se trouve un acolyte tenant entre ses mains un cierge monumental allumé, active lui aussi ses sens dans l’exécution de ce geste rituel essentiel de la consécration de l’eucharistie : toucher, son de sa voix et regard. Ce dernier est, comme le regard des assistants à la cérémonie, tourné vers le haut et fait contempler au prêtre à la fois l’hostie qu’il vient de consacrer et la figuration « réelle » du Christ souffrant sur la croix, figuration dont on sait qu’elle a été ajoutée après coup par le peintre. Si bien que le prêtre, comme les laïcs et les autres religieux, sont représentés en train d’actionner certains de leurs sens (vue, toucher, ouïe) qui leur permettent de contempler le corps « réel » du Christ sous la forme de l’hostie et à travers l’apparition de la scène de la crucifixion.
15Au folio 47r°, la suite du rituel de l’eucharistie est représentée dans la scène où le célébrant, face à l’autel, exécute le geste de la consécration (fig. 4). Sur l’autel, on voit un calice recouvert d’un voile. Derrière le prêtre se trouvent un acolyte qui l’aide dans la célébration puis, debout, des laïcs assistant à la scène. Sous le cadre de l’image, on lit la rubrique suivante :
A “Per omnia secula seculorum” devant le pater nostre, respondez devoutement “amen”. Et dites vostre pater nostre. E loez en silence cum le ewangele, e responentz “amen”. E puis dites vostre pater nostre mesmes, e a la fin dites “Per dominum nostrum Ihesum Christum filium tuum qui tecum vivit et regnat in unitate spiritus sancti deus. Per omnia secula seculorum. Amen”.
16Cette rubrique implique de nouveau l’activation sensorielle des personnes assistant au rituel de consécration des espèces, en particulier l’activation du sens auditif par les paroles prononcées en réponse aux phrases dites par le célébrant. La dimension sonore du rituel est également suggérée dans la rubrique par l’allusion faite au silence. Mais, dans cette rubrique, on retient principalement l’activation sensorielle concrète des laïcs à ce moment de la cérémonie. L’iconographie de la scène placée juste avant la rubrique ne reflète que de façon allusive cette implication sensorielle. Le silence y règne certes, mais les laïcs comme les célébrants mettent aussi en action leur sens visuel ainsi que, par leurs gestes, leur sens tactile. Enfin on peut distinguer leurs bouches fermées ou légèrement entrouvertes, comme s’il s’agissait de suggérer le son et le silence mentionnés dans la rubrique.
17Dans cette contribution, de nature forcément synthétique mais que j’espère prolonger par la rédaction d’un livre portant sur les deux manuscrits examinés, j’espère avoir montré l’intérêt des neuf modes de prières de saint Dominique et de ses illustrations ainsi que du petit livret sur la messe réalisé en Angleterre au xive siècle, dont les peintures présentent de grandes originalités pour la mise en scène de la dimension sensorielle du rituel. En effet, les deux livrets, chacun inséré aujourd’hui dans un recueil cohérent du point de vue textuel, me paraissent avoir servi de supports pour l’activation sensorielle lors des pratiques liturgiques et dévotionnelles. Dans le cas du manuscrit de la Vaticane, il a sans doute été utilisé par des frères dominicains lors d’exercices spirituels de nature dévotionnelle, à caractère privé, où dominait la nécessité pour les frères d’imiter le modèle de la prière censé avoir été instaurée par le fondateur de l’Ordre dominicain. On ne peut dans ce cas qu’être amené à souligner l’importance du modèle « liturgique » représenté par la figure du saint, en l’occurrence saint Dominique. Le contenu du texte des neuf modes de prières de saint Dominique place au cœur de la pratique dévotionnelle exemplaire le thème de l’activation du corps et de ses sens, destinée à provoquer l’interaction avec les objets servant de support à la prière, notamment le crucifix dans le cas de la pratique de saint Dominique. Or, on l’a vu, par la force de l’activation sensorielle du saint, le crucifix devient « réellement » le Christ souffrant sur la croix, dont les sens sont aussi mis en action. Tout cela est parfaitement bien montré, voire « incarné » dans les illustrations qui accompagnent le texte des neuf modes de prières, à tel point qu’on peut les considérer comme les supports permettant l’activation sensorielle du frère en train de prier avec le manuscrit et ses peintures. Il est à noter que dans deux autres manuscrits conservés et contenant le texte des neuf modes de prières de saint Dominique avec des illustrations les peintres n’ont pas représenté la « vraie image » du Christ en croix comme dans le codex du Vatican, mais ont choisi de figurer une simple croix. Dans ce manuscrit, les images montrent donc, et, d’une certaine manière, incarnent ce qu’elles sont censées produire du point de vue sensoriel lors de la pratique de la prière privée par le religieux qui suit le modèle instauré par saint Dominique. En cela, cette pratique, ce texte et ces images se situent dans la lignée de traditions plus anciennes comme par exemple celle mise en oeuvre dès l’époque carolingienne dans le sermon de Prudence de Troyes sur sainte Maure de Troyes, si l’on accepte la datation au ixe siècle de ce texte.
18Le livret sur la messe richement illustré au xive siècle et conservé à la BnF à Paris me semble quant à lui représenter une forme d’adaptation à un public laïc du discours sur l’activation sensorielle lors de la liturgie et jusque-là conçu pour des clercs à partir d’un modèle hagiographique, comme celui de saint Dominique. Il a également très certainement servi de support pour un laïc dans la célébration de la messe, comme l’indiquent le contenu des rubriques et l’iconographie des peintures. Dans certaines peintures de ce manuscrit, le corps des fidèles, dans la gestuelle comme dans la façon de suggérer leur regard ou bien encore le sens auditif, est activé pour qu’il puisse agir réellement sur l’effet sacramentel de la liturgie, en l’occurrence la transformation de l’hostie en « présence réelle » du Christ en croix au moment de l’élévation de l’hostie par le prêtre. De telle sorte que se produit alors une mise en action du Crucifix identique à celle intervenant dans la pratique dévotionnelle de saint Dominique où les sens jouent également un rôle déterminant. Le saint fondateur de l’Ordre des prêcheurs, comme les laïcs qui assistent à la liturgie – pour l’un il s’agit de la prière privée et dévotionnelle, pour les autres on a affaire à la célébration d’une messe – voient réellement le Christ en croix du fait de l’activation des sens dans la pratique du rituel.
Notes
1 Cet article reprend et prolonge mon dernier ouvrage : Peindre c’est prier. Anthropologie de la prière chrétienne, Paris, Cerf, 2016.
2 Sur l’histoire du texte, voir Simon Tugwell, « The Nine Ways of Prayer of St. Dominic : A Textual Study and Critical Edition », Mediaeval Studies, 47, 1985, p. 1-124.
3 Catherine Aubin, Prier avec son corps à la manière de saint Dominique, Paris, 2005. Du même auteur, voir sa thèse inédite, La Place du corps dans la prière à partir du manuscrit des neuf manières corporelles de prier de saint Dominique, Université pontificale, Rome, 2002.
4 Sur ce manuscrit, voir Leonard E. Boyle, « The Ways of Prayer of St. Dominic. Notes on the ms. Rossi. 3 in the Vatican Library », Archivum Fratrum Praedicatorum 64, 1994, p. 5-17. Modi orandi sancti dominici. Die Gebets- und Andachtsgebeten des heiligen Dominikus. Eine Bilderhandschrift, Kommentarband von Leonard E. Boyle o.p., Jean-Claude Schmitt, Zürich, Belser, 1995. Sur les peintures, voir l’approche descriptive de Jean-Claude Schmitt dans l’ouvrage précédemment cité ainsi que dans La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 309-313. Voir aussi Domingo Iturgaiz, « Iconografia de santo Domingo de Guzman », Archivo Dominicano 12, 1991, p. 5-125.
5 Sur ces autres manuscrits, voir Luis G. Alonso-Getino, « Los nueve modos de orar de señor santo Domingo », La ciencia tomista 70, 1921, p. 5-19 ; A.I. Collomb, François Balme, Cartulaire ou histoire diplomatique de saint Dominique, Paris, Bureaux de l’année dominicaine, 1901, t. III, p. 277-287. Sur l’influence possible de ce texte et de ses illustrations sur les peintures de certaines cellules du couvent San Marco à Florence, voir William Hood, « Saint Dominic’s Manners of Praying : Gestures in Fra Angelico’s Cell Frescoes at San Marco », The Art Bulletin 68, 1986, p. 195-206.
6 Sur le thème des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Age, voir Éric Palazzo, L’Invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Âge, Paris, Cerf, 2014.
7 Francis Wormald, « Some Pictures of the Mass in an English xivth Century Manuscript », The Walpole Society 41, 1966-1968, p. 39-45 et Aden Kumler, Translating Truth. Ambitious Images and Religious Knowledge in Late Medieval France and England, New haven, Londres, 2011, p. 119-156.
8 Les traductions sont celles de Catherine Aubin, op. cit. à la note 3.
9 Image consultable ici : http://digi.vatlib.it/view/MSS_Ross.3 (consulté le 30/11/2016) ou encore là : https://fr.pinterest.com/opraedicatorum/s-dominic-9-ways-to-pray. On peut aussi se reporter au fac-similé Modi orandi sancti dominici. Die Gebets- und Andachtsgebeten…, op. cit.
10 Dom Jean Leclercq, « Aspects spirituels de la symbolique du livre au xiie siècle », L’Homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, tome II, Paris, Aubier, 1964, p. 63-69.
11 Voir la note 9.
12 Albert Castes, « La dévotion privée et l’art à l’époque carolingienne : le cas de sainte Maure de Troyes », Cahiers de civilisation médiévale 33, 1990, p. 3-18. Sur le style du texte, voir Christiane Veyrard-Cosme, « Polyphonie énonciative et variations stylistiques dans le Sermo de vita et morte gloriosae virginis Maurae attribué à Prudence de Troyes », Hagiographica 20, 2013, p. 79-92.
13 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. publiée sous la dir. d’Alain Boureau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 268-271. Des thèmes similaires sont présents dans une homélie sur la passion du Christ prononcée par Charles Borromée le 23 mars 1584 à la cathédrale de Milan : voir Glenn Most, Thomas l’incrédule, Paris, Le Félin, 2005, p. 172-173.
14 Folios 45r°-48v°.
15 Aden Kumler, Translating Truth…, op. cit.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Eric Palazzo, « La liturgie dévotionnelle et les cinq sens : les neuf modes de prière de saint Dominique », Perspectives médiévales [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/12269
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