Pierre de La Ceppède, Paris et Vienne
Pierre de La Cépède, Paris et Vienne, édition de Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant, Paris, Classiques Garnier, « Textes littéraires du Moyen Âge », 38, 2015, 494 p.
Texte intégral
1Roman en prose rédigé dans la première moitié du xve siècle, Paris et Vienne connaît une double tradition : la version « courte », anonyme, transmise par un seul manuscrit (Bibliothèque nationale de France, fr. 20044), puis par de nombreuses éditions anciennes, a été éditée par Anna Maria Babbi en 1992 (Verona, Francoangeli) ; la version « longue », sans doute postérieure, signée par Pierre de La Cépède, conservée dans sept manuscrits et un fragment, fait l’objet de cette nouvelle édition. Cette deuxième rédaction n’était pas inconnue, ayant été publiée par Alfred de Terrebasse en 1835 déjà (sur la base du ms Bibliothèque nationale de France, fr. 1479), puis par Robert Kaltenbacher en 1904 (sur la base du ms Bibliothèque nationale de France, fr. 1480) ; Marie-Claude de Crécy et Rosalind Brown-Grant ajoutent au recensement deux manuscrits (Bibliothèque nationale de France, naf 10169, et Vienne, Österreichische National Bibliothek, cod. 3432) et fournissent l’édition critique du ms Bruxelles, KBR, 9632-9633 (E, vers 1450 ?), appartenu à Jean de Wavrin et jusqu’ici inédit.
2L’« Introduction » justifie d’abord la nouvelle édition (p. 7-9) et offre une « Mise au point bibliographique » (p. 10-19), qui permet de suivre les progrès de la critique sur ce genre de production romanesque difficile à classer : « romanzo cavalleresco » selon Babbi, « roman idyllique » selon Vincensini et la même Brown-Grant ; par ailleurs, le manuscrit bruxellois a aussi attiré l’attention, tant par son illustration (une seule miniature, due au « maître de Jean de Wavrin »), que par son texte, qui présente deux interpolations : l’une, plus rapide, amplifie l’épisode de l’exil de Paris en Orient, l’autre, plus importante, concerne la conclusion du récit et les noces des protagonistes.
3La « Description des manuscrits » (p. 19-38) fournit des informations très détaillées et la bibliographie pour chacun. Cependant, le « Classement » proposé (p. 38-46) n’est pas toujours clair : à part de nombreuses redites, quelques jugements laissent perplexe (« D : est un manuscrit plutôt correct », p. 39 ; « E présente quelques leçons isolées ; nous ne relevons […] que celles qui sont suceptibles de fournir des informations un peu particulières », p. 40). On relève aussi quelques négligences : uniquement à la p. 41, « l’on trouve dans les aut. [lire autres ?] mss » ; « [l’auteur] emploie admiral 100r° au lieu de capitaine ? » (sic, avec point d’interrogation), et, quelques lignes plus loin, « f. 100r° : emploie admiral là où les autres mansucrits ont cap(p)itaine ». Les renvois au texte suivent des critères non homogènes : dans « f. 59v°, LXXXI, 9 » (p. 42), par exemple, il faut comprendre que le dernier chiffre renvoie à une note ; dans « f. 60r°, LXXXI, b » (ibid.), la lettre « b » renvoie au contraire à l’apparat en pied de page p. 217, mais sous la lettre « a » ; encore, dans « f. 77r°, XCVI, i » (p. 43), la lettre « i » correspond à l’apparat p. 241, lettre « a ». On comprend bien que ces modifications sont dues à des glissements du texte au cours de mises en page successives, mais le lecteur a parfois du mal à se rapporter à l’édition : une révision attentive des épreuves aurait permis de les lui éviter. Plus grave : p. 43, on fait allusion au « 2e groupe » [de manuscrits de la version longue], mais la liste de ces manuscrits ne se trouve que plus loin, p. 45 (« Le 2e groupe est constitué des manuscrits E […], de C, de G et de H »). De toute manière, un stemma aurait sans aucun doute éclairé les choses.
4Quelques remarques sur Pierre de La Cépède, auteur, comme on l’a dit, de la version longue du roman, et sur l’auteur anonyme de la rédaction contenue dans le manuscrit de Bruxelles (pourquoi pas le copiste lui-même ?), sont réunies p. 46-48. Suit une analyse ponctuelle du texte avec renvois aux feuillets (p. 48-55).
5L’« Approche littéraire » discute d’abord la question de l’étiquette générique à attribuer au récit : « roman idillyque » selon Brown-Grant, comme on l’a dit, Paris et Vienne se fonde sur l’impossibilité initiale, pour les deux jeunes protagonistes, de réaliser leur bonheur ; héros amoureux séparés par leur rang social, ils sont néanmoins destinés à surmonter de nombreuses péripéties et à vaincre les obstacles incarnés par leurs parents ; la solution proposée, du plus grand optimisme, ne peut qu’être « heureuse et conforme à l’ordre [social] » (p. 58). Les éditrices reviennent ensuite sur la version « bourguignonne » pour l’examiner dans le contexte de la collection réunie par Jean de Wavrin, qui présente des caractères homogènes tant pour ce qui concerne la facture des manuscrits que du point de vue de la production littéraire ; les interpolations de cette copie en particulier font l’objet d’un examen à part (p. 70-76). À propos de « la petite interpolation », à savoir le voyage de Paris en Orient (f. 92r°-v°), commentée p. 71-72, l’allusion à la dévotion du protagoniste pour sainte Catherine au mont Sinaï (« Paris visita les sains lieux et fist son offrande en l’onneur de sainte Katherine… », p. 265) pourrait s’expliquer, plutôt que par les « points communs » de l’histoire de la sainte avec celle de Vienne (lesquels ?), par la vénération dont sainte Catherine d’Alexandrie faisait l’objet à la cour de Bourgogne justement : parmi de nombreux témoignages, il suffira de rappeller la Vie de sainte Katherine de Jean Miélot, rédigée en 1457 (deux manuscrits conservés : l’un a appartenu à Philippe le Bon, le second, copié par David Aubert, à Marguerite d’York). Un dernier paragraphe porte sur les « Titres rubriqués » (p. 76-80) : très nombreux pour un texte somme toute bref (136 titres sur 136 feuillets), ils guident la lecture en offrant une interprétation du récit ; remarquons à ce propos que l’édition fragmente ultérieurement le roman, en introduisant des unités supplémentaires en présence de majuscules décorées (156 chapitres au total : voir p. 119 ; la liste des titres est aussi donnée en annexe, p. 429-436).
6L’« Étude linguistique » (p. 81-118), très minutieuse pour ce qui concerne les aspects phonético-graphiques et morpho-syntaxiques, contient aussi des remarques intéressantes sur le lexique : cette version de Paris et Vienne présente en particulier des termes juridiques (p. 116), des mots régionaux du Nord et du Nord-Est (p. 117 ; peut-être à attribuer au copiste, ainsi que les quelques traits phonétiques et graphiques qui se relèvent dans la seconde interpolation, f. 123v°-136r°), ainsi que des mots d’origine méridionale, liés sans doute à l’origine du texte (p. 116-117 ; l’auteur déclare dans le prologue avoir traduit son roman d’un « livre escript en langage provenceaulx », éd. p. 127). On supprimera les trois points d’interrogation, restes sans doute d’une première rédaction, à la p. 117 : « … la présence d’un seigneur et d’une dame de Wauvert 3r° […] et 126r° ? ? ? » (sic). Pas d’analyse stylistique à proprement parler (quelques observations sur le discours direct et sur les adresses du narrateur au lecteur se lisent aux p. 74-76) : certaines comparaisons ou images figurées (« tant estourdi qu’il ne savoit s’il estoit jour ou nuit », « Si s’en vint en renc comme ung homme foursené », « il s’en vint vers lui de si grant erre qu’il sembloit que fouldre le chassast », f. 18r° ; hyperbole : « elle eust si grant joie qu’i lui fust advis qu’elle veoit Dieu », f. 36v°), ou les formules de transition (fin des chapitres xvi, xvii, xxi, xxxvi…) auraient peut-être mérité d’être relevées. Quelques couples nous ont aussi paru intéressants : on ne signalera que « Je vous eusse dit beaucop plus de parlers et de paroles » au f. 27r°, doublet de synonymes parfaits, qui ne se lit que dans le manuscrit E.
7Le paragraphe consacré au « Traitement du texte » (p. 119-124) rappelle certaines caractéristiques de la copie (abondamment ponctuée, ce qui n’est pas fréquent, même à cette date) et donne la liste des interventions opérées par les éditrices. À ce sujet, la correction de requeroit, conditionnel présent P3, en requerroit, présentée p. 123, nous paraît superflue (elle est justifiée dans l’apparat, p. 204, « corr. d’ap. le sens ») ; il s’agit en effet d’une simplification bien attestée ailleurs : dans la Manequine de Jean Wauquelin, par exemple, on lit comparoit pour compareroit, demorez pour demorerez, demorons pour demorerons, demora pour demorera, plouroit pour ploureroit (éd. Maria Colombo Timelli, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 94) ; de même, dans le Jason de Raoul Lefèvre : demourra pour demourera dans Ars. 5067 f. 1v, demoura dans Bibliothèque nationale de France, fr. 12570, f. 3r.
8Le texte critique (p. 127-327) est accompagné de trois apparats complémentaires : on trouvera en pied de page les remarques sur le manuscrit (ratures, fautes, source des corrections), alors que les variantes sont réunies aux p. 329-413, ainsi que les notes et commentaries (signalées par des astérisques à l’intérieur du texte : p. 415-427). L’édition appelle quelques remarques : nous les classons par typologie, en nous limitant aux cinquante premiers chapitres. Quelques astérisques signalent des notes qui n’existent pas (« ont commencement* », p. 132 ; « là n’estoit pas cellui queb* », p. 138 ; « Je vois et congnois que Amours* », p. 176 ; « il respondy qu’ila* », p. 182 ; « si touta* premierement… », p. 183). Des intégrations semblent superflues, même si certaines d’entre elles s’appuient sur d’autres manuscrits : « c’estoit la plus belle <dame> du monde », p. 138 ; « Paris dressa <autre ffoiz> l’espee et le fery ung autre cop sur le col », p. 141 ; « qu’elle la [ceste couronne d’or] tiengne <chiere> et la porte de cy en avant pour l’amour de moy », p. 160 ; « Quant Ysabeau vit la maniere de Vienne et ooit parler de Paris, <elle> en eust grant desplaisir », p. 173. Je ne serais pas intervenue non plus p. 170 : « j’en ay pris si grant desplaisir en moy que souventeffois plus <ay> desiré la mort que la vie » (lire : « plus desire la m. »). J’aurais en revanche corrigé ce passage : « de vous est tres bonne et grande renommee par toutes pars, mais de cestui fait seriés vous moult et tresgrandement blasmee par toutes pars » (p. 174 : il s’agit sans doute d’une diplographie, ce deuxième par toutes pars manquant dans les mss A B D). Deux transcriptions problématiques : le choix de transcrire « à savoir » en deux mots (p. 136, p. 147) semble aller à l’encontre de la graphie « assavoir » qui se lit dans le ms par ex. au f. 14v° (éd. p. 148) ; au contraire, « Helasse » (p. 163 et 178) devrait être transcrit « Hé, lasse » (conformément à la graphie « Et, lasse », f. 32r°, éd. p. 174). Enfin, à deux endroits différents (f. 3r° et 17r°) l’édition donne « messire Jacques de… » (sic, avec trois petits points) ; comme « de » manque dans tous les autres mansucrits, on se demande si les petits points signalent un espace blanc dans E, ou si les éditrices ont voulu garder un texte lacunaire ; dans un cas ou dans l’autre, une note aurait rendu service.
9Le Glossaire (p. 441-471) est riche et établi avec soin, selon des critères de sélection et de lemmatisation bien explicités ; on pourrait néanmoins ajouter quelques mots (« Ceste Vienne croissoit et multiplioit de jour en jour… », f. 2v°) ou locutions (« … sy pensoit que ledit Paris […] se vousist faire de religion », f. 25r°). Les « Proverbes et phrases sentencieuses » sont réunis en annexe (p. 437-439). « Bibliographie » aux p. 473-484, « Index des noms propres [du roman] » p. 485-490, « Index des personnifications » p. 491.
10Paris et Vienne n’est pas le seul roman du xve siècle à avoir connu deux, voire trois rédactions sensiblement différentes : que l’on pense à la Belle Hélène de Constantinople, Cleomadés / Clamadés, Fierabras, Florimont, Galien le Restoré / Rethoré, Jourdain de Blave, Renaut de Montauban… ; si l’édition Babbi avait donné accès au texte qui a certainement le plus circulé dans la France du xvie siècle, grâce au passage à l’imprimé, cette édition de la version « Wavrin » permettra de connaître une rédaction individuelle, témoignage d’un succès manuscrit assez significatif, notamment en milieu bourguignon.
Pour citer cet article
Référence électronique
Maria Colombo Timelli, « Pierre de La Ceppède, Paris et Vienne », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 31 août 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/12167 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.12167
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