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L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge

Presses de l’université de Provence, Senefiance 63, 2016
Estelle Doudet
Édité par Sébastien Douchet et Valérie Naudet
Référence(s) :

L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, dir. Sébastien Douchet et Valérie Naudet, Presses de l’université de Provence, Senefiance 63, 2016.

Texte intégral

1Rassemblant dix-huit articles, ce nouvel opus de Senefiance semble aborder des chemins déjà frayés en s’intéressant à l’anonymat, si fréquent dans les productions médiévales. En réalité sont opérés d’emblée des choix qui ouvrent des pistes stimulantes.

2Le volume entend d’abord problématiser à nouveaux frais l’anonymat en l’envisageant non pas comme un manque (de signature, de conscience auctoriale ou autre) mais comme une fonction, différente et complémentaire de la célèbre fonction-auteur foucaldienne. Tout en donnant une nouvelle valeur scientifique à ce qui est dès lors perçu comme un geste, l’ouvrage propose d’observer les manières dont la fonction-anonymat travaille les œuvres et la relation nouée ultérieurement par les chercheurs avec elles. Ce double enjeu donne au volume son organisation. Son premier volet est consacré aux enjeux internes de l’absence/présence de signature dans les productions anciennes ; le second aux méthodes de recherche que la fréquence de l’anonymat médiéval a conduit à expérimenter. L’exploration de ces réflexivités croisées, celle qui opère « à l’œuvre », celle qui infléchit le regard critique, incitait à ne pas réduire l’enquête aux seuls textes littéraires. Aussi le choix d’alterner, à chaque étape du volume, les contributions sur les lettres et sur les arts est-il fort bien venu.

3Le premier ensemble de contributions, le plus ample puisqu’il en rassemble les deux-tiers, explore la notion de « fonction-anonymat » proposée dans l’introduction, en s’intéressant à ce qui incarne en général son contraire dans les œuvres, la signature. Or, comme le suggère Émilie Mineo dans une étude de l’épigraphie conservée en France pour les xie et xiie siècles, la signature peut être considérée comme un lieu. D’abord parce qu’elle prend place dans certains endroits et dans certains types de production ; ensuite parce que, loin de révéler toujours un auteur, elle fait de ce dernier un point d’origine, réel ou imaginaire ; enfin, parce que la signature est à lire souvent comme un locus communis, élément d’une rhétorique. Ces enjeux sont illustrés par Roger Bellon, qui étudie les paysages dessinés par les figures changeantes des rédacteurs au sein des branches du Roman de Renart, et par Wagih Azzam qui, à partir du cas de Jean Bodel, suggère l’utile et fort intéressante notion de « société anonyme » afin de comprendre le fonctionnement des signatures, alléguées ou dérobées, dans les textes littéraires.

4Si signature et anonymat apparaissent comme des choix, leurs raisons doivent être cherchées, semble-t-il, dans des stratégies de localisation. Localisation dans certains genres dont la logique est plus ou moins réfractaire à la signature, à l’instar des Bestiaires étudiés par Margarida Madureira – qui insiste par ailleurs sur les spécificités des traditions linguistiques – ou les traductions vernaculaires de la Legenda aurea analysées par Olivier Collet. L’effet-signature s’inscrit aussi dans certains lieux de l’œuvre, comme la tornada des chants courtois relevée par Giuseppina Brunetti. Son émergence peut enfin être un moteur et une conséquence de la relation critique : les analystes de la peinture flamande du xve siècle ont longtemps préféré des noms, fussent-ils inventés, à l’anonymat dérangeant des ateliers, ce que démontre Valentine Henderiks.

5Fonction-anonymat et fonction-auteur doivent être pensées ensemble mais également à travers les relations qu’elles tissent avec les langues, l’organisation des œuvres et leur réception ; plus encore, il est intéressant de les considérer, pour le dire avec une métaphore mécanique, comme une manière d’insérer du jeu à l’intérieur même des productions. Le jeu peut être entendu dans le sens ludique que connaissent bien les spécialistes de littérature médiévale et que mettent en valeur ici les deux études sur le roman arthurien proposées par Hélène Bouget et Annie Combes autour de Gautier Map, auteur fictif et masque efficace pour les plumes qui ont participé à l’élaboration des cycles du Graal. Il peut relever du jeu esthétique et social de la collaboration, illustré, quoique de manière différente, par les sculpteurs romans du portail de Tarascon scruté par Jean Arrouye ou par les recueils de poésie courtoise produits dans l’entourage de Louise de Savoie qu’étudie finement Hélène Basso : l’anonymat ici se fait signe de connivence. L’œuvre peut enfin se jouer de la signature pour lui préférer une obscurité salvatrice, notamment lorsqu’un certain soupçon rôde, ainsi que le montrent les aléas des enseignements mystiques d’Angèle de Foligno au début du xive siècle que révèle Damien Boquet.

6Ces diverses études de cas suggèrent que si la signature peut être trace, l’anonymat médiéval est quant à lui potentiel indice, adresse, invitation à une relation interprétative. Existerait donc une réception programmée par les diverses formes d’anonymats dont jouent les productions anciennes. Le second volet du volume souhaite en explorer les conséquences épistémologiques pour les chercheurs, ultimes récepteurs de cette communication par le silence.

7De fait, en histoire de l’art aussi bien qu’en littérature, l’attribution des œuvres, sinon à des individus historiques, du moins à des noms qui les évoquent, a longtemps été essentielle. De cet impératif ont découlé des méthodes encore en usage aujourd’hui. La plus répandue est sans doute l’analyse quantitative et comparative des stylèmes affleurant dans les œuvres. Les articles d’Elsa Marguin-Hamon sur les anthologies lexicographiques des xiie et xiiie siècles et d’Amélie Bernazzani sur les mises au tombeau italiennes en mettent au jour l’efficacité et, dans une certaine mesure, les écueils. Tout aussi suggestive est la méthode subjective, lorsqu’un détail attire l’attention du lecteur pour produire chez lui une sorte de court-circuit interprétatif, comme y insiste le plaidoyer, non sans humour, de Géraldine Châtelain pour une lecture « naïve » et virgilienne du Dies irae.

8Reste évidemment que la relation herméneutique que suscite la fonction-anonymat n’est pas dénuée de risques pour celui qui s’y engage. Plus que d’autres sans doute, les œuvres médiévales ont attisé – sciemment ? à cause leur éloignement chronologique et culturel ? – la libido sciendi de leurs récepteurs modernes. Lever le voile de l’anonymat peut relever du processus d’invention de la vérité scientifique qu’a étudié pour d’autres champs Bruno Latour et que démontre ici Anne-Zoé Rillon-Marne dans un fort intéressant article sur la construction critique des « compositeurs » de l’École de Notre-Dame au xiiie siècle. En général, pourtant, l’œuvre résiste, soit qu’elle voile son origine sous d’intrigants cryptages, à l’image des malicieuses Quinze joies de mariage lues par Catherine Emerson, soit qu’elle l’affiche dans un jeu de miroirs dont le Roman de la Rose, étudié par Philippe Frieden, offre en français l’exemple peut-être le plus étourdissant.

9Repenser l’anonymat en tant que jeu, multiplicité et médiation ouvre des perspectives tout à fait intéressantes. La taille de cet ouvrage collectif a certes induit une sélection : même si les études s’étendent du xie au début du xvie siècle, la majorité d’entre elles éclairent les productions littéraires et artistiques des xiie et xiiie siècles. Elles abordent en outre certaines formes, comme le roman et la poésie, les écritures hagiographiques, morales et scientifiques ; ou encore la sculpture, la peinture, la musique. Par manque de place n’ont pu être étudiées d’autres expressions où le geste collectif problématise de nouveau anonymat et signature, tels que les arts de la performance (chanson de geste, théâtre, sermons, etc.). Mais ce n’est pas un regret car les idées proposées ne manqueront pas d’informer d’autres études.

10Outre sa richesse, l’ouvrage a pour intérêt de mettre en valeur les questions partagées des historiens d’art et ceux de la littérature au sujet de l’anonymat. On repère une approche cohérente de signatures médiévales conçues comme signes d’autorité – et non forcément d’auctorialité –, ou bien des difficultés d’analyse communes devant les créations à plusieurs mains. Se révèlent aussi, nous semble-t-il, des positionnements réflexifs légèrement différents entre les disciplines. Il est assez frappant de constater, par exemple, la tendance des historiens d’art ici réunis à questionner les manières dont leurs recherches se sont historiquement légitimées par la « découverte » des auteurs, alors que les spécialistes de littérature abordent moins ce sujet, peut-être parce que l’archéologie des tendances critiques de la médiévistique littéraire en français leur est désormais assez familière. Quoi qu’il en soit, le fameux anonymat des obscurs âges médiévaux que le volume invite à repenser s’y révèle plutôt l’indispensable tain des miroirs que tendent encore les œuvres à leurs déchiffreurs d’aujourd’hui.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Estelle Doudet, « L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge »Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/11884 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.11884

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Auteur

Estelle Doudet

Université de Grenoble Alpes / Institut universitaire de France

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