Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle
Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance » 62, 2015, 254 p.
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Borjois Borjon, Meraugis de Portlesguez, Roman des Ailes, Songe d’EnferIndex des modernes :
Michelle SzkilnikTexte intégral
1Meraugis de Portlesguez pose un problème aux critiques modernes. Pendant longtemps, considéré comme une œuvre épigonale sans grand intérêt, il n’était envisagé que sous l’angle des défauts qui le distinguaient des romans de Chrétien de Troyes. Les récentes tentatives de réévaluation, sinon de réhabilitation, dont témoigne par exemple la belle édition (2004) de Michelle Szkilnik, se heurtent à des difficultés d’ordres divers : d’une part, l’intégration de ce roman arthurien dans l’ensemble de l’œuvre de Raoul de Houdenc, alors même que ses autres textes, le Songe d’Enfer ou le Roman des Ailes, ou encore le dit du Borjois Borjon, ressortissent clairement à des « genres » différents ; d’autre part, l’évidence d’une dimension parodique ou humoristique dans le texte même du roman, évidence qui repose peut-être plus sur notre mauvaise appréhension des ressorts du rire ou du pastiche pendant le treizième siècle que sur une véritable intention parodique constante de l’auteur.
2L’auteure succombe à un désir, louable à l’origine, et actuellement très répandu, de découvrir dans les textes médiévaux des aspects jusque là injustement méconnus qui précisément connectent le mode de pensée médiévale avec la (post-)modernité, et conséquemment confèrent à ces textes perçus comme poussiéreux, obsolètes, et inutiles, une pertinence nouvelle. Reposant sur le principe d’une continuité culturelle ou du moins cognitive, ce genre de lecture se conclut par une phrase du type « Meraugis de Portlesguez a beaucoup à nous apprendre sur l’homme », et constitue en fait une espèce de trahison de l’objet d’étude médiéval, déguisé à la mode contemporaine ou perçu à travers un filtre qui en efface la singularité aussi bien que les aspérités. Ce danger, bien décrit par Michel Pastoureau dans ses approches de la couleur médiévale, par exemple, est particulièrement menaçant dans le cas d’œuvres qui semblent reposer sur des ressorts comiques, alors même que le comique, comme la parodie, le pastiche, ou la satire, reposent sur des mécanismes très délicats et très circonscrits dans le temps.
3Le présupposé de départ est déjà quelque peu ambigu : s’agit-il d’étudier dans son évolution l’intégrale de l’œuvre de Raoul, ou d’utiliser des textes comme le Songe d’Enfer et le Roman des Ailes comme des outils herméneutiques permettant d’approcher en profondeur le cas Meraugis ? Prendre en compte des textes aussi différents témoigne d’un désir louable de ne pas se laisser prendre au piège de la séduction romanesque (un roman arthurien, fût-il mineur, attire le lecteur, un traité allégorique présenté comme une psychomachie, notablement moins) et d’adopter une perspective globale ; encore faudrait-il s’en donner les moyens, ce qui n’est pas vraiment le cas. Non seulement le résultat le plus apparent de cette approche est une tendance lassante aux répétitions, puisque chaque aspect de Meraugis est étudié au terme de son inscription dans la chaîne des autres œuvres de Raoul, au prix de résumés malheureusement trop développés des mêmes épisodes. Mais en outre, l’analyse générique, comme la mise en place culturelle dans son ensemble, fait preuve d’un manque surprenant de connaissances dans le domaine étudié. On a trop souvent l’impression que Carine Giovénal ne maîtrise pas son sujet, qu’elle n’a qu’une connaissance superficielle du roman médiéval, du récit arthurien, de l’écriture allégorique, et qu’elle s’incline nominalement vers ces domaines tout en cherchant avant tout à démontrer la modernité de Meraugis ; je ne suis pas convaincue de la modernité en question, mais de toute façon, pour savoir ce qui est moderne, voire révolutionnaire, dans un texte, il faut encore connaître à fond les modèles dont il s’écarte : ce n’est pas le cas ici.
4Trop souvent, des analyses ponctuelles qui pourraient être pertinentes sont invalidées par un manque de culture générale et médiévale qui conduit soit à des affirmations globales non étayées par le moindre argument (le « Peuple de la Bible » qui ne connaît pas la mer et en a peur), soit à des généralisations abusives (le vin est un don des dieux dans toutes les cultures), soit à l’exposé relativement détaillé d’exemple banals (citation du Cantique des Cantiques). Carine Giovénal n’a pas reçu l’aide qu’elle aurait été en droit d’attendre de son équipe éditoriale : on s’étonne ainsi de la voir parler de Giuseppe Flavio dans sa traduction d’un passage de Gianfelice Peron, comme si personne ne lui avait signalé qu’en français l’auteur des Antiquités Judaïques était appelé Flavius Joseph (et Raoul Glabro Raoul Glaber). De façon analogue, certaines références sont au mieux floues, au pire inexactes : ainsi d’un épisode attribué au Lancelot alors qu’il se situe dans la Queste del saint Graal. En règle générale, Carine Giovénal ne possède pas la connaissance en profondeur des autres romans arthuriens qui lui permettrait d’évaluer l’écart entre ces « textes-sources » et Meraugis, et aboutit par conséquent à des commentaires banals et étrangement normatifs : généralités, formules à l’emporte-pièce et jugements sommaires exécutent d’un trait de plume la naïveté de « l’homme médiéval », cependant que les titres et sous-titres des chapitres (« l’‘adolescence’ du personnage-chevalier », « l’émancipation du héros masculin », « la promotion de l’individu », « le droit à une vie privée »…) s’efforcent de faire coïncider Meraugis avec une idée de l’homme, ou du héros, basée sur une psychologie résolument moderne.
5En conclusion, Carine Giovénal proclame l’originalité de Raoul de Houdenc à travers l’ensemble de ses œuvres, et souligne plus particulièrement la dimension quasi révolutionnaire de son roman arthurien : la dernière phrase de son étude proclame triomphalement que « Meraugis a posé les bases de l’antihéros que nous retrouverons au xvie siècle avec le Don Quichotte de Cervantès ». Étrange point de vue, qui glorifie un texte pour ce qu’il n’est pas, en suggérant que la littérature médiévale ne peut être dotée d’une valeur esthétique que lorsqu’elle cesse d’être médiévale pour se conformer aux critères de la modernité. Carine Giovénal a beaucoup travaillé sur des textes de « Fantasy » contemporains, qui reprennent et adaptent, de façon productive, des éléments ou des motifs médiévaux. Dans ce domaine, ses analyses sont souvent excellentes et très convaincantes ; son travail sur Raoul de Houdenc, à l’inverse, demeure l’exercice scolaire qu’il était à l’origine (puisqu’il s’agit d’un livre issu d’une thèse) et ne parvient ni à emporter la conviction (ce qui serait un moindre mal), ni à évaluer son objet à l’aune de sa propre échelle de valeurs. Les formes sont respectées (une bibliographie qui se veut complète, mais qui ne prend en compte que peu de textes parallèles à ceux de Raoul de Houdenc ; des index des noms propres, des lieux, et des notions, qui demeurent très légers et empreints de naïveté ; la reproduction de 5 des 17 miniatures du manuscrit, choisies parce qu’elles « illustrent les moments narrativement importants de l’intrigue » - sans autre commentaire), mais la spécificité de l’œuvre n’est pas mise en relief, pour la plus grande frustration du lecteur.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne Berthelot, « Carine Giovénal, Le Chevalier et le Pèlerin. Idéal, rire et réalité chez Raoul de Houdenc. XIIIe siècle », Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 janvier 2016, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/11521 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.11521
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