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Mélanie Lévêque-Fougre, En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du xiiie au début du xive siècle

thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 5 décembre 2015 à l’université Paris-Sorbonne
Mélanie Lévêque-Fougre
Référence(s) :

En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du xiiie au début du xive siècle

Notes de la rédaction

Jury composé de Mesdames Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur émérite à l’université Paris IV- Sorbonne), Mireille Chazan (professeur émérite à l’université de Lorraine), Estelle Doudet (professeur à l’université Grenoble-Alpes), Sylvie Lefèvre (professeur à l’université Paris IV- Sorbonne) et Monsieur Jean-Marie Fritz (professeur à l’université de Bourgogne).

Texte intégral

1 Si les noms de Garin le Lorrain ou Gerbert de Metz nous plongent dans l’univers familier de la Geste des Loherains, ceux de Garnier d’Arches, Gautier d’Epinal, Aubertin des Arvols, Jacques d’Epinal, Anchise de Moivrons, Jean le Taboureur ou Simars de Boncourt nous sont nettement moins connus. À ces poètes, que les manuscrits désignent par leurs noms, s’ajoutent deux autres auteurs de chansons dont nous ne conservons que le titre : le Comte de Bar, sans doute Thiébaut II de Bar (1239-1291), et la Duchesse de Lorraine, dont l’identité fait encore débat mais en qui nous voyons plutôt Marguerite de Navarre, fille du comte Thibaut IV de Champagne. Tous ont donné corps à la lyrique lorraine du xiiie au début du xive siècle à travers des genres lyriques aussi divers que la chanson d’aube, la plainte funèbre, la chanson satirique, la chanson pieuse, le serventois politique et bien sûr l’incontournable chanson d’amour. Autre genre lyrique en vogue, le jeu-parti anime lui aussi l’espace littéraire lorrain, créant le temps d’une pièce un micro-réseau littéraire entre les familles lorraines de Bar, Commercy, Apremont, Bayon, Riste, Billy, Avocourt, Mercy, Briey et Longuyon. En Lorraine, ces débats poétiques fleurissent à la fin du xiiie et au début du xive siècle. Bien que souvent désignée comme l’apanage des poètes picards et artésiens, la pastourelle trouve également sa place dans cet univers poétique. Trop souvent oubliée par les anthologies, la lyrique lorraine prospère pourtant durant près d’un siècle, renouvelant les genres et les formes qui l’ont inspirée.

2 Trois chansonniers rédigés en Lorraine, et plus particulièrement à Metz, nous ont précieusement conservé ces pièces lyriques. À eux trois, ils renferment tous les textes de notre corpus. Les chansons se trouvent, pour certaines, dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale français 20050, dit de l’abbaye de Saint-Germain des Prés (U), qui avait été offert en 1732 à ce monastère par l’évêque de Metz, Henri de Coislin. D’autres nous sont transmises par le manuscrit 389 de la Bibliothèque municipale de Berne (C) qui est, par la langue qu’il emploie, le plus lorrain des trois. Les chansons qu’il contient sont classées alphabétiquement selon le premier vers et attribuées à divers auteurs, dont le nom figure en marge. Bien que ses attributions soient souvent contestées, il a le mérite de mettre en lumière quelques trouvères de la région parfois inconnus des autres manuscrits. Enfin, les pastourelles et jeux-partis figurent dans le Chansonnier 308 de la Bibliothèque bodléienne d’Oxford (I), dans lequel les pièces lyriques sont classées par genre.

  • 1 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge », La Littérature française. Dynamique et histoire, Pari (...)
  • 2 Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, éd. Daniel Poirion, Paris, Flammarion, 1999, v. 750-752.
  • 3 Cet extrait de Galeran de Bretagne est donné dans l’introduction de l’édition d’Eglal Doss-Quinby, (...)
  • 4 Robert Lug, « Politique et littérature à Metz autour de la guerre des Amis (1231-1234). Le témoigna (...)
  • 5 Sur le chant messin, sa notoriété et son domaine d’extension, on consultera l’article de Robert Lug (...)
  • 6 Bernard Cerquiglini, La Naissance du français, 3e édition, Paris, Presses universitaires de France, (...)
  • 7 Expression reprise par Jean Lanher dans Gerbert : chanson de geste du xiiie siècle, traduction en f (...)

3 À côté de sa passion pour les légendes épiques et l’historiographie, la Lorraine a montré son goût pour la poésie, faisant du chant, de la danse et de la musique une « spécialité »1 qui n’a pas échappé à Guillaume de Lorris. Au détour d’un vers, l’auteur du Roman de la Rose rend hommage à cette terre lyrique qui fait entendre ses « notes loherenges » : « Por ce qu’en set en Loheregne / Plus toutes notes qu’en nul regne »2. De même, les chansons lorraines ne sont pas oubliées dans l’éducation musicale de l’héroïne de Galeran de Bretagne qui doit interpréter à la harpe une grande variété de genres lyriques dont elle marque la rythmique3. Ces allusions répétées montrent à quel point la culture du chant et de la danse faisait la réputation de cette région, comme le prouve le manuscrit I qui renferme un grand nombre d’estampies, de ballettes et de rondeaux. La ville de Metz fut en outre le berceau d’une notation musicale particulière, à laquelle elle donna son nom : on parle en effet de neumes messins4. Resituant le Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés (U) dans la tradition manuscrite, Robert Lug précise que ce recueil d’origine messine est le seul, parmi tous les chansonniers français et occitans, dont les mélodies sont écrites en neumes messins, et non en notes carrées. Aussi l’écriture musicale participe-t-elle également de l’identité poétique lorraine et du rayonnement de la région dans les terres voisines où le chant lorrain faisait autorité, comme le prouvent les termes cantilena Metensis ou « Mette », employés au nord des Alpes comme synonymes du chant grégorien. Le domaine de la notation musicale messine s’étend bien au-delà de la Lorraine ; il se fait connaître en Champagne, en Flandre et dans de nombreuses régions d’Allemagne5. Outre cette vitalité poétique et artistique, la Lorraine mérite un intérêt tout particulier eu égard à son histoire. La vie culturelle et les réseaux lorrains témoignent en effet d’une région qui ne s’est jamais coupée de ses racines lotharingiennes et dont l’histoire littéraire ne prend tout son sens qu’à travers les liens qu’elle tisse simultanément avec la France et l’Empire, aux plans politique, culturel et linguistique. Facteur d’identité culturelle, la langue fait à la fois la force et la faiblesse de cette communauté. Souvent considérée comme un désavantage, la division linguistique entre parlers romans et germaniques vaut à cette province l’appellation de « territoire entre deux langues », « neutre » ou « non marqué »6 linguistiquement. Cette situation est intrinsèquement liée à la position frontalière de la Lorraine, terre sous la tutelle du Saint Empire romain mais située aux portes du Royaume de France. Cet espace apparaît donc à double titre comme une « terre d’entre-deux »7. Cette désignation par défaut correspond à la réalité d’un territoire morcelé considéré dans son éclatement linguistique mais aussi féodal (en duchés, comtés, évêchés et petites et moyennes seigneuries). La Lorraine est-elle pour autant condamnée à véhiculer l’image d’un territoire éparpillé où se sont fait connaître çà et là quelques poètes isolés ? Doit-on lui refuser le titre de province littéraire, notion qui recouvre une réalité médiévale à la fois géographique, historique et littéraire ? Certes, de prime abord, la Lorraine ne semble bénéficier ni de l’unité ni de l’unicité qui fondent la représentation identitaire nécessaire à toute province littéraire et définissent notamment la ville d’Arras et le comté de Champagne. Pourtant, les réseaux sociaux esquissés dans nos pièces lyriques prouvent qu’il existait bel et bien une communauté littéraire lorraine dont la langue était en vérité l’un des éléments fédérateurs.

  • 8 Nous reprenons ici les délimitations géographiques qui ont prévalu dans l’ouvrage de Michel Parisse (...)
  • 9 Michel Parisse rappelle cette distinction dans Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale, op. ci (...)

4 Dans notre étude, le toponyme de Lorraine a été pris dans son sens actuel, désignant ainsi la région composée des quatre départements de Meuse, Meurthe-et-Moselle, Moselle et Vosges8. Ce qui pourrait s’apparenter à un anachronisme évite au contraire bien des confusions. A l’époque des trouvères, la Lorraine désigne en effet le seul duché de Lorraine. En ce sens, les médiévaux opposaient le Lorrain au Messin ou au Toulois, le premier désignant un habitant du duché et les deux autres représentant respectivement des habitants de l’évêché de Metz et de celui de Toul9. Or, nous ne pouvions nous limiter au duché de Lorraine au regard de l’imbrication très étroite des familles et des territoires. En effet, ce qui a déjà été constaté au plan historique se confirme pleinement au plan littéraire. Qu’ils débattent au gré d’un jeu-parti ou composent une chanson bientôt envoyée à une dame ou à un protecteur, les trouvères du duché de Lorraine, du comté de Bar ou encore de la ville de Metz, participent d’une même communauté sociale et littéraire. Cette délimitation inclusive apparaissait nécessaire pour interroger la notion de province littéraire. Comprise dans son ensemble, la Lorraine peut alors rivaliser à armes égales avec les provinces de l’Artois et de la Champagne dont la réputation n’est plus à faire.

5 Ce travail de recherche fut motivé par un certain nombre de questionnements. Peut-on parler de communauté littéraire lorraine ? Les différents cercles littéraires lorrains entretiennent-ils des relations ? Si oui, existe-t-il chez les trouvères un sentiment d’appartenance à une même région ? Peut-on aller jusqu’à évoquer une identité lorraine qui se construit par le style ou par la présence d’un milieu littéraire ? Pour répondre à ces questions, nos recherches se sont effectuées selon deux grandes directions.

  • 10 Nous reprenons ici l’expression que Marie-Geneviève Grossel appliquait à la Champagne dans sa thèse (...)

6 Nous avons d’abord tenté de découvrir la présence de la Lorraine10 dans nos textes. Si cette présence est particulièrement forte dans les chansons de geste et les romans lorrains, la poésie lyrique ne chante pas la terre lorraine. L’absence de référence descriptive ou nominative à cette province (à l’exception des regrets exprimés par un Gautier d’Épinal bien désolé de ne pas être né Champenois) nous a rapidement menée vers la véritable marque identitaire de nos textes : celle du milieu littéraire. Empruntant le chemin tracé par l’onomastique, nous avons donc cherché à reconstituer le milieu des poètes lorrains en établissant des liens entre les trouvères, puis entre les trouvères et leurs protecteurs et enfin entre les protecteurs. Le recoupement de ces informations a posé les fondations de notre étude des réseaux sociaux. Parallèlement à ce travail de synthèse, il nous a fallu identifier les toponymes et anthroponymes à mesure que nous les rencontrions dans les textes. Ce fut un travail minutieux que quelques études historiques fondamentales pour notre sujet ont rendu plus aisé.

  • 11 Voir à ce sujet la thèse de Marie-Geneviève Grossel, Ibid.
  • 12 Marie-Geneviève Grossel a montré dans sa thèse à quel point la Champagne des xiie et xiiie siècles (...)

7 Notre deuxième axe de recherche devait nous permettre de répondre à la question suivante : existe-t-il un style lorrain identifiable dans la poésie lyrique des trouvères ? Si oui, dans quelle mesure les trouvères lorrains se sont-ils influencés ? Si une étude comparative et systématique des éléments thématiques et formels a rendu possible l’identification de quelques spécificités de la lyrique lorraine et, parfois, d’un style propre à certains trouvères, rien ne nous a permis en revanche de conclure à l’existence d’une école lorraine comme il a pu être question d’une école champenoise11. L’élargissement de cette question conduisait à interroger l’influence des autres régions sur la lyrique lorraine, et inversement. Il s’agissait de comprendre de quelle façon les « terres lyriques »12 que furent notamment la Champagne pour les chansons et Arras pour les jeux-partis, avaient contribué à façonner le style lorrain.

8 L’examen de la lyrique lorraine et de ses acteurs, par le biais de ces questionnements, nous a permis de saisir au mieux la poétique et le milieu socio-littéraire des trouvères lorrains.

9 De notre premier axe de recherche sont nées les deux premières parties de notre étude. Après une présentation de la place de notre corpus dans la tradition manuscrite, et une fois exposées les difficultés liées à certaines attributions de nos chansons, l’identification des chansonniers et des participants (partenaires et juges) des jeux-partis nous a donné dans un premier temps la possibilité de cartographier l’espace littéraire lorrain. Cette image littéraire s’est dessinée progressivement à travers une présentation à la fois prosopographique et réticulaire des trouvères qu’il a parfois été possible de regrouper à l’aune des liens familiaux, politiques ou littéraires qui les unissaient.

10 Poursuivant le travail d’identification, nous avons suivi dans une seconde partie la trace des destinataires cités dans les chansons lorraines en cherchant à déterminer la place qu’ils avaient pu tenir dans la création de ces pièces car le public agit en amont sur le travail d’écriture par le pouvoir de la suggestion. Pour ce faire, il nous a fallu cerner l’horizon d’attente de ce public, sans oublier que dans la poésie, en particulier dans la lyrique lorraine, trouvères et public se confondent, resserrant sensiblement les liens entre création et réception. À cette réception vivante des œuvres par le public s’ajoute celle, scripturale, des auteurs influencés par ces pièces lyriques, mais aussi celle des copistes qui tenaient entre leurs mains le devenir de ces œuvres, et enfin celle, plus indirecte, des bibliothèques privées de l’époque qui hissèrent cette poésie et les précieux manuscrits qui la contenaient au rang de patrimoine régional.

11 Notre deuxième axe de recherche se scinde également en deux parties. Pour tenter d’identifier le style lorrain, nous avons d’abord proposé une étude thématique de nos œuvres afin d’y percevoir l’influence de la tradition lyrique mais aussi la persona poétique du trouvère qui se dessine en creux dans l’écart, dans la mise à distance de cette tradition que certains poètes se réapproprient habilement.

12 Les contours de la lyrique lorraine se dessinent enfin à travers les choix formels opérés par les trouvères. Pour cela, nous avons dû mettre en place de nouveaux critères capables de rendre compte des spécificités de cette poésie. Cette discrimination externe est complétée par une discrimination interne, établie au sein même de notre corpus lorrain, qui nous a permis de discerner les traits distinctifs de chaque genre lyrique, voire de certains poètes se distinguant par des choix formels qui leur sont propres et participent d’un style personnel.

13 Ces quatre parties constituent quatre approches différentes et complémentaires visant à identifier au mieux les spécificités d’une poésie trop souvent laissée en marge de l’histoire littéraire.

14 La délimitation de notre corpus et l’approche socio-littéraire que nous avons choisie nous ont permis de cartographier l’espace lyrique dans son étendue mais aussi dans ses contrastes. En effet, les foyers littéraires investis par les auteurs de chansons quadrillent un territoire que recoupe en partie celui occupé par les participants des jeux-partis, très présents dans la Meuse, notamment dans le Barrois et le Verdunois, autrement dit sur la frange occidentale de la Lorraine. Cette double entrée dans l’espace littéraire met en exergue le rayonnement de la maison de Bar, dont les membres occupèrent le devant de la scène politique tout en cultivant l’art lyrique et le mécénat. Ces activités à la fois variées et complémentaires leur ont valu quelques portraits plus ou moins flatteurs dans les œuvres d’ici et d’ailleurs et ont fait du comté l’un des points d’ancrage de la vie culturelle lorraine. L’empreinte laissée par le duché de Lorraine fut en revanche sensiblement moindre. Seules la bonne duchesse Catherine de Limbourg, qui protégea sans doute Colin Muset, et bien sûr la Duchesse de Lorraine Marguerite de Navarre, ont fait battre le cœur littéraire du duché. La seconde nous laisse toutefois une production originale qui abolit les frontières génériques et revisite l’imagerie courtoise et la poésie folklorique à travers des yeux de femme. Bien que cette production se réduise à deux chansons, elle mérite de figurer en bonne place dans l’anthologie lorraine. Proches des comtes de Bar, les trouvères vosgiens Jacques d’Épinal, Garnier d’Arches et, le plus célèbre d’entre tous, Gautier d’Épinal, constituèrent un groupe particulièrement actif attaché à faire perdurer dans sa région l’art du grand chant courtois. Outre les anthologies et dictionnaires modernes qui, pour ainsi dire, ne gardèrent en mémoire que le nom de Gautier, les œuvres contemporaines disent la notoriété de ce trouvère prolifique auquel les manuscrits attribuent plus de vingt chansons. Deux chansons du chevalier d’Épinal sont par exemple interprétées par Méliacin, héros éponyme du roman composé par Girart d’Amiens. Tout comme les comtes de Bar, le groupe vosgien entretient des liens à la fois littéraires et politiques avec la Champagne, notamment avec le comte Thibaut et le trouvère Colin Muset. En outre, les Lorrains des jeux-partis sont presque tous en relations avec un maître du jeu nommé Roland de Reims. En politique comme en poésie, les frontières sont bien vite abolies. Simars de Boncourt, seigneur de la Woëvre qui nous lègue deux chansons bien rythmées, apparaît au contraire relativement isolé dans cet espace littéraire. Au plan féodal, les seigneurs de Boncourt évoluent toutefois dans le sillage des seigneurs d’Apremont, friands de jeux-partis et de tournois où il fait bon chanter en festoyant. Ils dépendent également des comtes de Bar et de Champagne, à l’instar des membres du groupe vosgien, Simars partageant du reste avec ces derniers le statut de trouvère chevalier.

  • 13 Aucun de ces manuscrits n’est resté à Metz. Le premier (I) se trouve à Oxford, le second (U) à la B (...)

15 Notre itinéraire littéraire s’achève à Metz. L’ancienne capitale de l’Austrasie présente un double contraste tout à fait saisissant. Le premier est lié à la nature de sa production lyrique car, si Anchise de Moivrons et Aubertin des Arvols ne cachent pas leur goût pour les thèmes à la mode, tels que la satire ou la misogynie, Jean le Taboureur préfère honorer l’esprit du grand chant. Outre cette dichotomie registrale, un second écart se creuse entre la production lyrique de ces trois trouvères, qui ne représente que quatre pièces lyriques, et l’activité culturelle de la ville, marquée par la fabrication importante de manuscrits, par les ateliers d’enlumineurs et par une production historiographique considérable qui, il est vrai, prit surtout de l’ampleur à partir du xive siècle. C’est le patriciat messin qui mit tout en œuvre, de façon intéressée, pour faire de Metz un véritable foyer culturel. Sous son autorité furent notamment confectionnés et conservés les trois chansonniers I, U et C qui transmettent l’ensemble de notre corpus et portent aujourd’hui, à travers leur éparpillement sur le territoire, les stigmates d’une histoire lorraine secouée par les affres de la guerre et victime de sa position d’entre-deux13. Ces chansonniers sont la mémoire de la lyrique lorraine, transcrite dans un dialecte aux accents très prononcés. Dans l’espace plus vaste du manuscrit, ils retrouvent d’autres œuvres lorraines. Les scribes du luxueux manuscrit d’Oxford ont soigneusement copié le Tournoi de Chauvency composé par Jacques Bretel, qui met en scène la société aristocratique présente dans nos chansons et nos jeux-partis. Ils nous ont également laissé les Vœux du Paon, composés par Jacques de Longuyon, juge dans l’un de nos jeux-partis, et adressés à Thiébaut de Bar, évêque de Liège, partenaire dans un autre jeu-parti lorrain. Enfin, les trois chansonniers messins font la part belle au grand chant mais aussi aux voix de femme et à une lyrique popularisante, parfois dansante, à l’image des farcitures lyriques que l’on trouve dans le Tournoi de Chauvency. Ces manuscrits nous renseignent donc autant sur les goûts des publics lorrains que sur la composition de ces publics. Patriciens messins ou aristocrates de cour manifestent le même engouement pour une poésie qui chante haut les valeurs éthiques, chevaleresques et courtoises qu’ils souhaitent incarner.

16 Si la répartition des trouvères lorrains sur le territoire semble peu unifiée, le statut social de ces poètes livre une image en apparence plus homogène de cette communauté littéraire. En effet, exception faite de Jean le Taboureur, modeste musicien de Port-Sailly, tous appartiennent à l’aristocratie. En dehors peut-être du Taboureur, on ne compte aucun trouvère professionnel dans le groupe lorrain. Pourtant, derrière l’uniformité apparente de ces amateurs éclairés se cache une aristocratie divisée en strates. La famille de Bar et la Duchesse de Lorraine évoluent dans les hautes sphères du pouvoir et, s’il est vrai que certains participants des jeux-partis sont issus de familles influentes comme celle d’Apremont, la majorité de nos trouvères appartient à la petite et moyenne seigneurie. De fait, la Lorraine a la particularité de voir naître essentiellement des poètes dont l’origine noble ne creuse le plus souvent aucun écart véritable avec un public de haut rang, amateur de poésie. Lieu de connivence sociale, l’art lyrique cultive les affinités électives. Ce public, entité difficile à définir, est toutefois nommé et individualisé dans les envois des chansons. Dans une poésie topique où l’inflexion personnelle se fait rare, le nom du destinataire, son entourage syntaxique et le message de l’envoi ont tout de même révélé les caractéristiques d’un milieu essentiellement régi par des relations verticales unissant le trouvère et ses protecteurs. Le compagnonnage ne semble donc pas avoir eu cours en Lorraine. Tout au plus peut-on parler d’amitié entre les Vosgiens Gautier d’Épinal et Garnier d’Arches. Pourtant, s’ils ne partagent aucune complicité littéraire, aucun parti pris esthétique de façon explicite, la plupart de ces poètes exaltent le même idéal de vie, prétendant, au moins symboliquement, à l’égale maîtrise des armes et des lettres.

17 Creuset d’influences, la Lorraine composa certes à l’ombre des plus grands poètes champenois et s’enrichit de la culture urbaine arrageoise, mais c’est avec génie qu’elle revisita des genres lyriques dont les plus vives couleurs semblaient déjà passées. Ce foyer lyrique abrita des trouvères qui manièrent les rimes et les rythmes avec autant de dextérité que leurs aînés, faisant de l’unité strophique un lieu de tension entre harmonie et variété, allongeant le vers et la strophe des jeux-partis, renouvelant la forme de l’envoi. Certains Lorrains peuvent même se targuer d’avoir acquis un style clairement identifiable, tel Gautier d’Epinal avec son goût prononcé pour la brisure rythmique à la faveur d’un trisyllabe. Si cette signature reste singulière dans notre corpus, elle révèle une autre tendance de la poésie lorraine : le goût du contraste rythmique. L’examen formel des chansons a en outre mis en lumière de nouveaux rapprochements entre les trouvères ou conforté les liens déjà explicités par les approches thématique et historique. Gautier d’Épinal et Garnier d’Arches, dont l’amitié ne fait désormais plus aucun doute, partagent incontestablement un goût pour la virtuosité formelle ; de même, la proximité géographique des Messins Aubertins des Arvols et Jean le Taboureur semble avoir favorisé une certaine cohésion formelle. Enfin, ces rapprochements ont confirmé les relations étroites des Lorrains avec les trouvères du Nord mais aussi et surtout avec les trouvères champenois, en particulier les modèles que furent Gace Brulé et Thibaut de Champagne.

18 La question transversale de l’identité a parcouru l’ensemble de cette thèse. L’étude des réseaux sociaux a assurément démontré l’influence croissante de la France au xiiie siècle dans les alliances politiques. Malgré cette tendance, les figures politiques influentes que sont la Duchesse de Lorraine et le Comte de Bar regardent parfois vers l’Est. Le serventois du Comte de Bar est, à ce titre, particulièrement révélateur d’une posture politique lorraine constamment déterminée par les circonstances et les intérêts de chacun. S’il est possible de déceler certaines accointances à l’échelle régionale, il ne faut pas oublier que ces relations humaines sont singulières et résistent à l’esprit de système. Il nous faut ajouter que la question de l’identité est protéiforme. Dans le milieu des trouvères, elle passe également par le choix de la langue et par les influences littéraires. De ce point de vue encore, la France l’emporte.

19 Enfin, pour accompagner les différentes parties de cette thèse, nous avons proposé un second volume susceptible, comme le premier, de contextualiser cette étude à travers des cartes redéfinissant les contours de l’espace lorrain ainsi que des arbres généalogiques retraçant les lignages qui ont fait l’histoire de la région et des provinces voisines. À la fin du volume, plusieurs tables des noms propres et noms communs viennent compléter ces données factuelles. Elles fonctionnent comme des notes exégétiques et synthétisent les résultats auxquels nous sommes parvenue au terme de nos recherches. De la même façon, les tables des pièces lorraines établissent une sorte de « fiche d’identité » pour chaque poème. Ce travail minutieux de compilation et de synthèse des données a non seulement un intérêt pratique, puisqu’il permet au lecteur de puiser les informations qui l’intéressent directement, mais il fournit également les éléments formels nécessaires à une approche comparative des textes et donne un aperçu de la réception moderne de ces pièces à travers le recensement des éditions. À l’instar des copistes médiévaux, les éditeurs modernes se sont en effet plus volontiers attachés à publier certaines chansons d’origine incertaine sous le nom de trouvères illustres. Ainsi Anchise de Moivrons s’est-il incliné fasse à Colin Muset. En d’autres termes, ces tables construisent en elles-mêmes une représentation, au moins partielle, de la lyrique lorraine. Cette représentation est complétée par le recensement et la description des manuscrits contenant une ou plusieurs pièces du corpus. Cet inventaire montre de façon objective le rayonnement de la lyrique lorraine dans sa propre région, trois manuscrits messins s’étant pleinement emparés de ce précieux patrimoine, mais aussi hors de cette province, un manuscrit ayant été copié en Bourgogne, et plusieurs autres, vraisemblablement à Arras.

20 Ainsi, à travers ses réseaux socio-littéraires, la production de ses trouvères et les activités culturelles et artistiques qui se développèrent autour de l’art lyrique, la Lorraine peut sans conteste être considérée comme une véritable province littéraire.

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Notes

1 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Moyen Âge », La Littérature française. Dynamique et histoire, Paris, Gallimard, 2007, vol. 1, p. 27-219, p. 107.

2 Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, éd. Daniel Poirion, Paris, Flammarion, 1999, v. 750-752.

3 Cet extrait de Galeran de Bretagne est donné dans l’introduction de l’édition d’Eglal Doss-Quinby, Samuel N. Rosenberg et Elizabeth Aubrey, The Old French Ballette. Oxford, Bodleian Library, MS Douce 308, Genève, Droz, 2006, p. LXIX. Il s’agit des vers 1166-1173 dans l’édition de L. Foulet (Paris, 1926) :

De la harpe sot la meschine ;
Si lui aprint ses bons parreins
Laiz et sons, et baler des mains,
Toutes notes sarrasinoises,
Chançons gascoignes et françoises,
Loerraines, et laiz bretons,
Que ne failli n’a moz n’a tons,
Car elle en sot l’usage et l’art.

Jean Dufournet traduit l’expression baler des mains par « des danses mimées » (Ibid., p. LXIX, note 65).

4 Robert Lug, « Politique et littérature à Metz autour de la guerre des Amis (1231-1234). Le témoignage du Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés », Lettres, musique et société en Lorraine médiévale. Autour du Tournoi de Chauvency [Actes du Colloque de Metz, 27 février-1er mars 2007], éd. Mireille Chazan, Nancy Freeman Regalado, Genève, Droz, 2012,p. 451-486, p. 453.

5 Sur le chant messin, sa notoriété et son domaine d’extension, on consultera l’article de Robert Lug, « Politique et littérature à Metz… », art. cit., p. 458-459.

6 Bernard Cerquiglini, La Naissance du français, 3e édition, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 75-76.

7 Expression reprise par Jean Lanher dans Gerbert : chanson de geste du xiiie siècle, traduction en français moderne de Bernard Guidot, préface de Jean Lanher, Nancy, Presses universitaires de Nancy, Metz, Editions Serpenoise, 1988, p. 4.

8 Nous reprenons ici les délimitations géographiques qui ont prévalu dans l’ouvrage de Michel Parisse, Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale. Les familles nobles du xie au xiiie siècle, Nancy, Publications de l’Université de Nancy II, 1982, p. 14. De même, comme le fait M. Parisse, nous avons indiqué entre parenthèses la localisation actuelle des toponymes mentionnés dans nos analyses. Outre la reconnaissance immédiate des lieux désignés, cette présentation permet une plus grande précision dans l’identification de ces lieux, les frontières des seigneuries, comtés, duchés ou évêchés ayant subi de nombreuses modifications au fil des siècles, voire des décennies. Voilà donc ce que recouvre le mot Lorraine dans le sur-titre En passant par la Lorraine. Nous avons pensé que la reprise fréquente, dans les titres d’ouvrages ou d’articles, de ces quelques mots bien ancrés dans la culture populaire était l’expression même de leur efficacité et la preuve que la Lorraine fut de tout temps une terre de chansons.

9 Michel Parisse rappelle cette distinction dans Noblesse et Chevalerie en Lorraine médiévale, op. cit., ., p. 14.

10 Nous reprenons ici l’expression que Marie-Geneviève Grossel appliquait à la Champagne dans sa thèse (Le Milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, (1200-1270), Orléans, Paradigme, 1994, t. I, p. 14).

11 Voir à ce sujet la thèse de Marie-Geneviève Grossel, Ibid.

12 Marie-Geneviève Grossel a montré dans sa thèse à quel point la Champagne des xiie et xiiie siècles pouvait être qualifiée de « terre lyrique » sous l’égide de son prince-poète Thibaut IV de Champagne (Ibid., t. I, p. 13).

13 Aucun de ces manuscrits n’est resté à Metz. Le premier (I) se trouve à Oxford, le second (U) à la Bibliothèque Nationale, et le dernier (C) à Berne.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mélanie Lévêque-Fougre, « Mélanie Lévêque-Fougre, En passant par la Lorraine. Poétique et milieu socio-littéraire des trouvères lorrains du xiiie au début du xive siècle »Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/10111 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.10111

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