- 1 - FARGE, Arlette, Le goût de l’archive, Paris : Seuil, 1997, p. 13.
L’archive est une brèche dans le tissu des jours, l’aperçu tendu d’un événement inattendu. En elle, tout se focalise sur quelques instants de vie de personnages ordinaires, rarement visités par l’histoire, sauf s’il leur prend un jour de se rassembler en foules et de construire ce qu’on appellera plus tard de l’histoire1.
1C’est ainsi que l’historienne Arlette Farge, dans Le goût de l’archive, rappelle l’émotion qui l’étreint lorsqu’elle ouvre – et découvre – une liasse d’archives, où fourmillent les trajectoires individuelles.
2Les archives écrites constituent en effet une source essentielle, et même la principale, pour écrire l’histoire, même si elles ne sont plus le moyen unique de documenter le passé. À une époque où s’est développé le recours à d’autres sources (archives audiovisuelles, histoire orale, archéologie, disciplines paléo-environnementales…), les archives papier restent incontournables pour l’historien. Beaucoup sont d’ores et déjà – parfois depuis leur création à la fin du XVIIIe siècle – conservées dans les dépôts d’archives publics, où le premier réflexe des historiens est d’aller les chercher.
3Pourtant, il continue d’en apparaître ou d’en réapparaître régulièrement. C’est le cas évidemment pour le XXe siècle, dont de nombreuses archives (archives de personnalités politiques par exemple, archives d’administrations et autres institutions) ne sont pas encore entrées dans les dépôts publics, de sorte que de nouveaux fonds sont régulièrement mis à la disposition de la recherche (versements contemporains, dons et dépôts de fonds privés notamment). Mais l’apparition soudaine d’archives concernant des périodes plus anciennes se produit, elle aussi, de temps à autre. C’est ce constat, et le très grand risque que beaucoup de ces archives précieuses n’arrivent jamais entre les mains des historiens ni des archivistes, qui a provoqué l’initiative de ce numéro thématique de Patrimoines du Sud.
4Si la question qui nous préoccupe ici est un enjeu patrimonial et sociétal à l’échelle de l’Europe tout entière, les contributions rassemblées dans le présent numéro l’illustrent néanmoins en le focalisant essentiellement – mais non exclusivement – sur le territoire de l’actuelle région Occitanie. En effet, les éléments déclencheurs de l’appel à contributions, lancé en 2020, sont certainement liés au vécu professionnel des deux directeurs scientifiques du numéro en question. C’est-à-dire que des expériences d’archives, s’étant déroulées essentiellement dans l’Hérault au départ, ont servi de fil directeur au questionnement initial. Mais ensuite, les auteurs qui ont soumis des propositions l’ont fait vivre au-delà de ce territoire et, à côté du bas Languedoc méditerranéen et de son arrière-pays, d’autres chercheurs ont livré des textes concernant l’histoire des départements du Gard, du Tarn, du Tarn-et-Garonne, du Gers, des Hautes-Pyrénées, etc.
5Le projet d’un numéro de Patrimoines du Sud sur les archives comme patrimoine s’est nourri de l’apparition ou réapparition d’archives privées de la Grande guerre, souvent sauvées de l’oubli ou de la destruction grâce à une opération de sauvegarde d’envergure nationale : dans le cadre des commémorations du centenaire de la première guerre mondiale, les archives départementales ont activement participé dans toute la France dès novembre 2013 à la « Grande Collecte 1914-1918 ». Initiée par quatre institutions (les Archives de France, la Bibliothèque Nationale de France, la Mission du Centenaire et Europeana 1914-1918), cette ambitieuse campagne européenne, puis nationale, a permis aux particuliers qui conservaient des documents en lien avec le premier conflit mondial du XXe siècle de se rendre dans les services d’archives pour en assurer la numérisation, afin de sauver ceux-ci de l’oubli ou de la disparition.
6L’originalité de la participation des archives de l’Hérault a consisté dans la numérisation intégrale des fonds de poilus les plus cohérents (qu’ils soient héraultais ou non), qui ont ensuite été minutieusement décrits, analysés (voire transcrits pour certains carnets), indexés et mis en ligne sur le site internet des archives2. Cette opération, inédite par son ampleur et l’engouement suscité, a permis aux archivistes héraultais de renouveler leurs techniques d’analyse en imaginant une mise à disposition des fonds numérisés la plus pertinente possible.
7Mais l’intérêt de cette campagne nationale de collecte d’archives privées a surtout été de pouvoir découvrir de nouveaux fonds d’archives contemporains et, par leur description fine, de pouvoir les proposer à la sagacité des historiens.
- 3 - Les actes de ce colloque ont été publiés : ABBÉ, 2017.
8Les deux directeurs scientifiques de ce numéro étaient déjà en contact depuis longtemps et avaient appris à coopérer dans le cadre d’un projet qui a parfois débouché sur des trouvailles d’archives tombées dans l’oubli. Il s’agissait du groupe de travail sur les compoix méridionaux, porté par Jean-Loup Abbé et Florent Hautefeuille de l’université Toulouse-Mirail, aujourd’hui Toulouse Jean Jaurès, et dans lequel se sont impliqués plusieurs chercheurs en histoire et archivistes des départements de la France méridionale. Deux fois par an, aux quatre coins de ce qui ne s’appelait pas encore l’Occitanie, nous nous retrouvions, parfois dans des universités mais le plus souvent dans des dépôts d’archives départementales. Nous échangions sur l’avancement de nos dépouillements visant à repérer les sources cadastrales médiévales et modernes conservées. Nous profitions de ces sorties pour découvrir les fonds conservant des compoix dans chaque département. Ce travail a souvent permis de retrouver la mention d’un compoix qui venait d’être redécouvert dans une mairie ou qui demeurait chez un particulier. Dans certains départements, l’état des compoix était mal connu et ce fut l’occasion de lancer des entreprises d’inventaire. Aux archives départementales de l’Hérault, ce programme de recherche a incité à la numérisation systématique des compoix, y compris ceux qui étaient encore conservés dans les communes. Le programme s’est terminé par un colloque, organisé à Agde et Montpellier les 25 et 26 septembre 20153. Pendant une pause lors de cet événement scientifique, aux archives départementales de l’Hérault, l’un de nous (Julien Duvaux) attirait l’attention de l’autre (Sylvain Olivier) sur une copie de compoix qui venait d’être donnée par un particulier, en même temps qu’un volumineux terrier se rapportant au même terroir, celui de Lauzières et Octon. Simultanément, le même Julien Duvaux montrait à Bruno Jaudon et à Monique Bourin une estime, elle aussi récemment découverte, mais cette fois dans des archives municipales, celles du Pouget, qui était dès lors en train d’apparaître comme le plus vieux compoix rural languedocien. Chacune de ces deux redécouvertes fait l’objet d’une contribution dans le présent numéro de Patrimoines du Sud.
9À cette époque, l’idée commençait à germer dans nos esprits qu’une entreprise à la fois scientifique et patrimoniale devait être mise en œuvre autour de ces redécouvertes de documents.
10S’il fallait évoquer d’autres opportunités de découvrir des documents perdus qui ont aidé à construire notre projet, on pourrait n’en prendre qu’une dernière. En mars 2017, les propriétaires du château de Jonquières, toujours dans l’Hérault, acceptent de déposer aux archives départementales les archives anciennes conservées au château.
11Il s’agit d’un exceptionnel fonds d’archives familiales, seigneuriales et domaniales qui couvre huit siècles (1225-1923), occupe une vingtaine de mètres linéaires et n’a quasiment jamais été exploité scientifiquement. Sont ainsi notamment présentes les archives de quatre familles seigneuriales de Jonquières et de leurs branches alliées depuis le XVIe siècle, ainsi que les archives de la seigneurie de Jonquières depuis le XIIIe siècle et d’une dizaine d’autres seigneuries héraultaises (essentiellement dans la vallée de l’Hérault).
- 4 Voir la notice de l’abbé Vinas sur le site de la BNF, ainsi que la notice biographique qui lui est (...)
- 5 - La bulle, désormais conservée sous la cote 5 H 58, est numérisée et accessible en ligne.
12Mais l’une des premières surprises lors du classement du fonds du château est la découverte des archives du curé de Jonquières au XIXe siècle, l’abbé Léon Vinas (1810-1875), également ancien curé de Saint-Guilhem-le-Désert, décédé au château (l’église paroissiale est l’ancienne chapelle castrale). L’abbé Vinas4, l’un des premiers historiens modernes de Saint-Guilhem, est l’archétype du prêtre érudit du XIXe siècle, féru d’histoire locale, qui lui-même avait découvert et redécouvert nombre d’archives. Justement, la seconde surprise pour les archivistes est l’exhumation, au sein de ce fonds d’érudit, d’un document tout à fait remarquable, considéré comme perdu depuis plus de deux siècles. Isolée au beau milieu des archives personnelles, familiales et de recherche du prêtre, la bulle originale de fondation en 1395 de l’ermitage Notre-Dame-de-Lieu-Plaisant (situé au-dessus de Saint-Guilhem) est ainsi miraculeusement exhumée par les archivistes départementaux. Jusqu’alors, la bulle de fondation de cet humble ermitage n’était connue que par sa mention sous forme d’une analyse très succincte dans l’inventaire des archives du chapitre de l’abbaye de Gellone (1783, 5 H 1). La bulle pontificale de Benoît XIII accordée à Jean Albes, laïc du diocèse de Lodève, autorisant l’élévation d’un autel consacré à la Sainte-Vierge pour assurer la stabilité de l’ermitage placé sous la dépendance de l’abbaye et sous la tutelle de la paroisse Saint-Barthélemy, est alors redécouverte pour la première fois depuis le XVIIIe siècle. C’est une émotion rare pour l’archiviste, qui face à ce type de document inopinément retrouvé, peut confirmer, grâce aux anciennes mentions de cotation portées par le feudiste Philippe Caulier en 1783 et apposées au dos de l’acte, qu’il se trouve bien en présence de la bulle originale du XIVe siècle. Malheureusement la bulle de plomb pendante a disparu, mais le texte reste bien lisible pour le plus grand bonheur des historiens de Gellone5. La bulle est alors réintégrée à son fonds d’origine, dans les archives de l’abbaye, selon la déontologie archivistique du respect des fonds.
13L’ancien chartrier seigneurial, les papiers d’érudits ou les maisons de particuliers sont à des degrés divers essentiels dans les redécouvertes d’archives. Certains fonds privés conservés dans des services d’archives publics sont également découverts par des archivistes ou des historiens, par exemple dans des mairies, où l’on en avait oublié l’existence depuis longtemps. Le contrôle scientifique et technique effectué par les archivistes départementaux offre à ce titre une opportunité pour ce type de découverte ou de redécouverte. Parfois même, c’est parmi des fonds conservés en archives départementales que des pièces qui n’avaient pas été précisément analysées et identifiées sont mises au jour.
14Où que ce soit, chaque génération d’historiens ou d’archivistes découvre des archives insoupçonnées ou en redécouvre d’autres dont on connaissait parfois l’existence mais que l’on croyait perdues et sans espoir de les retrouver.
15Les exemples développés comme entrée en matière du présent avant-propos étaient héraultais. À l’opposé, et avant de revenir sur les apports émanant des expériences des coauteurs de ce recueil d’articles, jouons sur les échelles géographiques et chronologiques, en sortant de la région et en dépassant le cadre des époques médiévale et moderne. En effet, à toutes les périodes, des phases de redécouverte ont été importantes dans la construction de l’historiographie ; et cette dernière dépend en partie des hasards de l’apparition, la disparition ou la conservation des documents6.
16À la Renaissance, les humanistes ont découvert des textes antiques jusqu’alors inconnus. Ils en ont réinterprété d’autres dans une démarche philologique en confrontant les versions, après avoir recherché et trouvé certaines d’entre elles. Plus tard, les redécouvertes de textes de l’Antiquité se sont poursuivies. Déchiffrant des palimpsestes, nombre de philologues ont apporté de nouveaux documents, comme par exemple au début du XIXe siècle la correspondance entre Fronton et Marc-Aurèle. Que dire de l’importance des manuscrits de la Mer morte, dont la découverte après la seconde guerre mondiale présente un intérêt considérable pour l’histoire de la Bible ? Ou encore de la pierre de Rosette, d’abord trouvée, et ensuite déchiffrée par Champollion ? Et du constat récemment dressé à propos d’une dalle de schiste d’un tumulus breton, montrant qu’il s’agit d’une carte vieille de 4 000 ans ? Trouvée et expédiée au début du XXe siècle au musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye où elle est restée stockée pendant plus d’un siècle dans une cave, elle vient juste d’être redécouverte par des archéologues qui ont d’abord dû analyser les carnets de fouille de l’époque de sa première découverte. La villa des papyrus, à Herculanum, représente une autre belle découverte, là aussi en plusieurs étapes. D’abord, une bibliothèque antique disparaît sous l’éruption du Vésuve de 79 ap. J.-C. Puis, le bâtiment réapparaît lors des fouilles archéologiques du milieu du XVIIIe siècle, avec la mise au jour de près de 2 000 rouleaux de papyrus carbonisés. Enfin, actuellement, ces archives précieusement conservées depuis près de trois siècles commencent à être lues, sans les dérouler ou fragiliser davantage, avec une technique d’imagerie particulière utilisant des rayons X. Cela inspire un parallèle avec le travail de l’épigraphiste qui souvent entre en action après l’archéologue. Comme à Herculanum, la fouille qui livre du mobilier lapidaire, ou la découverte fortuite d’inscriptions peut se produire dès l’époque moderne, avant que ne survienne une perte ou un moindre intérêt à l’égard des objets mis au jour. Puis, l’épigraphiste redécouvre les inscriptions. Lorsqu’il travaille avec le moderniste ou lorsqu’il se fait moderniste, les possibilités de redécouvertes de sources historiques antiques oubliées se multiplient grâce, par exemple, à la relecture des notes prises par un savant antiquaire du siècle des Lumières. Dans le présent recueil, la contribution de Michel Christol montre comment la redécouverte et la critique des sources épigraphiques antiques, consignées dans les notes de Jean-François Séguier au XVIIIe siècle, permet d’envisager au XXIe siècle l’histoire antique de Nîmes sous un nouvel angle, notamment dans les secteurs du Jardin de la Fontaine et de la Maison carrée.
17Le moderniste ou le médiéviste qui manque de sources aborde aussi son objet d’étude de manière indirecte. Il va chercher, dans des chartriers, terriers ou autres inventaires d’archives de l’époque moderne, des analyses ou des signalements de documents perdus. La contribution de Vivien Vassal sur le Livre noir de Sauve, ou la nôtre sur la seigneurie de Lauzières depuis la fin du Moyen Âge illustrent cette approche. De même, et comme l’épigraphiste nîmois, les chercheurs gersois ont recours aux archives seigneuriales recopiées au XVIIe siècle pour connaître la topographie d’un village selon un terrier du tout début de l’époque moderne. Ainsi, Anaïs Comet redécouvre-t-elle l’emprise au sol du village de Sainte-Christie-d’Armagnac à l’époque médiévale, qui remet en cause ce qu’on croyait jusque-là. Elle comble les incapacités des fouilles archéologiques à situer l’habitat. Dans ce cas-là, il n’y a pas de redécouverte du terrier à proprement parler, puisque celui-ci était connu et conservé, même s’il n’avait pas été exploité, mais une réécriture de l’histoire du village, passant par une réouverture, avec consultation fine, d’un document qui, quelque peu oublié, était conservé dans un dépôt public départemental. De même, Bruno Jaudon profite de la redécouverte récente, en mairie, de l’estime du Pouget de 1242-1243 pour étayer ses hypothèses et trouvailles passionnantes concernant l’histoire, plus générale, de la mise en place des premiers compoix languedociens. Le médiéviste en quête de redécouvertes insoupçonnées peut également se tourner vers les bibliothèques patrimoniales. Matthieu Desachy s’en fait l’écho quand il témoigne du fait que « c’est lorsqu’il se fait explorateur que l’historien suscite de belles mais surprenantes découvertes : le monde des bibliothèques recèle ainsi des collections inattendues, notamment dans le domaine spécifique de la sigillographie ». Il est vrai que, de prime abord, l’étude des sceaux et matrices, que propose son article, repose plutôt sur les fonds médiévaux consultables dans les services d’archives et c’est bien là le charme de la redécouverte que de savoir débusquer des sources méconnues dans des lieux insolites.
18Le processus de mise à disposition d’archives ne se tarit donc pas, même pour les époques les plus reculées. En fait, lorsque la période est ancienne, le temps rend possibles les redécouvertes successives d’une même archive. Autrement dit, la disparition puis la redécouverte a davantage d’opportunités de se produire quand une longue durée s’écoule depuis la production du document. Lorsque notre projet s’est échafaudé, le phénomène de redécouverte semblait donc avoir sa pertinence surtout pour des documents des époques médiévale et moderne. Les cas du Pouget, de Lauzières et de Jonquières y invitaient. Il en va de même de la découverte d’un nouveau thalamus, insoupçonné, survenue après l’étude comparée du corpus de ces manuscrits montpelliérains médiévaux dans le cadre d’un vaste projet collectif. Ce registre passe vraisemblablement entre les mains de juristes aux XVIe et XVIIe siècles. On retrouve ensuite sa trace, dans les années 1960, lorsqu’il est microfilmé. Enfin, après une nouvelle disparition, l’affaire rebondit aujourd’hui avec une redécouverte grâce à la numérisation du microfilm et à sa mise en ligne, en attendant – espérons-le – une prochaine réapparition de l’original.
19Dans cette perspective de réapparitions, éventuellement successives, les sources de l’époque contemporaine n’allaient pas de soi au départ. Elles doivent être appréhendées de manière prudente, particulièrement pour l’histoire du « temps présent », car les archives les plus récentes n’ont pas toujours eu le temps de disparaître puis d’être redécouvertes. Toutes les propositions d’articles concernant les XIXe-XXIe siècles n’ont, en dépit de leur intérêt et de leur sérieux, pas pu être retenues. En effet, le chercheur a toujours quelque chose à découvrir et, pour paraphraser Lucien Febvre, « l’historien n’est pas celui qui sait, il est celui qui cherche »7. Chercher – et trouver ! – des archives ne suffit pas pour se placer dans une perspective de redécouverte et de sauvegarde d’un patrimoine archivistique. Cependant, plusieurs contributions concernant les XIXe et XXe siècles se sont habilement rattachées à la thématique. C’est le cas du travail de Louis Baldasseroni à propos des archives liées à l’histoire du rail. L’auteur souligne l’existence de fonds privés ou associatifs dispersés qu’il convient d’inventorier et de préserver. L’histoire contemporaine, en particulier celle de l’ère industrielle, présente d’autres cas comparables. Ainsi, les archives du charbon tarnais constituent un fonds gigantesque, désormais conservé dans un dépôt public, même si des pans entiers n’ont encore jamais été utilisés par la recherche. Leur classement, effectué depuis 1997, ne saurait être considéré à lui seul comme une redécouverte. Mais tout l’intérêt de l’article de Laura Girard et Franck Moinet est d’interroger le fonds des mines de Carmaux d’un point de vue original, pour écrire l’histoire d’une production connexe, celle des briqueteries, la brique étant un élément omniprésent dans le patrimoine architectural d’un vaste Midi toulousain. Claire-Lise Creissen, spécialiste elle aussi de l’histoire du bâti, s’intéresse dans son article aux indices épars concernant les ouvrages les moins connus réalisés par Henry Révoil au XIXe siècle, ce qui lui permet de redécouvrir certains pans de l’activité de cet architecte. De la même manière, la quête systématique d’archives de photographes des XIXe et XXe siècles ayant déployé leur activité dans le Tarn-et-Garonne est présentée méthodiquement par Camille Viala. Cette politique de prospection et de collecte menée par les archives départementales de Tarn-et-Garonne autour du patrimoine photographique est l’occasion de belles découvertes au cours des dernières années. Elle participe au processus de patrimonialisation de l’objet photographique et, par ses résultats, permet de témoigner de l’évolution des usages de la photographie depuis la seconde moitié du XIXe siècle. La redécouverte d’archives produites et constituées par des photographes, tant professionnels qu’amateurs, permet d’affiner notre connaissance des genres, typologies et procédés mis en œuvre, permettant ainsi l’écriture de l’histoire de la photographie à l’échelle d’un territoire.
20Mais pourquoi proposer un dossier sur les redécouvertes d’archives ? Pour partager avec les lecteurs le plaisir d’heureuses trouvailles, sans doute. Mais aussi parce que les redécouvertes sont tout à fait stimulantes et essentielles pour la recherche comme pour le patrimoine.
21Avant une redécouverte, chaque phase de disparition d’archives correspond certes à un risque de perte, un moment de mise en fragilité des sources de l’histoire, pendant lequel elles peuvent être moins bien conservées voire dégradées. Certaines disparitions sont ainsi, hélas, définitives. Les bombardements lors des guerres, les inondations et autres catastrophes naturelles, les incendies conduisent à des pertes irrémédiables.
22Cependant, des archives sont parfois un temps cachées pour les protéger, par exemple en cas de persécution contre leurs détenteurs. Des registres d’un pasteur du Désert qui sillonna l’Hérault et les Cévennes, conservés depuis le XVIIIe siècle par des familles protestantes, ont ainsi été confiés aux archives départementales de l’Hérault en 2019, dans un souci de préservation de ce patrimoine archivistique fragile. Chacune des quatre contributions qui figurent en varia à la fin du présent numéro aborde aussi à sa façon la question des archives comme patrimoine redécouvert. Et justement, à ce titre, avec le fonds Coste, à Cannes-et-Clairan, Patricia Carlier touche à cette thématique des archives protestantes. Depuis 2014-2015, les archives départementales de l’Hérault et l’Institut protestant de théologie-Faculté de Montpellier (IPT), suivant l’exemple des archives du Centre d’Étude du Protestantisme Béarnais (CEPB) déposées aux archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, se sont lancés dans la collecte de fonds privés de pasteurs et d’Églises protestantes. Conscients de la fragilité de ce type d’archives, de l’importance historique et sociologique du protestantisme, les deux institutions suscitent conjointement les dépôts des documents aux archives départementales (fonds d’archives protestants, 217 J) pour en assurer à la fois la préservation et la mise à disposition de la recherche.
23Des vols, loin de toujours détruire les archives, les mettent parfois un temps à l’abri jusqu’à la réapparition, comme nombre d’archives d’Ancien Régime qui ont été subtilisées en violation des lois par des particuliers pendant la Révolution, qui ont été cachées ou gardées sans obéir aux autorités, lesquelles exigeaient des autodafés pour faire disparaître les preuves de l’âge féodal. C’est vraisemblablement de cette manière que le livre terrier de Lauzières a été conservé, par la famille seigneuriale (contribution de Sylvain Olivier et Julien Duvaux). Seul l’avenir dira si l’on a raison ou tort de considérer une archive comme définitivement détruite : on peut penser que les reconnaissances de Lauzières s’échelonnant entre le XIVe et le XVIIIe siècle, brièvement analysées dans le terrier de 1765, sont perdues. Mais ne pensait-pas pas la même chose également, et à tort, de ce dernier document il y a encore moins de dix ans ? Que penser du Livre noir de Sauve, qui pourrait fort bien avoir été détruit lors des bûchers de la Révolution… mais dont le nom ne figure pas dans les preuves de l’ancien système féodal alors listées comme ayant été détruites ? A-t-il bénéficié d’une protection, éventuellement de la part du notaire qui le détenait ? Pour l’instant il n’a pas été redécouvert mais l’espoir n’est pas perdu. Et s’il a vraiment été détruit, l’est-il irrémédiablement ? Vivien Vassal démontre en effet que grâce à des séries d’indices et à des extraits de certains actes copiés à l’époque moderne, on peut avoir une idée assez fine de sa composition, tout en retrouvant dans le cartulaire de Maguelone la plupart des actes qui le composaient.
24Les oublis temporaires des documents d’archives, avant leur nouvelle mise au jour, bénéficient à la recherche et au patrimoine : tant que le risque de disparition ne débouche pas sur une destruction définitive, celui-ci est souvent fécond et stimule la recherche, lors de la redécouverte, en la renouvelant. Combien de documents reposent dans de bonnes conditions de conservation au sein d’un dépôt public sécurisé, en lieu tellement sûr que nul ne songe à les consulter, alors que la fascination exercée par une redécouverte stimule l’intérêt à l’égard d’autres sources quant à elles réputées nouvelles ? Christian Remy, dans son article sur le Limousin, l’Angoumois et le Périgord, souligne l’émotion du chercheur partant à la découverte d’un fonds encore vierge, sentiment tendant selon lui à une quasi-fébrilité, émotion et fébrilité qui donnent envie de chercher encore davantage. La réapparition du microfilm d’un thalamus montpelliérain laisse une trace écrite dans Patrimoines du Sud, avec un article scientifique, dans lequel Pierre-Joan Bernard, Béatrice Beys et Vincent Challet ne cachent pas un de leurs objectifs : attirer l’attention sur le manuscrit, et sensibiliser son propriétaire actuel pour mener un jour une numérisation complète et en couleurs. On espère donc une prochaine et nouvelle apparition de ce registre à éclipses. Ce genre de découverte déclenche des perspectives de recherche sur la longue durée historique, en brisant les périodisations académiques et en mobilisant des spécialistes des différentes périodes auxquelles les archives disparaissent et réapparaissent. Parfois le travail collectif n’est pas nécessaire, lorsque le chercheur solitaire (Vivien Vassal, Christian Remy, Michel Christol) embrasse à lui seul plusieurs périodes.
25Tant qu’elles ne sont pas définitives, les disparitions d’archives aident, enfin, à leur sauvegarde, en ce qu’un document considéré comme banal au moment de son élaboration, qui est donc susceptible d’être détruit immédiatement après la perte de sens de son utilisation quotidienne, profite de son oubli pendant de longues années, décennies ou siècles pour acquérir un intérêt historique, de sorte que, lorsqu’il réapparaît, il a acquis une certaine rareté et une certaine préciosité. Ainsi l’humble agenda ou carnet de notes personnelles d’un paysan du XVIIIe siècle ou d’une ouvrière du XIXe siècle, exhumé miraculeusement d’un fonds d’archives familiales au XXIe siècle, alors que les aléas de la conservation de ce type de documents auraient pu le faire disparaître de nombreuses fois, rend d’autant plus précieux pour les archivistes et historiens ce genre de témoignage inattendu, surgi du passé.
26Avant de partir, avec les auteurs, sur les traces des archives, il reste à dresser un bref état des lieux de quelques problèmes qui se posent ainsi que des types d’archives à redécouvrir et de leurs détenteurs possibles.
27Une des difficultés pour trouver des archives réside dans le fait qu’elles se déplacent parfois, causant des pertes irrémédiables, comme pour celles des princes d’Orange, mais aussi en rendant plus difficile leur trouvaille par les historiens. Ces disparitions, parfois suivies de réapparitions, proviennent du fait que les documents ne sont pas toujours où on les cherche. Il en est ainsi du terrier de Lauzières, dont le périple n’a été que de l’ordre d’une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau mais qu’on n’aurait pas eu l’idée de chercher si son propriétaire ne l’avait pas donné aux archives départementales de l’Hérault. Seule une étude généalogique préalable aurait pu mener vers la famille détentrice, ce que le général comte de Mitry a peut-être fait il y a un siècle. La dispersion est un frein à la recherche, mais elle permet donc, lorsque le chercheur est tenace et suit la bonne piste, d’heureuses réapparitions d’archives. Les successions et les ventes de châteaux, nombreuses depuis le XIXe siècle, amènent les archives à voyager et à suivre leurs propriétaires, constate Christian Remy qui, pour la région qu’il étudie, dans le nord de ce qui s’appelle à présent la Nouvelle-Aquitaine, sait qu’il doit compter avec des fonds à présent conservés à Angers, à Pau ou ailleurs. Les chercheurs du projet AcRoNavarre ont, entre autres, utilisé une source concernant le comté de Foix mais conservée en Périgord. Laure Domont suit pour sa part un registre de comptes seigneuriaux de Montpellier à Pau, où il passe au cours des siècles par divers lieux successifs de conservation dans cette ville, sans oublier un séjour à Pampelune.
- 8 - AD Hérault. 3 T 48. Lettre du préfet des Vosges au préfet de l’Hérault (9 avril 1919). Pour plus (...)
28Outre ces déplacements liés à des successions et autres affaires de familles, des archives ont parfois été déplacées pour les protéger physiquement d’un risque de destruction en temps de guerre. Il en est ainsi en 1918-1919 des fonds anciens prestigieux des départements du nord et de l’est de la France, situés sur la zone de front. Les archives départementales de l’Hérault, par exemple, ont accueilli temporairement de mai 1918 à mai 1919 « cinquante-six caisses contenant les archives anciennes du département des Vosges, quatre caisses contenant des ouvrages de la bibliothèque municipale d’Épinal, cinq caisses contenant les archives anciennes de la ville d’Épinal, une caisse contenant les documents précieux de la ville de Saint-Dié »8 pour les préserver des risques de bombardement allemand.
29Les auteurs des textes du présent volume ont utilisé des fonds de toutes origines, souvent conservés dans des dépôts publics mais pas seulement. Les archives des seigneuries, qu’elles aient été saisies et soient devenues publiques dès la Révolution ou qu’elles soient restées longtemps entre les mains des descendants des seigneurs, chez qui elles demeurent parfois encore, sont absolument essentielles pour faire progresser l’histoire des époques médiévale et moderne, en particulier celle des catégories populaires dépendantes des seigneurs. Dans le Midi, des compoix ou leurs copies apparaissent souvent dans les fonds seigneuriaux et permettent de combler des lacunes des fonds d’origine publique.
30Le présent volume s’appuie sur des archives de fiefs occitans des souverains de Navarre (étude de Philippe Chareyre, Dénes Harai et Álvaro Adot Lerga), d’un fief gersois (travail d’Anaïs Comet sur Sainte-Christie-d’Armagnac), entrées depuis longtemps dans des services d’archives départementales, ou encore sur des pièces isolées issues d’une seigneurie héraultaise qui viennent juste d’y arriver (article de Sylvain Olivier et Julien Duvaux pour la seigneurie de Lauzières). Un autre auteur s’est appuyé sur des chartriers du Limousin, du Périgord ou de l’Angoumois qui sont encore conservés au château ou du moins en des mains privées : il y a là une longue tradition de conservation des documents, au sein de familles souvent issues de lignages d’Ancien Régime et Christian Remy livre son expérience dans un vaste espace situé hors des limites de la région Occitanie actuelle, fournissant un véritable mode d’emploi à quiconque voudrait traquer ce genre d’archives privées.
31D’autres archives privées sont celles d’érudits. On a parlé du fonds de l’abbé Vinas, dont des pièces viennent d’entrer dans des archives publiques, ou du Fonds Séguier, dont une partie se trouve depuis longtemps dans un dépôt public au Carré d’Art à Nîmes. Vivien Vassal s’est pour sa part appuyé sur les redécouvertes menées il y a plus d’un siècle par l’abbé Rouquette ou Joseph Berthelé.
32Mais tout un chacun peut être détenteur d’archives. Des particuliers ont des documents qui intéressent les historiens aussi bien que les archivistes. Des associations professionnelles se trouvent détentrices d’archives ferroviaires. Louis Baldasseroni, actif dans le démarchage auprès de retraités de la SNCF afin de faire apparaître ou réapparaître d’autres bribes de ce patrimoine, met cela en évidence dans sa contribution.
33La limite des archives privées est souvent floue, certains particuliers conservant des pièces qui devraient être dans des archives publiques. Les auteurs du présent numéro thématique offrent un large panel de types d’archives que l’on peut redécouvrir. La richesse du dossier réside dans la diversité des réponses qui ont été apportées à l’appel à articles, de l’époque antique ou médiévale à l’époque contemporaine, de l’histoire industrielle à celle de la seigneurie, de l’histoire politique ou fiscale à celle de la photographie, etc.
34Beaucoup de contributions concernent l’Hérault ou le Gard et hélas des zones entières de l’actuelle région Occitanie ne sont pas représentées ; mais l’important est de donner des exemples, des idées pour que d’autres démarches d’historiens et d’archivistes naissent afin de mettre en lumière et étudier d’autres archives.
35Les auteurs des présentes contributions n’ont pas la prétention de présenter des travaux aboutis et définitifs. Au contraire leurs démarches sont souvent partielles et centrées sur les archives redécouvertes, tandis que le contenu des sources doit encore être étudié pour ce qu’il apporte à l’historiographie. Ainsi, Bruno Jaudon invite à poursuivre l’analyse de l’estime du Pouget. De même, le terrier de Lauzières contient des informations de type sériel qui méritent encore une étude spécifique. Les trouvailles concernant les briqueteries tarnaises poussent à l’écriture d’une histoire de la construction et rejoignent la redécouverte des archives ferroviaires en vue d’une approche davantage sociale que celle, technique, qui existe déjà.
36Les archives papier ne sont pas les seules à intéresser les auteurs de ce volume de Patrimoines du Sud. La contribution de Serge Boyer rend compte du risque de perte de la mémoire orale ou de celle des gestes, en particulier des chants et danses traditionnels. Ce patrimoine immatériel languedocien a été collecté lors de l’élaboration au milieu du XXe siècle, par un folkloriste, d’un fonds d’archives. Léonce Beaumadier cherchait à retrouver par la mémoire orale une vérité historique qui avait pour l’essentiel disparu vers la fin du XIXe siècle. Là, un risque réside dans le fait que les situations collectées lors d’une période de résurgence de telle ou telle pratique locale diffère des anciennes traditions. En effet le folklore évolue au fil du temps, tant du fait de l’adaptation à des transformations sociales et mentales que des oublis et des faiblesses techniques de telle ou telle génération. Ainsi, « la vérité historique échappe aux folkloristes au fil des décès des derniers témoins ». C’est toute la difficulté de la pratique d’une histoire vivante qui peut s’éloigner du réel en choisissant de focaliser la reconstitution sur des « tranches » d’histoire mieux documentées que d’autres. L’urgence de la sauvegarde de la mémoire concerne aussi les images comme archives. Dans sa quête autour de la photographie en Tarn-et-Garonne Camille Viala entreprend une enquête orale auprès des photographes et de leurs descendants.
37À l’issue de ces quelques considérations d’ordre général, il faut admettre que les archives redécouvertes le sont souvent par hasard. Leur réapparition donne aux historiens et aux archivistes des opportunités de travailler ensemble, de faire converger leurs approches. Dans ce volume, des articles écrits à plusieurs mains émanent en effet de professionnels issus des deux traditions. L’objectif du présent dossier est de faire le point sur l’intérêt de ces archives, qui réapparaissent à un moment ou à un autre, avec parfois plusieurs éclipses, moments de prise de risque, avant des retours au fil des siècles. Mais le sauvetage ou l’exploitation de documents que l’on croyait perdus n’est pas seulement une tâche de professionnels des archives et de l’histoire. La redécouverte d’archives nécessite assurément de sensibiliser les citoyens à un patrimoine que tout un chacun est à même, sinon d’étudier, du moins de conserver ou de confier aux services compétents lorsque, à l’occasion d’un déménagement par exemple, sont découverts des « vieux papiers ». Car trop de documents sont détruits, jetés, égarés, dégradés ou négligés, par manque d’intérêt et de culture historique des individus concernés, par méconnaissance de la richesse patrimoniale et scientifique qu’ils constituent. Notre ambition est de sensibiliser le public détenteur d’archives à la fragilité du patrimoine qui est entre ses mains, afin de lutter autant que faire se peut contre le risque de perte ou de destruction. Avec la parution de ce numéro thématique de Patrimoines du Sud, revue diffusée en ligne et accessible autant aux spécialistes qu’au grand public, nous espérons participer à la protection du patrimoine archivistique en montrant ce que les chercheurs savent en faire pour la connaissance des sociétés du passé, lorsque les documents en question sont mis à leur disposition. Il est donc temps de laisser les auteurs développer leur rapport à l’archive.