1Les archives du charbon tarnais racontent l’histoire des mines et des mineurs, celle des techniques d’exploitation et celle des femmes et des hommes vivant du charbon. Parmi l’ensemble des documents conservés, une infime partie renseigne sur le matériau de construction identitaire du Midi toulousain, la brique, et les lieux de fabrication qui la produisent, les briqueteries. Elle constitue une source inédite et inexploitée que nous proposons d’étudier au travers d’un double regard sur le fonds des archives des houillères tarnaises conservé au Centre culturel Jean-Baptiste Calvignac, à Carmaux1 En exerçant nos deux pratiques nous présentons les points de vue croisés d’un archiviste chargé de classer un fonds d’archives minières et d’une historienne en quête d’informations sur les briqueteries.
2La première partie exprime le caractère inestimable de ce fonds pour la connaissance de l’histoire des briqueteries du Midi toulousain, en dressant un état des lieux des études existantes et en décrivant la manière dont les briqueteries apparaissent dans le fonds des archives des Mines du bassin carmausin. La deuxième partie livre les résultats de l’analyse du dépouillement des archives en mettant en évidence la variété des matériaux vendus par les briqueteries, le constant perfectionnement technologique des entreprises et les relations commerciales qu’entretiennent les sociétés des Mines avec leurs fournisseurs. Enfin, la troisième partie propose plusieurs perspectives historiographiques voire épistémologiques croisant histoire de la construction, histoire des techniques et histoire de l’architecture.
3Dans le cadre d’une thèse de doctorat sur l’architecture de brique en Midi toulousain dans l’entre-deux-guerres2, une des hypothèses formulées insiste sur des changements importants dans la fabrication des briques qui auraient participé d’une évolution architecturale. Il fallait donc renseigner les briqueteries locales dans leur fonctionnement, leur outillage, leur éventuelle mécanisation, les produits qu’elles fabriquent et qu’elles vendent afin de comprendre les conditions de fabrication des briques et leurs caractéristiques. Cependant, peu de briqueteries installées dans la région ont conservé leurs archives et aucun fonds n’a été confié à des services publics d’archives. Il est ainsi difficile de trouver des catalogues de produits, des tarifs ou des descriptions de conditions de production (matériel, outillage).
4Notre travail s’est confronté aux déficits d’études sur les briqueteries en activité dans l’entre-deux-guerres. La grande majorité des recherches existantes s’intéresse à la production briquetière de la région jusqu’aux années 1900-1910 puis sur les deux dernières décennies du XXe siècle. Cette matière documentaire rassemblée est précieuse pour maîtriser l’état de la situation briquetière à la veille de la première guerre mondiale et saisir les bases sur lesquelles se développent les briqueteries, une fois l’armistice signée et l’activité en reprise3
5Afin de développer un état circonstancié de la situation briquetière du Midi toulousain dans l’entre-deux-guerres, nous disposons de travaux isolés, d’articles et de monographies. Les recherches de Jérôme Bonhôte4 s’intéressent au patrimoine bâti des briqueteries, notamment des fours5 Plusieurs études monographiques, dont l’ampleur est variable, sont consacrées aux briqueteries Gélis (Haute-Garonne), Guiraud (Aude, Haute-Garonne, Tarn) et Oustau (Hautes-Pyrénées). Pour la briqueterie d’Aureilhan (Hautes-Pyrénées), son directeur Henri Oustau a lui-même publié un article décrivant son entreprise en 19306 à laquelle s’ajoute une publication de Jérôme Bonhôte. En ce qui concerne Gélis, il s’agit d’un article sur les machines introduites dans l’atelier artisanal devenu usine entre 1924 et 19907 De plus, un mémoire universitaire s’intéresse au développement de l’entreprise familiale « Guiraud frères » entre 1882 et 1994, depuis l’atelier artisanal à la société des tuileries et briqueteries du Lauragais8
6On retient également, pour le département de la Haute-Garonne, l’inventaire des briqueteries de la période 1803-1940, réalisé par Nelly Desseaux et Alain They9 Dans le département voisin, la Société des Sciences, Arts et Belles-lettres du Tarn a réalisé une importante publication sur la production céramique tarnaise jusqu’au début du XXe siècle10
7Les publications d’autres régions et des manuels techniques11 viennent heureusement compléter cette étude.
8Face aux lacunes documentaires, nous avons pris le parti d’opérer des recherches ciblées. Une étude complète reste à mener. Nous avons réalisé un inventaire exploratoire des briqueteries en activité à partir des annuaires sur quatre années clés (1910, 1920, 1930, 1939) et dessiné une cartographie régionale partielle, dont nous proposons en illustration un extrait centré sur le département du Tarn (fig. 1).
Fig. 1
Cartographie de l’inventaire des briqueteries actives dans la période 1914-1939 dans le département du Tarn d’après les annuaires
L. Girard ©
9La représentation territoriale des briqueteries s’est révélée précieuse pour identifier la distance entre les lieux de production et les chantiers de construction employant des briques. Cet inventaire et sa mise en réseau sur quatre années rendent compte d’une donnée notable déjà évoquée dans les études et recherches portant sur le XIXe siècle, celle de la baisse du nombre de briqueteries en activité, cette tendance s’accélérant dans l’entre-deux-guerres. Pour autant, les lieux de production antérieurs ne disparaissaient pas totalement. La briqueterie « Guiraud Frères » montrait l’exemple d’une grande entreprise prospère et audacieuse qui achetait des sites d’extraction et de fabrication dans différentes localités du Midi toulousain afin de conquérir de nouveaux marchés de vente et d’étendre son rayon d’influence, aboutissant à des « briqueteries multisites » et un réseau d’implantation bien plus dense que l’adresse unique d’un siège social ne pouvait laisser présager.
10Toutefois, ces statistiques et la cartographie correspondante demeurent des noms et des adresses et ne permettent pas d’apprécier la situation individuelle de chacune des briqueteries, leur envergure, leur chaîne de production, les produits vendus. Il manquait des données à « hauteur de briqueterie12 ».
11Nous sommes contraints de nous orienter vers des pistes de recherche alternatives. La première expérimentée est celle des dossiers de reconstruction d’immeubles, suite à la crue du Tarn en 1930. Nous avons étudié les dossiers des particuliers souhaitant reconstruire leurs maisons, ils présentent l’intérêt unique de dresser un état des lieux précis de l’édifice et du matériel entreposé et de présenter le projet à bâtir avec des documents graphiques et des devis précisant les matériaux. Parmi les dossiers de Villemur (Haute-Garonne), nous avons relevé celui de la briqueterie de Pendariès, qui dresse l’état des lieux du site avant la crue et le projet de reconstruction13 Des photographies montrent le four droit jusque-là en fonctionnement et le four circulaire que le propriétaire souhaite voir édifier. Toutefois, ce dossier est exceptionnel.
12Une autre piste est fournie par Françoise Hubaut, de la Direction des archives départementales du Tarn, avec laquelle nous avions échangé en 2016 à propos du fonds de l’architecte Léon Daures14 Elle nous oriente alors vers les archives des houillères tarnaises, déposées au service des archives municipales de Carmaux. Elle garde le souvenir de listes de produits, de catalogues de briques.
13Dans le Carmausin, le carbo de pèira est exploité par l’homme depuis au moins le milieu du XIIIe siècle. Cette entreprise humaine et technologique d’extraction du charbon s’est déployée jusqu’en 1997. Plusieurs entités juridiques ont coexisté ou se sont succédé avant et après la nationalisation de 1946 :
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la Société des Mines de Carmaux (ou SMC) et les sociétés antérieures (1672- septembre 1944) (1 ETP 1)15
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la Société minière du Tarn (1881-1890) puis la Société des Mines d’Albi (1890- septembre 1944) (1 ETP 2)
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la Compagnie générale industrielle (1921-1946) (1 ETP 3)
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les Concessions houillères de Carmaux et d’Albi (octobre 1944 - 1946), les Houillères du Bassin d’Aquitaine (ou HBA, 1946-1968) puis les Houillères du Bassin du Centre et du Midi (ou HBCM, 1969-2004) (1 ETP 4).
14En 1966 et 1967, les HBA ont versé une partie de leurs archives aux archives départementales du Tarn, imitées par les HBCM entre 1982 et 2004. Après la fermeture du dernier puits et la tentative d’une exploitation par découverte, les HBCM disparaissent en laissant derrière elles 1,8 km linéaire d’archives. Pour sauvegarder, protéger et mettre en valeur cette mémoire essentiellement de papier, un partenariat est alors conclu entre le département du Tarn et la ville de Carmaux.
15Les pouvoirs publics ont longtemps été réticents à se lancer dans la collecte de fonds d’archives privées du monde du travail, surtout s’ils étaient volumineux. Or, les HBA et HBCM étant des établissements publics à vocation industrielle et commerciale, leurs archives sont bien publiques, mais elles ont été produites aussi par des sociétés privées. Sans parler des destructions « sauvages » effectuées au fil du temps, ce qui leur confère une dimension appréciée : la rareté.
16De plus, entre le bassin carmausin, Cagnac-les-Mines et Albi, elles ont été produites dans un contexte particulier de mono-industrie nimbée de paternalisme. Pendant quelque 200 ans, les mines sont présentes partout, dans la vie professionnelle, bien sûr, mais aussi dans la vie privée du mineur et de sa famille : l’habitat, l’environnement, les pratiques politiques, syndicales, sportives, culturelles et religieuses… Les archives peuvent aussi témoigner des relations entre Français et étrangers, hommes et femmes, adultes et enfants16 Leur richesse est hélas largement inexploitée depuis la parution de l’ouvrage de Rolande Trempé en 197117
17Au sein de ce fonds, deux entrées se sont révélées pertinentes pour l’étude des briqueteries : la bibliothèque des Mines et les correspondances entretenues entre la société et ses fournisseurs, parmi lesquels se trouvent les briqueteries. La première rassemble trente-six ouvrages, édités entre 1841 et 1968, par exemple : La Brique ordinaire au Point de Vue décoratif, La Maison des Hommes et le Nouveau Manuel du Briquetier et du Tuilier18 La majorité de ces ouvrages sont disponibles dans d’autres bibliothèques ou centres d’archives français, voire parfois sur le site de la Bibliothèque nationale de France. Leur présence au sein de la bibliothèque des Mines met davantage en lumière l’environnement intellectuel des ingénieurs en charge des constructions civiles et industrielles. Ce dernier constituerait un autre sujet de recherche.
18Du côté des sources archivistiques, notre attention est attirée par la correspondance de la SMC avec ses fournisseurs et prestataires. Cette volumineuse correspondance couvre la période de 1883 à septembre 1944, représente 116,45 ml et comprend des documents aussi divers que des devis, factures, bons de livraison, publications telles que tarifs ou catalogues, plans, photographies, échantillons… Elle touche tous les secteurs d’activités, tels que la photographie, le cinéma et les briqueteries. Ces dernières étaient pourvoyeuses d’un matériau indispensable à la construction et à l’entretien des bâtiments des nombreux sites industriels et du vaste parc immobilier de la SMC.
19À partir du répertoire numérique constitué19, nous avons repéré 40 notices de briqueteries. Ces notices comprennent plusieurs champs donnant des informations sur ces fournisseurs. Elles peuvent être incomplètes puisqu’elles n’émanent que des documents reçus ou envoyés par la SMC ; ainsi, les dates des changements de dénomination et de statut n’ont qu’une valeur indicative. Cependant, malgré ses défauts, ce classement rigoureux et la précision dans la rédaction des notices ont permis de révéler de nombreuses informations. Pour les besoins de notre thèse, nous avons lu attentivement les 40 notices pour sélectionner les noms de briqueteries déjà repérées dans les projets d’architecture alors en cours d’analyse (Jean Rouch, Rieussequel, Guiraud, etc.) ainsi que les mentions de catalogues de produits ou de machines liées à la fabrication des briques telles que l’exemple suivant :
Thomas*(A.). puis en 1906 (Albert). Briqueterie mécanique. [briquetier puis représentant : briques creuses et pressées, barrots, projet de travaux pour la déviation du Cérou, tuiles, moellons, matériel de briqueterie, poteaux de mine ; réparation d’une machine à mouler, location de la briqueterie de la SMC sise à L’Écuelle sur la commune de Saint-Benoît]. /avec 1 notice, 1 dessin/ Saint-Benoît (Tarn) puis Castres (Tarn). 1895-1925
+ Authié (Osmin). [mécanicien-électricien : installation de l’éclairage électrique des fours de la briqueterie Sainte-Foy de Gabaude, louée par la SMC]. /seulement 1 pièce/ Castres.
20Ces correspondances constituent une source inexploitée sur les briqueteries régionales de la première moitié du XXe siècle. Elles nous plongent dans la masse des échanges entre la SMC et les briqueteries fournisseuses, de la plus ancienne en 1895 à la plus récente en 1949. Elles sont classées par entreprise selon les quatre entités juridiques des Houillières. Elles ont été soigneusement classées par ordre chronologique par l’archiviste20 Cette action dépassait la mission qui lui avait été confiée mais elle se révèle être d’une grande contribution pour le chercheur. (fig. en annexe)
21Une notice peut rassembler plusieurs briqueteries. Ainsi, nous avons 50 mentions d’entreprises. Parmi celles-ci, nous repérons 23 noms de briqueteries différents. Par exemple, la briqueterie de Fernand Grimal apparait à deux reprises ; elle a fourni des briques à la société des Mines de Carmaux (1 ETP1) entre 1935 et 1944 et à la Compagnie générale industrielle (1 ETP 3) entre 1936 et 1946. Il convient d’être prudent avec les intitulés, qui cachent des situations variées tels que des changements de propriétaire, des successions.
22La durée des échanges est variable d’un à trente ans selon les fournisseurs. Trente-deux dossiers sur cinquante ont maintenu un lien épistolaire inférieur ou égal à cinq ans et cinq briqueteries ont des échanges supérieurs ou égaux à vingt ans.
23Les données sont hétérogènes d’une briqueterie à l’autre, ou à l’intérieur même d’une liasse. Nous adoptons une approche qualitative et fragmentaire dans notre analyse livrant des informations ne pouvant être généralisées. Ces pièces permettent de mieux saisir la production briquetière, les relations entre briquetiers et clients, sur certaines pratiques, courantes ou exceptionnelles, et parfois même d’accéder à certains détails de fabrication.
24La principale lacune de notre recherche doctorale sur les briqueteries concernait les catalogues de produits. Dans les archives des projets, les mêmes matériaux revenaient régulièrement : brique foraine, brique de parement, brique ordinaire.
25Parmi les documents consultés, nous avons trouvé deux catalogues de produits : un tableau des briques et tuiles employées par les Mines et le catalogue de produits de la briqueterie et tuilerie Rieussequel (Saint-Amans-Soult, Tarn) de l’année 1931 (fig. 2 et 3).
Fig. 2
Tableau des briques et tuiles employées par les Mines de Carmaux, briqueterie de l’Écuelle, Albert Thomas (SMC 2 786)
© AC Carmaux
Fig. 3
Extrait de la brochure de la Tuilerie de Rieussequel, 1931 (SMC 2 807)
© AC Carmaux
26Les documents publicitaires font état de la disponibilité de ces produits et mettent en valeur leurs qualités : arêtes rectilignes pour un parement de bon aloi, homogénéité des couleurs, résultats d’essais constructifs probants pour un usage spécifique tel que les hourdis des planchers ou encore les briques creuses dans un mur porteur.
27La rareté de ces catalogues interpelle sur leur disponibilité et sur l’archivage de ces hypothétiques derniers par les Houillières. Absents des dossiers de correspondance, sont-ils conservés dans d’autres dossiers ? Ou toutes les briqueteries n’y ont-elles pas recours ? Comment présentaient-elles leurs produits ?
28Avec la rareté de ces catalogues, nous avons décidé de réaliser un travail minutieux en extrayant de l’ensemble des échanges les produits cités, vendus, commandés ou livrés. Nous avons relevé dans chaque lettre ou bon de commande les dénominations de ces produits, leur année de vente, les caractéristiques associées (prix, dimensions) et consigné l’ensemble des données dans des tableaux. Ce relevé systématique des produits permet de mettre en lumière la variété des produits de terre cuite fabriqués et vendus par les briqueteries, que les projets d’architecture ne mettaient pas en évidence. La variété s’exprime en termes de prix, de dimensions, de rôles (briques creuses, pleines, perforées), de qualités (bruts, de parement, ordinaires, etc.) (fig. 4).
Fig. 4
Tableau rassemblant les données issues de l’étude de la correspondance entre la SMC et la briqueterie Jean Rouch située à Albi (liste des produits de 1919, prix indiqués pour mille briques) selon AC Carmaux SMC 2 717 ROUCH 1919-1928
L. Girard ©
29Parfois, les briqueteries peuvent annoncer à leurs clients la mise en vente d’un nouveau produit, vanter ses qualités et insister sur son succès futur. La Tuilerie et Briqueterie de Rieussequel de Larivière fils et Compagnie propose ainsi au directeur des Mines une nouvelle brique perforée de parement :
Nous avons l’honneur de vous informer que devant le succès remporté par notre nouvelle brique perforée 5x11x22, nous avons été amenés à établir un nouveau modèle de brique perforée de parement aux dimensions suivantes : 5x14x2821
30Ces annonces présentent un double intérêt : elles dévoilent la mise sur le marché d’un nouveau produit, qu’il est donc possible de dater précisément, qui répond à priori à une demande formulée par la clientèle (particuliers, architectes, entreprises) ; et elles indiquent aussi que le nouveau produit est le résultat d’une série d’opérations indispensables à sa réalisation : un matériel adéquat dans le façonnage du nouveau format notamment avec les cadres et les filières adaptées.
31Au travers des différents échanges, l’appareil productif des briqueteries est mentionné soit pour valoriser les compétences et moyens internes aptes à répondre aux futures commandes, soit pour annoncer un perfectionnement technologique. Ainsi, le briquetier Jean Rouch est fier d’avoir apporté une « amélioration à la fabrication de [sa] brique pressée » permettant d’obtenir « des produits absolument lisses sur les quatre faces qui sont d’une régularité absolue, tandis que précédemment la coupe laissait toujours quelques traces sur les faces en bout22 ». Nous avions repéré ces briques pour le parement du temple protestant d’Albi.
32La Tuilerie et Briqueterie de Rieussequel de Larivière fils et Compagnie, quant à elle, accompagne une commande d’essai faite par la SMC, d’un courrier insistant sur sa capacité de production et de livraison durant toute l’année :
Nous attirons tout particulièrement votre attention sur nos briques pressées, que nous pouvons vous livrer à toutes époques, en raison des séchoirs mécaniques que nous possédons23
33En effet, le séchage des briques crues avant leur mise en cuisson était opéré naturellement en les stockant à l’air libre pendant l’été. Le recours à des séchoirs mécaniques permet de passer d’une activité saisonnière à une production continue ce qui assure une disponibilité constante des produits de terre cuite. Le directeur insiste sur la qualité de ses briques pressées en faisant
Remarquer que leur cuisson à haute température (1000 à 1200°) permet d’obtenir des produits uniformément cuits à haute température à l’intérieur comme l’extérieur. Seuls les produits cuits à haute température sont susceptibles d’obtenir les qualités de notre brique24
34Ces deux exemples illustrent le renouvellement technologique régulier dont font preuve ces entreprises pour obtenir des produits de meilleure qualité, livrés toute l’année, pour répondre aux attentes de la clientèle (fig. 5 et 6).
Fig. 5
Document commercial de la Tuilerie de Rieussequel à Saint-Amans-Soult présentant les qualités de la tuile fabriquée au sein de l’usine (SMC 2 807)
© AC Carmaux
Fig. 6
Document commercial de la Tuilerie de Rieussequel à Saint-Amans-Soult présentant les qualités de la tuile fabriquée au sein de l’usine (SMC 2 807)
© AC Carmaux
35Il convient d’ajouter le cas de la briqueterie de l’Écuelle située à Carmaux et appartenant à Albert Thomas. La SMC acquiert l’ensemble du matériel mis en vente en 1917 :
1 grande mouleuse à cylindre commandée par moteur pour barrots pressés ; 1 petit mouleur à cylindre commandé par moteur tuiles creuses et tuiles canal ; 5 courroies ; 10 chariots porteurs à deux roues métalliques ; 1 filière pour barrots pressés ; 1 filière hydraulique double pour barrots pressés ; 1 filière pour brique creuse simple ; 1 moule pour presse à bras, feuillure* de 30/30 ; 1 moule pour presse à bras, demi-barrots ; 1 moule pour presse à bras, pour petite feuillure 30/10 ; 1 moule pour presse à bras, barrots* coins ronds ; 2 moules pour presse à bras, demi-barrots ; 4 moules à la main, en bois, pour barottes, barrots bruts, grandes briques ; 26 fourches pour manutention des briques creuses ; 1 coupeur25
36Cet exemple illustre le fait qu’au sein même d’une briqueterie cohabitent différents outils et procédés de fabrication avec des machines motorisées, des machines actionnées par la force manuelle des ouvriers et des outillages manuels. Ainsi, à la coexistence de grands établissements industriels avec des entreprises artisanales et semi-industrielles, que mettraient en exergue les recherches antérieures, il existerait également une coexistence à l’intérieur même des grandes et moyennes briqueteries, des procédés de fabrication mécaniques, semi-manuels et manuels. Cette production diversifiée de briques offre une variété de briques à la vente.
37Cette diversité dans la chaîne opératoire répond, semble-t-il, à une demande de personnalisation des produits qu’exprimerait la clientèle (architectes, entrepreneurs, commanditaires, etc.). Par ailleurs, la fabrication mécanique de certains produits est un indice de leur vente : une demande importante requiert un volume de production plus grand et un rendement supérieur.
38Au travers des factures, commandes et lettres renseignant sur les délais de livraison, nous pouvons mieux apprécier les relations commerciales qu’entretiennent les gérants de briqueteries avec le directeur des Mines. Les intérêts sont réciproques. La société des Mines s’entoure de prestataires de confiance, avec des prix négociés et des prestations adaptées. Une briqueterie s’assure des revenus réguliers et un client d’importance, pouvant servir de référence.
39Le lien de confiance se tisse grâce à la qualité des marchandises fournies. Le briquetier Jean Rouch fait preuve de déférence à l’égard de son client pour devancer ses concurrents et conserver un marché. La SMC lui demande en décembre 1921 une fourniture de grandes briques 37 x 27 x 6 cm. Après s’être renseigné à Toulouse, il ne trouve qu’une brique aux dimensions approchantes (42 x 28 x 5 cm) et écrit alors :
Je ne prendrais pas sur ma responsabilité de vous procurer pareille marchandise car elle n’est pas du tout à ma convenance, ni comme qualité, ni comme cuisson26
40Le briquetier albigeois, peu coutumier d’un produit qu’il ne fabrique pas lui-même, émet des réserves sur cette brique toulousaine. Il se doit de veiller à la qualité des briques qu’il achemine afin de maintenir une relation de confiance avec son commanditaire.
41Les désaccords ponctuels mettent à l’œuvre les relations commerciales, dont la qualité peut être jaugée pour chacune des deux parties dans la manière d’exprimer les reproches, la nature des solutions proposées pour trouver un terrain de conciliation. Le même Jean Rouch cherche à régler une affaire de livraison jugée irrecevable sur un des chantiers des mines :
Enfin, j’espère que vous vous rendez compte de l’embarras dans lequel vous me mettriez en me refusant ces trois wagons de briques pour lesquels je ne pouvais supposer aucune raison de refus attendue que la première livraison par camion absolument analogue avait été acceptée sans aucune restriction27
42La réponse de la compagnie se veut sévère et circonstanciée :
Notre contrôle agit sans aucun parti-pris et sans rigueur excessive. […] nous sommes en droit d’exiger des barrots filés de qualité comparable aux fournitures les plus courantes du comptoir. Nous reprochons surtout à vos barrots bruts une cuisson à peine suffisante et surtout un manque de rectitude des formes28
43Le briquetier répond en argumentant sur sa probité : « je n’ai pas pour habitude de tromper mes clients », poursuivant « vous pouvez comprendre qu’il ne m’est pas possible de reprendre des envois de cette importance sans subir un très gros préjudice que je ne mérite pas ». Il renchérit : « j’ai continué mes envois pour satisfaire les demandes pressantes que vous aviez adressées au comptoir, et cela au détriment de ma clientèle ordinaire que j’ai sacrifiée pour satisfaire à vos besoins29 ». Il souhaite présenter une solution :
La proposition la plus honnête que je puisse vous faire c’est, en employant ces briques, de rebuter celles qui pourraient réellement être défectueuses s’il s’en trouve et de nous entendre par la suite sur le déchet que vous pourriez constater. C’est une proposition que je ne ferais pas à tout le monde mais que je crois pouvoir faire en toute confiance à une société comme la vôtre30
44Ces correspondances témoignent des relations commerciales nouées au fil des années entre la SMC et ses fournisseurs en briques et tuiles. Elle constitue une piste non négligeable pour éclairer la recherche en histoire de la construction, en histoire des techniques et en histoire de l’architecture.
45L’usage premier des documents convoqués dans cet article (les correspondances envoyées et reçues par la SMC) était la communication entre les Houillières et ses fournisseurs briquetiers au sujet des commandes, des livraisons, des demandes d’informations, des annonces de nouveaux produits ou de perfectionnements technologiques. Nous avons transformé cet usage initial, professionnel, administratif et comptable, en témoignages31, qui sont à la fois éloquents et ordinaires de la vie industrielle de la première moitié du XXe siècle. Témoignages d’hommes dont la voix n’est accessible peut-être qu’au travers de ces échanges épistolaires. Les mots savamment choisis, maniés et agencés écrits à l’encre ou dactylographiés pourraient éclairer sur leurs auteurs, ou tout du moins sur la manière dont ils se présentent à l’autre, leur manière de paraître, de représenter leur entreprise, jouant entre la vérité et le réel32 Selon les conventions sociales, ces briquetiers sont-ils la représentation du modèle entrepreneurial du début du XXe siècle tarnais ? Cécile Dauphin souligne que :
Le témoin produit lui aussi un tri, un scénario, une version du réel. Sa vision est bridée par ses propres catégories de perception, par le jeu interactif entre les correspondants, par la position qu’il occupe sur l’échiquier social et par la compétence à se jouer des codes33
46Cet « assemblage » de lettres propose ainsi un segment de la vie de ces entrepreneurs. Les conditions inhérentes à leur activité d’avant la première lettre inaugurant les relations commerciales et celles d’après la dernière lettre achevant un contrat ne sont pas appréciables. Il est possible qu’un entrepreneur mentionne des conditions passées pour valoriser un progrès technologique mais ces données ponctuelles et parcellaires doivent être considérées avec précaution, car pouvant être inventées.
47Nous pensons qu’il est possible d’historiciser ces témoignages34 pour participer à une histoire des acteurs de la construction35 L’étude approfondie de ce corpus de témoignages, devenu « objet historique36 », s’inscrirait sous le prisme de l’histoire sociale, économique et technique, à travers une approche collective, celle de la filière briquetière locale par exemple, et dans une approche individuelle, au prisme de chaque personnalité prise au sein de ce groupe. Cet observatoire social permettrait d’écrire une histoire collective et individuelle qui viendrait compléter les études existantes davantage globalisantes, en s’intéressant à d’autres entités que celles régulièrement étudiées.
48Les données extraites des lettres sur les matériaux de construction, notamment les briques de terre cuite, éclairent en partie la disponibilité des matériaux dans la première moitié du XXe siècle dans le Midi toulousain. Pour cette période, il est vrai que peu d’options s’offrent aux chercheurs pour identifier les matériaux prescrits par les architectes, mis en œuvre par les différents corps de métier et ceux faisant l’objet d’arbitrage au stade du projet.
49Une étude in situ des édifices permet d’identifier uniquement les matériaux laissés bruts, non revêtus d’un enduit. Les photographies de chantier pourraient venir en complément en proposant un état inachevé de l’édifice (avant l’application d’un enduit par exemple) mais elles sont très rares pour la période et ne concernent généralement que des équipements communaux (groupes scolaires, « habitations à bon marché », bibliothèque, bains-douches, etc.).
50En ce qui concerne les archives, les permis de bâtir sont constitués exclusivement de dessins présentant plans, coupes et façades. Les matériaux employés ne sont qu’exceptionnellement mentionnés.
51Seuls les dossiers de projets d’équipements communaux et ceux de projets conservés dans un fonds d’archives d’architectes sont riches. Les premiers sont d’ailleurs souvent doubles : un dossier conservé en archives départementales et un en archives municipales, présentant des stades d’avancement différents d’un même projet et donc, possiblement des choix constructifs variables. Toutefois, les dossiers sont inégaux d’un projet à un autre37 Leur constitution tient au service ou à l’architecte qui a produit le dossier, accumulé les documents graphiques et écrits au moment du projet (de la délibération municipale aux derniers ordres de paiement), de la manière dont ils ont été organisés, classés avec rigueur ou non. Elle dépend également de la vie du dossier en parallèle de la vie de l’édifice : des pièces ont-elles été extraites en prévision d’un entretien ou d’une extension ? Un tri a-t-il été opéré au sein du dossier initial ? Et ensuite, la manière dont le dossier se présente à nous lors de sa consultation en salle de lecture en archives appartient aux archivistes qui ont enregistré le dépôt/versement : le contenu a-t-il fait l’objet d’un tri ou d’une réorganisation ? À l’intérieur de ces dossiers de projet d’équipements, les principaux documents qui renseignent les choix de matériaux sont le devis estimatif et le devis descriptif, rédigés par l’architecte, et le mémoire de travaux réalisé par l’entreprise en fin de chantier. Si les devis sont régulièrement présents, en tant que pièce constitutive du dossier d’adjudication, le mémoire de travaux n’est que rarement conservé. Pourtant, la comparaison des deux documents (devis et mémoire) livre des informations précises sur la dénomination des matériaux, leurs dimensions, les caractères, leurs prix et leurs mises en œuvre et permettent de saisir des changements constructifs entre les étapes du projet et du chantier sans pour autant en motiver les raisons.
52Aussi riches et précieux soient-ils, ces documents sont réservés aux projets d’édifices publics municipaux et départementaux laissant l’architecture civile et la construction courante sans donnée sur les matériaux.
53Ainsi, les correspondances de la SMC avec ses fournisseurs constituent un corpus d’étude original qui ouvre de nouvelles pistes d’études sur les matériaux de construction. Nous l’avons esquissé pour les briques de terre cuite, les autres matériaux restent à étudier. « L’architecture étant un art éminemment matériel38 », comprendre les rapports qu’entretiennent les bâtisseurs avec les matériaux est incontournable pour comprendre la production architecturale. Nous pensons que le choix d’un matériau par les architectes, ingénieurs, constructeurs et commanditaires à une époque donnée est révélateur de leur éducation, de leur formation, de leur culture, de leur cercle familial et amical, de leurs ambitions, du développement de leur savoir-faire tout au long de leur carrière. Cette recherche entend renouveler les approches méthodologiques en considérant « la technique comme l’élément moteur à partir duquel interroger l’histoire du projet et plus largement de notre environnement bâti39 ». Selon Valérie Nègre, elle devrait permettre une critique des concepts opératoires de l’architecture et des techniques qui ont pris, au fil des ans, une place déterminante40 » et « apporter un éclairage nouveau tant à l’histoire des conditions proprement techniques de l’art de construire, qu’à celle de la composition architecturale, l’art du projet d’architecture41 ».
54Ce nouveau corpus agencé au croisement de la littérature commerciale imprimée (catalogues de fabricants, prospectus, publicités, annonces, etc.) et de la correspondance d’ordre privé pourrait susciter l’intérêt des historiens de l’architecture dans la constitution et l’analyse du réseau professionnel, artistique et commercial des matériaux de construction en corrélation avec la production architecturale. Cette voie permettrait de « se donner aussi les moyens de mieux connaître le monde de la construction courante et anonyme, celui des fabricants et de la petite entreprise que l’on connaît si mal encore ». Nous l’envisageons comme une contribution à une histoire de l’architecture jugée encore trop formelle, stylistique et hagiographique42 Elle pourrait donner lieu à la création de nouveaux objets de recherche et à l’écriture de nouvelles histoires en histoire de l’architecture, reconsidérant la production architecturale locale et la construction courante, peu étudiées dans l’historiographie de l’architecture du début du XXe siècle.