- 1 - Remerciements : cet article est tiré d’un mémoire de recherche intitulé « La seigneurie de Montpe (...)
- 2 - Après la défaite de Charles II de Navarre, face au roi de France à Cocherel en 1364, le traité d’ (...)
1Au cours du dernier tiers du XIVe siècle, la seigneurie de Montpellier est partagée entre deux royaumes2. Charles V, roi de France et Charles II, roi de Navarre administrent cette possession à distance. L’écrit est donc indispensable pour gouverner et les documents se multiplient. Pourtant ces nombreuses traces n’ont pas toutes été conservées, notamment sous l’administration de la seigneurie de Montpellier par le roi de Navarre. À ces lacunes s’ajoute l’absence d’études approfondies. La redécouverte d’archives devient alors le point de départ de nouveaux questionnements.
- 3 - Thèse qui portait sur l’étude des compoix montpelliérains. MARIN-RAMBIER, 1980.
- 4 - MARIN, 1991, p. 77-114.
- 5 - L’archéologie des écrits est renouvelée dans les années 1960-1970 grâce à un nouveau courant hist (...)
- 6 - MORSEL, 2000, p. 3-43.
- 7 - L’expression est empruntée à l’historiographie allemande et notamment à Hagen Keller qui développ (...)
2Lorsque l’historien Jean Combes repère à Pau un registre de comptes montpelliérain tenu sous l’administration navarraise, il le signale à Anne-Catherine Marin en raison de l’étude qu’elle a réalisée sur Montpellier au cours de sa thèse d’École des Chartes3 et du nouveau poste qu’elle occupe à Pau. Elle publie ce document en 1991 dans le volume d’hommages à Jean Combes4. Le parcours archivistique de ce document explique qu’il ait longtemps échappé aux historiens et particulièrement aux spécialistes de l’histoire montpelliéraine. Le « compte de recettes et dépenses du roi de Navarre, seigneur de Montpellier » est élaboré à partir de billets et de quittances. Il vise à attester la bonne méthode comptable appliquée par le trésorier et l’état de la seigneurie auprès du pouvoir navarrais. Les documents comptables sont des sources inestimables par leur précision et le large éventail de domaines qu’ils couvrent, mais également par leur matérialité5. Le retour à la matérialité des textes interroge la place spécifique que tient l’écrit au Moyen Âge et les conséquences de la « révolution documentaire » du XIIe siècle sur la communication médiévale. Le passage d’une communication fondée sur l’oralité à celle fondée sur la « scripturalité »6 développe aussi la notion d’écriture pragmatique7 qui permet un nouveau regard sur les écrits comptables et sur leur portée culturelle et sociale. L’écrit doit alors être pensé d’une manière fonctionnelle en étudiant la pratique autour du document et son impact sur la société et les hommes.
- 8 - Thèse soutenue en 2006, voir la publication : CHARON, 2014.
- 9 - CHARON, 2009, p. 7-50. Il note un arrêt à Montpellier afin de se renseigner sur l’état de la seig (...)
3La publication de ce registre de comptes en 1991 par Anne-Catherine Marin participe à la transmission du patrimoine archivistique. Cette édition est accompagnée d’une présentation du document (contexte, description matérielle, principales thématiques), mais par nécessité de concision certains aspects ont été mis de côté : des manques dans le texte, des paragraphes laissés vides ou des notes marginales. Ces absences s’expliquent aussi par une publication en 1991, au début de nouvelles orientations de recherche sur les pratiques de l’écrit, considérablement amplifiées depuis. Cette première étude est néanmoins pionnière et très précieuse. En attestent les recherches de Philippe Charon qui a exploité certaines données de ce registre dans sa thèse8 et dans un article sur le voyage de la reine de Navarre, à Évreux en 13739.
- 10 - Cf. Le mémoire de Master, DOMONT, 2021. En cours de référencement au laboratoire CRISES, Universi (...)
4De ces travaux, il a été possible de développer de nombreux axes au cours de deux années de recherches10, dont un seul est abordé dans cet article. L’accent a été mis sur l’analyse même de ce cahier de comptes et sur ce qu’il dit d’une histoire en mouvement à la croisée de celle de deux royaumes et de Montpellier. Son appréhension débute par l’histoire de sa conservation et de ses péripéties archivistiques. De cette manière, on comprend ce qui le distingue du reste de la comptabilité sous administration navarraise et quelles conditions ont permis sa conservation. Faire l’archéologie du document et considérer la source dans ses aspects matériels et techniques permet par la suite de lier l’écrit et le support. En effet, en tant qu’objet, il est à même d’apporter des renseignements uniques et complémentaires au contenu, sur la rédaction des comptes, les procédés de relecture et l’organisation du trésorier. L’analyse codicologique du document qui s’attarde, entres autres, sur sa matérialité doit ainsi précéder l’étude des informations consignées. Une connaissance précise du contexte de production et des pratiques employées guide la recherche et éclaire certains points historiques. Le document se révèle alors sous un angle différent et laisse apparaître la stratégie politique navarraise.
5Les enjeux historiques croisent souvent les enjeux archivistiques car l’étude d’un sujet dépend des sources dont on dispose. Par exemple, l’administration royale à Montpellier aux XIIIe et XIVe siècles est très peu documentée. La comptabilité royale a totalement disparu des archives de la ville et il ne reste que ce registre de comptes. Ce constat a induit la principale interrogation de l’étude : quelles sont les conditions qui ont abouti à la conservation de ce registre de comptes et d’aucun autre ?
- 11 - Véronique Lamazou-Duplan a porté à ma connaissance le travail d’Álvaro Adot Lerga. Ce dernier a p (...)
6Le parcours archivistique du registre a débuté à Pampelune et peut être retracé précisément dès le XVIe siècle à partir des annotations portées sur le dernier folio du registre11 (fig. 1).
Fig. 1
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, cotes archivistiques notées au verso du dernier feuillet et attestant des différentes étapes de conservation, E 522. D’après A. Alvaro Adot Lerga, 2017 : en noir, inventaire E 1, 1581-1584 ; en bleu, inventaire de la décennie 1840-1850 ; en rouge, ajout de Paul Raymond pour la réorganisation du Trésor des chartes vers 1860 ; en violet, la cotation actuelle
Laure Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
- 12 - LEROY, 1984, p. 182.
- 13 - GOULET, HERREROS LOPETEGUI, 2012.
7En 1479, les Foix-Béarn accèdent au trône de Navarre et en 1484 Catherine de Foix-Béarn devient reine. Dès la fin du XVe siècle, les rois navarrais se partagent donc entre Pampelune et le Béarn, avant de s’installer de manière pérenne en Béarn et en Basse-Navarre à partir de 151212. Les archives de Navarre suivent probablement ces déplacements, mais ont pu également les précéder puisqu’il est très probable qu’une partie ait été transférée avant 151213. Les documents qui sont envoyés en Béarn ont été choisis au préalable et le registre de comptes que nous étudions a fait partie de cette sélection.
- 14 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 519. Ce document a été remarquablement étudié par MARTEEL, 2017.
- 15 - LAMAZOU-DUPLAN, 2010. Voir également CHARON, 2016, p. 137-157.
- 16 - LAMAZOU-DUPLAN, 2019, p. 149-166. Cette hypothèse est renforcée par un mandement de Catherine de (...)
- 17 - GOULET, HERREROS-LOPETEGUI, 2012, p. 61-77.
- 18 - CADIER, 1888, p. 47-90. Cette importante conservation est due à un nouveau système d’enregistreme (...)
8Initialement ce registre était conservé à Pampelune avant de rejoindre le Béarn et le donjon de Pau, comme d’autres documents, par exemple, un rouleau de comptes de Philippe d’Évreux et de Jeanne de Navarre, à propos de leurs domaines normands, pour les années 1329-133014 ou encore le cartulaire dit de Charles II de Navarre. Ces documents ont pu être conservés afin d’attester les droits des rois de Navarre, et dans le cas du rouleau « normand » ou du registre montpelliérain, l’étendue du royaume de Navarre en France et l’ancienne possession de la seigneurie de Montpellier. Ils pourraient également avoir formé un ensemble cohérent avec le cartulaire dit de Charles II15. C’est d’autant plus plausible que celui-ci se clôt sur un dossier documentaire qui retrace l’histoire des droits de Charles de Navarre sur Montpellier. Les travaux d’Anne Goulet, de Susana Herreros Lopetegui et des éditeurs du cartulaire dit de Charles II indiquent plutôt une sélection de quelques pièces et non pas une copie systématique dans les inventaires successifs. Le transfert de certains documents de Pampelune à Pau ne doit donc probablement rien au hasard ou à la hâte. Ces écrits ont dû être préparés et envoyés avant l’été 1512, lors de l’épisode de la conquête de Ferdinand d’Aragon16, voire bien avant 151217. Cette volonté de conservation est relevée par Léon Cadier qui indique qu’en dépit des lacunes archivistiques, le règne de Charles II est le mieux documenté avec cent-trente-trois registres conservés18.
- 19 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 1, dressé vers 1581-1584 d’après les études d’A. Adot Lerga et de Ph. (...)
- 20 - ROBLIN, 2009, p. 62.
- 21 - Il est directeur des archives des Basses-Pyrénées de 1858 à 1877.
- 22 - MARIN, 1991, p. 71-114.
9Le moment précis où ce registre a rejoint le donjon du château de Pau est difficile à établir, mais il est listé dans l’inventaire dressé au début des années 158019. Jusqu’au XIXe siècle, les archives sont encore conservées au château de Pau et ne rejoignent le dépôt des archives départementales de la préfecture qu’en 183520. De 1835 à 1857, Joseph Ferron, directeur des archives, réorganise les fonds et procède à une nouvelle cotation du Trésor des Chartes. De 1858 à 1877, l’archiviste Paul Raymond21 reprend le classement et modifie la cotation dans les années 1860. À ce moment « n° 2 » et « L° 12 » sont ajoutés au dos du registre (fig. 1). En novembre 1908, un incendie ravage les bâtiments de la préfecture des Basses-Pyrénées et oblige à répartir les archives entre l’ancien couvent des Ursulines et le Parlement de Navarre22 ; elles sont ensuite transférées en 1971 dans l’actuel bâtiment des archives départementales des Pyrénées-Atlantiques.
- 23 - MARIN, 1991, p. 71.
- 24 - MAZURE, 1839, p. 594.
- 25 - ROBLIN, 2009, p. 62.
- 26 - Pour des cotes allant de E 513 à E 593 aux AD Pyrénées-Atlantiques.
10Au XIVe siècle, ces comptes montpelliérains ont donc été envoyés à Pampelune pour y être vérifiés et conservés une fois l’exercice comptable terminé. Ils sont arrivés entre la fin du XVe siècle et 1512 au château de Pau et y ont été conservés dans une salle réservée au domaine de Navarre23. Leur périple s’achève par leur enregistrement aux archives départementales des Basses-Pyrénées, devenues archives des Pyrénées-Atlantiques, sous la cote E 522. Le registre rejoint le fonds dit « Trésor des chartes de Pau » qui rassemble les archives anciennes de la couronne de Navarre, soit des centaines de documents de nature variée : des chartes et des pièces historiques provenant de la Chambre des comptes et de l’intendance24… La constitution progressive de ces archives, devenues Trésor des chartes, a pour cadre différents chartriers des domaines de la famille royale de Navarre, dont le château de Pau à partir de la fin du XVe siècle. On sait qu’au XVIe siècle, les archives sont abritées dans la tour carrée, dans des armoires distinctes pour chaque domaine. Depuis les années 1860 et la réorganisation des archives par Paul Raymond, ce fonds est classé dans la série E « Titres de familles, notaires et tabellions, communes et municipalités, corporation d’art et métiers »25. Dans le détail, il est composé de quatre rubriques, dont celle qui contient les comptes de la seigneurie de Montpellier : « Titres de la famille royale de Navarre et d’autres familles nobles », et plus particulièrement dans la sous-rubrique « Famille royale de Navarre ». À l’intérieur, les rubriques correspondent aux différents domaines de la famille de Navarre, telles que « Albret », « Armagnac », « Béarn », « Bigorre », « Foix »… et « Royaume de Navarre », pour la période de 1282 à 177426.
- 27 - AD Pyrénées-Atlantiques, 1 J 290. Cet inventaire a été étudié de façon approfondie par Álvaro Ado (...)
- 28 - MARIN, 1991, p. 71-114. Les renseignements sur l’inventaire des archives E 1 aux AD Pyrénées-Atla (...)
- 29 - À cette époque, il est garde du Trésor des Chartes.
11Le Trésor des chartes et les documents qui le composent sont donc attestés au château de Pau depuis le XVIe siècle et au moins depuis 1533, date à laquelle est commencé le plus ancien inventaire des archives entreposées dans le donjon palois27. On remarquera cependant que les comptes de la seigneurie de Montpellier sont absents de ce premier inventaire, probablement à cause d’un choix archivistique, et ne sont mentionnés que dans un second inventaire des années 158028. Cette cotation est la plus ancienne inscrite au verso du folio 28. L’inventaire E 1 est dressé par M. de Cachalon29 qui recense de façon précise ce registre sans couvrure, formé de cahiers, dans le chapitre intitulé « des droictz qui sont et apparthiennent au roy dans son royaume de Navarre » :
- 30 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 1, fol. 50r°.
Ung Cayer en papier Contenant le compte rendu par mtre Michael daguerre recepveur de la ganelle et Imposition pour le Roy don carlos de Navarre seigneur de Montespaa et autres lieux cotté II30
12Une mention similaire est inscrite au folio 28v° (fig. 1) avec d’autres cotes anciennes et notamment la cote « II » qui renvoie à l’inventaire.
Navarre Droicts apparthenant au roy
Comte rendu maitre michael daguerre Receveur de la gabelle et impositions pour le Roy don carlos de navarre seigneur motespa et autres lieux
II
13Dans ce chapitre, trois autres documents isolés sont aussi répertoriés : deux se rapportent aux prétentions de la couronne d’Espagne sur la Navarre. Le dernier est un compte de recettes et de dépenses daté de 1329 ayant déjà fait l’objet d’une étude approfondie31, coté aujourd’hui E 519 aux archives départementales des Pyrénées-Atlantiques.
- 32 - 27 octobre 1737 incendie à la Chambre des comptes, informations extraites des travaux de Philippe (...)
14Un seul exemplaire de ces comptes est conservé, celui destiné au roi de Navarre. Néanmoins dans le cadre d’une administration seigneuriale aux droits partagés, au moins une copie devait être destinée au roi de France. Peut-être même un troisième exemplaire pour que la seigneurie conserve une trace des comptes. La conservation de ce document est exceptionnelle. Par son transfert et son archivage en Navarre, il a échappé à la centralisation des documents à Paris. Par conséquent, contrairement au reste de la comptabilité de la seigneurie de Montpellier sous administration royale, il a réchappé à l’incendie de la Chambre des comptes de Paris en 173732.
- 33 - De manière générale cette étude a été grandement aidée par le guide édité de l’IRHT, ainsi que pa (...)
15Ce registre est formé de quatorze feuilles de papier pliées en leur milieu selon le pliage in-folio, assemblées et liées par un fil cousu le long de la pliure33. Il s’ouvre sur les recettes qui occupent douze folios ; suivent ensuite quinze folios pour les dépenses, tandis qu’un folio vierge sépare les deux parties des comptes. La mise en page sans ostentation et l’absence d’enluminure sont typiques d’un document technique, de travail. Le texte est lisible, organisé et justifié dans un dispositif composé de deux colonnes, séparant corps du texte et montants des transactions.
- 34 - Pièce rectangulaire de parchemin, de papier..., pliée en son milieu pour former deux feuillets.
- 35 - Dessin imprimé dans l’épaisseur d’un papier et qui se voit par transparence.
- 36 - Cf. infra.
- 37 - Cela signifie que le filigrane se trouve entre deux lignes de chaînettes. La portée correspondant (...)
- 38 - BRIQUET, 1907, p. 46. Plus précisément à Pise.
- 39 - GEHIN, 2017, p. 41.
16Tous les bifeuillets34 sont marqués à l’identique, ce qui contribue à l’unité codicologique du document. Ils proviennent vraisemblablement de la même commande et ont dû être achetés simultanément afin de réaliser ce registre. Le filigrane35 représente la partie antérieure d’un demi-bœuf (fig. 2), posé sur une vergeure fine36 et intégré dans une portée37. Il correspond à la référence 2729 du Briquet qui renvoie à une fabrication italienne en 137438. Les filigranes peuvent se trouver à gauche ou droite de la trame et plus rarement au centre39. Le sens du filigrane varie donc selon l’orientation du bifeuillet lors de la constitution du cahier. D’après les relevés (fig. 3) seuls quatre filigranes sont droits, c’est-à-dire que les cornes de l’animal sont pointées vers le haut et que le museau et les membres antérieurs sont dirigés vers la droite. Dans les autres cas, les bifeuillets sont inversés, soit entre la gauche et la droite, soit entre le haut et le bas.
Fig. 2
Rapprochement entre le filigrane présent dans le registre et le fac-similé qui a permis de localiser et de dater le papier
(gauche) © AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, fol. 13r°. / (droite) BRIQUET, 1907, p. 528
- 40 - Papier à la cuve ou à la forme fabriqué feuille à feuille, en moulant dans une forme la pâte puis (...)
- 41 - La mesure correspond à 10 vergeures et à 10 intervalles.
- 42 - Anciennement dénommés pontuseaux. Les bifeuillets étudiés en comptent dix.
17Le papier contient d’autres détails transférés par la fabrication à la cuve40. Afin de simplifier l’analyse des bifeuillets, une schématisation a été réalisée (fig. 3). La forme et les fils vergeurs en laiton, qui la composent, laissent des vergeures horizontales. Ces traces fines sont espacées de 28 mm41 et sans aucun signe de déformation. Perpendiculairement à ces marques, les lignes de chaînettes42 verticales maintiennent les vergeures ensemble et forment la trame. Les vergeures sont perceptibles à l’œil nu, contrairement aux lignes de chaînettes qui sont bien moins nettes. Normalement espacées de 41 mm, les lignes de chainettes s’élargissent de 10 mm lorsque la portée contient le filigrane.
Fig. 3
Schématisation et mesures d’un bifeuillet extrait du registre
© L. Domont
- 43 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, fol. 14v° : « Item pro presenti libro empto a Petro del Bac merce (...)
- 44 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, fol. 26v° : « Item pro quadam manu papiri empta ad usum dicte the (...)
18Le dernier détail que l’on peut donner sur le papier est son prix puisqu’en août 1374 le registre consigne le coût d’achat de ces quatorze bifeuillets de papier italien43 et d’une main de papier44.
- 45 - Les folios 1r° et 28v° qui correspondent au premier et au dernier feuillets du registre de compte (...)
19Le cahier est aujourd’hui conservé à plat, mais une trace de pliure en son milieu suppose un précédent moyen de conservation (fig. 4). L’ancienneté du document et les premières conditions de sa conservation ont causé des irrégularités et des déchirures sur certains bords, même s’il est globalement en très bon état45. Le bifeuillet extérieur est le seul à être détaché du cahier, les autres feuillets sont toujours reliés et les fils de coutures sont intacts.
Fig. 4
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, traces de pliages au centre du cahier et déchirures sur certains feuillets, E 522, fol. 6v°-7r°
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
20Les dégâts les plus importants concernent les feuillets 7, 8, et 9 qui sont déchirés dans le coin inférieur (fig. 4), rendant la lecture de certaines sommes plus difficile. En dépit de son bon état général, le papier est parsemé de taches brunâtres et violacées résultant de la mauvaise conservation et de taches d’encre bleues. Des piqures d’épingle se devinent également sur plusieurs folios, comme des vestiges de papiers ou de notes brièvement attachés au registre. L’écriture, quant à elle, est lisible sur l’ensemble du manuscrit. Le soin apporté à la confection de ce document indique une préparation du papier par le scribe avant le travail de rédaction46. Pourtant, l’observation ne permet de déceler ni marques de réglures, ni lignes ; les vergeures ont probablement servi de repères. Le tracé régulier de colonnes pour les items et les sommes pourrait aussi suggérer un cadre pour cerner la zone consacrée au texte, comme cela existe pour d’autres documents, mais sans certitude. L’absence de délimitations n’empêche pas le texte d’être justifié et de suivre des mesures fixes (fig. 4 et 5).
21Outre l’organisation de l’espace dédié à l’écriture, la plume en elle-même est très soignée et les ratures sont rares. Ces constatations émettent l’hypothèse d’une mise au net et non d’une rédaction directe, afin de produire un résultat homogène.
22Afin d’organiser les feuillets, le scribe inscrit en chiffres romains à l’encre brune une foliotation dans les coins supérieurs. Il distingue recettes et dépenses en recommençant la numérotation après les folios de séparation. Une foliotation moderne s’y ajoute, en chiffres arabes et à l’encre bleue, qui comptabilise tous les feuillets, mêmes vierges. Un détail distingue la foliation initiale des recettes et des dépenses. Alors que le scribe commence avec la numérotation romaine suivante : I, II, III…, VIII, IX, X…, il numérote le neuvième folio des dépenses « VIIII ». Il a pu oublier où il en était et renuméroter le huitième folio, avant de se rendre compte de son erreur et de corriger le plus proprement possible.
- 47 - PARISSE, 2006, p. 31-37.
23Le scribe utilise une écriture cursive de style gothique, caractérisée par des « a » à simple ove, des « f » et des « s » longs filant sur la ligne et des lettres à hastes avec des boucles. Ces spécificités laissent parfois la place à des variations dans la proportion et le tracé des lettres qui sont l’empreinte personnelle du scribe. La recherche d’un gain de temps qui caractérise les écrits pratiques et administratifs se retrouve dans l’emploi d’abréviations. Ce registre permet d’en étudier trois types : par suspension, par lettres suscrites et par contraction47.
- 48 - ZERDOUN BAT-YEHOUDA, 1983, p. 20-21. Aux pages 306 et 307, la recette d’une telle encre, entièrem (...)
24L’encre est très bien conservée, sans dégradation, bavure ou corrosion du papier. Les différentes nuances sont dues à la mise au net, à un temps de pause, puis à l’inscription de corrections après la relecture. La couleur du texte varie du brun foncé au brun pâle, cela exclut d’office l’utilisation d’une encre noire au carbone. Elle pourrait correspondre à une encre incomplète désignée sous le type B et dépourvue de sel métallique48. L’uniformité de l’écriture met en exergue que le dernier item du registre a dû être ajouté par une autre main, car il est rédigé avec une plume plus fine et l’encre est plus sombre. La formation des lettres n’est pas non plus la même et « Item » est cette fois écrit en toutes lettres (fig. 5).
Fig. 5
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, dissemblances entre deux mentions qui semblent indiquer une seconde main dans l’écriture du registre, E 522, fol. 28r°
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
- 49 - Le temps contraint de cette étude n’a pas permis de rechercher dans les archives (à Montpellier, (...)
- 50 - Cf. infra.
25L’analyse de l’écriture n’a pas pu être comparée avec d’autres écrits du trésorier49 Miquel Daguerra50. Il pourrait tout aussi bien s’agir de l’œuvre d’un scribe. L’écriture cursive et l’emploi d’abréviations laissent seulement supposer que la personne qui a rédigé ce registre avait l’habitude de manier la plume.
26L’homogénéité du document fait d’autant plus ressortir certains manques dans les mentions, ce qui donne des indications sur la manière dont le document a été pensé et réalisé (fig. 6).
Fig. 6
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, mention incomplète, dans le cas d’un paiement de droit de lauzimes, E 522, fol. 2r°
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
27Les espaces laissés vides correspondent à des événements antérieurs auxquels le scribe fait référence et à propos desquels il doit chercher les informations dans d’autres documents, tels que des actes notariés. Il n’a visiblement jamais eu le temps ou l’occasion d’effectuer des recherches complémentaires ou n’a pas trouvé essentiel de les rajouter. Des espaces plus importants sont également laissés entre les paragraphes et suggèrent que l’ajout d’items était prévu, que certaines recettes ou dépenses étaient attendues et n’ont finalement pas eu lieu (fig. 7).
Fig. 7
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, espace laissé libre pour inscrire deux recettes a priori prévues, E 522, fol. 11r°
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
28En dehors des zones de textes, les marges du document comportent quelques rajouts, renvois et autres mentions propres à l’organisation du scribe (fig. 8).
Fig. 8
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, exemple de renvois avec le signe « II » dans le corps du texte, E 522, fol. 4r°. Le scribe signale que la mention rajoutée en bas de page est liée au second item car il s’agit du paiement des lauzimes dans le cadre d’un échange entre deux devèses (pâturages réservés) et un hôtel
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
29Certains items sont notamment marqués du signe « // », mais la signification de ce code ou repère n’a pas pu être établie (fig. 9).
Fig. 9
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, signe distinctif visible à plusieurs endroits dans la marge, E 522, fol. 3v°
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
30La marge sert également à inscrire des annotations, par exemple pour rappeler que seulement la moitié de la somme de cent-cinquante francs attendue a été payée ce jour et qu’un délai de paiement a été accordé par le juge de la cour du palais jusqu’au premier jour de carême (fig. 10 et 11). Cette note permet ainsi au trésorier de penser à récupérer soixante-quinze francs puisque, en cas d’oubli, c’est à lui de compléter la somme.
Fig. 10
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, annotation inscrite dans la marge pour compléter la recette et signaler que la totalité de la somme n’a pas été versée, E 522, fol. 9r°.
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Fig. 11
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, mention marginale face à un item vide, E 522, fol. 20r°.
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31Des conventions d’écriture sont également employées pour faciliter la relecture et la vérification des documents comptables. Cela prend la forme de petits tirets qui ferment chaque ligne afin de garder une homogénéité dans la rédaction des paragraphes ou afin d’éviter l’ajout de texte. Les sommes en chiffres romains dans le corps du texte sont aussi soulignées.
- 51 - 10 février 1374 ancien style.
32La période couverte par les comptes est de six mois pleins, du 22 juillet 1374 au 10 février 137551. Deux registres devaient probablement être tenus dans l’année pour fournir un état des lieux plus régulier des finances de la seigneurie, ou bien par pure commodité afin de ne pas avoir de registres trop imposants. On remarquera que ces comptes ne commencent pas aux dates habituelles à Pâques, le 2 avril en 1374, ni même à l’Annonciation le 25 mars qui marque le début de l’année consulaire à Montpellier, mais bien fin juillet. Le style navarrais est également différent, les comptabilités sont tenues pour une année de janvier à décembre.
- 52 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, fol. 14r° : incipit. « Suivent les dépenses engagées par maître M (...)
Sequntur expense facte per discretum virum magistrum Michaelem Daguerra thesaurarium predictum videlicet a die XXII mensis julii anni domini millesimi CCCLXXIIII in antea52.
- 53 - AC Montpellier, AA 9, annales occitanes, fol. 130r°, voir édition en ligne du Petit Thalamus. Apr (...)
- 54 - La reine de Navarre détient à cette époque la qualité de lieutenante-générale, « Jehanne, ainsnee (...)
33La date du 22 juillet pourrait correspondre au départ de Charles II de Montpellier le 22 juillet 1372, après sa première visite en personne dans la seigneurie53. Le roi aurait ainsi regagné la Navarre avec le premier registre de comptes de l’année. Cela peut également être rapproché de la visite de la reine de Navarre du 17 mars au 20 juillet 1373. Néanmoins, dans son cas elle quitte la seigneurie pour la Normandie il est donc peu probable qu’elle ait emporté les registres. L’autre hypothèse envisageable est celle d’une procédure d’audition des comptes qui se serait tenue sur place sous l’égide de la reine54. Cette procédure aurait rendu inutile l’envoi des registres de l’année 1372-1373 à Pampelune et expliquerait également leur absence archivistique. Ainsi, les comptes reprenant à cette date deux années consécutives le trésorier Miquel Daguerra aurait commencé le nouveau registre au même moment, en juillet 1374.
34Cette comptabilité suit un découpage temporel par quarts, à partir de la Saint-Michel55 qui correspond aux différents paiements des loyers et rentes collectés au cours de l’année (fig. 12). Le premier quart de la Saint-Michel s’achève fin décembre et est entièrement couvert par le registre, le deuxième quart l’est partiellement, environ un mois couvert, tandis que le troisième quart, de mars à mai, est totalement absent. Enfin le dernier quart qui se termine à la Saint-Michel est incomplet et ne couvre que deux mois et trois jours.
35Les premiers enregistrements devaient se faire, de manière indifférenciée et chronologique, sur des cahiers différents. Un pour chaque quart, donc manifestement trois dans ce cas.
Fig. 12
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, annotation, pied-de-mouche plein précédé d’une annotation qui signifie le début d’un quart ; E 522, fol. 5r°.
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
36Les divisions de la Saint-Michel sont signalées par des pieds-de-mouche pleins dans la marge et sont accompagnés de la mention « Hic incipit quartonus Sancti Michaelis ». D’autres pieds-de-mouche, cette fois vides, signalent l’insertion de comptes de chantiers, comme dans les dépenses (fig. 13).
Fig. 13
Pau (Pyrénées-Atlantiques), archives départementales, pied-de-mouche vide sans annotation afin de distinguer l’insertion de comptes de chantiers ; E 522, fol. 22r°.
L. Domont © AD Pyrénées-Atlantiques
37Cinq pieds-de-mouche sont présents dans la marge, chaque fois en face de lettrines plus grandes et plus calligraphiées que les autres. Deux pieds désignent des divisions temporelles et l’un des quarts, au folio 19r°, n’est pas annoncé par un pied-de-mouche.
- 56 - Elle décède en 1373 au cours d’un voyage en Normandie. Voir CHARON, 2009, p. 47 ; ONGAY, 2006.
38Les trois autres pieds sont des insertions de comptes de chantier qui sont exclusivement dans les dépenses. Le premier sert à distinguer au folio 22r° les dépenses et réparations réalisées dans la maison de Joan Gros, bourgeois de Montpellier, afin de conserver les affaires personnelles de la reine Jeanne de Valois, épouse du roi de Navarre, décédée à cette date56. Le deuxième au folio 24r° concerne les travaux des nouveaux bains de la ville et le dernier au folio 24v° ceux de la forteresse de Castelnau. Les dépenses sont ensuite compilées de manière indifférenciée pour tous les chantiers.
- 57 - GOODY, 1979.
- 58 - Sur la culture de l’écrit, voir CLANCHY, 2013.
- 59 - CHASTANG, 2008, p. 245-269.
39La constitution et la composition du registre apportent des renseignements sur les pratiques d’écritures. Ainsi, dans la continuité des travaux sur la literacy57 qui permettent de faire une histoire de l’écrit sans la réduire aux formes de techniques et de savoir-faire, les comptabilités sont intégrées à l’histoire culturelle et sociale, des savoirs et des pouvoirs médiévaux. L’aspect matériel58 fait également partie de l’étude des sources quand il est considéré comme un « processus historique ». Il confère alors plus de profondeur car il ne dissocie pas le document de sa production ou des usages qui en étaient faits59.
40Dans le contexte d’une double gestion franco-navarraise de la seigneurie de Montpellier, il est intéressant d’essayer de comprendre à partir de quel modèle ce registre a été construit.
- 60 - Variété romane dérivée du latin.
41Les comptes de l’administration royale navarraise tenus la même année, comparés à ceux de Montpellier, font ressortir certaines dissemblances. En Navarre les comptes sont en romance60 et non en latin. Le total des sommes engagées est également reporté en bas de pages, soit constamment, soit à défaut à chaque fin de chapitre. Le texte est alternativement décalé à gauche ou à droite du feuillet et la marge sert à noter une brève analyse de la dépense ou un commentaire. Il n’y a pas non plus d’alignement des sommes par colonnes, alors que dans les comptes de l’administration royale française la colonne consacrée aux données chiffrées est constamment à droite, et c’est ce modèle que suit le registre de la seigneurie de Montpellier. Autre différence, les comptes navarrais sont divisés en chapitres thématiques ou en fonction de localités. À l’intérieur de chaque section, l’organisation est chronologique. Le registre du trésorier de Montpellier ne définit pas de chapitre et n’indique les séparations thématiques ou chronologiques que par des pieds-de-mouche.
Fig. 14
Pampelune (Navarre), extrait de la comptabilité royale navarraise ; comptos, reg. 151, 1374, fol. 16v°.
© Archivo General de Navarra, Comptos, reg. 151, 1374, fol. 16v°.
42Une comparaison peut aussi être établie avec « le compte des recettes et dépenses du roi de Navarre en France et en Normandie de 1367 à 1370 »61, publié par Eugène Izarn au XIXe siècle. Un parallèle codicologique avec les comptes ne peut être effectué à partir de la publication, mais l’étude menée par Eugène Izarn apporte quelques informations. Les comptes sont tenus en français par le trésorier Jehan Climence. L’organisation est très spécifique, les recettes sont classées en trois parties : I. Rentes et revenus ordinaires ; II. Impositions, treizièmes, cinquième du sel ; III. Aides et taillées. Les articles ne sont pas datés un à un comme le fait Miquel Daguerra, mais regroupés par fête religieuse (Pâques, Ascension, Saint-Michel, Toussaint…). Enfin, un total des montants engagés est inscrit en fin de chapitre.
43Les similitudes entre comptes navarrais et comptes de l’administration royale française proviennent certainement du fait que Charles II fait appel à un trésorier français jusqu’en 1360. Il faut attendre cette date pour que ce poste soit confié à des Navarrais62. Néanmoins le classement en plusieurs parties est probablement propre à l’organisation du trésorier.
- 63 - AC Montpellier, CC 845.
- 64 - DUMAS, 2019.
- 65 - DUMAS, 2019, § 11 à 21.
44Les pratiques comptables peuvent également être comparées avec celles du consulat montpelliérain, particulièrement avec le premier registre de comptes consulaires conservé pour Montpellier qui date de 1357 et qui est rédigé en occitan63. Il a fait l’objet de l’analyse de Geneviève Dumas64. Le soin qui lui est apporté est encore plus important que pour les comptes montpelliérains, mais assez similaire à celui accordé à la comptabilité royale navarraise. La précision est cette fois inscrite dans le papier puisque l’on aperçoit encore les colonnes tracées au plomb. La couverture, la première page d’apparat et les enluminures, le distingue des autres registres et ne correspondent pas à l’attention normalement accordée aux documents de la pratique. L’attention particulière portée aux détails, qui va jusqu’à convertir les monnaies à chaque ligne, est liée à une volonté de légitimer les impositions en tenant des comptes très précis et justes dans un contexte de pression fiscale accrue65 (fig. 15).
Fig. 15
Comparaison entre les comptes tenus pour le roi de Navarre et le registre du clavaire du consulat
(gauche) © AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, fol. 1r°. / (droite) AC Montpellier. Joffre 845, fol. 1r°.
- 66 - Geneviève Dumas précise qu’à Montpellier « l’officier en charge des comptes porte pour ce mandat (...)
- 67 - Notaire du viguier en 1371 et du bayle en 1373. AC Montpellier, AA 9, annales occitanes, fol. 128 (...)
45Le registre de comptes de la seigneurie montpelliéraine est très proche de celui tenu par le clavaire66 en 1357, ce qui peut laisser penser que Miquel Daguerra l’a probablement pris pour exemple. En effet, il pouvait facilement consulter les comptes du consulat auxquels il avait accès en tant que notaire du viguier et du bayle67. Les différences observées sont le résultat des choix du rédacteur. Une marge est prévue à gauche pour permettre l’insertion de pied-de-mouche pour signaler le début d’un quart ou d’un dossier thématique particulier comme les comptes de chantiers. Elle permet aussi au scribe d’inscrire des compléments d’information et laisse la place à la personnalisation. Après avoir tenu ses comptes sur des cahiers distincts, le trésorier s’est aperçu qu’il manquait certaines informations et a laissé la place de les ajouter ou de faire des remarques. En copiant le registre du clavaire de 1357, Miquel Daguerra reprend également le principe du paragraphe introductif pour présenter les recettes et les dépenses. En outre, il commence chacun de ces items par des lettrines, ferme ses lignes par des tirets et dispose dans une colonne face à chaque entrée les sommes correspondantes. Le trésorier du roi de Navarre avait donc besoin d’un modèle pour la mise en forme.
46Les trésoriers du roi de Navarre semblent se référer à des modèles locaux, même si des normes comptables se diffusent dans tout le royaume et au-delà. Ainsi, probablement comme Jehan Climence le fait en Normandie, Miquel Daguerra s’appuie sur les comptes consulaires. Cela explique pourquoi leur forme diffère de celle des comptes tenus en Navarre.
- 68 - Ces insultes signifient « cocu », « face d’âne » et « lépreux ». On les retrouve respectivement a (...)
47À Montpellier, l’occitan est employé dans les documents administratifs et surtout consulaires, depuis le début du XIIIe siècle. Néanmoins, le présent registre est en latin avec seulement deux expressions occitanes dans la partie des recettes. Le choix de cette langue s’explique par le fait que Montpellier était depuis 1349 une possession du domaine royal, que le registre de comptes concerne l’administration royale de la seigneurie et qu’il est destiné à la chancellerie navarraise. Les expressions occitanes ne sont rapportées que dans un cadre judiciaire. Les termes de « cogos », de « cara de asini » et de « mezel » ont été repris tels quels, pour noter les insultes prononcées et à l’origine d’une condamnation68.
48Le rôle de cette comptabilité est de vérifier que la seigneurie a été correctement administrée et d’en apporter la preuve. Pour ce faire, les recettes et dépenses sont consignées, les pièces justificatives sont fournies et les comptes sont contrôlés. L’ensemble de ce processus permet d’assurer l’administration à distance de la seigneurie de Montpellier depuis la Navarre, même si des contrôles réguliers sont effectués par le gouverneur institué sur place par Charles II.
- 69 - Dans le cas de vente d’une censive relevant de son domaine, le seigneur perçoit des lauzimes qui (...)
49En soi, les informations indispensables sont présentes dans le registre. Ainsi, dans la majorité des cas de lauzimes69, le trésorier fait référence aux actes notariés et renseigne les prix d’achat. De même, il inscrit les noms et d’autres informations personnelles à propos des contribuables, comme leurs surnoms et leur lien de parenté avec d’autres individus. Il semble d’ailleurs pallier le manque de rigueur comptable à proprement parler par un développement très détaillé de chaque entrée du registre.
50Un de ses choix implique l’absence d’une équivalence des monnaies. En effet, le registre mentionne indifféremment monnaies de comptes et monnaies réelles car il reporte directement les données sans faire lui-même les conversions. Cela explique aussi que, dans les dépenses, le paiement de certains officiers navarrais soit inscrit en monnaie « étrangère » comme le florin d’Aragon. L’omission de report de sommes en bas de pages, en fin de partie et l’absence de conversions peut aussi attester que cette comptabilité n’a pas tant vocation à être irréprochable dans les normes qu’à témoigner de la juste administration financière de la seigneurie. Puisqu’en l’occurrence le registre devait être complet avant d’être envoyé et présenté à Pampelune, les absences doivent résulter d’un choix de la part du trésorier ou du scribe.
51Pour ce qui est du contrôle des comptes, la structuration du royaume de Navarre au XIVe siècle veut qu’une fois ceux-ci achevés, ils soient envoyés à la Chambre des comptes de Pampelune, pour que leur rigueur et leur régularité soient attestées. Si les pièces justificatives fournies correspondent aux recettes et dépenses inscrites, les auditeurs de la Chambre jugent les comptes exacts. Ils sont alors validés et un quitus est délivré pour décharger celui qui les a présentés. Les traces de ce contrôle ne se trouvent pas sur le registre de la seigneurie de Montpellier. Par quelques aspects, ce dernier semble incomplet : sans bilan comptable final, ni preuve de vérification ou de validation des comptes par la Chambre. Néanmoins, la tenue et le soin apporté écartent l’hypothèse d’un brouillon et le parcours archivistique déjà évoqué indique que le registre était conservé en Navarre.
52Avant d’éclairer cette incohérence, l’analyse de registres de comptes pour l’administration royale navarraise donne l’exemple de ce que l’on aurait dû retrouver à la fin du registre de Miquel Daguerra (fig. 16).
Fig. 16
Pampelune (Navarre), mention de validation des comptes effectuée par les auditeurs Martin Periz d’Oloriz et Nicolas Le Lièvre, le 7 juin 1375. Le contrôle est sanctionné par le seing du notaire De Sayllinas
© Archivo General de Navarra, Comptos, reg. 151, 1374, fol. 171
53Ci-dessus, par exemple, l’annotation présente à la fin d’un registre de comptes navarrais indique sa validation par le personnel de la Chambre des comptes de Pampelune.
- 70 - « Ce compte a été auditionné ».
- 71 - Sur les auditeurs des comptes voir CHARON, 2015.
54Le paragraphe qui accompagne la validation des comptes se trouve après le total des sommes enregistrées. Il contient des informations clés et suit un schéma précis selon la formule « Oydo fue este compto70 ». Vient ensuite l’identification de la Chambre des comptes, dans ce cas Pampelune, puis les auditeurs71 qui ont procédé au contrôle et enfin la date de validation et le seing manuel du notaire. Les comptes ne portent pas tous ce type de validation, mais certains ont des traces de relectures et de corrections apportées par les auditeurs des comptes.
- 72 - Comme l’indique Léon Cadier dans son analyse des archives de la couronne de Navarre, certains reg (...)
55La marque d’une validation des comptes n’est donc pas systématique et n’induit pas l’absence de passage devant la Chambre72. L’étude des registres navarrais conservés à l’Archivo General de Navarra et tenus sur la période allant de 1360 à 1378 permet d’en analyser cinquante-huit qui sont numérisés. Logiquement la totalité de ces registres de trésorerie, ordinaires ou extraordinaires ont été présentés devant la Chambre des comptes ; néanmoins, ils n’ont pas tous de validation. Sur ce nombre, près d’un tiers, soit dix-neuf registres, n’ont aucune mention de validation. L’une des explications est que l’audition des comptes n’est pas systématiquement effectuée l’année qui suit la clôture des comptes. Des retards peuvent avoir lieu, notamment avant l’établissement de la Chambre en 1365, même s’il existait déjà des auditeurs et un contrôle minimal.
56L’ensemble de ces comparaisons confirme ainsi que l’absence de marque de validation sur le registre n’exclut pas un contrôle par la Chambre. Le document a été présenté à Pampelune à la fin de l’exercice couvert par les comptes, même s’il est difficile de l’attester. Les lacunes ne prouvent pas qu’il s’agisse d’un brouillon, mais correspondent plutôt aux qualifications de celui qui a tenu les comptes. En outre, l’analyse des registres navarrais a démontré que ce n’était pas exceptionnel. Les comptes pour cette période étaient donc clos et pouvaient être adressés en l’état à la Chambre. L’objectif n’était pas tant de rendre des comptes parfaitement tenus selon la norme que de fournir une preuve de la régularité de l’exercice du pouvoir navarrais à Montpellier.
- 73 - Acte conservé à l’Archivo General de Navarra, Comptos, caj. 29, n° 1-B, fol. 29r°.
57Le parcours archivistique qu’a suivi le registre de comptes à partir de Pampelune a été abordé, mais pas la manière dont il est arrivé en Navarre. La déduction que les sources nous permettent de faire est qu’il y a été transféré par le trésorier, au cours d’un voyage qu’il a effectué à la fin de l’exercice des comptes et qui est provisionné le 20 mars 137573. La reddition des comptes a donc été effectuée très probablement par le trésorier en personne.
- 74 - AD Pyrénées-Atlantiques, E 522, folio 1r°. » Suivent les recettes de maître Miquel Daguerre, trés (...)
Sequitur recepta discreti viri magistri Michaelis Daguerra thesaurarii Montispessuliani pro illustrissimo principe domino Karolo dei gratia Navarre rege comite Ebroicense et domino Montispessulani Baronie et Rectorie ejusdem ac aliarum terrarum quas habet et tenet in tota lingua occitania de emolumentis proventis ex redditibus gabellis impositionibus et subsidiis dictarum terrarum74.
- 75 - MARIN, 1991, p. 71.
- 76 - 10 février 1374, ancien style.
58Tels sont les premiers mots du registre et dès lors le ton est donné. Miquel Daguerra, trésorier du roi de Navarre75 à Montpellier est à l’origine de cette comptabilité. Il exerce cette fonction comme officier du roi de Navarre dans le cadre de son administration de la seigneurie de Montpellier. Ainsi, il est chargé du contrôle des finances des possessions royales et est responsable de la part de la gabelle et des autres impositions qui reviennent à Charles II. Son expertise s’étend à l’ensemble des terres comprises sous le terme de seigneurie soit : « la Baronnie et Rectorie de Montpellier et autres terres qu’il détient en Langue d’Oc ». Charles II de Navarre nomme Miquel Daguerra comme responsable des comptes de la seigneurie au moins pour la période allant du 22 juillet 1374 au 10 février 137576.
59Pour quelles raisons a-t-il été choisi ?
- 77 - Première partie du Petit Thalamus de Montpellier allant de 800 à 1426.
- 78 - AC Montpellier, Louvet 2479 : vidimus du 3 octobre 1375. AC Montpellier, Louvet 3635 : vidimus du (...)
- 79 - AC Montpellier, Louvet 1589 : lettre du roi de Navarre faisant écho à une plainte des consuls et (...)
- 80 - AC Montpellier, CC 2, fol. 29v°.
- 81 - AC Montpellier, CC 1, fol. 67.
- 82 - Une île est une division interne à la ville, « un groupe de maisons réunies les unes aux autres e (...)
- 83 - OUDOT DE DAINVILLE, 1960, fol. 77.
60Ses archives personnelles ne peuvent pas nous renseigner, mais les archives municipales de Montpellier conservent quelques documents à son sujet. Il est mentionné dans les annales occitanes77 et le fond Louvet contient des vidimus78 et des lettres79 qui attestent de ses fonctions de trésorier au moins jusqu’au 9 avril 1378. D’autres documents, comme les compoix fournissent des renseignements sur cet individu et sa notabilité. En 1380, Miquel Guerra est indiqué à Montpellier comme confront, dans le compoix de San Jacme de Foras80. La même année, le compoix de Sainte-Croix81 localise son habitation dans ce septain, dans une île82 qui porte son nom « la irla de me Myquel Guera » qui compte soixante-seize déclarations de contribuables. La « irla de maistre Miquel Guerra » existe toujours dans le compoix de Sainte-Croix de 1404, mais Miquel Daguerra en tant qu’individu n’est plus présent. Enfin dans le registre « cairadet »83 daté de 1382, il est mentionné comme contribuable « Maystre Miquel Guerra 2 fr. 10 s. ». Par conséquent, sa présence après 1383 ne peut pas être attestée et il est mort avant 1404.
61Ainsi, Miquel Daguerra est coutumier des institutions consulaires de la ville du fait de son expérience notariale. Le choix d’un tel individu est stratégique, un Montpelliérain est plus à même de traiter avec les habitants et avec une administration qu’il connait et cela est valable pour l’ensemble du personnel financier et juridique. La seigneurie qui revient à Charles II est disséminée sur plusieurs sénéchaussées et différentes juridictions, des officiers navarrais n’auraient pas eu la même aisance pour administrer un tel domaine. Ce choix atteste par ailleurs une continuité du personnel administratif montpelliérain déjà en place avant la domination navarraise. La première cession, entre 1365 et 1367, devait suivre la même organisation mais, en l’absence des précédents comptes, ce n’est qu’une hypothèse.
62Le patrimoine écrit permet de connaître la société médiévale et dans ce cas précis informe sur les pratiques du pouvoir et témoigne d’une administration financière rigoureuse. Les usages actuels et futurs de la source doivent également être considérés. Réaliser un document implique la plupart du temps que les données qui y sont inscrites sont jugées assez déterminantes pour être figées sur le papier et préservées dans le temps. Dans ce domaine, les moyens employés pour produire un document et le conserver doivent faire partie intégrante de son analyse, car le lieu et la durée de conservation varient selon le type d’écrits, leur rôle et leur importance.
63Plusieurs hypothèses sont envisageables pour expliquer la sauvegarde de cette comptabilité, mais le facteur principal est son envoi à Pampelune. Dépendant de l’administration royale navarraise et non française, il n’a pas été concerné par la centralisation et a pu traverser les siècles. En ce qui concerne les autres registres montpelliérains tenus sous administration navarraise, ils ont dû être classés dans un fonds différent et ont pu être perdus entre les différents déménagements du pouvoir royal. Comme ils ont pu, même si c’est moins probable, ne jamais être envoyés en Navarre.
64Ce registre a été redécouvert et réévalué principalement à travers sa matérialité. L’analyse codicologique a démontré que cette comptabilité, bien que destinée à Charles II, est avant tout montpelliéraine, dans la mesure où c’est un Montpelliérain qui la rédige d’après un modèle local. Ce document atteste ainsi du lien qui a existé entre la France et la Navarre et plus particulièrement entre Montpellier et la Navarre. La reddition des comptes par le trésorier montpelliérain esquisse par ailleurs une politique navarraise ancrée sur une institution déjà en place, ce que le reste de la comptabilité confirme. Il permet enfin de comprendre la politique et la stratégie instaurée sur place par un roi de Navarre qui a déjà de l’expérience pour gouverner au-delà des frontières.