- 1 - Beaucoup d’entre eux sont encore non classés ; d’autres sont sous le régime du dépôt avec interdi (...)
1La recherche historique s’adosse principalement aux vastes collections publiques, nationales (Archives nationales et Bibliothèque nationale de France) ou locales (archives départementales et archives municipales). Si ces fonds ne sont pas forcément accessibles1, l’existence de répertoires et d’inventaires-sommaires, souvent amorcés à la fin du XIXe siècle, et de services publics, assurant la conservation et la communication des documents, nourrissent de plus en plus efficacement les travaux des chercheurs. Aujourd’hui, la mise en ligne de ressources, de première et de seconde main (originaux et éditions de transcription), enrichit l’offre documentaire à tel point qu’il est tentant de penser que tout est à peu près disponible et que ce qui manque le plus au chercheur est essentiellement le temps pour les exploiter.
2En réalité, tout un pan de la documentation historique reste aujourd’hui négligé. En effet, les chartriers privés sont à la fois sous-utilisés, par leur nature non publique, et sous-estimés, tant dans la quantité des documents qu’ils rassemblent que dans le spectre chronologique qu’ils couvrent. Ils apportent pourtant des éclairages essentiels et méritent qu’on s’y intéresse. D’une certaine manière, ils complètent utilement les fonds féodaux et familiaux (séries E, J et marginalement F), que les aléas historiques ont fait verser dans les dépôts publics. De toute évidence, les événements révolutionnaires n’ont pas fait disparaître tous les chartriers et la fameuse antienne « les archives ont été brûlées à la Révolution » est un topos élaboré à partir de quelques cas avérés de destructions par autodafés à la fin du XVIIIe siècle. À bien des égards, on doit considérer que la rupture révolutionnaire a même assuré la saisie de bien des fonds puis leur conservation.
3Ces chartriers privés sont plus nombreux que ce que l’on pense communément et leur consultation procède parfois de la quête du graal, quand la moisson est foisonnante, ou du chemin de croix, quand on fait chou blanc. Mais la lecture des actes conservés dans des lieux toujours renouvelés, assez différente en tout cas du monde aseptisé et silencieux (quoique de moins en moins ces dernières années) des salles de lecture d’archives publiques, produit une excitation folle car elle est sous-tendue par une sensation de découverte de trésors. Les conditions de conservation contribuent à créer une ambiance de consultation autre que celle que les chercheurs ont l’habitude de vivre dans les dépôts publics : entrer dans un grenier ou dans un bureau, parcourir les étagères, les cartons, les placards et en extraire des liasses de papiers et de parchemins procure un plaisir intense pour l’historien, du moins celui qui travaille encore sur des sources de première main et qui sait les lire, et cette frénésie de la découverte perdure malgré les années qui pourraient engendrer du blasement (fig. 1).
Fig. 1
Paquet d’archives en vrac et fragment de sceau fleurdelisé pendant
© C. Remy
- 2 - Ce travail de prospection dans les fonds privés n’aurait pu être possible sans le soutien amical (...)
4J’ai commencé à explorer ce monde des archives privées après la soutenance de ma thèse et le présent article rendra compte de deux décennies d’expériences en la matière. Il portera principalement sur des exemples pris dans le nord-est de la Nouvelle-Aquitaine (Limousin, Périgord, Angoumois)2. Le propos sera centré sur les périodes médiévale et moderne. Pour des raisons que chacun pourra imaginer, il m’est impossible d’être toujours très explicite dans mes identifications : les fonds d’archives sont parfois conservés dans des demeures isolées, dont les propriétaires craignent le cambriolage, et mes observations peuvent parfois s’avérer un brin irrévérencieuses, sans pour autant vouloir heurter qui que ce soit. Mon propos s’organisera en trois étapes : le temps de la traque, le temps de l’exploitation, puis le temps du bilan (fig. 2 et 3).
Fig. 2
Carte de localisation de la zone concernée par l’étude, dans le nord-est de la Nouvelle-Aquitaine
© DAO : C. Remy 2021
Fig. 3
Carte de localisation des sites évoqués dans l’étude
© DAO : C. Remy 2021
5Il n’y a pas lieu, ici, de revenir sur les circonstances de constitution des fonds d’archives publiques, dont l’élan est amorcé peu après le début de la Révolution : décret du 7 septembre 1790 puis loi du 25 juin 1794 pour les archives de la Nation, loi du 26 octobre 1796 pour les services départementaux. De nombreux dépôts départementaux ont donc intégré, à la suite des saisies révolutionnaires, des chartriers ecclésiastiques ou lignagers, constituant la matière de leurs séries G, H et E. Par la suite, par voie extraordinaire, de nouveaux fonds sont venus enrichir les services, dès lors cotés dans la série J, et occasionnellement dans la série F pour certaines collections d’érudits. Ces apports post-révolutionnaires consistent en archives familiales mais jamais en fonds d’établissements religieux, ceux n’ayant pas été saisis en 1789-1793 pouvant aujourd’hui être considérés comme perdus.
- 3 - Les chercheurs obtiennent assez facilement le sésame mais les démarches nécessitent un certain dé (...)
- 4 - GÉRARDOT, 2012, voir la copieuse introduction, p. 3-51.
- 5 - Ils sont assez nombreux dans les séries E et J des archives départementales de la Haute-Vienne ; (...)
- 6 - Je tiens à remercier Robert Chanaud, Maïté Etchechoury, Anne Gérardot, Pascale Marouseau, qui m’o (...)
6Pourtant, et pour ne traiter que des chartriers lignagers, leur consultation n’en est pas pour autant facilitée. En effet, les conditions, éventuellement restrictives, de dépôt peuvent freiner l’accès, comme cela est le cas pour le Fonds de Hautefort, conservé aux archives départementales du Maine-et-Loire à Angers et qui nécessite l’obtention d’une autorisation spéciale3. En outre, un grand nombre de ces fonds, n’ayant jamais été classés, restent incommunicables : si celui des Cars, classé entre 2009 et 2012 à l’initiative de Robert Chanaud, alors directeur des archives départementales de la Haute-Vienne, grâce à l’infatigable et tenace Anne Gérardot, alors adjointe, et avec le concours d’une petite équipe de lecteurs bénévoles, est désormais accessible4, de nombreux fonds, plus ou moins importants, de la série E, pourtant partie intégrante des collections publiques depuis plus de deux siècles, mais aussi de nombreux fonds des séries F (érudits) et J (voie extraordinaire après 1940), restent ainsi soustraits aux publics dans tous les services5. La conservation des archives dans les services publics n’est donc pas toujours synonyme d’accessibilité, même s’il faut le souligner, avec le temps et la confiance acquise auprès des conservateurs, j’ai pu bénéficier de dérogations pour consulter certaines liasses de ces fonds non classés6.
- 7 - La littérature archivistique sur ces séries documentaires, de nature assez variable, est abondant (...)
7Surtout, la couverture archivistique offerte par les fonds féodaux et familiaux conservés dans les dépôts publics ne propose que des fenêtres documentaires sur certains pans du territoire, à partir de l’accumulation séculaire de fiefs et de pièces lignagères par des familles d’Ancien Régime. Le hasard de la conservation permet d’appréhender certains espaces mais d’autres restent des zones blanches documentaires. Ainsi, pour renforcer l’emprise archivistique sur un secteur ou sur un thème de recherche, il convient de se tourner vers cet océan inexploré que constituent les archives privées et familiales non déposées dans les services publics (fig. 4)7.
Fig. 4
Paquet d’archives sur peaux de parchemin et papiers, déchirées, moisies, couvertes de salpêtre
© C. Remy
- 8 - Un répertoire de ce fonds (Inventaire des archives du château de Saint-Aignan : Fonds de Beauvill (...)
8La Révolution marque une rupture majeure dans la fonction des archives privées. En effet, leur dimension féodale disparaît et toutes les pièces antérieures à l’abolition des privilèges sont disqualifiées le 4 août 1789. Dès lors, les archives médiévales et modernes deviennent des souvenirs, des supports d’histoire familiale, des marques de prestige, mais ne sont plus pleinement des pièces juridiques. Cela signifie que la vente des propriétés, ci-devant seigneuries, n’implique plus automatiquement – comme c’était le cas sous l’Ancien Régime – la cession des archives relatives à l’exercice des droits seigneuriaux au nouvel acquéreur ou titulaire du domaine. Les successions et les ventes de châteaux, nombreuses aux XIXe et XXe siècles (et encore plus soutenues ces dernières années), amènent donc les archives à voyager et à suivre leurs propriétaires et ce de manière de plus en plus déconnectée par rapport aux propriétés qui les accueillaient. Ces circulations de chartriers font qu’il est aujourd’hui possible de trouver des documents dans des régions très éloignées du site étudié : outre le chartrier d’Hautefort, conservé dans le Fonds de Damas à Angers, les archives de la vicomté de Limoges, intégrées à la série E des archives départementales des Pyrénées-Atlantiques à Pau ou celles des Turenne comprises dans le Fonds de Bouillon aux Archives nationales, on peut évoquer les archives des Lambertie, qui semblent conservées en partie en Lorraine (Cons-la-Grandville, Meurthe-et-Moselle) et en partie en Poitou (Saint-Martin-l’Ars, Vienne), celles des Talleyrand de Chalais qui semblent intégrées au chartrier La Roche-Aymon à Saint-Aignan-sur-Cher (Loir-et-Cher)8, ou encore celles des Mondin de Montautre (Fromental, Haute-Vienne), conservées au Pays basque.
- 9 - ARDANT, 1854 ; CHAMPEVAL, 1888-1889.
- 10 - GIBIAT, 2010. Il constitue le 4 J aux archives de la Creuse, le 3 F aux archives de la Corrèze et (...)
- 11 - ARDANT, 1854, p. 270. Martial de L’Épine, sieur du Masneuf, était subdélégué de l’intendant.
9Le repérage de ces séries privées procède donc d’une véritable traque. En effet, l’existence même de ces chartriers reste souvent méconnue. Les identifier nécessite de procéder au croisement de mentions anciennes livrées par des érudits qui les avaient visitées et d’un concours de circonstances mâtiné d’un peu de chance. Fort heureusement, du moins pour la Haute-Vienne et la Corrèze, on dispose de deux inventaires publiés par des érudits à la fin du XIXe siècle et ces listes de vieilles archives, consultées, vues ou simplement réputées, s’avèrent précieuses9. Jean-Baptiste Champeval (1847-1915), qui a écumé le Limousin, en particulier la Corrèze, et a publié de nombreuses études dans les bulletins des sociétés savantes de la région, a eu accès à de multiples chartriers privés et les petits papiers qui composent les enveloppes du fonds qui porte son nom renseignent sur certains documents vus par lui dans ces collections familiales10. Quant à Maurice Ardant, il s’était appuyé, en 1854, sur une liste établie vers 1770 par Martial de L’Épine, à la demande du ministre Bertin, en vue de faire produire des copies de tous les titres antérieurs au XVe siècle conservés dans la généralité de Limoges11.
- 12 - Pour le Limousin, je travaille volontiers avec les Amitiés généalogiques limousines (autour de Th (...)
10On peut, dès lors, essayer de retrouver les descendants de ces familles, quand il y en a, pour tenter de localiser les archives. Mais obtenir les autorisations d’accès nécessite de sérieux blancs-seings. Récupérer une adresse postale, un courriel, un numéro de téléphone n’est généralement pas suffisant : il est nécessaire d’être recommandé par un tiers de confiance et pouvoir s’appuyer sur des réseaux tels ceux de l’Association d’entraide de la Noblesse Française, des Vieilles Maisons Françaises, de la Demeure Historique, ou encore des cercles de généalogistes12, souvent bien informés sur les papiers de famille. Une bonne exposition dans le monde du patrimoine permet d’être précédé par une réputation (positive, c’est mieux) pour convaincre les propriétaires du chartrier de la pertinence et de l’intérêt qu’il y a pour eux de perdre du temps avec un historien. Perdre du temps et prendre le risque de faire entrer dans l’intimité familiale un intrus. L’impétrant sollicite le « privilège » d’accéder à la mémoire familiale, parfois sacralisée, parfois douloureuse, éventuellement maquillée. On convient d’un moment opportun pour se présenter au château. Parfois, le contact est un frère ou une sœur qui parvient à convaincre le dépositaire des archives de laisser l’historien accéder aux papiers de famille.
- 13 - Car l’étude d’un édifice nécessite d’avoir recours aux archives écrites comme à la lecture du bât (...)
- 14 - En 1888, Champeval évoquait ces « papiers des Lamaze de Vignols, papiers de Roffignac et livre de (...)
- 15 - Ces caisses ont été en partie numérisées par les soins de Thomas Schneider et Michael Thoury, ce (...)
11Dans certains cas, l’accès au chartrier n’est pas direct : le lieu de conservation n’est pas montré et son existence même est parfois niée ou du moins tue. Il faut donc parfois attendre quelques années avant de pouvoir accéder au fonds. Cette quête amène à consacrer du temps aux propriétaires pour les convaincre de la pertinence de la recherche, puis pour leur rendre compte des découvertes réalisées sur des documents qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes et dont ils ne mesurent pas forcément la portée. Étant fréquemment amené à entrer dans de vieilles demeures pour en faire l’analyse monumentale13, il m’arrive de me voir refuser l’accès au chartrier, dont je connais pourtant l’existence grâce aux auteurs anciens et dont la présence même est parfois niée par les propriétaires actuels. Dans d’autres cas, le hasard fait bien les choses : il y a quelques années, venant examiner un château, je me suis trouvé sur place le jour où, précisément, le propriétaire venait de se faire prêter des caisses de vieux papiers provenant du chartrier des Roffignac, vieux lignage d’Allassac (Corrèze), que je ne parvenais à localiser et qui comprend des originaux depuis le XIIIe siècle14 ; de même, en 2020, lors d’un arrêt inopiné au château de Montautre (Haute-Vienne), le nouveau propriétaire m’annonce qu’il venait de récupérer temporairement cinq caisses d’anciennes archives du château, détenues par un descendant demeurant à l’autre bout de la France15. Autant de moments extraordinaires en ce qu’ils sont inespérés.
12La perspective d’accéder à de nouvelles liasses ou à des dépôts d’archives inédits provoque un émoi, procédant quasiment du rendez-vous galant. Cette excitation préalable sous-tendue par l’idée, le rêve, le fantasme de tomber sur des pépites, des perles archivistiques, se met en action les jours précédents, s’accroît la veille ; la nuit précédant le jour-J est généralement marquée par un sommeil très léger, haché par des réveils anticipés et multiples. De fait, chaque nouvelle liasse – tout chercheur le sait – fait espérer la découverte d’une merveille documentaire. Chemin faisant, généralement sur la route car les fonds sont stockés dans des propriétés rurales non desservies par les TGV, l’émoi ne tombe pas jusqu’à l’arrivée aux abords de la propriété. En tout cas, cette perspective de pouvoir accéder à des fonds inédits et vus par très peu de personnes ajoute au caractère sensationnel de l’expérience. Ce caractère inédit peut même virer, comme on va le voir, à une véritable conscience d’urgence et de finitude quand les documents consultés sont en mauvais état, conservés dans de mauvaises conditions ou détenues par une personne âgée, sans héritier direct, laissant augurer une éventuelle dispersion du fonds.
- 16 - Sur Leydet et Lespine : REVIRIEGO, 1995. Sur Edme Bonnotte : POULBRIÈRE, 1893 puis années suivant (...)
13Cette quête des fonds privés est ainsi pleine de rencontres, avec les documents certes et tous les défunts qui les peuplent, mais aussi avec les vivants, ceux qui conservent ces documents et s’y intéressent le plus souvent. Lors de ces contacts avec les familles, on se plaît à ressentir le format de sociabilité qui a pu être celui de devanciers dont on retrouve parfois les marques ajoutées sur les documents : les d’Hozier, Leydet, dom Col, Bonnotte ou Champeval16. On boit le thé ou le café, parfois on déjeune ou on dîne ensemble, on y dort exceptionnellement ; on est interrogé sur les recherches en cours ; on écoute le roman familial sur tel ou tel point de l’histoire ; on reste parfois coi à l’audition de propos à teneur politique d’un autre temps ; on parle de tout et notamment d’histoire locale ; parfois, les hôtes se montrent particulièrement soucieux d’aider la recherche dont on s’entretient avec eux et ils guident vers des familles voisines dont ils savent qu’elles possèdent toujours des archives. On est souvent charmé par la densité historique palpable dans les propos, les lieux, par les ambiances qui se dégagent de maisons de famille toujours vivantes et qui sont les légataires d’héritages multiples dont les vieux papiers font partie intégrante. Mais il faut parfois interrompre, avec tact, ces moments d’échange sous peine de voir la journée filer sans avoir vraiment pu travailler sur les documents qu’on était venu consulter.
14Lire des archives, c’est entrer dans l’intimité d’une famille. La pudeur de certains propriétaires est aisément compréhensible d’autant que, très souvent, ils ne parviennent à lire eux-mêmes leurs « vieux papiers ». Et il y a toujours le risque que l’historien débusque un secret oublié ou enfoui, du moins qu’il vienne tordre la tradition familiale transmise depuis des générations et parfois très approximative avec la réalité des faits historiques. L’autorisation de consulter les archives relève donc d’une réelle marque de confiance. Mais il m’est arrivé d’être gêné par la découverte de situations ambiguës au sein d’une maison, par exemple de constater la soustraction de documents originaux dans le chartrier familial par un cadet soucieux de constituer une collection alternative et personnelle, ou bien la rivalité entre un aîné et sa belle-sœur dans l’accès aux documents familiaux ; je reste volontiers discret sur la présence d’un important lot de documents relatif à des plantations négrières à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle, ayant en grande partie fondé la richesse de la famille lors de la Restauration, sur le comportement d’un ancêtre se révélant être particulièrement déshonorant, ou encore sur les détails d’une succession chaotique, à l’occasion de laquelle les héritiers se sont entredéchirés, ce qui a amené la demeure ancestrale à sortir de la famille, selon un scénario de transmission assez différent de ce qui est véhiculé par ses descendants actuels. Il m’est arrivé, alors que je venais de faire deux heures de route pour accéder à la propriété, de devoir prendre, à la demande un peu maladroite d’une amie des propriétaires, alors en vacances au château, de mon précieux temps de travail pour aider ses filles, collégiennes bien peu motivées, à faire leurs exercices de latin, me retrouvant de fait précepteur improvisé. L’humanité et ses travers se nichent partout, dans les vieux papiers comme dans leur gestion.
15Dans tous les cas, la charge morale que constitue l’entretien de la demeure ancestrale, parfois des archives qui vont avec, est perceptible : indéniablement, certaines vieilles familles parviennent à transmettre de génération en génération le sens d’un devoir de mémoire lignagère, une profondeur historique qui s’avère rare de nos jours, et cette conscience du poids de la transmission est un atout évident pour la conservation des archives que leurs ancêtres ont générées ou recueillies (fig. 5).
Fig. 5
Pièce de château avec lots d’archives non conditionnées
© C. Remy
16Tout comme le soulignait Arlette Farge pour les dépôts publics, les archives privées sont associées à des lieux et des ambiances. La multiplicité des contextes de conservation ajoute à l’inédit du moment, bien plus encore que lorsqu’on découvre un nouveau service d’archives départementales dans telle ou telle ville préfectorale. Arriver dans un paysage arboré, dans une allée complantée, entrer par une grille rouillée, dans une propriété encore inconnue, nouer les premiers contacts avec les propriétaires, passer les prolégomènes de politesse minimale tout en gérant au mieux la bonne éducation des hôtes qui sont heureux de pouvoir discuter, se perdant parfois en introductions inutiles et en précisions liminaires, tout cela constitue une expérience à chaque fois renouvelée, avec des surprises mais aussi des déceptions.
- 17 - Je me permets de renvoyer à une étude synthétique réalisée à partir des inventaires : REMY, 2020.
17D’autant que dans les demeures d’Ancien Régime17, les conditions de stockage sont variables. La pièce de conservation peut être une chambre, grande ou petite, souvent à l’étage – et c’est tant mieux – éventuellement dans un placard ; parfois un bureau ou un rez-de-chaussée de tour, humide toute l’année, ce qui couvre les boîtes d’un voile de salpêtre (fig. 6) ; dans certains cas un couloir équipé de rayonnages, voire une galerie équipée d’un cartonnier dédié ; ou alors un coffre-fort à combinaison et parois épaisses et étanches, dans une famille hautement consciente de la valeur familiale de son chartrier, du moins des pièces parchemins les plus anciennes.
Fig. 6
Boîte d’archives couverte de salpêtre
© C. Remy
18La répartition des boîtes dans un cartonnier montant à plusieurs mètres sous plafond nécessite le recours à une échelle, escabeau en aluminium que j’emporte dans ma voiture, en prévision, avec un peu de matériel complémentaire : poids, mètre ruban, éclairage d’appoint, support cartonné pour les « beaux » clichés. La projection de l’historien dans un nouveau terrain d’opération peut procéder de l’expédition (fig. 7).
Fig. 7
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), le chartrier de Bonneval, avec ses 167 boîtes et le vrac des placards inférieurs, conservé dans le cartonnier-bibliothèque de la galerie du château
© C. Remy
- 18 - BLIGNIÈRES, 2019-2020.
19Le stockage des documents est lui aussi très variable. On peut encore tomber sur des fonds contenus dans leurs sacs de toile de jute, marqués à l’encre ou pourvu d’étiquettes (fig. 8) : cela était le cas au château de La Judie (Haute-Vienne), où le chartrier avait été cousu dans de grands sacs et relégué dans des placards muraux jamais ouverts, avant que Gilles de Blignières ne les en extraie, ne les inventorie et ne les reconditionne selon des normes sanitaires durables18.
Fig. 8
Archives conservées en sac de toile de jute (chartrier Coustin du Masnadaud)
© C. Remy
20Le plus souvent, les documents sont regroupés en liasses, nouées ou simplement empilées, dans des caisses ou des étagères, parfois en vrac et compressées. Certains traitements anciens ont regroupé, dans de grands volumes, des chartes en parchemins qui ont été pliés, cousus, aplatis (fig. 9).
Fig. 9
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), le registre factice de chartes assemblées dans un volume au XVIIIe siècle, chartrier de Bonneval
© C. Remy
- 19 - CARON, 1938 ; SAMARAN, 1939.
21Les fonds les plus chanceux bénéficient d’un conditionnement en cartons, avec indexation et repérage des liasses ; plusieurs familles avaient entrepris le classement de leurs archives, généralement à la fin du XIXe siècle, et eu recours aux services compétents de jeunes chartistes : cela est le cas chez les Monstiers-Mérinville, les d’Ussel ou encore chez les Bonneval, où Henri Courteault (1869-1937) a fait ses premières armes avant de mener la carrière qu’on lui connaît19 (fig. 10) ; chez d’autres, le classement et l’indexation, souvent partielle, du chartrier semblent avoir été pilotés directement par le propriétaire, comme Henri de Coustin du Masnadaud († 1899) puis sa fille Marie, au début du XXe siècle, pour le chartrier de la famille (fig. 11).
Fig. 10
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), boîte contenant les fiches de classement établies par le chartiste Henri Courteault pour le chartrier de Bonneval à la fin du XIXe siècle
© C. Remy
Fig. 11
Liasse de documents relatifs à l’abbaye de La Règle (chartrier Coustin du Masnadaud)
© C. Remy
- 20 - Archives départementales du Maine-et-Loire, 30 J, intégré au volumineux Fonds de Damas, affichant (...)
22De même, le chartrier d’Hautefort semble avoir été organisé au château de La Roussière (Saint-Maixent-de-Beugné, Deux-Sèvres), du temps de Marie de Damas, alias la marquise de Cumont, à la fin du XIXe siècle20. Les papiers Mondin de Montautre, en très bon état de conservation, ont bénéficié d’une amorce de rangement par lots dans les années 1970 à en juger par les feuillets de synthèse tapés à l’encre violette sur machine à écrire. Plus récemment, le chartrier de La Judie a été entièrement reconditionné, classé et muni d’un répertoire détaillé par son propriétaire, qui, ce faisant, est aussi devenu un généalogiste-archiviste hors pair (fig. 12).
Fig. 12
Saint-Martin-le-Vieux (Haute-Vienne), boîtes de rangement des liasses du chartrier de La Judie
© C. Remy
23Les classements ne sont pas toujours complets : l’important chartrier de Bonneval avait d’abord fait l’objet d’un premier tri à la fin du XIXe siècle, et Henri Courteault avait procédé à l’indexation des 1 780 pièces considérées comme les plus importantes pour l’histoire familiale en 17 boîtes ; puis, quelques années plus tard, l’archiviste avait été amené à organiser le reste du fonds, selon un classement beaucoup plus sommaire, en 150 cartons provisoires, regorgeant de pièces inédites et insoupçonnées, sur des aspects annexes de l’histoire de la famille et de ses branches cadettes, mais aussi sur quantité de familles alliées et d’anciens fiefs (en Limousin, Périgord, Bourbonnais, Berry et Poitou)21 (fig. 13).
Fig. 13
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), les deux répertoires manuscrits (dos de couleur rouge) établis par Henri Courteault autour de 1900 dans la bibliothèque du château de Bonneval
© C. Remy
24De même, chez les Coustin du Masnadaud, le classement entrepris à la fin du XIXe et au début du XXe siècle a abouti à la constitution de quelques liasses homogènes, centrées sur les individus de chaque génération et regroupées en 24 boîtes, mais en délaissant, là encore, tout ce qui n’était pas jugé généalogique et qui a été rangé sans aucun cadre de classement autre que des liasses ficelées : de ce fait, le chartrier comprend de multiples documents, encore en vrac et non repérés, sur diverses familles alliées (les Bermondet, les Beynac, les Chabannes, les Félix du Muy, les Lentilhac, les Moulinier, les Philip de Saint-Viance, les Ravaud, les du Rieux) et de multiples terres lointaines, aux environs de Châlus, d’Oradour-sur-Vayres, de Bénévent-l’Abbaye, en Quercy, Périgord et Poitou (fig. 14).
Fig. 14
Cartonnier et boîtes du chartrier Coustin du Masnadaud
© C. Remy
25L’apparente opulence d’un fonds peut cacher des déceptions pour le chercheur. Ainsi, le chartrier du château de La Rochefoucauld, organisé et reconditionné par les soins de Marie Vallée dans les années 2000, est aujourd’hui conservé dans une pièce dédiée du châtelet d’entrée, dans d’excellentes conditions ; mais l’impressionnant mur d’archives de 90 mètres linéaires, réunissant plusieurs fonds notamment celui du célèbre François XII de La Rochefoucauld-Liancourt (30 % du volume), fondateur de la Caisse d’Épargne, ne contient presque aucune pièce médiévale et très peu de liasses concernant l’histoire de la châtellenie, hormis quelques épaves22.
26Certains de ces fonds sont en péril, entassés en vrac dans des placards de meubles à bibliothèque, à même le sol et au-dessus d’une cave à l’humidité invasive ; les vers se signalent par les galeries creusées dans les registres et les poissons d’argent détalent quand on tente d’extraire des piles de liasses nouées à la ficelle, figées et encollées par le temps ; les papiers sont moisis, les registres rongés, les parchemins teintés de champignons violets23 (fig. 15).
Fig. 15
Parchemin altéré par développement de moisissures
© C. Remy
27Les boyaux creusés par les vers sont parfois si nombreux que les lacunes sont plus importantes que les mots lisibles. Déballer les dossiers, les sacs de toile, déplier les chartes, tourner les pages des registres, donne alors le sentiment que le moment que l’on vit est d’autant plus inédit qu’il contribue à la détérioration du document ; on renonce parfois, pour ne pas abîmer une peau en la dépliant et conscient de ce que deux mains ne suffisent pas pour numériser correctement la pièce (fig. 16 et 17).
Fig. 16
Archives altérées par l’action de l’eau
© C. Remy
Fig. 17
Archives altérées par l’action de rongeurs
© C. Remy
28La découverte, au détour d’une peau de parchemin ou d’une expédition sur papier timbré, de commentaires écrits à l’encre ou au stylo bille par quelque feudiste d’Ancien Régime, érudit du XIXe siècle ou prédécesseur indélicat, rappelle que le lot n’est pas totalement inédit. Ces stigmates d’anciennes consultations peu scrupuleuses peuvent consister en parties de texte soulignées, badigeon de « révélateur », remarques griffonnées en marge, surcharge d’épingles, d’agrafes et de trombones, découpes aux ciseaux ou à la lame. Les sceaux sont plutôt rares, soit qu’ils ont été soigneusement découpés (pour être vendus très probablement), soit qu’ils se soient tout simplement désagrégés, mais on peut en trouver, sans doute oubliés, au détour de liasses en vrac (fig. 18).
Fig. 18
Empreinte du sceau du roi Henri IV, sur expédition de décembre 1608, chartrier Coustin du Masnadaud, carton IIbis
© C. Remy
29Le chartrier Coustin du Masnadaud a fait l’objet – lors de son classement partiel semble-t-il – de prélèvements ciblés de tous les sceaux-cachets, soigneusement découpés pour être collés sur des planches mais ainsi déconnectés de leur support historique (fig. 19).
Fig. 19
Planche de sceaux-cachets prélevés et remontés en collection dans le chartrier Coustin du Masnadaud
© C. Remy
30Mais on peut avoir la chance de trouver des sceaux résiduels, encore appendus aux parchemins ou cachetés sur les papiers (fig. 20 et 21).
Fig. 20
Acte (passé au révélateur) expédié sous le sceau de Charles d’Albret, captal de Buch, dans la châtellenie de Châlus le 28 février 1467 (n. st.), chartrier Coustin du Masnadaud, carton I
© C. Remy
Fig. 21
Saint-Martin-le-Vieux (Haute-Vienne), série de sceaux cachets dans une liasse du chartrier de La Judie
© C. Remy
31Il y a quelques années, lors d’un vernissage, un collectionneur me vantait la qualité d’un original sur parchemin muni de trois belles empreintes de sceau, qu’il avait acquis aux enchères en région parisienne : de fait, l’acte était bien original et parfaitement conservé, portant sur une transaction entre particuliers de la paroisse de Rougnac (Charente) dans les années 1250.
32Au dos des documents, on découvre fréquemment des indications de cadres de classement anciens : cotations, numérotations, renvois à des armoires, des sacs ou d’anciennes boîtes (capses). Les documents sont aussi souvent chargés de multiples analyses brèves, parfois anciennes et témoignant d’une première tentative de rationalisation du chartrier, parfois plus récentes, en latin ou en français.
- 24 - Les chartes de 1211 et 1237 sont forgées, la première étant même munie d’un sceau reconstitué. Le (...)
33On peut parfois constater des opérations de travestissement des actes originaux par des surcharges plus ou moins bien maquillées, tentant de substituer le patronyme moderne à celui de la famille ancienne, effectivement impliquée dans l’acte. Ces faux ne s’avèrent pas rares même s’ils sont souvent grossiers et faciles à démasquer. Ainsi, le chartrier du château du Verdier à Lubersac (Corrèze), sinistré en 1544 puis brûlé – paraît-il – sur la place publique en 1793, a fait l’objet d’une reconstitution généalogique au milieu du XIXe siècle, par les soins de l’abbé de L’Épine, d’après les documents de la bibliothèque du château de Maucreux (Aisne) : mais tous les premiers degrés, prétendument fondés sur des chartes du XIIIe siècle, sont, comme les actes eux-mêmes, faux et font d’un lignage de chevaliers pourtant ancien, de soi-disant seigneurs de Lubersac, ce qui n’est avéré qu’à partir de l’époque moderne24. Ces biffages de parchemins sont le fruit des projections aristocratiques du XIXe siècle sur des réalités d’Ancien Régime fantasmées ou du moins arrangées.
34De nombreuses familles s’accrochent à des ancêtres présentés comme seigneurs dès le XIIIe siècle, le prestigieux « Siècle de Saint Louis », alors que la documentation périphérique permet d’établir la falsification. On sait que la Monarchie de Juillet a été un moment propice à cette production de faux, auxquels beaucoup de familles ont eu la maladresse d’avoir recours : ainsi, les forgeries de la Septième croisade, en lien avec la fameuse Salle dédiée du château de Versailles, sont bien connues depuis leur mise en évidence par Robert-Henri Bautier25. Bien évidemment, rendre compte à la famille de ces triturations historiques est un exercice délicat car cela entache la figure de l’un de leurs ancêtres, ainsi confondu dans une action peu glorieuse.
35La majeure partie des propriétaires, une fois qu’ils ont donné leur confiance au consultant, laissent un libre et total accès à leurs archives. Quelques-uns, assez rares mais sans doute échaudés par de mauvaises expériences, se montrent durablement méfiants et distillent les liasses, se muant en maître de salle de lecture exerçant le filtrage. Mais à l’inverse, il n’est pas rare non plus que des propriétaires bien intentionnés proposent de partir avec tel registre ou telle liasse, ce que j’ai toujours refusé pour me protéger et par souci de déontologie : il est essentiel que les fonds restent sédentaires et non fragmentés. En effet, il est assez courant de constater, comme dans les chartriers de Bonneval ou de Cromières, le retrait de pièces pourtant référencées et qui n’y ont jamais été replacées. Ces deperdita sont malheureusement irrattrapables, dans la mesure où l’on ne connaît pas l’auteur de la soustraction.
36Chaque propriété, comme les salles de lecture publique au demeurant, possède son ambiance olfactive. Les remontées d’humidité des vieux murs, l’air saturé de poussières d’une pièce jamais aérée et brassé par la manipulation des vieux papiers, les odeurs de cuisine en fin de matinée – assez peu habituelle dans les dépôts publics, il faut bien en convenir –, contribuent à faire de la consultation une expérience unique. Souvenir olfactif que l’on peut parfois reconnaître lorsqu’on est amené à revenir sur place, pour poursuivre les dépouillements. L’ambiance sonore est aussi assez différente de celle d’une salle de lecture publique : ici, pas de bavardages entre lecteurs confondant les archives avec un salon de sociabilité, pas de commentaires proférés à tue-tête par le responsable de salle, semblant vouloir informer chaque lecteur de la requête du nouvel arrivant (pour décourager les sollicitations ou pour égayer sa journée ?), de voisin de table qui renifle, tousse ou commente tout ce qu’il lit, parfois jure ou râle. Les châteaux sont des lieux assez paisibles pour la recherche. Tout au plus est-on visité par le maître des lieux venant proposer une pause repas, un verre d’eau ou s’informant des dernières trouvailles, ce qui est plutôt agréable. On entend les sifflements du vent, le tintement de clochettes ou les cloches de l’église voisine, tout simplement les bruits d’une maison qui vit, avec des enfants qui courent et des propriétaires qui reçoivent des amis.
37La consultation demande une bonne condition physique. Pour arriver au fin fond d’un terroir éventuellement isolé, il faut partir tôt le matin. En outre, la consultation sur place est souvent malaisée car la pièce dans laquelle on consulte les documents n’est pas aménagée et parfois pas régulée thermiquement : l’hiver, il y fait froid et l’été on y transpire. La table de travail est parfois menue, encombrée de piles de documents ou de livres. La manipulation amène à remuer des cartons et des dossiers stockés dans des pièces peu fréquentées et on se couvre donc de crasse, on avale des poussières de tout genre ; les doigts sont rapidement noircis et il devient périlleux de se gratter le nez et pourtant indispensable de se moucher régulièrement. Ici, la manipulation en gants blancs n’a pas lieu d’être. On rencontre des bébêtes, on dérange des rongeurs, voire des chauves-souris (qui s’avèrent omniprésentes dans les châteaux, quoiqu’on dise de leur soi-disant extinction), et tous les types de vers et de bestioles à pattes qui se repaissent des vieux papiers. Certains de ces chartriers sont de véritables réserves de biodiversité.
- 26 - Voir le n° 242 (Les risques du métier) de La gazette des archives et, en particulier, DESLONDES, (...)
38Le dépouillement des chartes, que l’on déplie et que l’on maintient ouvertes de la main gauche pendant que la main droite tient le crayon qui tente de prendre les notes de lecture sur un feuillet, a longtemps été un calvaire pour les cervicales et le dos. Avec les heures de travail arrivent les tensions et douleurs musculaires, puis les crampes et le mal de dos26. L’arrivée des appareils numériques – dans mon cas au début des années 2000 – si elle facilite le travail à domicile en décalé, n’a en rien annihilé ces troubles musculaires dans la mesure où la prise de milliers de clichés, penché en avant à manipuler les documents sur des tables toujours trop basses, développe, en seconde partie de journée, des douleurs au niveau des cervicales et des lombaires. Ne s’agissant pas de programmes de numérisation intégrales des liasses mais bien d’un dépouillement sélectif, ce travail intellectuel de repérage mais aussi physique dans son exécution, concentré généralement sur peu de journées voire une seule, s’effectue avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec un simple appareil tenu à la main, toujours avec le sentiment d’urgence que confère la possibilité exceptionnelle de consulter des fonds privés. Ces investigations peuvent même s’avérer dangereuses pour la santé : en 2004, une nuit passée dans un vieux château de la Montagne corrézienne, dans un froid d’automne déjà bien avancé, m’a valu une pneumonie coriace, dont j’ai traîné les séquelles durant des mois. Dans un registre un peu différent, mais tout aussi éprouvant pour la santé, j’ai eu à subir, durant trois années, les menaces puis les assauts judiciaires de tel autre, amoureux éconduit de sa relation monopolistique à la famille propriétaire et à des archives qu’il considérait siennes. Autre situation pour le moins délicate : celle où un cambriolage est perpétré dans la propriété peu après mon passage, ce qui me place forcément, malgré l’assurance d’une confiance pleine et entière de la part de la famille, sur la liste des personnes à interroger par la maréchaussée.
- 27 - Quoique depuis deux années, dans le contexte épidémique particulier que nous vivons, un certain n (...)
- 28 - CLAVERT et MULLER, 2019 ; MULLER et CLAVERT, 2021.
39Avec les outils numériques, le travail de consultation dans des lieux lointains et à l’accessibilité forcément plus contraignante que les services publics d’archives27 est évidemment facilité : la possibilité de faire des clichés numériques pour exploiter ensuite les données chez soi est un luxe encore inimaginable dans les années 1990. Ces bouleversements technologiques ont considérablement transformé la façon d’aborder les chartriers car si le nombre de liasses est limité (entre 6 et 12 en général) dans les dépôts publics, l’accès aux documents privés ayant comme seule limite l’endurance physique, la tombée de la nuit ou le temps de parcours pour rentrer chez soi, il est possible de faire des milliers de vues dans une seule journée. La prise de notes que l’on pratiquait anciennement (la notation quasi monacale narrée par Arlette Farge), sur feuillets de papier, sur un coin de table, a d’abord été relayée par la saisie des regestes et des transcriptions sur des fichiers informatisés : basculer du papier à l’ordinateur a permis de mieux gérer les données tirées des lectures d’actes. Avec l’arrivée de l’appareil numérique, cette informatisation a entraîné une accélération du travail de dépouillement, à partir des milliers de clichés à travailler ensuite au calme, chez soi. Les nouvelles générations de chercheurs pratiquent aujourd’hui bien plus largement les bases de données informatiques et autres logiciels de traitement. Toutefois, les clichés non traités ne sont qu’illusion : même numérisés, les actes doivent être indexés et lus, ce qui prend du temps. Mais la désolidarisation entre le lieu de consultation et le lieu du traitement est un avantage essentiel, encore plus pour le travail sur des chartriers privés. Cette efficacité accrue par l’outil informatique est, dans mon cas, allée de pair avec une meilleure connaissance de l’archivistique et une plus grande compétence en paléographie. Le traitement peut donc aller très rapidement28.
40Toutefois, plus encore que lors du travail de lecture sur site, le recours aux clichés numériques rend plus aiguë la question de la luminosité. En effet, la lumière, qui n’est pas toujours très bonne, peut nécessiter un éclairage d’appoint qui a tendance à jaunir les clichés. La lumière naturelle varie beaucoup d’une pièce à l’autre, selon les moments de la journée, en fonction de la météo. La pièce est trop ensoleillée le matin, pas assez l’après-midi. Que dire aussi du cliché flou, pris sur un acte important et pour lequel la frénésie de la découverte a fait trembler la main… Mais indéniablement, un bon cliché numérique permet de reprendre l’acte après une première lecture incomplète, de vérifier une leçon, de corriger.
- 29 - GUERREAU-JALABERT, 2003 ; Le Médiéviste et la monographie familiale, 2004 ; La Parenté déchirée, (...)
41Il ne faudrait pas considérer ces chartriers privés avec mépris, les réduisant à de la documentation à prétention nobiliaire – ce qu’ils étaient sous l’Ancien Régime et encore dans l’esprit de nombreuses familles durant le XIXe siècle, lorsque les perspectives de restauration monarchique pouvaient laisser espérer un retour en grâce selon les critères anciens – et les reléguant au simple usage des familles et de quelques généalogistes amateurs. En effet, les travaux sur la monographie familiale connaissent ces dernières années un regain d’intérêt, et les questions sur les mobilités sociales ou les enquêtes prosopographiques nécessitent de disposer de denses dossiers biographiques et familiaux29. En outre, il reste à mener l’étude de nombreuses seigneuries, ne se limitant pas, évidemment, à la succession des titulaires, à leurs dates de naissance, de mariages et de décès, afin de disposer d’un panorama un peu plus complet que les connaissances actuelles. On peut trouver, dans les chartriers, matière à aborder l’arrière-plan économique des familles et des domaines à l’aide de documents comptables, les sentiments par les écrits du for privé (livres de raison, correspondance) ; on peut renseigner l’histoire des localités (villages, bourgs, centres urbains) et celles des institutions, les pratiques sociales et l’organisation des territoires.
- 30 - GÉRARDOT, 2006, fig. 2 du cahier central.
- 31 - CHAMPEVAL, 1888-1889, p. 321.
- 32 - Bulletin de la Société scientifique, historique et artistique de la Corrèze, t. XVIII, 1896, p. 3 (...)
- 33 - MUSSET, 1892.
42Pouvoir retracer l’histoire des familles reste cardinal dans l’exploitation de ces chartriers privés. Pas seulement la généalogie – qui ne m’intéresse pas en soi – mais bien la trajectoire d’une famille dans la longue durée, son ancrage territorial, économique, politique, sociétal, la force de ses alliances et de ses obligés, son réseau d’influence. Tous ceux qui pratiquent les fonds familiaux savent que les apports sont nombreux et que tout chartrier un peu ancien intègre des fonds de familles alliées et de propriétés acquises sur le tard : ces chartriers absorbés sont d’ailleurs parfois plus anciens que la série documentaire conservée par la famille titulaire. Anne Gérardot a ainsi magistralement reconstitué l’historique de la constitution des archives des Pérusse des Cars et elle a montré que le fonds familial avait intégré six chartriers divers : celui de la seigneurie des Cars, ceux de La Renaudie (en 1626), de Saint-Bonnet-la-Rivière (en 1651), de Pranzac (en 1685), d’Aixe-Rochefort (en 1781) et de Lastours (en 1783)30. Pourtant, l’ensemble du fonds s’avère surtout constitué de pièces des XIVe-XVIe siècles et les XVIIe-XVIIIe siècles restent peu représentés, suggérant une partition du chartrier sous l’Ancien Régime, peut-être en raison des charges des comtes des Cars à la cour : cela permet de penser qu’il a existé un second chartrier des Cars, sans doute dans l’hôtel parisien, et qu’il subsiste potentiellement dans quelque propriété des descendants actuels de la famille ? En 1888, Jean-Baptiste Champeval affirmait que le duc des Cars était en train de reconstituer « les archives, dispersées par la Révolution31 » ; en 1896, il affirmait que les « archives de M. le duc des Cars » se trouvaient au château de Sourches32 ; à la même époque, Georges Musset avait puisé, dans ce chartrier du duc des Cars au château de Sourches, certaines pièces touchant aux Pons de Saintonge33. François-Amédée-Marie de Pérusse des Cars (né en 1932) a occupé ce château de la commune de Saint-Symphorien (Sarthe) jusque dans les années 1980 : il a ensuite été vendu à un consortium japonais. Mais j’ignore ce que sont devenues les archives familiales.
- 34 - REMY, 2003, 2006, 2007, 2014, 2015, 2017a, 2018, 2019a, 2020.
- 35 - ROYON, 1991 ; MAUBOURGUET, 1928.
- 36 - Vingt-deux volumes parus depuis 1982.
43Derrière l’histoire des personnes, les documents conservés permettent toujours de renseigner l’évolution de la demeure qui leur servait de résidence : les inventaires, procès-verbal de travaux, baux à besogne, nourrissent une foule d’observations à mettre en regard de l’analyse des maçonneries. J’ai souvent puisé dans la consultation d’archives privées de quoi appréhender la demeure aristocratique dans sa diversité (fiefs et arrière-fiefs, sites déclassés, émergence de nouvelles résidences nobiliaires) ainsi que dans son organisation et ses usages, ce qui m’a permis d’alimenter plusieurs études34. Olivier Royon a pu reconstituer l’histoire de la seigneurie de Puymartin en Sarladais grâce au chartrier du château35 ; Jacques de Roquemaurel a pu analyser l’intégralité du chartrier Montfreboeuf des Picquets ; Jean-Louis Ruchaud, qui anime un groupe de généalogistes très performant depuis 1979, a écumé de nombreuses archives familiales : ses glanes, réalisées pour l’essentiel avec du crayon et du papier, apparaissent donc précieuses et la lecture des XXII volumes des Généalogies limousines et marchoises fourmillent de mentions de chartriers familiaux encore méconnus36.
- 37 - Leurs glanes généalogiques constituent la matière des Carrés d’Hozier du fonds français de la BNF (...)
- 38 - Un terrier est un état de toutes les reconnaissances faites à un seigneur par ses obligés, avec l (...)
44Les chartriers des Bermondet, Boisse, Boisseuilh, Brachet ou Saint-Martin de Bagnac, vus sous l’Ancien Régime par d’Hozier et d’autres généalogistes du roi, présentent l’inconvénient de ne copier ou analyser que les pièces renseignant la succession seigneuriale et les montages généalogiques (mariages, testaments, hommages)37. Les documents de gestion, registres, lièves ou terriers38, ne sont jamais relevés. Dès lors, pouvoir accéder à ces chartriers en l’état est intéressant pour cette raison : lorsqu’ils n’ont pas été purgés de leurs pièces jugées inutiles (fig. 22), ils fournissent une foule de documents passionnants sur la vie sociale, politique, économique, culturelle : correspondance, documents graphiques, baux à besogne, baux à cheptel, registres comptables et la liste n’est pas exhaustive (fig. 23).
Fig. 22
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), parchemin du chartrier de Bonneval portant la mention hors teneur Innutil ajoutée au XVIIIe siècle
© C. Remy
Fig. 23
Coussac-Bonneval, Haute-Vienne), liste du gibier abattu par les participants aux chasses organisées par le prince d’Auersperg en 1772, au château de Schleb/Zleby (République tchèque), chartrier de Bonneval, carton 144
© C. Remy
- 39 - Archives départementales de la Haute-Vienne, 26 J, classé par André Betgé-Brezetz après la second (...)
- 40 - Sous-série 1 E aux Archives départementales de la Creuse.
- 41 - Fonds de Bar (8 J) aux Archives départementales de la Corrèze.
- 42 - Par exemple, aux Archives départementales de la Haute-Vienne, les fonds Boschau de Brie (26 F), d (...)
45Les plus fournis de ces chartriers familiaux d’essence féodale conservent généralement des pièces originales à partir du milieu du XIIIe siècle ; remonter plus haut reste l’apanage des établissements religieux. Ainsi, le parchemin le plus ancien du chartrier d’Hautefort date de 1248, le chartrier de Bonneval en conserve un de 1249, celui des Pérusse des Cars de 1252, celui des d’Ussel de 1254 (ancien style), celui de Nexon de 125739, celui de Boussac de 126540, puis on trouve une charte de 1273 dans le chartrier de Roffignac, de 1289 dans celui de Maumont, de 1294 dans celui des Veilhan de Merle41, de 1297 chez les Coustin du Masnadaud (presque illisible d’ailleurs) et de 1299 dans le chartrier de La Judie. Les autres fonds féodaux conservés dans les dépôts publics ne font pas mieux42.
46Assez souvent, un peu comme dans les dépôts publics, alors qu’on est venu chercher des éléments précis, on tombe par hasard sur des dossiers insoupçonnés. Ainsi, la présence d’un acte résiduel émanant d’un comte de Ventadour de la fin du XVe siècle, dans le vrac du chartrier de Bonneval, ne s’explique pas, du moins pas par l’historique de la constitution du fonds (fig. 24).
Fig. 24
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), acte de Louis, comte de Ventadour, signé de sa main et scellé de son sceau le 28 juin 1493, chartrier de Bonneval, vrac
© C. Remy
- 43 - Sous-série 7 F des archives départementales de la Haute-Vienne.
- 44 - LLOBET, 2016 ; REMY, 2019b.
47Les archives Coustin du Masnadaud ont aussi livré de nombreuses pièces remarquables : travaillant sur le site de Châlucet (Saint-Jean-Ligoure, Haute-Vienne), j’avais retrouvé, dans les petits papiers de Jean-Baptiste Champeval43, la mention d’un testament de 1317 détaillant – apparemment – de nombreux legs et revenus, et les notes prises par l’historien corrézien renvoyaient aux « papiers Coustin ». J’ai mis trois années pour identifier les descendants actuels de la famille et les localiser avant de pouvoir établir le contact. J’ai ainsi pu rencontrer, en 2004, Jean de Coustin du Masnadaud († 2009), qui connaissait ce parchemin, le plus volumineux de ses archives et qu’il surnommait « le drap de lit ». À l’occasion de trois journées de lecture dans sa demeure, avec papier et crayon, j’ai pu réaliser la transcription de ce document mais aussi y mesurer l’importance du chartrier. J’avais noté la présence de nombreux autres documents, plus ou moins anciens mais qui n’avaient alors aucun rapport avec mes sujets de recherche. Cela m’a amené à revenir plus tard, pour les revoir plus en détail. Le très beau registre de 1509-1510 et sa copie complète réalisée en 1513, dressant un état des revenus de la vicomté de Rochechouart, figure manifestement dans le chartrier par le truchement des Bermondet, comtes d’Oradour, dont les Coustin ont hérité par un mariage à la fin du XVIIe siècle. Ce registre a très vraisemblablement été prélevé dans le chartrier vicomtal après 1512, dans le cadre de la procédure judiciaire menée par les héritiers de Jean de Bermondet, assassiné par le vicomte François44. Quelle surprise aussi de retrouver dans ce chartrier un petit registre de la première moitié du XIVe siècle (ca. 190 x 17 mm), provenant de Ségur (Corrèze) et dressant à la fois la liste des rentes dues à Bernard de Pérusse, issu d’une famille de milites castri du lieu, et celles finançant une confrérie des chevaliers du château dédiée à saint Georges (fig. 25) ; ou encore, le fragment d’un registre domestique totalement inédit, de la fin du XVe siècle et émanant de Pierre Brun, seigneur de La Valade : il n’en reste que quelques feuillets mais le document est intéressant, autant par son contenu que par son système de reliure d’une peau montée sur deux ais de bois (fig. 26).
Fig. 25
Censier des rentes dues à la « charité de Ségur » (karitate de Securio) pour l’an 1341, biffé en 1304 ou 1344, chartrier Coustin du Masnadaud, vrac
© C. Remy
Fig. 26
Registre domestique du couple Pierre Brun (†1495) et Marguerite du Verger (†1508), assemblé sur ais de bois, chartrier Coustin du Masnadaud, vrac
© C. Remy
- 45 - Le château, inscrit à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques en 1945, est classé d (...)
48Ma connaissance de ce fonds, en partie classé seulement, ne me permet pas d’avoir une vision globale, mais j’y ai repéré une foule de pièces remarquables, entre autres un plan aquarellé de 1756 projetant la construction du château neuf de La Fresnaye (Falaise, Calvados) par le sieur Ernaut, architecte, qui semble avoir été effectuée en 1763-176645.
- 46 - Bibliothèque nationale de France, Chérin 132, dossier « Maumont », fol. 1 r°.
- 47 - CROUY-CHANEL et MOREAU, 2019.
49Il arrive parfois des « miracles » archivistiques. Par exemple, lorsque je travaillais sur les Maulmont, de découvrir un original sur parchemin de 1327 détaillant un partage entre Échivat de Chabanais et Jean de Maumont. Le document, analysé par Chérin au XVIIIe siècle, était échu dans les archives de Monsieur Bernard du Châtenet46. En travaillant à la réalisation d’un livre sur le château et la famille de Bonneval, je me suis rendu compte de l’existence, dans les archives familiales, de nombreux dossiers sur Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne), dont la présence s’explique par l’intégration d’une seigneurie de la famille Gentil sous l’Ancien Régime, et de multiples liasses sur des possessions poitevines et bourbonnaises ; surtout, le chartrier de la seigneurie berrichonne de Bannegon (Cher), riche de plusieurs cartons de parchemins originaux depuis le XIIIe siècle, de registres et de terriers, dort dans ces archives de Bonneval47 (fig. 27).
Fig. 27
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), dos d’une charte de 1518 relative à la seigneurie de Bannegon, chartrier de Bonneval, carton 127
© C. Remy
- 48 - Sauf l’infatigable Champeval, qui le signale.
50Le copieux chartrier de La Judie comprend toute une série d’ordres individuels adressés par le général Gabriel Barbou des Courières en 1795-1797, puis de nombreux documents d’état-major lors des campagnes napoléoniennes. En 2004, je n’avais eu l’occasion de pratiquer le chartrier de Monsieur Arnaud de Tournemire qu’une seule journée et sans appareil numérique : j’y ai trouvé une importante documentation du XVIIe siècle sur la seigneurie de Maumont (période Fontanges), mais aussi plusieurs sacs de toile consacrés à des seigneuries particulières et quelques grandes peaux de parchemin roulées de la fin du XVe siècle ; je n’y ai repéré aucun répertoire ou état des lieux pour connaître la composition globale du fonds, qui semble d’ailleurs avoir été peu consulté par les érudits du XIXe siècle48. Et évidemment, il y a les documents figuratifs, qui sont gratifiants par les mises en couleur : plans ou vues cavalières de château, portraits de personnages, ascendance d’un individu avec ses quartiers de noblesse en blasons aquarellés, facéties encrées de notaire (fig. 28 à 31).
Fig. 28
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), plan du château de Bonneval, papier vers 1760-1770, chartrier de Bonneval, carton 007, n° 721
© C. Remy
Fig. 29
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), dessin aquarellé du domaine d’Orange (Oranche), Chambaron-sur-Morge, Puy-de-Dôme, en 1785, chartrier de Bonneval, vrac
© C. Remy
Fig. 30
Coussac-Bonneval (Haute-Vienne), portrait crayonné de Marie de Cossé-Brissac, première épouse de Bertrand-Henry de Bonneval, en décembre 1823, chartrier de Bonneval, vrac
© C. Remy
Fig. 31
Blasons nobiliaires sur une planche de preuves de noblesse destinée à l’Ordre de Malte pour la réception de Jean-Pierre de Gain, en 1741, chartrier de La Judie, carton 80/8 (Saint-Martin-le-Vieux, Haute-Vienne)
© C. Remy
- 49 - Ce chartrier, intégrant les nombreux fiefs de la famille jusqu’au XVIIIe siècle et notamment la v (...)
- 50 - Nouveaux documents historiques, 1887 ; Archives historiques de la Corrèze, 1903 et 1905 ; Documen (...)
51Ce recensement des richesses archivistiques privées permettrait de garder la mémoire, pour les familles comme pour les chercheurs, de documents qui éclairent tant de domaines relevant de l’histoire générale. Si certains chartriers résultent d’une transmission intrafamiliale de génération en génération, d’autres archives privées s’avèrent factices, nées de la volonté de collectionneurs passionnés ou du hasard d’une acquisition. On peut parfois identifier des épaves d’anciens chartriers, tenus pour perdus mais documentés par des catalogues d’Ancien Régime ou des notices d’érudits du XIXe siècle : ainsi, les lots de papiers concernant la seigneurie de Pompadour conservés aux archives départementales de la Corrèze et aux Archives nationales, semblent être des reliquats de l’important chartrier disparu après 179049. La collection de chartes réunie par Gustave Clément-Simon, au château du Bach (Naves, Corrèze), et en partie éditée par lui, forme aujourd’hui la sous-série 6 F des archives de Tulle50. Patrick Esclafer de La Rode († 2015) a alimenté plusieurs dépôts publics, en Limousin, Périgord et Angoumois, avec des pièces acquises par lui.
52Les nouveaux propriétaires du château d’Etangsanne (Saint-Chabrais, Creuse) ont pu récupérer une petite caisse de documents, sans doute oubliée et préservée du feu, portant sur l’ancienne famille des seigneurs du lieu, les Montaignac, entre 1576 et 1811, et consistant en lièves, hommages, inventaires et autres pièces de procédure. De même, Marie et Jean-Jacques Durieux ont ramassé, dans la grande maison Vignaud du bourg de Champagne-Mouton (Charente), tous les papiers résiduels qui n’avaient pas été brûlés ou abîmés par les entrées d’eau et ont donc sauvé un certain nombre de pièces des Rempnoux du Vignaud et des Mérigeaud, pour l’essentiel des XVIIIe et XIXe siècles mais dont la plus ancienne remonte à 156851. À Ségur-le-Château (Corrèze), Gérard et Laure Thuillier ont même retrouvé des expéditions d’actes sur papier timbré servant à caler des huisseries dans leur demeure, la célèbre « Maison Henri IV ».
- 52 - L’information m’a été livrée par Vincent Roblin, directeur des archives communales de Bry-sur-Mar (...)
53De nombreux collectionneurs plus modestes, ayant réuni quelques documents seulement, parfois achetés en salles des ventes ou simplement sauvés dans de vieux greniers, me sollicitent aussi pour des pièces qu’ils ne parviennent à lire mais qu’ils jugent anciennes et précieuses. J’ai ainsi pu consulter des actes concernant la châtellenie de Masseret (Corrèze) au XVIe siècle chez un particulier de Rochechouart et d’autres pièces isolées concernant les Coustin du Masnadaud chez un généalogiste d’Angoulême (fig. 32). Certains collectionneurs, comme le commissaire-priseur Claude Aguttes, mettent en ligne des clichés de chartes médiévales sur leur compte Twitter52.
Fig. 32
Sceau cachet de cire rouge du comte de Bourbon-Busset en 1759, collection Granet (Angoulême, Charente)
© C. Remy
- 53 - D’après une annonce vue sur Gazette Drouot.com.
- 54 - Ce lot constitue depuis 2006 la sous-série 47 J, non classée. Voir REMY, 2006.
54Car le marché de l’archive reste une réalité : les dépeçages de chartriers sont préjudiciables à la perception des logiques de constitution des fonds. En 2010, la maison Drouot mettait aux enchères ce qui n’était sans doute pas le « chartrier La Rochefoucauld en Angoumois » mais bien un reliquat du chartrier de Bayers / La Bergerie, avec plus de 70 originaux, sur parchemin ou papier, de 1228 à 1619 (provenant de la collection de Pierre Bergé ?) : le lot a été emporté pour 3 900 €, le vendredi 19 mars 2010, a priori par un particulier53. Certaines de ces épaves de chartriers gagneraient pourtant à être intégrées dans des collections publiques. Ainsi, en 2003, ayant été sollicité pour expertiser trois cageots d’archives échues, on ne sait comment, dans les caves de la DRAC de Bordeaux, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de pièces résiduelles relatives à la châtellenie de Bourdeilles (Dordogne) et provenant manifestement de ce chartrier, et de deux autres lots de papiers roulés et enfoncés dans des toiles de jute concernant le marquisat d’Aubeterre-sur-Dronne (Charente). J’ai donc pris des contacts avec les services d’archives des deux départements concernés et c’est Isabelle Maurin-Joffre qui a décidé de les intégrer pour en assurer la conservation54.
- 55 - Tous ces châteaux sont situés dans le département de la Haute-Vienne.
- 56 - Par exemple pour le secteur corrézien de Treignac, ARDANT, 1854, p. 278.
- 57 - ARDANT, 1854, p. 279 et 280.
55Il y aurait donc un enjeu à repérer précisément et à inventorier les différents fonds privés. En 1769, Martial de L’Épine faisait une liste assez approximative des châteaux (et établissements religieux) susceptibles de posséder des actes anciens. Il signalait explicitement les chartriers des châteaux de Thouron, Fredaigue (Nantiat), Monismes (Bessines-sur-Gartempe) ou Saint-Pardoux, ceux de Tourdonnet (Château-Chervix) et de Freyssinet (Saint-Priest-Ligoure), de Rochefort (Séreilhac) et de La Roche-L’Abeille, ou encore celui du château de Magnac-Laval, appartenant alors au seigneur duc de Laval55. Mais son signalement reste souvent de principe : il agit par ouï-dire et réputation, et même par déduction, indiquant telle paroisse avec la mention d’un château « où il pourroit y avoir des archives56 ». Pour le château de Pierrefitte (Sarroux, Corrèze), il parle du « château fort ancien et qui annonce l’antiquité », et signale « dans ses archives un contrat de mariage d’une Halix Debort de Pierreficte avec un Chabanes Curton, duquel mariage vint Gilbert de Chabanes, qui fut maréchal de France et gouverneur de province » ; dans le cas du château de Ventadour (Moustier-Ventadour, Corrèze), « dont l’antiquité est assez connue », il pense qu’il doit « renfermer sans doute des dépôts de titres et actes de l’espèce dont s’agit, à moins qu’ils n’aient été transportés à l’hôtel de Soubise57 ».
- 58 - CHAMPEVAL, 1888-1889, p. 326 et 328.
- 59 - Ibid., p. 324 et 330.
- 60 - Ibid., p. 328.
- 61 - Ibid., p. 326.
56Plus précis, car résultant d’une longue expérience de fréquentation des chartriers privés, est le relevé publié en 1888 par Jean-Baptiste Champeval. Son état des lieux est tout bonnement impressionnant et sa simple lecture met l’eau à la bouche, d’autant qu’il s’agit d’observations post-révolutionnaires : il y a donc de réelles chances de pouvoir retrouver les chartriers qu’il indique. Que sont devenues les « archives du château du Gibanel, chez le comte du Gibanel », les « archives du comte au château de Montaignac, documents anciens communiqués par M. le marquis de Gain de Montaignac » ou les « archives du château de Saint-Victour, titres très anciens de ce prieuré et de la seigneurie laïque qui lui succéda58 » ? Il signalait les archives du château de Pierrefitte, comprenant « quelques vieilles pièces sur cette seigneurie, notamment comptes de la reconstruction du château », et celles « du marquis de Turenne, riche chartrier sur la reconstruction du château d’Assier, la baronnie de Gramat et le marquisat d’Aynac59 ». Il alertait déjà sur l’état sanitaire de quelques fonds tels les « papiers de M. Lafont au château du Poujet », dont les titres étaient « en fouillis », ou bien les « papiers de M. Hourtoule à La Besse (Saint-Julien-au-Bois, Corrèze), « un stock d’anciennes minutes, malheureusement à l’état de litière dans un arrière-grenier, presque sans lucarnes », qu’il faudrait, dit-il, « porter à l’air, en ôter préalablement les tessons, les battre, les ouvrir et les enliasser60 ». Il n’appréciait guère qu’on lui interdise l’accès à certaines de ces archives, déplorant, par exemple, le « refus persistant de communication de [la] paperasse, abondante, dit-on » des papiers de M. Amédée Mas à La Martinie, ou encore l’inaccessibilité du « grenier » de M. Chassaing à Bort ou des archives des d’Ussel61.
- 62 - COURCELLES, 1825, p. 5.
- 63 - Le 28 juin 1773, état des titres retirés du Trésor de Beynac et remis à M. de Barry (signalé par (...)
- 64 - Bibliothèque nationale de France, Collection Périgord 129, dossier « Comarque ».
- 65 - Bibliothèque nationale de France, Pièces originales 824, dossier « Comarque » : peut-être le manu (...)
57Ponctuellement, des fonds resurgissent : Gilles de Blignières a eu l’occasion de transcrire une caisse d’archives provenant du château de Gorre (Haute-Vienne), Jean-Louis Ruchaud a pu consulter le chartrier Josselin, aujourd’hui déposé aux archives départementales de la Haute-Vienne (46 F) mais non classé, Guillaume de Villelume a consulté divers chartriers méconnus. On se demande toujours ce que sont devenues les archives du château de Beynac (Dordogne), évoquées par le chevalier de Courcelles62 : le « Trésor de Beynac » signalé en 177363 survit aux temps révolutionnaires et ses liasses sont encore exploitées par le comte de Clermont-Toucheboeuf avant 182264, par l’auteur probable d’une généalogie des Commarque restée manuscrite65 et par le chevalier de Courcelles avant 1825 ; vendues par décision judiciaire vers 1960, elles ont été stockées pendant environ 20 ans, dans un garde-meubles, chez un transporteur de Sarlat ; l’essentiel a ensuite été intégré par les archives départementales de la Dordogne en 1983 ; mais sous la cote 22 J 56, tous les parchemins antérieurs au XVIe siècle ont disparu. Ce pistage est rendu complexe par la masse des chartriers – heureusement – encore existants et par le caractère toujours provisoire des situations. Entre bien d’autres, que sont devenues les archives, vues par Champeval, chez les Authier du Barmontet, les Vanteaux de Saint-Jean-Ligoure ou les Montbron de Forsac ?
- 66 - Dont le plus vieil original parchemin date de 1403.
58Ce travail de repérage réalisé, de manière progressive et opportuniste, il conviendrait, dans un second temps, d’envisager des accords avec les propriétaires pour réaliser un véritable travail de numérisation, systématique ou sélectif. Les archives des Commarque ont été en partie microfilmées en 1963 ; un inventaire sommaire, consultable en salle de lecture à Périgueux, en a été établi par Noël Becquart en 1963-1964 mais ce descriptif, s’il est précieux faute de mieux, ne permet pas de savoir précisément le contenu et l’amplitude chronologique des liasses. Le fonds de Commarque réunit pourtant un nombre important de dossiers, comprenant des liasses relatives à de multiples familles et fiefs du Sarladais et du Quercy (les Saint-Ours, les Cugnac, les Virazeil ou les Machat de La Meschaussée), dont un grand nombre de documents médiévaux (les plus anciens du XIIIe siècle). De même, les quatre volumes reconstituant le Trésor des Lubersac du Verdier, dû à M. de L’Épine au milieu du XIXe siècle, ont été microfilmés aux archives départementales de la Haute-Vienne. Lors de la campagne de pré-classement du Fonds des Cars, en 2009-2012, Thomas Schneider et ses acolytes des Amitiés généalogiques du Limousin ont numérisé une grande partie des liasses provisoires (aujourd’hui redistribuées selon le cadre de classement établi par Anne Gérardot) ; le même a aussi assuré une journée de prises de vues, une numérisation partielle donc, sur le chartrier Mondin de Montautre66.
59J’ignore quel service public – l’État par le ministère de la Culture, les collectivités (régions ou départements) – pourrait financer un tel programme. Mais à l’heure des moyens numériques que l’évolution technologique met aujourd’hui à notre disposition, il serait dommage de ne pas envisager une telle opération qui serait profitable à la fois aux propriétaires, pour qui c’est un gage de sécurité (en cas de sinistre), et à la société toute entière, qui verrait ainsi préservée et mise à disposition, le cas échéant, la mémoire de documents actuellement souvent ignorés et sous-utilisés par la recherche.
60Indéniablement, le travail sur le document « de première main » est un plus. Si les chercheurs apprécient de pouvoir travailler sur des contenus édités ou mis en ligne, des documents déjà traités, des sources de seconde main donc, la consultation des originaux est toujours plus riche de sensations mais aussi de pistes de réflexion : apprécier la composition dans la page, l’écriture du scribe, les éventuelles ratures ou changements de graphie, les annotations marginales ou mentions hors teneur témoignant de la vie du document après sa production, tous ces éléments ne sont que difficilement perceptibles dans une édition, même très bonne, du texte. À l’heure du numérique et des « écrans bleus », le contact physique avec le document est souhaitable.
61Il y a d’ailleurs lieu de s’inquiéter de la fracture opérée dans la formation d’un nombre grandissant de jeunes historiens et historiennes que les enseignements et les sujets de recherche ne mettent pas toujours en contact avec l’archive primaire. À ceux qui prétendent que Le Goût de l’archive d’Arlette Farge (1989) est devenu obsolète, il convient d’opposer le fait que l’histoire fondée sur des sources numérisées reste en partie un propos filtré : un raisonnement adossé à la consultation de textes édités ou mis en ligne peut s’avérer tout à fait solide et nous le pratiquons tous, par souci d’efficacité dans la conduite de la recherche autant que par volonté de ne pas mettre en péril certains documents très consultés par des manipulations trop nombreuses (les numérisations ou les éditions étant des sortes de « Lascaux-2 » pour le document). De même, les requêtes par mots-clés dans un moteur de recherche sur internet permettent de vérifier la mise en ligne de dossiers ou de données non connues, notamment quand on travaille sur les vieilles familles et les seigneuries, afin de reconstituer les stemma généalogiques et le devenir des archives familiales, et de trouver un article inconnu ou quelques imprimés mis en ligne. Mais cette consultation par mots-clés dans l’océan du web n’est qu’un appoint de la démarche de l’historien, éventuellement décevant en fonction des requêtes. De toute évidence, le corps d’une recherche historique ne peut guère se dispenser de la traque, de la consultation et du traitement des actes originaux. Il faut revenir au document.
- 67 - C’est une mission que doivent assurer les directeurs et directrices des services départementaux, (...)
62Dans ce contexte d’accentuation numérique où les « antiquités », au sens large, tendent à s’effilocher et à perdre de la visibilité – dans tous les domaines (en matière d’ameublement, d’ornementation ou d’enseignement) – et à une époque où la connaissance des écritures anciennes (latin, occitan, vieux français) et de la paléographie se resserre sur un nombre plus restreint d’individus, il serait souhaitable de s’intéresser aux chartriers privés qui, pour diverses raisons s’avèrent plus menacés que leurs homologues conservés dans des services publics. Menacées, ces collections de documents le sont par la méconnaissance précise de leur existence, de leur intérêt, par l’impossibilité d’y accéder et souvent par l’incapacité de leurs propriétaires d’en mesurer la portée ; elles le sont aussi par l’action du pourrissement qui les gangrène parfois en raison de conditions de stockage déplorables et, de temps à autre, par leur dispersion dans des salles des ventes lors des successions. Un véritable travail de repérage des collections privées est donc souhaitable, en annexe de la gestion des fonds conservés dans les services départementaux, afin d’en apprécier le volume, d’accompagner les propriétaires dans les difficultés de conservation, le cas échéant de négocier certains dépôts67. C’est un travail compliqué qui ne peut être mené par des étudiants : il faut connaître le terrain documentaire, gagner la confiance des propriétaires, souvent se faire recommander, se rendre utile, et travailler beaucoup. C’est une quête de longue haleine.
63En 1769, le ministre Bertin annonçait l’intention de l’État de « faire établir des copies de toutes les richesses diplomatiques qui pouvaient servir de preuves à l’histoire de France, et de tous les titres antérieurs au XVe siècle conservés dans le royaume » : avec l’aide des nouvelles technologies, il serait possible d’envisager aujourd’hui des campagnes de numérisation massives de nombreuses séries de documents originaux, volatiles, fragiles par leur nature privée même. De fait, la pièce numérisée est parfois plus intéressante que le texte transcrit car travailler sur des parchemins originaux, éventuellement en grand format, pénibles à déplier et à lire – à photographier même sans staff de numérisation –, ralentit le chercheur et la lecture sur un bon cliché du document à plat est finalement plus confortable.
- 68 - Notamment des collections de la Bibliothèque nationale de France, lorsque Gallica n’est pas satur (...)
64Or, à la différence des services publics qui partout accroissent la mise en ligne de documents originaux numérisés, les archives privées restent dans une totale matérialité. Aucun particulier ne parvient à organiser et à financer la numérisation de ses archives. Certes, les efforts de mise en ligne68 sont louables et de plus en plus de séries documentaires sont ainsi accessibles sans déplacement physique, même si la proportion de pièces numérisées reste infinitésimale par rapport à la masse documentaire conservée dans les fonds publics. Mais l’intérêt des documents conservés dans les chartriers privés, le caractère plus aléatoire de leur pérennité et la difficulté qu’il y a de les exploiter justifieraient un plan volontaire de numérisation de ces fonds. L’opération aurait certes un coût mais surtout un intérêt partagé entre les propriétaires et la collectivité. L’enjeu est bien de conserver la mémoire d’une documentation par trop négligée et susceptible, à chaque succession, de partir en poussière, aux enchères, voire à la benne. L’historien ne peut se résoudre à ce que la sélection naturelle des archives incombe au hasard. Et ce d’autant moins une fois qu’il a goûté aux trésors documentaires des chartriers sommeillant dans les châteaux.