- 1 - FLÜELER, 1957, p. 30.
« Entre les mains de l’artiste, l’ornementation devient réellement facteur d’enrichissement, car l’artiste confère à l’objet une vie qui fleurit et qui chante, il dépose au fond de lui le message du mystère1. »
- 2 - Dom Robert - Guy de Chaunac Lanzac - né en 1907, est un des maîtres de la tapisserie contemporain (...)
- 3 - Jacqueline Rivière (1911-1944) est entrée au monastère en décembre 1929. Elle est la fille de l’é (...)
1Dom Robert2, né Guy de Chaunac Lanzac en 1907, entre au monastère bénédictin d’En Calcat en septembre 1930. Jeune artiste parisien, il avait rencontré à l’automne 1929 Jacques Maritain, sur les conseils de Jean Cocteau. Ce nouveau cheminement spirituel le conduisit à Dourgne en juin 1930 pour assister à la « vêture » de son amie Jacqueline Rivière3 au monastère de Sainte-Scholastique, puis le décida peu après à entrer lui aussi dans les ordres.
- 4 - François Ducharne, lyonnais d’origine, fonde sa maison de soieries haute couture en 1920. Il s’in (...)
2À ce moment-là, il collaborait avec la maison lyonnaise des Soieries Ducharne, à Paris, dans l’atelier de dessin dirigé par Michel Dubost4. Nous ne connaissons pas les dessins que Dom Robert a réalisés mais, dans les années 1930, les décors floraux dominaient dans les collections, comme ce modèle pour une soierie dite « Bouquet de la mariée » (fig. 1).
Fig.1
Lyon (Rhône), musée des Textiles, Bouquet de fleurs dit « Bouquet de la mariée », Michel Dubost pour François Ducharne, 1922-1932, impression sur crêpe de Chine, 175 x 110 cm
© Musée des textiles, Lyon ; cliché S. Guérin Gasc, 2014
- 5 - L’ouvrage ayant été « démantelé » ou jamais achevé, certaines très belles planches sont aujourd’h (...)
3Dès son noviciat, il continua à peindre et à dessiner, principalement des paysages, des scènes de la vie monastique ou des animaux de basse-cour, puis il commença à réaliser, à la demande du père abbé, des enluminures pour un évangéliaire5 (fig. 2).
Fig. 2
Sorèze (Tarn), musée Dom Robert, Le Jardin des œillets, Dom Robert, aquarelle, vers 1940, 22 x 20 cm
J. L. Sarda © Abbaye d’En Calcat
4C’est parmi ces premières œuvres des années 1930 et 1940 que nous pouvons situer les dessins de Dom Robert pour des motifs brodés de vêtements liturgiques. Il n’y a pas de sources précises sur les dates de conception puis de réalisation de ces broderies. Cependant, plusieurs éléments et témoignages nous permettent de les dater autour des années 1935-1940, donc probablement avant même les débuts de Dom Robert en tapisserie en 1941.
- 6 - Les premiers ouvrages en broderie à partir de 1893 ont été réalisées par Sr Agnès Phalipou (1868- (...)
- 7 - Les deux monastères de Sainte-Scholastique de Dourgne et de Saint Benoît d’En Calcat ont été fond (...)
5Ces motifs ont été réalisés par les sœurs de l’abbaye Sainte-Scholastique qui disposaient d’un atelier de broderie au sein du monastère. En effet, dès 1893, date de leur installation dans leur nouveau monastère à Dourgne, les sœurs pratiquaient l’art de la paramentique6, créant et brodant des vêtements liturgiques. Ainsi, en 1895, elles réalisèrent un ornement complet pour Dom Romain Banquet, fondateur et premier abbé du monastère voisin d’En Calcat7.
- 8 - Varvara Tourgueniev-Komaroff (1856-1934), cousine de l’écrivain Ivan Tourgueniev (1818-1883), mar (...)
6Vers 1909, l’atelier fut dynamisé par l’arrivée au monastère de deux religieuses d’origine russe, converties au catholicisme et dotées de forts tempéraments artistiques : Katia Komaroff (1881-1939) devenue mère Eustochie en religion en 1908, suivie de sa mère Varvara Tourgueniev-Komaroff (1856-1934) devenue mère Paula en 19098. Dans leurs magnifiques « peintures à l’aiguille », elles infuseront tout un esprit issu de l’art des icônes russes. Ce sont elles également qui conçurent les vitraux de l’abbatiale dans les années 1920. De nombreuses religieuses travaillèrent à l’atelier de broderie dont sœur Marguerite-Marie de Morant (1891-1984) remarquable pour la finesse et la poésie de ses créations (fig. 3).
Fig. 3
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, Dalmatique aux paons, détail, dessin et peinture à l’aiguille de sœur Marguerite-Marie de Morant (1891-1984), 1921
© Sœurs de Sainte-Scholastique
- 9 - « La "Broderie" qui parmi ses activités confectionne des chasubles deviendra "le tissage" lors de (...)
7En 1953, les sœurs firent l’acquisition d’un métier Jacquard et l’activité s’orienta vers la production de beaux tissus adaptés à la confection de vêtements liturgiques qui, dans l’esprit de simplicité de l’époque, ne comporteront plus d’ornements brodés. Cette activité s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui9.
8C’est donc au cœur de cette période que Dom Robert proposa aux sœurs ses motifs de broderie. Trois ensembles de vêtements liturgiques brodés à Sainte-Scholastique d’après des dessins de Dom Robert sont connus, l’un conservé par les sœurs, deux autres à l’abbaye d’En Calcat. Les témoignages des religieuses confirment que ces broderies furent réalisées conjointement par sœur Maria-Pax Navarro y de la Pena et sœur Marie-Jacqueline Rivière. Le fait que cette dernière soit décédée en décembre 1944 et se trouvait déjà bien diminuée l’année précédente pourrait nous donner la date au plus tard de 1943 pour l’exécution de ces broderies.
- 10 - Dans sa lettre du 20 juillet 1947 à Jacques Maritain, Dom Robert écrira en effet : « Je fais en c (...)
9En 1947, Dom Robert proposera d’autres dessins pour orner des vêtements liturgiques qui seront brodés par les Clarisses de Mazamet, dont l’atelier bénéficie d’une grande renommée10.
10L’abbaye Sainte-Scholastique conserve dans un chapier de la sacristie un « pontifical », ensemble de vêtements sacerdotaux pour de grandes fêtes liturgiques. Il est composé de cinq pièces portant des broderies très colorées de rinceaux de fleurs et feuillages :
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une chape (fig. 4)
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une chasuble (fig. 5)
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une dalmatique de diacre (fig. 6)
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deux dalmatiques de sous-diacre. (fig. 7)
Fig. 4
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, sacristie, présentation de la chape brodée, dessin de Dom Robert, vers 1940, h. 150 x 320 cm.
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
Fig. 5
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, chasuble brodée, dessin de Dom Robert, vers 1940, détails, devant : h. 50 x 30 cm ; dos : h. 47 x 47 cm
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
Fig. 6
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, dalmatique brodée, dessin de Dom Robert, vers 1940, h. 120 x 150 cm ; manche : h. 36 x 36 cm
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
Fig. 7
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, dalmatique de sous-diacre, dessin de Dom Robert, vers 1940, détails, h. 120 x 150 cm ; motif et détail : h. 33 x 36 cm
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
11L’abbaye d’En Calcat conserve deux ensembles plus modestes :
121) l’un avec des broderies aux couleurs vives dans l’esprit de celles du pontifical de Sainte-Scholastique comprenant :
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une chasuble,
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deux étoles
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un voile de calice (fig. 8)
Fig. 8
Dourgne (Tarn), Abbaye d’En Calcat, ornement blanc, dessin de Dom Robert, vers 1940 : encolure de la chasuble (motif de 45 x 45), étole 1, détail de l’étole 2, voile de calice
S. Guérin Gasc, 2016 © Abbaye d’En Calcat
132) un autre, aux motifs tout en camaïeux de bruns, réalisés en feutre découpé et cousu sur un lourd coton écru comprenant :
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une chasuble
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une étole
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une mitre
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un manipule
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une pale (fig. 9)
Fig. 9
Dourgne (Tarn), Abbaye d’En Calcat, ornement blanc, dessin de Dom Robert, vers 1940 : encolure de la chasuble (motif de 48 x 48), manipule (détail), mitre, pale, étole (détail)
S. Guérin Gasc, 2012 © Abbaye d’En Calcat
14Dans cet article, nous avons choisi de présenter plus en détail le pontifical conservé à l’abbaye Sainte-Scholastique, parfaitement représentatif des créations « florales » de Dom Robert.
- 11 - Histoire des abbayes d’En Calcat et de Sainte-Scholastique, synthétisée en 2017 d’après archives (...)
- 12 - Dom Robert avait également illustré les programmes des fêtes des Solennités de la Vierge, pour le (...)
- 13 - Lettre de Dom Robert à Jacques Maritain du 15 juillet 1939 – extrait – Fonds Maritain, BU de Stra (...)
15Le pontifical était porté lors de grandes cérémonies religieuses dont les Solennités des Fêtes de la Vierge. De plus, deux grands évènements ont eu lieu dans ces années-là : le 23 septembre 1935, la dédicace de l’église d’En Calcat qui a donné lieu d’après les archives à une grande « messe pontificale » et, le 11 octobre 1943, la bénédiction abbatiale du nouveau père abbé, Marie de Floris11. On pourrait donc imaginer que Dom Robert ait contribué aux fastes de ces célébrations par la beauté des vêtements liturgiques choisis pour ces occasions12. Deux évocations de la création d’ornements dans la correspondance de Dom Robert avec Jacques Maritain confirment également cette probabilité de dates. Ainsi, en décembre 1938, il écrit : « … je vous mets aussi quelques photos d’ornements », puis en juillet 1939 : « J’ai envoyé des miniatures et ornements à une exposition internationale d’art religieux en Espagne, où il y avait des envois de toute l’Europe. On m’a donné la place d’honneur et la vitrine centrale (…)13 ».
16Une soie lourde écrue, elle-même doublée, est le matériau de base qui possède la souplesse et le tombé nécessaires aux mouvements des célébrants.
17Le motif brodé n’occupe qu’une modeste surface sur chaque pièce. Suivant le type de vêtement, il est placé sur les zones pectorales, les manches, le haut du dos sous l’encolure…
18L’unité de ce pontifical est donnée par un motif de formes et de couleurs qui se répète sur chaque vêtement, décliné en fonction de sa place et de sa surface sur la pièce. Fleur trilobée et fleur en calice alternent avec feuille de lierre et feuille polylobée ou simple, toutes reliées par un fin rinceau noir continu. Feuilles et fleurs sont traitées dans des dominantes de tons complémentaires, rouge carmin, vert sombre, vert amande, violet et rose. Les aplats de couleurs sont relevés par l’or qui apporte préciosité à l’ensemble. Un galon brun isole le motif brodé de l’ensemble de la pièce et lui donne plus de présence en évitant qu’il ne « flotte » sur le fond uni du vêtement.
19Le travail de dessin préparatoire nous est connu par un unique calque conservé dans les archives artistiques de l’abbaye d’En Calcat. Intitulé « étude pour dalmatique » lors de son archivage, il correspond en fait, après confrontation avec les vêtements, à la bordure horizontale haute de la chape. On peut parfaitement y retrouver le dessin des motifs : fleur trilobée, fleur en calice et feuille de lierre réunies par un rinceau noir continu (fig. 10).
Fig. 10
Sorèze (Tarn), musée Dom Robert, « Calque de dalmatique », gouache sur calque de Dom Robert. Dessin de la chape brodée par les Sœurs de Sainte-Scholastique, vers 1940, 25,2 x 75 cm
S. Guérin Gasc, 2012 © Abbaye d’En Calcat
20En confrontant le dessin et la broderie elle-même, on mesure immédiatement le travail d’adaptation qui a été fait à travers le choix des matières, des coloris et des points employés. C’est là qu’intervient la maîtrise des brodeuses pour obtenir un résultat qui soit en adéquation avec le dessin de l’artiste tout en prenant en compte les contraintes du matériau lui-même et la fonction du vêtement (fig. 11).
Fig. 11
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, chape brodée, dessin de Dom Robert, vers 1940, h. 150 x 320 cm ; détail de la bordure haute et feuille de lierre (h. 16,5 cm)
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
21Le remplissage des feuilles et des pétales fait appel à deux types de techniques qui permettent de donner ombre et relief : broderie et incrustation de morceaux de feutre coloré (ou feutrine) découpé. Avec virtuosité, la broderie elle-même alterne des points variés et recourt à plusieurs types de fils : coton, soie, fils métalliques dorés ou cuivrés. Ces derniers rehaussent parfois le cœur d’une fleur ou soulignent une nervure de feuille (fig. 12).
Fig. 12
Dourgne (Tarn), Abbaye Sainte-Scholastique, chape brodée, dessin de Dom Robert, vers 1940, h. 150 x 320 cm ; fleurs en calice et feuille de la bordure haute (h. 13 cm)
S. Guérin Gasc, 2013 © Sœurs de Sainte-Scholastique
22Sœur Léonce et sœur Jeanne-Françoise ont encore en mémoire une remarque de Dom Robert rapportée par sœur Maria-Pax, une des brodeuses : « Qu’on n’enferme pas mes fleurs, laissez-les donc vivre ! » qui nous fait imaginer leur collaboration et les exigences de l’artiste.
23Les enluminures que créait à ce moment-là Dom Robert, comme ce cartouche inachevé de la page consacrée à l’Épiphanie – l’ornement floral autour du titre – illustrent bien la liberté de la touche qu’offre l’aquarelle et nous permettent de mesurer le savoir-faire que la brodeuse devra déployer pour l’incarner sur le tissu (fig. 13).
Fig. 13
En Calcat (Tarn), Abbaye, cartouche inachevé de l’enluminure l’Épiphanie, dessin de Dom Robert, vers 1935, 20 x 8 cm env.
© abbaye d’En Calcat, fonds numérisé, 2013
24C’est la même démarche que Dom Robert et les ateliers Tabard d’Aubusson adoptent en 1941 pour la transcription de son aquarelle La ferme de Palaja en tapisserie. Dom Robert en réalisera lui-même le carton à l’échelle de vraie grandeur de la tapisserie et s’appuiera sur l’expertise des lissiers pour le choix des techniques de tissage14.
25Dans la tapisserie Magnificat, créée en 1945, on retrouve des rinceaux de fleurs et de feuilles qui évoquent ceux des broderies mais qui sont à leur tour adaptés à la technique propre de la tapisserie de lisse par la création de battages pour le rendu des feuillages (fig. 14, fig. 15).
Fig. 14
Sorèze (Tarn), musée Dom Robert, La Visitation, aquarelle, Dom Robert, maquette de la tapisserie Magnificat, 1941, 42 x 46 cm, détail haut gauche
S. Guérin Gasc, 2011 © Abbaye d’En Calcat
Fig. 15
Sorèze (Tarn), musée Dom Robert, Magnificat, tapisserie, basse lisse, laine et coton, Dom Robert, 1945, 388 x 422 cm, détail cartouche bas gauche
J. L. Sarda © Abbaye d’En Calcat
26Dans la tapisserie La Création de l’homme, créée en 1946, les rinceaux de la bordure ont été très stylisés pour structurer l’œuvre, alors que ceux des feuilles de vignes possèdent une plus grande souplesse, comme ceux des broderies (fig. 16).
Fig. 16
Sorèze (Tarn), musée Dom Robert, La Création de l’homme, tapisserie, basse lisse, laine et coton, Dom Robert, 1946, 400 x 340 cm, détail angle bas droit
J. L. Sarda © Abbaye d’En Calcat
- 15 - Thème d’un colloque organisé par l’Université de Clermont-Ferrand en 2016 : L’Invention partagée (...)
27Du dessin à la broderie, l’invention partagée15 entre le concepteur du motif et les brodeuses est bien sensible. L’interprétation du dessin d’origine par des brodeuses maîtrisant leur technique, respectant les contraintes de la matière et connaissant ses effets, enrichit l’œuvre finie d’une nouvelle dimension artistique.
28Ces transcriptions en broderie, ayant ou non précédé le travail des lissiers, constituent en tout cas un autre bel exemple de l’adaptation dans une matière textile de l’univers poétique et spirituel de Dom Robert, reconnaissable entre tous.
- 16 - Journal de la communauté : 25 avril 1947, « Dom Robert d’En Calcat, dessinateur et artiste remarq (...)
29Il nous reste donc à explorer cette voie entre-ouverte lors de cette recherche vers les autres créations de Dom Robert dans le domaine de la paramentique, en particulier en collaboration avec les Clarisses de Mazamet16 …
- 17 - FLÜELER, 1957, p. 30.
« La beauté du signe ne vient pas du sens qu’il porte en soi, mais du jeu des lignes et de leurs rapports entre elles, de leur intégration dans le plan de la surface, dans la structure et la couleur, par conséquent de l’existence globale de l’œuvre d’art »17.