1Le renouvellement et la modernisation des modalités de visite des monuments est un des enjeux de l’attractivité des sites touristiques. Le Département de l’Aude et ses sites phares, les sites du Pays cathare, en ont pleinement conscience. Pour répondre aux nouvelles attentes des visiteurs, la collectivité a mis en œuvre un « Acte II du Pays cathare », soit un dispositif ambitieux dont la finalité, à savoir la création d’outils numériques transmédia, a dû répondre à une double exigence : embrasser tout un territoire et mobiliser une grande diversité d’acteurs, publics et privés, ce qui suppose une implication élargie, l’engagement dans une démarche participative et un travail de longue haleine. De fait, l’enjeu du chantier dépassait largement la production de l’outil numérique lui-même : il s’est agi aussi de créer de nouveaux liens, de se donner les conditions d’une culture partagée, d’inventer de nouveaux processus de décision, sans jamais perdre de vue, les usagers, au cœur des préoccupations de la conception. Comment le recours au numérique a-t-il permis de satisfaire à toutes ces préoccupations ? Le produit issu d’une pareille commande n’est-il bien finalement qu’un outil numérique en valant un autre ? N’est-il pas aussi autre chose ?
2Nous tenterons de répondre à ces questions en précisant d’abord le contexte politique de la commande. Nous interrogerons ensuite le processus participatif qui a permis de faire émerger un dispositif transmédia, c’est-à-dire une architecture de supports de médiation complémentaire entre eux du point de vue des contenus et des supports, numériques et papier. Dans une troisième partie, nous analyserons les modalités de création des contenus de médiation culturelle de l’application « Pays cathare, le guide ». Nous nous interrogerons enfin sur la réception de ce dispositif numérique auprès des visiteurs grâce à l’évaluation de « l’expérience utilisateur », nommée également « UX » pour l’acronyme anglais de « User eXperience ».
« Le tourisme est une activité qui fonde les racines de son développement dans l’imaginaire »1
3En 2014, le Département de l’Aude a souhaité établir une projection de son action à une quinzaine d’années et, pour ce faire, a organisé une consultation de manière à recueillir les avis des habitants et des élus en termes de valeurs, de développement et d’aménagements.
- 2 - GENIEYS, 1997, p. 118-131.
4C’est ainsi qu’a été réaffirmée dans le Schéma Départemental de Développement Durable du Territoire, Aude 2030, la volonté de poursuivre le programme, datant des années 1990, qui avait donné à ce département une attractivité et une notoriété, à l’intitulé souvent contesté, « le Programme Pays cathare »2. Sur le plan historique, les termes font débat, mais sur le plan de la stratégie de développement local, cette démarche, qui a puisé son élan aux sources d’un imaginaire collectif réinventé, a permis de fédérer et structurer les acteurs publics, de conserver et valoriser les monuments, de rendre accessibles les connaissances relatives aux sites et de les diffuser auprès des publics.
- 3 - Château d’Aguilar (Tuchan), château de Quéribus (Cucugnan), château de Peyrepertuse (Duilhac-sous (...)
5On peut donc lire dans le Schéma que « Le Conseil Général de l’Aude, à travers le Programme Pays Cathare, initié il y a plus de 20 ans s’est donné pour ambition de structurer le développement des territoires, notamment les plus ruraux, à partir des ressources non délocalisables telles que le patrimoine emblématique, les châteaux, abbayes et cités historiques. Les 19 sites du Pays Cathare3 se situent par ailleurs tous dans un environnement naturel préservé. Ils constituent un des éléments majeurs de la destination touristique audoise et incarnent une identité qui permet de démarquer le département de l’uniformisation touristique ».
6Si le programme a vocation à structurer les territoires et développer l’activité économique, l’intention politique s’attache aussi à la valorisation du patrimoine : « Promouvoir les ressources patrimoniales dans les dimensions identitaire, culturelle, pédagogique et éducative, tant en direction des visiteurs extérieurs qu’auprès des Audois, jeunes et moins jeunes, afin de susciter une appropriation ou une réappropriation ». Nous retiendrons ici la dimension de médiation tant auprès des visiteurs extérieurs que des Audois, ce qui sera une constante de la reconstruction du programme Pays Cathare. Ce volet « culturel, pédagogique et éducatif », au cœur de la démarche de médiation à venir nous occupera ici. Nous avons délibérément laissé de côté le volet identitaire, maintes fois remis en question lui aussi, qui excède le sujet que l’on se propose de traiter ici.
7La commande d’un « Acte II du Pays Cathare », procède de la volonté « d’une véritable économie du patrimoine et de la connaissance […] », avec trois ambitions majeures et nécessairement fondatrices pour chacune de nos actions : refonder le réseau des sites, se réinscrire dans les réseaux nationaux et internationaux pour retrouver de la notoriété, et accroître l’attractivité et donc la fréquentation des sites. Concrètement, en termes de médiation, des pistes sont données dans le document de 2014. Il semble utile de les citer ici, pour que la nature de la commande institutionnelle apparaisse clairement :
« Mettre en valeur ou reconstituer virtuellement le patrimoine matériel et/ou immatériel en créant des synergies avec les grands patrimoines, en construisant par exemple des itinéraires à thèmes, en utilisant le panel d’outils numériques de découverte : 3D, réalité augmentée, visite virtuelle… d’autant plus évocateurs et appréciables, lorsqu’il ne subsiste plus ou tout au moins plus suffisamment de témoins matériels… Les diverses sources documentaires, régulièrement enrichies, pourront nourrir ces actions de médiation de toutes formes et en constituer le contenu scientifique, pédagogique et culturel attendu par les visiteurs. Les nouvelles technologies devraient en constituer un volet novateur notamment à travers l’e-patrimoine et ses applications : flash code, géo localisation des points d’intérêts, visites en ligne, compléments de contenus de visites par informations numériques… ».
- 4 - BEESAU, 2017.
- 5 - Étude TripAdvisor et Ipsos Source TripBarometer , octobre 2015.
8On sait en effet que si l’imaginaire de ces monuments reste intact, les attentes des clientèles, les pratiques culturelles et touristiques ont, elles, à la faveur du développement des moyens numériques notamment, considérablement évolué : « Il ne s’agit plus de la simple découverte, mais d’une recherche d’expériences partagées, d’émotions, de participation et de convivialité ; au-delà de la connaissance le visiteur souhaite « expérimenter l’authenticité des lieux et s’immerger dans la culture du territoire »4. Et ceci de manière connectée comme le suggèrent les chiffres : en 2015, selon une étude TripAdvisor et Ipsos, 75 % des touristes ont voyagé avec leurs téléphones et 67 % l’ont utilisé une fois sur place5.
9Proposer des outils avant même d’avoir entamé l’analyse sur ce que peut être le contenu de la médiation constitue un raccourci inversement proportionnel à la méthode et au temps nécessaires pour faire émerger le dispositif que nous avons aujourd’hui entre les mains. Il faut en effet comprendre l’outil de médiation numérique que nous allons décrire au regard du process ayant abouti à sa réalisation, c’est-à-dire des principes qui l’ont sous-tendu, des compétences de ceux qui y ont contribué, de la convergence des réflexions.
10Nous avons fait nôtre la démarche ascendante, du territoire vers l’institution, à partir de laquelle s’est bâti le programme de développement local. Certes, le Département a décidé de redevenir le moteur du programme, mais tout le travail avec élus et agents des sites a été mené en co-construction avec la volonté de mettre à profit la diversité des points de vue. Parce qu’à travers ce projet, nous devions aussi refonder le réseau. Nous avons donc partagé le diagnostic (l’obsolescence des supports), les modalités (le choix du storytelling et du transmédia), des moyens (le choix des prestataires). Nous avons aussi associé le plus largement possible les acteurs des territoires, habitants, usagers, professionnels, pour créer du lien autour du projet et favoriser l’appropriation de la démarche et des outils à venir.
11Rétrospectivement, nous constatons combien ce choix dans la méthode nous rapprochait des valeurs du web et du numérique, univers auquel nous souhaitions accéder pour reformuler notre accès au patrimoine et à la connaissance.
12Le partage préside aux relations dans la communauté du numérique. On partage les ressources, les codes, les connaissances… C’est une mentalité qui crée l’outil, autant que l’outil crée la culture du numérique. L’influence de celle-ci s’est fait sentir tout au long de la conception du dispositif. L’enjeu n’était pas simplement de créer l’image d’un territoire, mais aussi d’incarner celui-ci. Tangible dans toutes les réunions, à tous les niveaux, la volonté d’y parvenir s’est traduite par des discussions fournies, mêlant savoirs et souvenirs. L’enthousiasme, l’envie de faire connaître, de s’ouvrir à d’autres, ont pris le pas sur les impératifs du marketing ou touristiques à l’origine de la commande. Autour des questions de patrimoine, de tourisme, de médiation, de l’Histoire, se construisaient, plus qu’un outil de médiation, … une fierté, une mémoire, un récit. C’est-à-dire un objet partageable et subjectif.
13Ce choix assumé de la subjectivité peut paraître inattendu pour une collectivité. C’est cependant par la subjectivité que l’on bascule dans la médiation. La médiation nécessite de s’affranchir de l’exhaustivité scientifique, pour pouvoir montrer en particulier ce qui est remarquable, et partager avec ce qui peut venir faire sens pour l’auditeur, le lecteur dans son univers propre. Car c’est là que se joue la médiation. Pour cette raison, et donner corps à ce parti-pris (nous le développerons ensuite), nous avons fait le choix d’une écriture volontairement « décalée », remettant à une romancière la charge d’apporter sa sensibilité aux sujets dont le fondement scientifique se devait d’être irréprochable, afin que la qualité littéraire fasse elle-même œuvre de médiation.
14Dans la manière de travailler, la liberté de ton s’est également imposée. La possibilité pour chacun de créer des contenus et de les diffuser, donne à l’individu une place centrale, en même temps que l’individu devient partie d’un collectif exponentiel. La rapidité des échanges crée aussi de nouvelles manières de s’exprimer, moins respectueuses des codes, plus visuelles, plus spontanées… Dans ce contexte, le discours savant, en recherche d’objectivité et de neutralité, devient inaudible. Il reste que la qualité du contenu est primordiale. Ce qui va en assurer l’intérêt est sa pertinence, sa vitalité. Nous avons rassemblé un contenu très fouillé et original, en nous appuyant sur des compétences multiples. Puis nous avons recherché les nouvelles voies de son expression.
15La pleine puissance du numérique tient aux facilités que l’outil offre. Les liens permettent d’aller d’une chose à une autre, de découvrir, de voyager loin parfois, en un mot de se cultiver, et ce, d’une manière infinie (nous avons accès à tout), instantanée (nous sommes connectés), pertinente (nous déclenchons en contexte). Cette capacité ouvre l’appétit. Dans un support d’édition seul, la place est comptée. Il faut impérativement condenser, éliminer et tabler sur une culture de base, des prérequis, pour combler les manques. Ce qui impose un face à face : littérature pédagogique contre littérature dite « élitiste ». L’outil numérique fait tomber ces obstacles puisque l’information est connectée, tout est en réseau. Et il offre cet enrichissement aux outils traditionnels, qui acquièrent ce même pouvoir : les contenus de médiation classiques (papier) ne sont plus seuls, ils sont liés instantanément grâce au smartphone présent dans presque toutes les poches.
16Les monuments dont il est question témoignent de 1 000 à 2 000 ans d’histoire. Ils ont également la particularité de former une unité théâtrale : une unité de temps, le Moyen Âge et plus particulièrement le XIIIe siècle, une unité d’action, l’histoire du catharisme et du rattachement au royaume de France, et une unité d’espace, ils sont répartis de manière homogène dans le département, en phase avec la préoccupation touristique. À l’heure où le storytelling s’impose comme vecteur de tout propos narratif, ces éléments nous conduisent naturellement vers une construction numérique.
17Cette voie nous permettait d’ouvrir le champ des possibles, de balayer un spectre depuis les attendus d’une connaissance « historique, scientifique » capable de remplir un rôle de guide jusqu’à une approche sensible, buissonnière apte à suggérer l’esprit des lieux. Nous avons raisonné avec sa capacité à relier les contenus, à absorber, ordonnancer une somme foisonnante d’informations, de connaissances, de nature différente. C’est dans cette perspective que nous avons organisé les ateliers, de manière à collecter le plus d’éléments possible, tel le ressenti vernaculaire des territoires. Pour être honnêtes, précisons que les contenus collectés par le biais de ces ateliers n’ont pas été suffisamment aboutis au moment de la conception des outils et qu’ils n’ont pu être intégrés dans les applis livrées. Ils le seront plus tard.
- 6 - Jean-Pierre Lavaill est spécialiste en stratégie touristique et marketing, Éric Viennot est Game (...)
18Avec l’appui d’une équipe en assistance à maîtrise d’ouvrage, Jean-Pierre Lavaill et Éric Viennot6, nous avons conçu :
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des ateliers de production avec les agents et élus pour construire le projet sur leur connaissance des publics et leurs attentes,
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des ateliers d’intelligence collective avec des acteurs extérieurs venant apporter un regard sur le projet : des chefs d’entreprises, un religieux Dominicain, des prestataires touristiques, des historiens…,
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- 7 - Les parcours élargis ont été un concept d’action préconisé par l’agence d’urbanisme de Nicolas Mi (...)
des ateliers de « parcours élargis »7 dans 17 des communes pour la collecte de contenus sensibles. Le renouvellement de la médiation répond en effet à la volonté d’ouvrir le champ de la perception et de la découverte, qui va du monument à son environnement naturel. Les participants ont pu envisager la connaissance qu’ils souhaitaient en partager, en termes de médiation mais aussi de projet d’aménagement.
19De cette étape de co-construction est née l’architecture transmédia du projet qui reprend le parcours du visiteur et son expérience d’usager, avec la temporalité « avant/pendant/après » la venue sur le territoire. Elle répond sur le plan de la médiation à la volonté de donner des outils complémentaires, dans leurs supports et leurs contenus, pour des usages laissant le choix à chacun de son expérience en fonction de l’intensité de sa curiosité du moment. Dans cette perspective, la médiation numérique permet d’attirer de nouveaux publics, notamment les jeunes qui tendent à délaisser les lieux de culture institués comme les monuments. Pour autant, on ne doit pas faire oublier que les applications mobiles peuvent en même temps s’avérer un frein pour des personnes qui n’en ont pas l’habitude, notamment les personnes plus âgées. C’est notamment pour y remédier que sont conçus les guides de visite papier.
20Cette architecture transmédia (fig. 1) est aussi conçue pour répondre à des segments de clientèles identifiés dans le plan marketing comme cibles nouvelles à conquérir : les familles avec enfants, les jeunes retraités actifs et les « Catégories Socio-Professionnelles Supérieures (CSP+) ». Parce qu’elle a aussi des objectifs en termes de marketing, la conception du dispositif est donc hybride, construite entre communication et médiation, les outils restant cependant clairement identifiés dans leurs objectifs.
Fig. 1
Schéma de l’architecture transmédia
© Conseil départemental de l’Aude
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Communication : Le site web www.payscathare.org : une entrée en matière par le biais touristique : une invitation à la découverte, à vocation prospective : séduire, convaincre, préparer son séjour.
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Médiation : Deux applications numériques : « Pays Cathare » est un guide pour la découverte culturelle des monuments et du territoire, pour les milléniums et les familles ; « Castrum » un jeu pour les enfants dans un cadre familial.
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Médiation : Un « guide de visite » papier du monument (encore appelé à ce moment-là « Repère culturel » et de ses alentours à destination des clientèles plus traditionnelles et familières de ces visites, souvent les « silver », autrement dit les jeunes retraités actifs,
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Communication : Des réseaux sociaux pour l’effet rebond, le partage de l’expérience, et la boucle avec le site web.
21Dans ce dispositif, les applications numériques font partie d’un ensemble, mais elles ont aussi vocation à absorber l’ensemble des éléments du tout, ce qui ne signifie pas forcément intégrer tous les contenus, au risque de produire un outil « obèse », mais plutôt de s’en nourrir dans l’esprit. Ainsi la possibilité est-elle offerte de raconter le patrimoine différemment. C’est ce qui fera la particularité de ces applications… la difficulté à les concevoir aussi.
- 8 - Jean Blanc, archives départementales de l’Aude ; Dominique Baudreu, Centre d’Archéologie Médiéval (...)
22Parallèlement au travail de collecte de la matière sensible, la constitution d’un comité scientifique8 de production et de relecture s’imposait. Cette étape s’est heurtée dans un premier temps au procès en invention « du Pays Cathare » qui demeure une toile de fonds critique des universitaires, malgré les gages donnés à la démarche scientifique. Des universitaires ont été sollicités pour accompagner dès le début notre démarche et l’inscrire dans le respect scrupuleux de l’Histoire, en tout cas en l’état des connaissances à l’instant où nous devions écrire les contenus. Il s’est avéré difficile pour ces personnes d’accompagner ce projet, parce qu’inquiètes des biais que peut induire toute commande politique au détriment d’une approche scientifique des faits. Nous avons donc dû renoncer à cette collaboration, et constituer plus tard un groupe avec historiens médiévistes, archivistes, et archéologues. Cet accompagnement scientifique s’est vu renforcé au moment de la production et de la relecture des contenus, confiées aux membres du comité scientifique constitué pour la candidature au Patrimoine mondial de « la Cité de Carcassonne et ses châteaux sentinelles de montagne ». Parmi eux, Sylvie Caucanas, directrice des archives départementales, était de ceux qui ont émis des réserves sur les intentions initiales du projet avant d’en devenir un des plus fervents soutiens.
23« C’est vrai qu’au début j’étais un peu réticente, mais j’avoue que le résultat m’a plutôt convaincue, même si les historiens peuvent trouver beaucoup à redire ». Par ces quelques mots, Sylvie Caucanas résume l’expérience qui a été la sienne au sein du comité scientifique qui a présidé à l’élaboration des deux applications « Pays cathare, le guide » et « Castrum, le jeu ». À la tête du service des archives départementales (AD) de l’Aude de 1991 à 2018, cette archiviste paléographe diplômée de l’École des Chartes, docteur en histoire médiévale et spécialiste des sociétés rurales, s’est trouvée tout de suite impliquée dans la mise en œuvre de « l’Acte II – Demain le Pays cathare ». De même qu’elle a été appelée à siéger au sein du comité scientifique qui a travaillé à l’élaboration du dossier de candidature Unesco de « La Cité de Carcassonne et ses châteaux sentinelles de montagne », la directrice des AD s’est vue invitée à mettre son expertise au service de la création des applications. Mais c’est d’abord sans grande conviction qu’elle s’est associée au chantier. « Au début, c’est vrai, je n’y croyais pas ». Sylvie Caucanas n’est pourtant pas de ces professionnels de l’Histoire ou du patrimoine qui font de la médiation le cadet de leur souci et qui, pour se dédouaner, arguent des valeurs cardinales au fondement de la science (patience, curiosité, effort, savoir, complexité, modestie) et de leur incompatibilité avec les principes qui prévalent en communication (instantanéité, séduction, délectation, émotion, simplification). L’écart, aussi incompressible puisse-t-il paraître, n’a jamais arrêté la conservatrice, comme le suggèrent les nombreuses expositions montées sous son égide. À l’heure de se commettre avec designers et scénaristes, ses réticences sont en fait d’ordre divers, tenant tout à la fois à la forme et au fond.
24Son premier mouvement, de recul, à l’endroit du projet tient alors au média envisagé, un jeu vidéo, ce qui suppose des façons de faire bien différentes des pratiques qui jusque-là ont été les siennes. Il ne s’agit plus, en effet, de partir des documents pour donner à comprendre les savoirs qu’en tire l’historien sur le passé, mais d’une intrigue que l’on s’emploiera à lester de connaissances historiques. Par ailleurs, le jeu vidéo suppose un récit en images et donc la restitution visuelle d’une réalité passée sous ses multiples aspects (telles par exemple les manières de s’habiller), soit une difficulté que le concepteur de jeu partage avec les reconstituteurs rigoureux qui ne sauraient se satisfaire d’une simple évocation. Outre que cette approche du passé s’éloigne de celle du chercheur, quant à elle ciblée, cantonnée à un objet et adossée à une problématique donnée, l’absence de sources peut tout aussi bien faire échec à ce souci de fidélité. Un problème en entraînant un autre, le jeu vidéo présente par ailleurs le désavantage de priver l’historien de la possibilité de souligner le caractère hypothétique de telle proposition ou d’exprimer le doute inhérent à telle interprétation. Cela, ajouté à l’impossible conjugaison du propos au conditionnel, conduit à « dire des choses qu’on connaît mal » sur le mode affirmatif, et de fait à suggérer que la vision proposée de l’histoire ressortit d’une « vérité » définitive, insusceptible de révisions, de corrections, alors même que l’histoire est « quelque chose toujours en construction », une science sans cesse en mouvement, dont les connaissances restent subordonnées à la découverte de sources nouvelles et aux lectures que l’on peut en faire, différentes d’un historien à l’autre, d’une génération à l’autre.
25Or cette instabilité du savoir historique caractérise tout particulièrement l’histoire du catharisme, et ce depuis fort longtemps. Dès le XVIe siècle, l’épopée cathare s’est en effet vue instrumentalisée et mobilisée pour raconter autre chose qu’elle-même, servant de métaphores et de paraboles aux oppositions politiques du moment comme l’a bien montré Philippe Martel. Les développements de l’histoire méthodique tels qu’ils se sont fait jour à compter des années 1960 n’ont que partiellement triomphé de ces visions partisanes, car force est bien de constater que leur réception a souffert des interférences de la revendication occitaniste et des résurgences (encore d’actualité) du courant mystique. Aujourd’hui, les obstacles dressés sur le chemin des historiens soucieux de vulgarisation le sont par les historiens eux-mêmes, divisés en deux courants, occupés à s’accuser mutuellement de révisionnisme et de scientisme. Et l’on doit bien admettre que le débat, axé sur l’ampleur et la réalité même du phénomène cathare complexifie singulièrement la tâche du médiateur. Celui-ci se heurte d’autre part à la dimension religieuse du thème abordé, le catharisme. Dans le contexte contemporain, marqué au coin du paradoxe, partagé entre détachement du religieux et prolifération du croire, comment en effet s’adresser au public ? Comment rendre compte simplement de dogmes complexes face à des adolescents, cibles privilégiées des applis, que l’on sait dépourvus de références en la matière, ou tout aussi bien encombrés dès lors que la quête identitaire propre à leur âge les a conduits sur les chemins du croire actuel, spiritualiste, transconfessionnel et syncrétique ?
26Ces doutes et ces interrogations n’ont cependant pas eu raison de l’engagement de Sylvie Caucanas dans le projet. Ses réticences ont été battues en brèche par ses propres expériences. Si sa qualité de casual gamer, et donc sa familiarité avec l’environnement du jeu vidéo ont facilité sa collaboration, la réflexivité appliquée à ses pratiques de lectrice de romans historiques l’a aussi amenée à passer outre ses préventions. Elle admet ainsi bien volontiers que les scrupules de l’historienne quant au souci de vérité concernent des aspects qui finalement ne sont pas ceux qui, dans une narration, soutiennent l’intérêt du lecteur, et par conséquent que l’on ne saurait trop privilégier la leçon d’histoire au détriment de l’intrigue. Elle mesure donc bien tout le potentiel de la fiction, sachant faire le départ entre un propos exigeant à l’intention d’étudiants ou de pairs et l’exercice de médiation en direction des publics, non moins exigeant mais soumis à d’autres impératifs et à d’autres ambitions, comme celle d’amener le visiteur à chercher à en savoir plus.
27Mais c’est aussi et surtout chemin faisant que son adhésion au projet s’est affermie. L’aventure intellectuelle qu’induit la confrontation à d’autres façons de penser et de faire, en l’occurrence celles des graphistes et des scénaristes, a beaucoup compté, ainsi que l’ensemble des défis à relever : conjuguer logiques historienne et communicationnelle, délivrer des savoirs tout en préservant l’attrait du jeu, atteindre l’objectif de représentation globale d’un passé quoi qu’il nous échappe en bonne part, etc. Envisagé sous l’angle d’une série de problèmes à résoudre, de compromis à trouver, l’exercice n’a pu que séduire l’adepte des jeux mais aussi la scientifique qu’est Sylvie Caucanas. « On s’est bien amusé ! », résume-t-elle, non sans souligner l’attrait qu’elle a par ailleurs trouvé dans le travail d’équipe, l’échange, l’écoute réciproque et l’élaboration de ce qui, au final, s’impose comme une véritable création collective (fig. 2).
Fig. 2
Création visuelle mixant « Castrum, le jeu » et « Pays Cathare, le guide »
© Small Bang
28En l’espace de deux années, de 2017 à 2019, ont été mis en conception-production le site web les guides de visites papier et les deux applications. La commande à laquelle a répondu en 2018 l’équipe retenue, à savoir l’agence Small Bang, concernait la conception du Guide et du Jeu, qui s’intitulera Castrum par la suite. Si les intervenants ont été nombreux pour l’ensemble de ces réalisations, nous avons réussi à préserver l’unité du propos avec la collaboration d’une conceptrice-rédactrice à qui a été confié la rédaction du web et des guides de visite papier, et qui a participé au choix et à l’écriture des contenus avec l’équipe de Small Bang. Nous nous attacherons ici au processus de fabrication des contenus culturels de « Pays Cathare, le guide ».
29La démarche de l’équipe de Small Bang a consisté à s’immerger totalement dans la découverte du territoire et de son patrimoine, à privilégier une approche sensible, mais également à repérer pour chacun des sites ce qui le lie tout autant que ce qui le distingue des autres sites.
30La proposition de médiation a été de construire un socle de connaissances commun à tous les sites, comme incarnation de l’outil réseau, et assise culturelle profonde puis d’articuler les balades augmentées propres à chaque site. Trois couches d’utilisation s’offrent aux visiteurs, utilisateurs. Un premier niveau, les stations, déclenche un audio très court chargé d’inviter le visiteur à s’ouvrir à ce qu’il voit… Il s’accompagne de supports visuels aidant l’observation et la compréhension. Un deuxième niveau, les fresques, aborde de façon synthétique de grands thèmes comme la symbolique au Moyen Âge, les paysages, le vin dans l’Aude… Enfin un troisième niveau, les fiches, propose un contenu plus détaillé sur des points plus précis. En se promenant librement dans ces trois niveaux qui tissent des liens entre les personnages, les faits, les problématiques, les époques, … le visiteur peut forger sa propre connaissance, celle qui pour lui est intelligible, vivante. C’est à lui de décider quel niveau il veut consulter et à quel moment – sur site ou chez lui. C’est à lui de papillonner d’un thème à l’autre, d’approfondir ou de contempler. Il peut construire son « carnet de voyages » en gardant ses lieux favoris au sein de l’application, avec les photos qu’il a prises, ses fiches, ou fresques préférées…
31Attardons-nous sur le processus de conception de la balade augmentée avant d’en venir aux outils numériques pédagogiques eux-mêmes.
- 9 - Romancière, nouvelliste et poétesse, Cécile Coulon a reçu plusieurs prix littéraires : Prix mauva (...)
32Cette balade, conçue sur le même modèle pour tous, est constituée de 11 stations de visites du monument, représentant un maximum de 30 à 45 mn d’écoute audio et de supports pédagogiques numériques (dessins annotés, monocles magiques), correspondant au temps réel qu’un visiteur est prêt à consacrer à ce type d’expérience. Il avait été demandé dans le cahier des charges d’apporter un soin particulier à l’écriture, devant traduire nos intentions initiales avec une qualité littéraire qui apporterait sa propre dimension. Small Bang a proposé pour l’écriture des balades augmentées les talents de l’auteure Cécile Coulon9. L’ensemble de ce dispositif interne à l’appli (démarche, outils et écriture) constitue le projet de médiation.
33Dans une première phase d’élaboration, qui sur le moment a paru suffisante, l’armature de chaque balade s’est construite avec un positionnement éditorial répondant à l’impératif de complémentarité des contenus entre les sites, en fonction des points saillants de la visite définis avec les agents de site et les historiens. Pour autant, ce travail de repérage et de structuration ne permettait pas à l’auteure de tenir une écriture à la fois vivante, personnelle et curieuse. Cette écriture nous ramenait à tout ce à quoi nous tentions d’échapper : une écriture descriptive, docte et sans lien avec ce que pouvait apporter le numérique.
34Pour remédier à cette situation, Small Bang a produit une grille destinée à mettre en regard chacune des intentions : éditoriale, cognitive, sensible, pédagogique – pédagogie numérique. Ces grilles ont été mises à l’épreuve par les scientifiques et les médiateurs au cours de sessions de travail d’une semaine entière pour parvenir à trouver le point d’accord entre les enjeux de la connaissance et ceux de la médiation. Elles ont permis de repositionner tous les contenus à mobiliser en fonction de l’angle éditorial choisi pour chaque balade, de vérifier les outils numériques nécessaires pour la compréhension des notions complexes. À cela se sont ajoutées des préconisations précises, rappelant notre positionnement et les attentes du Département : mettre l’usager, le visiteur au cœur du dispositif, partir non pas de ses connaissances mais de son expérience sensible du site pour guider son regard et progressivement entrer dans les éléments de compréhension, et s’adresser à lui comme un alter ego et non pas en tant que « sachant ». Il s’agissait de guider l’auteure pour qu’elle-même puisse à son tour guider le regard du visiteur et entamer son propos depuis ce qui est vu ou entendu, senti et ressenti. Nous avons choisi d’affirmer une subjectivité, traductible par un style, celui propre à l’écriture très actuelle de Cécile Coulon dans la partie audio de l’appli Pays Cathare. Son écriture sensible naît de ce qu’on voit ou respire, et assume de ne pas tout dire. Notre récit cherche à éveiller la curiosité plutôt qu’à la combler. Il est conçu comme une invitation au voyage, à l’expérience.
35Avant d’entrer au cœur des outils, dans le cadre d’une médiation de contenus historiques, attardons-nous sur un sujet de taille, celui de la chronologie des événements. Situer les faits dans le temps est indispensable, mais cela génère des structures linéaires. Là encore, il ne s’agissait pas de partir de ce qui est à dire, mais de ce qui est à voir. L’expérience sensible toujours. La construction du contenu s’est donc faite non sur la base de connaissances à transmettre, mais à partir d’un ensemble de sites et de paysages ayant chacun quelque chose à raconter, tous formant une histoire et un territoire. L’équipe a passé beaucoup de temps dans les différents sites. Toutes les rencontres ont nourri le regard que les concepteurs ont porté sur les monuments et leur environnement. L’écriture qui en est issue résulte aussi bien de leur propre sensibilité que des échanges avec les scientifiques. La médiation transmédia, avec une prépondérance du numérique, autorisait à ne pas se limiter a priori sur la nature des contenus, bien au-delà de contenus historiques. Tout pouvait s’accueillir et s’imaginer. Il a fallu ensuite inventer le récit, le modeler.
36Les outils sont alors la traduction non pas seulement d’un savoir-faire numérique innovant, mais avant tout d’une sensibilité qui s’exprime sous des formes nouvelles grâce à ces outils imaginés pour l’appli. Prenons le « Monocle magique », dont la désignation se veut délibérément poétique. C’est un outil ludique et très efficace qui s’est imposé à Villelongue, un site très ruiné. Le principe du monocle magique est d’offrir une image de « réalité augmentée » (sans que cela en soit techniquement), en balayant le paysage avec son smartphone (fig. 3 et 4). Villelongue a été choisi pour raconter une partie du quotidien des moines qui y vivaient parce que les éléments d’observation sur le terrain sont peu nombreux et que le monocle magique permet de le faire dans l’esprit d’une visite sensible. Cette narration visuelle rend le lieu vivant et fait que le temps passé, qui vient se mêler au temps présent, devient comme un véritable souvenir pour le visiteur. Parce qu’il a agi, avec ses doigts, ses yeux, le soleil et l’ombre… Le virtuel embarque le visiteur dans une médiation « charnelle ».
Fig. 3
Monocle de Lastours, image soumise à l’action de l’utilisateur pour déplacement dans une sphère à 360° avec bande sonore explicative
© Small Bang - Conseil Départemental Aude
Fig. 4
Monocle de Villelongue, image soumise à l’action de l’utilisateur pour déplacement dans une sphère à 360° avec bande sonore explicative
© Small Bang - Conseil Départemental Aude
- 10 - Marietta Ren, Phallaina - Production Small Bang.
37En descendant dans le socle de l’appli, les contenus reliés entre eux sont comparables à un rhizome, et se fertilisent les uns les autres. Les fresques, au nombre de dix, présentent de manière concise des thèmes communs à l’ensemble des sites et utiles à la compréhension de l’arrière-plan culturel dans lequel l’utilisateur se situe. Elles se présentent sous forme de « bandes défilées » qui se lisent en défilant horizontalement (fig. 5 et 6). Small Bang avait eu l’opportunité de produire un objet inédit : une œuvre hybride entre BD et dessin animé pour un roman graphique10. En adaptant ce format aux besoins de la médiation, cet outil nouveau a permis de transposer sous forme d’un storytelling les éléments de connaissance, déterminant de manière scrupuleuse le nombre de caractères par séquence.
Fig. 5
Exemple de fresque, « La divine mélodie »
© Small Bang - Conseil Départemental Aude
Fig. 6
Exemple de fresque, « La symbolique au Moyen Âge »
© Small Bang - Conseil Départemental Aude
38À l’inverse de la multitude d’informations qui a prévalu dans notre approche exploratoire préalable, dans la réalisation des outils, une des caractéristiques du processus d’écriture de la médiation est de se contraindre dans un nombre de mots, de signes, ou d’une durée d’écoute pour les balades augmentées. Privilégiant ainsi l’image (les fresques), l’écoute (les balades), le mouvement ou le geste en vue de l’expérience (le monocle) sur le texte, la compréhension passe par d’autres biais que la sensibilité autant des auteurs que des utilisateurs.
39L’appli offre donc un contenu très riche. Mais ce contenu n’est en réalité qu’un potentiel. Le retour d’expérience de cette appli démontre que l’utilisateur utilise seulement l’information qu’il estime pertinente au moment de sa visite, celle du premier niveau. Devrions-nous considérer cela comme un échec ? Après tout, l’appli a été conçue pour faciliter la visite réelle, l’observation, non pour enfermer le visiteur dans son smartphone. En ce sens c’est une réussite. Devons-nous alors considérer ce fait comme un problème ? Pourquoi avoir rassemblé tant de connaissances, si seule une brève présentation et quelques clés de décryptage suffisent au bonheur du visiteur ? Autrement dit, se pose la question du sens et de l’objectif de la médiation culturelle. Quel est notre but aujourd’hui à travers cette médiation ? A priori, ce serait le même que celui de nos ancêtres, depuis la nuit des temps… transmettre la connaissance. Mais notre monde moderne, semble-t-il, apporte une nuance, une simple petite nuance, qui bouleverse cependant totalement les échanges cognitifs. Il s’agit non de transmettre la connaissance, mais de transmettre ce que l’on sait… ou croyons savoir… ou avons vécu… Nous changeons de monde. Nous quittons celui de la connaissance avérée, dûment reconnue, nous quittons le monde de l’information pour celui de la communication, c’est-à-dire de la relation, de l’échange, du partage. Que le numérique en soit l’inventeur, le modèle ou l’émanation, qu’importe, le fait est là.
40Revenons à l’appli Pays Cathare. Devons-nous considérer comme un problème le fait que le visiteur n’exploite pas la totalité de ce qui lui est offert ? Ratons-nous notre but ? Devons-nous renoncer à transmettre des éléments dont nous considérons qu’ils sont de l’ordre de la connaissance ? Le monde du partage peut être au contraire très propice à la diffusion de la connaissance. C’est d’ailleurs un fait remarquable que chacun puisse aujourd’hui, sauf en dictature, accéder à l’ensemble des connaissances scientifiques, historiques, artistiques… Le numérique nous permet la réalisation de ce vieux rêve, rêve encyclopédiste, rêve humaniste.
41Il faut alors invoquer d’autres mécanismes que celui de l’affirmation d’un savoir. L’un d’entre eux est une qualité longtemps oubliée de la culture, inhérente au fait de se cultiver : le plaisir. C’est une valeur humaine, simple et partageable par tous, qui s’appuie sur une tendance naturelle universelle, la curiosité. Ce serait un peu rater sa cible que de ne pas réussir à faire faire le pas suivant, la découverte suivante. La culture est ce pas suivant, cette chose qu’on sait ne pas savoir encore.
42Le contenu de l’appli Pays Cathare dépasse largement le temps que pourrait consacrer un touriste à la visite du monument. Mais les deux niveaux d’approfondissement, la fresque et les fiches, ont une utilité fondamentale. C’est une charpente, c’est ce qui fonde la partie pertinente au moment de la visite, sans cela nous n’aurions su dire l’essentiel. Mais au-delà, ce qui change c’est que ce contenu fondamental est lui aussi offert au visiteur, parce qu’il est possible de le faire. Il ne finit pas en bibliographie, astérisques ou souvenirs de travail, il est exploité pleinement. Il peut intervenir dans le même temps que la visite, être là au moment T. Il est lui aussi formulé en récit, en liens. Rien ne se perd dans le numérique, rien n’est figé, ou dit d’avance : tout se transforme.
43Tout cet ensemble a comme enjeu une transmission nouvelle. L’idée n’est pas de fournir un bagage, mais d’ouvrir des chemins.
44En cela, nous avons, dans la conception, tenté de mettre au cœur les valeurs de l’UX et de notre démarche initiale : l’altérité, la collaboration usagers - outils, l’empathie pour construire notre façon de raconter le patrimoine. Avec le numérique, c’est un vécu qui est proposé au visiteur, un vécu unique, dont l’efficacité dépend autant de la conception de l’outil que de son usage, et autant de son contenu que de son ergonomie. Entre alors en scène les problématiques liées à l’UX.
45L’UX (User eXperience) renvoie à l’expérience spécifique qui naît de l’interaction de l’utilisateur avec un dispositif. Alben (1996) définit pour la première fois l’UX comme étant « tous les aspects liés à la manière dont les gens utilisent un produit interactif : la sensation du produit dans leurs mains, la compréhension de son fonctionnement, le ressenti durant l’usage, l’accomplissement de leurs buts mais également son adéquation avec le contexte global dans lequel ils l’utilisent ».
46La notion d’UX recouvre le concept « d’utilisabilité » c’est-à-dire le degré selon lequel un produit peut être utilisé de manière efficace, efficiente et avec satisfaction par l’utilisateur.
47Une bonne utilisabilité est nécessaire pour qu’il y ait « acceptabilité » du dispositif par l’utilisateur. En UX, le concept d’acceptabilité renvoie à l’intégration du dispositif dans les pratiques de l’utilisateur. Ceci est possible lorsque les valeurs entre le dispositif et l’utilisateur sont compatibles.
48De manière générale, les organisations et entreprises se doivent d’offrir une bonne expérience utilisateur à leurs clients et clients potentiels si elles veulent les fidéliser ainsi que prendre soin de leur image de marque, que leurs produits et services soient numériques ou non.
49L’UX étant une démarche itérative, elle peut s’appliquer aussi bien en début de conception que lors de l’évaluation. Elle peut alors être intégrée indépendamment de la phase de conception dans laquelle on se trouve, même si l’intégrer dès le début a pour conséquence un gain plus important par rapport aux retombées économiques et l’évitement d’un surcoût dans le budget de l’organisation.
- 11 - LEMOINE et SALVADORE, p. 165‐189.
50En utilisant le smartphone emporté en voyage par 86 % des Français11 comme support de médiation, le département de l’Aude offre aux visiteurs une expérience de médiation numérique qui s’inscrit dans leurs habitudes de vie. Néanmoins, ceci ne suffit pas à ce que les applications aient un haut niveau d’acceptabilité par les visiteurs.
51Le Département de l’Aude a été conscient de cet enjeu et ce d’autant que les délais de réalisation des applis ont été particulièrement contraints, les conditions de la phase initiale n’ayant pas permis d’intégrer une démarche UX dans la co-conception. L’appli Guide doit encore livrer des fonctionnalités et des contenus nouveaux. Une évaluation de l’expérience utilisateur à cette étape a pour objectif de faire évoluer les applications en répondant davantage aux usages, aux besoins et envies. Cette évaluation s’appliquera aussi bien à l’ordonnancement des différentes approches (culturelle d’une part et touristique d’autre part) qu’à l’évaluation des outils spécifiques de la partie culturelle pour une médiation intuitive et accessible.
- 12 - LALLEMAND et GRONIER.
52Les recherches universitaires menées sur l’application « Pays cathare, le guide » ont été réalisées en se nourrissant des publications scientifiques et se fondent plus particulièrement sur le modèle de Mahlke, modèles le plus utilisé en UX12.
53Il distingue trois facteurs incontournables lorsque l’on s’intéresse à l’interaction homme-machine : les caractéristiques de l’utilisateur (son profil démographique, ses attentes, ses besoins, ses motivations, ses valeurs, ses connaissances, ses émotions), les propriétés du dispositif (ses fonctionnalités, son but, son utilisabilité, les propriétés de l’interface) et les paramètres du contexte (environnement dans lequel le dispositif va être utilisé, le sens de l’activité, le contexte physique, social, technique et temporel). À cela s’ajoute la dimension temporelle étant donné que l’expérience utilisateur commence avant l’interaction avec le dispositif, se poursuit pendant et après l’utilisation. L’expérience utilisateur peut donc varier au cours du temps. Autre facteur essentiel : les émotions. Quand elles sont positives, elles entraînent une meilleure gestion des difficultés du dispositif. À l’inverse, si dès l’utilisation le dispositif génère des émotions négatives, l’utilisateur va le rejeter davantage en cas de difficulté.
54Les sessions d’évaluation UX que nous avons menées sur l’application Guide se sont déroulées durant la dernière phase de conception, c’est-à-dire juste avant le lancement des applications du Pays Cathare. Nous avons réalisé les sessions d’évaluation UX sur des prototypes interactifs.
- 13 - Un persona est une personne imaginaire représentant la cible dans le cadre du développement d’un (...)
55L’évaluation UX des applications devait initialement se faire sur les personas13 établis préalablement par le Département : les étudiants, les jeunes actifs, les familles, et les seniors. Le fait d’intégrer plusieurs profils dans les recherches sur l’UX permet de croiser les retours, les besoins et les envies, et d’ajuster l’application Guide afin qu’elle réponde aux attentes d’un plus grand nombre de personnes possible. Néanmoins, étant donné le temps que nous avions en cette fin de phase de conception, nous avons finalement administré nos tests et réalisé nos entretiens avec deux des quatre profils : les seniors et jeunes actifs.
56En ce qui concerne le contexte d’usage, nous avons administré les tests utilisateurs sur les monuments du Pays Cathare. En administrant les tests à un utilisateur qui est en train de visiter le monument avec l’application, donc dans le cadre prévu pour l’usage, nous évitons les non-sens et les contresens lors de l’analyse de l’expérience utilisateur. Enfin, pour que le contexte d’usage soit complet, nous avons inclus dans notre protocole de recherche aussi bien des abbayes que des châteaux. Nous avons choisi ces monuments de manière à ce que les différents territoires du département de l’Aude soient représentés, c’est-à-dire les Corbières, la Haute Vallée, le littoral et la Montagne Noire. Néanmoins, contenu du manque de temps, nous avons administré nos tests utilisateurs uniquement sur l’abbaye de Saint-Hilaire et l’abbaye de Fontfroide.
57Pour mener à bien nos recherches, nous avons employé les méthodologies préconisées par Carine Lallemand, référence incontournable en matière d’expérience utilisateur.
58Pour évaluer les fonctionnalités de l’application, nous avons utilisé aussi bien des méthodes quantitatives comme les tests utilisateurs et échelles subjectives non verbales pour mesurer les émotions, que des méthodes qualitatives comme l’observation et les entretiens.
- 14 - JASPERS, et al., 2004.
59Les tests utilisateurs consistent à demander à des individus testeurs d’effectuer certaines tâches avec le dispositif afin de récupérer des données sur leurs comportements, réactions et performance face à ces actions. Ces données, récupérées grâce à une application qui enregistre l’écran, s’expriment sous plusieurs formes : temps pour terminer une tâche, nombre d’écrans parcourus pour réaliser la tâche et verbatims. Afin de faciliter l’analyse de l’utilisabilité et des émotions, nous avons utilisé la méthode « Think aloud »14, ce pour quoi nous avons demandé aux utilisateurs de verbaliser à voix haute leurs cheminements de pensée lors des tâches et leurs émotions.
60Dans le cas de l’analyse de l’expérience utilisateur de l’application « Pays cathare, le Guide », nous avons testé les fonctionnalités principales dont celles en lien avec la médiation comme « trouver la balade augmentée », « utiliser le plan du monument », « activer l’audio », « utiliser le monocle magique », « regarder une fresque » et « lire une fiche ».
61Les bandes défilées et les monocles magiques étant des fonctionnalités innovantes, et donc très peu connues par le grand public, analyser leur utilisabilité et acceptabilité par les utilisateurs était un enjeu important.
62Les temps d’observation durant le parcours utilisateur ont permis d’identifier les usages du visiteur vis-à-vis de l’application mais aussi par rapport à l’environnement. Effectivement, l’un des objectifs de l’application « Pays Cathare, le Guide » est d’accompagner l’utilisateur lors de sa visite de monument, de favoriser son interaction avec ce dernier et ses proches. L’application ne doit pas isoler l’utilisateur.
63Enfin, les entretiens compréhensifs ont également permis d’en savoir plus sur les ressentis des utilisateurs par rapport à la médiation dans les applications, aux fonctionnalités elles-mêmes, à leurs usages et à leur satisfaction en général par rapport à leur expérience utilisateurs.
64De manière générale, l’analyse de l’expérience utilisateur a permis au Département de l’Aude de voir les points forts et les points faibles de l’application Guide du Pays Cathare.
65Tout d’abord, le premier point de frustration que les utilisateurs rencontrent se situe au début de leur expérience avec l’application. Le téléchargement de l’application est long lorsqu’ils sont à l’entrée des sites. Par ailleurs, non seulement ils doivent télécharger l’application, mais en plus, ils doivent télécharger la balade augmentée qui les guidera sur le site. Certains s’impatientent, et d’autres abandonnent même. Enfin, les utilisateurs n’ayant pas eu connaissance de l’application avant de venir sur site n’ont pas d’écouteurs, ce qui est un frein à l’utilisation de l’audio dans les stations, notamment dans les abbayes.
66En ce qui concerne le niveau d’utilisabilité, il n’est pas homogène sur toute l’application. Certaines fonctionnalités sont faciles à utiliser et d’autres moins. La majorité des usagers a facilement trouvé comment lancer l’audio des stations. Cette fonctionnalité est par ailleurs très bien accueillie des utilisateurs car, comme certains nous l’ont fait remarqué lors des entretiens, grâce à l’audio ils peuvent marcher et regarder le monument tout en accueillant le contenu de médiation.
- 15 - Définition « test utilisateur ». Selon Carine Lallemand : « Le test utilisateur est la méthode ph (...)
67L’évaluation de l’UX a également permis d’identifier les fonctionnalités dont l’utilisabilité n’est pas optimale. Grâce aux « tests utilisateurs15 », nous avons pu remarquer que l’application n’est pas toujours intuitive. En effet, les utilisateurs ont visité un peu plus d’écrans que nécessaire pour atteindre la balade augmentée et pour passer d’une station à une autre en utilisant le plan du monument. Nous avons également identifié un problème au niveau de la fermeture des fiches contenues dans les fresques. Les utilisateurs cliquent sur la grande croix rouge dans le but de fermer les fiches et continuer la navigation dans la fresque. Or, en cliquant sur la croix, la bande-défilée se ferme totalement. Enfin, pour les monuments dont les superficies sont les plus grandes, il est difficile pour les usagers de repérer les stations sur le plan, celui-ci ne pouvant être dezoomé. Ces problèmes d’utilisabilité et d’intuitivité identifiés lors de ces tests se retrouvent aussi dans les entretiens que nous avons menés. Les utilisateurs expliquent qu’ils ont eu besoin d’un temps d’adaptation pour savoir comment naviguer facilement dans l’application.
68Certaines personnes nous ont fait part, durant les entretiens, de leur incompréhension quant au vocabulaire choisi pour nommer les fonctionnalités innovantes et donc inconnues d’eux. Pour eux, le mot « fresque » renvoie à une peinture murale. Ainsi, lors des tests utilisateurs, lorsque nous demandions de regarder une « fresque », ils cherchaient sur les murs du monument, et ne les trouvaient pas dans l’application, même si le mot était écrit. D’autres ont appelé spontanément cette fonctionnalité « bande-dessinée », mot qui ressemble davantage au mot « bande-défilée » utilisé par les concepteurs de l’application, Small Bang. De même que pour « fresque », le mot « monocle » évoque pour les utilisateurs un objet, mais ne les renvoie pas à cette fonctionnalité de réalité augmentée.
69En ce qui concerne l’expérience utilisateur liée aux usages, l’application « Pays cathare, le Guide » offre aux visiteurs une expérience personnalisée : il peut consulter le contenu qu’il veut, comme il le veut.
- 16 - CALVIGNAC et SMOLINSKI, 2017.
70Tandis que certains utilisateurs préfèrent écouter l’audio d’une station, d’autres consultent ce même contenu en le lisant. Les entretiens que nous avons menés montrent que les utilisateurs apprécient beaucoup cette individualisation et indépendance. Cependant, les résultats montrent également qu’ils n’ont pas utilisé les fresques et les fiches durant leur visite. Ils n’ont consulté que le contenu lié à l’ici et maintenant de la visite, ce qui corrobore les résultats de Cédric Calvignac et Jan Smolinski quant à l’usage du smartphone dans le cadre d’une visite touristique16.
71Avec cette possibilité de personnalisation, l’utilisateur peut aller au rythme qu’il veut, il n’a plus besoin de suivre le rythme de ses proches ou d’un groupe. L’analyse montre cependant que les utilisateurs ralentissent le rythme de leur visite du monument. Ce qui rejoint l’étude de Calvignac et Smolinski sur l’usage du smartphone.
72L’observation montre que, malgré la possibilité d’individualiser la visite, l’application n’entrave pas la communication entre les visiteurs.
- 17 - GREENFIELD, 2010.
- 18 - LAVIGNE, 2012.
73Cette analyse de l’expérience utilisateur nous a aussi appris que les utilisateurs veulent, à l’unanimité, pouvoir avoir la fonctionnalité « géolocalisation » dans leur application de médiation. Ils veulent pouvoir se situer facilement dans le monument. Cette constatation rejoint celle déjà faite par Greenfield (2010)17 et Lavigne (2012)18. Ainsi, selon nous, les organismes projetant de concevoir une application similaire à l’application Guide du Pays cathare devront penser à intégrer cette fonctionnalité.
74Avec ces premiers retours, le Département a des pistes de réflexions pour améliorer l’expérience utilisateurs de l’application dans le but d’accroître son acceptabilité.
75Cependant, l’expérience utilisateur est une démarche itérative. De ce fait, il conviendrait de conduire de nouveau des sessions d’analyse UX pour l’application Guide sur un panel plus large que celui que nous avons testé, et sur d’autres monuments, afin de s’assurer qu’il n’y a pas d’autres problèmes d’utilisabilité. Il conviendra alors d’approfondir l’analyse de l’expérience utilisateur quant au contenu et ainsi voir si les outils numériques créés, inventés à cette occasion atteignent leur but de médiation culturelle.
76En mettant à disposition des publics une application de médiation numérique du patrimoine à l’échelle de vingt monuments, le Département de l’Aude a fait un pari audacieux en termes de réseau et de territoire. Pour que cet outil soit au service des visiteurs et non d’une parole institutionnelle, deux choix sous-tendent l’ensemble de la démarche : d’une part le Département a clairement défini le positionnement de son outil comme devant être conçu dans l’altérité de la relation au visiteur, à travers une écriture, des contenus et des modalités de visite faisant la part au plaisir, à la curiosité. Les concepteurs, d’autre part, ont mis au cœur de leur démarche le patrimoine, leur approche subjective, leurs qualités artistiques autant que leur ingéniosité technique. L’appli « Pays Cathare, le guide » est née à la croisée de ces exigences. Elle s’appuie aussi sur des usages numériques devenus la norme d’un quotidien connecté. Cependant, même munie de ces standards, la conception ne fait pas l’économie d’une évaluation précieuse menée grâce aux protocoles de « l’eXpérience Usager ». L’offre des applications est aujourd’hui quasi pléthorique. Un des enjeux est bien le risque de la standardisation. Si la standardisation est facilitatrice concernant les usages, la standardisation des expériences, des univers graphiques, du traitement des contenus conduisent les utilisateurs à appréhender chaque proposition à l’aune de ce qu’il a déjà testé et à tarir sa curiosité. La qualité est un enjeu pour tous, comme une bibliothèque qui s’enrichirait à chaque nouvel ouvrage qui la complète. Les applications pour la médiation numérique du patrimoine doivent montrer qu’à travers elle le patrimoine reste une source d’inspiration en perpétuel devenir. Le Département de l’Aude a aussi fait ce pari-là pour « Castrum, le jeu », l’autre appli familiale pour redécouvrir les châteaux et abbayes du Pays cathare.