1Les bibliothécaires se questionnent depuis plus de dix ans sur la nécessité de renouveler les liens avec leurs usagers. Aujourd’hui, contrairement au début des années 2000, Internet n’est plus envisagé comme un concurrent mettant en péril l’avenir des bibliothèques, mais comme un réseau de diffusion et de communication exploitable pour différents services et actions. Dans ce contexte, les initiatives en lien avec le Web 2.0 se développent. La démarche utilisée dans cet article se situe dans cette dynamique.
2Nous travaillons depuis 2003 dans le milieu des bibliothèques universitaires (BU). Nous menons, par ailleurs, depuis 2010, des travaux en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) sur le document carte, suite à une nomination au poste de responsable de la bibliothèque-cartothèque du département géographie de l’Université Toulouse Jean-Jaurès (UT2J) en 2007. L’institut de géographie de Toulouse, créé en 1930, se dote rapidement d’une bibliothèque dont les premiers documents sont des cartes. Le fonds cartographique se constitue au fil des ans, à partir de dons et d’achats, comme dans toutes les cartothèques universitaires en France. La situation en 2007 est la suivante : seulement 10 % des collections est renseigné dans le catalogue, alors que l’informatisation est effective depuis dix ans dans l’établissement. En recoupant plusieurs éléments, le nombre de feuilles cartographiques est évalué entre 50 et 70 000. Aucune carte ne figure pour autant dans le catalogue malgré l’usage pédagogique en géographie et cartographie de titres topographiques, géologiques et de la végétation. Depuis 2007 cependant, plusieurs facteurs ont conduit à des actions de valorisation et de médiation de ces documents.
3L’observation de la circulation des monographies, périodiques, cartes et mémoires d’études a montré que les prêts et consultations des cartes se détachaient nettement. Rien d’original dans un département de géographie, mais sans trace, ces documents et leurs usages étaient exclus des bilans annuels du Service Commun de Documentation (SCD). Or, dans le cadre de la reconstruction de l’UT2J, un nouveau centre de ressources devait ouvrir en 2015, résultant de la fusion de bibliothèques dont celle de géographie. Lors des réunions préparatoires, l’invisibilité de cette collection a paru inquiétante pour son avenir. Peu d’argument légitimait sa conservation d’autant qu’elle représentait un espace important à consacrer dans les nouveaux locaux et que de nombreuses cartes étaient en mauvais état.
4Considérant sa pertinence intellectuelle, pédagogique et scientifique pour la discipline, sa singularité sur le fond comme sur la forme, et sa valeur patrimoniale, nous avons décidé d’aborder cette situation d’urgence par deux approches : bibliothéconomique et scientifique. Un chantier de rétroconversion de 14 000 exemplaires en trois ans a rendu visible la circulation de certaines cartes et les statistiques ont justifié la conservation de l’ensemble de la collection. Cependant, de notre point de vue, le signalement dans les catalogues ne suffisait pas pour valoriser ces documents sans usages, d’où la décision de nous inscrire en 2010 en doctorat sur la fabrique infocommunicationnelle du document carte (Équipe Médiation en Information-Communication Spécialisée du Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales). Suite à notre soutenance en novembre 2015, nous avons poursuivi nos recherches sur la caractérisation du document carte en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) et sur des dispositifs de médiations et d’appropriations de ce document, destinés à tout public. De plus, l’UFTMiP, Université fédérale de Toulouse Midi-Pyrénées, a lancé un inventaire de ses collections patrimoniales et nous avons contribué à y inscrire les documents cartographiques de l’UT2J. Ils ont ainsi été sauvegardés lors du déménagement de la bibliothèque du département géographie vers le Centre de Ressources Olympe de Gouges (CROG) en 2015 au sein duquel nous en avons la charge.
5Si leur statut est devenu patrimonial, ils ont perdu dans leur grande majorité celui de documents pédagogiques et scientifiques. Pour qu’ils redeviennent des objets de connaissance, ils doivent ainsi être interrogés par des récepteurs. Comment impulser un nouveau cycle de vie à ces documents oubliés, leur insuffler de nouvelles fonctions ? Comment susciter de nouvelles rencontres avec leurs contenus ? Nos réflexions s’inscrivent dans la théorie du document de Jean Meyriat pour qui le récepteur joue un rôle fondamental, non seulement dans l’attribution de valeurs informatives, mais aussi dans la fabrique de nouveaux documents à chaque interrogation formulée. Le croisement entre ces principes et l’interaction innovante du crowdsourcing en bibliothèque nous inspire une modalité qui doit favoriser ces fabriques propres à chaque récepteur et permettre à des publics de partager ces valeurs identifiées ou reconnues dans les documents.
6Il s’agit ainsi de montrer comment utiliser les opportunités qu’offre le numérique en termes de contribution, de co-conception et de co-construction pour y parvenir. Cette problématique est similaire à celle des archives et musées qui ne se contentent pas seulement d’exposer des documents, des objets et des œuvres pour les faire connaître mais qui mobilisent aussi le Web 2.0 pour proposer des expérimentations participatives et des médiations documentaires numériques. Ces pratiques concernent aussi l’interactivité que les bibliothécaires veulent mettre en œuvre avec leurs lecteurs notamment lorsqu’ils sont en charge de collections patrimoniales. Se pose ainsi une double question, tant au niveau des modalités numériques de médiations et de transmissions du patrimoine cartographique de l’UT2J, qu’au niveau de l’implication des publics au cœur de ces modalités, dans le but de diffuser des expériences de réceptions et d’appropriations documentaires. Après l’illustration de la diversité des collections patrimoniales universitaires de l’UFTMiP et de leurs médiations, et le rappel de quelques notions autour du Web 2.0 et du crowdsourcing (définition, caractéristiques et atouts), une dernière partie croisera des éléments de la théorie du document avec la démarche qui donne lieu à cet article, pour aboutir à la présentation de scénarios de crowdsourcing documentaire envisagés pour une médiation des cartes de l’UT2J.
- 1 - LE HEGARAT, 2015, [en ligne].
- 2 - DAVALLON, 2014, [en ligne].
7Le patrimoine universitaire présente des spécificités relevant à la fois de l’histoire des politiques publiques culturelles, de « la démocratisation de l’intérêt pour ce sujet »1 et de la prise de conscience par les universités de leur patrimoine. L’évolution de la notion depuis les années 1970 ouvre désormais le domaine de protection à tout ce qui peut avoir un intérêt. Les universités s’engagent ainsi de plus en plus dans l’attribution du statut de patrimoine, pour reprendre les termes de Jean Davallon, à des objets et documents, dans le triple objectif de préserver la mémoire de l’enseignement et de la recherche, de la valoriser, et de participer à la construction ou à la réaffirmation de leur identité. La patrimonialisation est en effet un « processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels »2, processus qui permet la construction de nouveaux liens entre présent et passé et d’inventer ou de susciter de nouveaux usages pour des objets reconnus comme devant être gardés et transmis.
- 3 - BLIN et POIROT, 2015, p. 76.
- 4 - RICHARD, 2010, p. 8.
8Par ailleurs, la sauvegarde du patrimoine des bibliothèques est un sujet en Europe et au-delà, et comme les bibliothèques territoriales, les BU sont concernées dans la mesure où une partie de leurs collections est patrimoniale. Leur histoire est néanmoins complexe tout particulièrement parce que les dépositaires sont variés (bibliothèques universitaires centrales, bibliothèques de proximité, centres de documentation de laboratoires de recherche) et que les fonds, à usages pédagogique ou scientifique, se sont constitués par accumulation sans cadre précis. Les moins consultés ont fini par être relégués et oubliés dans des magasins ou dans des lieux de stockage divers. Il faut rappeler que la priorité des universités n’était pas portée sur la documentation mais sur l’accueil des étudiants en augmentation croissante, notamment à partir des années 1970, puis sur l’introduction des nouvelles technologies à partir des années 1990. Le rapport Desgraves de 1982, consacré à la valorisation du patrimoine des bibliothèques toutes confondues, marque cependant un tournant. D’une part, leurs fonds patrimoniaux sont inclus dans le patrimoine en général. D’autre part, il ne s’agit plus uniquement du patrimoine écrit, mais aussi de documents iconographiques, sonores et audiovisuels, ni spécifiquement de fonds anciens antérieurs à 1811, mais également de documents contemporains. Cette notion de « patrimoine documentaire »3 questionne ainsi « la fonction de mémoire des bibliothèques »4 et par conséquent les missions des bibliothécaires, d’autant qu’elle ne correspond pas à une tradition professionnelle. C’est donc un sujet de plus en plus présent dans les projets de valorisation de la mémoire culturelle, scientifique et technique des universités, ce qui induit une nécessaire réflexion sur la place de la documentation dans l’enseignement et la recherche.
- 5 - JOUBERT, 2019b, p. 216.
9Toutefois, si cette question n’est encore qu’émergente dans les bibliothèques à l’université, malgré presque quarante ans après le rapport Desgraves, il y a « convergence, en France et en Europe, depuis dix ans, entre la préoccupation patrimoniale des scientifiques, une attention prépondérante des professionnels du patrimoine et des musées à l’échelle locale mais aussi régionale, et une reconnaissance des institutions de tutelle et des professionnels du patrimoine »5. Cette prise en compte donne ainsi lieu à la création de structures dédiées au sein des universités telle que la Direction « Culture Scientifique et Patrimoine Historique » de l’Université de Montpellier, ou encore à des missions nationales comme celle de sauvegarde et de valorisation « PATrimoine Scientifique et TEchnique Contemporain ». Cette reconnaissance donne également lieu à des partenariats comme celui entre l’Université Toulouse III Paul-Sabatier et le Muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Par ailleurs, des inventaires sont réalisés dans lesquels les collections, qui se trouvent notamment dans les magasins des BU, sont recensées. C’est le cas pour l’UFTMiP qui a publié le sien en 2015, coordonné par Marie-Charlotte Mazens, spécialiste du patrimoine culturel, et Anne-Claire Jolivet, chef de projet au sein du service « Diffusion de la culture des sciences et des techniques » de cette université. L’inventaire est composé de quatre catégories : le patrimoine archivistique, le patrimoine des bibliothèques universitaires, les collections de références et instrumentales, les sites historiques avant 1960. Ainsi, au-delà des fonds anciens, conservés dans les SCD des trois universités toulousaines et gérés par le Service Inter-établissements de Coopération Documentaire (SICD), cet inventaire propose d’autres documents, notamment iconographiques et instrumentaux, illustrant l’évolution de la définition de patrimoine.
- 6 - Données issues du Répertoire des cartothèques de France, réalisé dans le cadre de l’Unité Mixte d (...)
10Même si depuis la publication de l’inventaire, la bibliothèque-cartothèque du département géographie n’existe plus, la collection cartographique de l’UT2J, conservée désormais au CROG, y est inscrite et représente à la fois une collection imprimée iconographique et un des rares fonds patrimoniaux en sciences humaines. Le fonds n’est pas très ancien. Quelques cartes et atlas datent de la fin du XIXe siècle, mais la grande majorité est de la première moitié du XXe siècle. Le nombre de ces documents est évalué entre 50 et 70 000, un chiffre très imprécis dans la mesure où pour certains titres, il y a 20, 50 ou plus, exemplaires. Rappelons que l’usage de ces documents était avant tout pédagogique et qu’il fallait, pour travailler en séance de travaux dirigés, une carte par étudiant ou au moins une pour deux. Outre les feuilles cartographiques couvrant la France (7 000 titres en 2007, environ 8 500 en 2020 en comptant le taux d’accroissement annuel) et une partie du reste du Monde, ce fonds est également constitué de 200 cartes murales, de 10 000 photographies aériennes, de plus de 2 000 diapositives, de près de 600 atlas. Ces volumes et cette diversité de supports ne sont pas extraordinaires et correspondent à d’autres collections similaires. Par comparaison, la bibliothèque et cartothèque de géographie de l’Université Bordeaux Montaigne compte plus de 70 000 cartes, la cartothèque de l’UFR géographie de l’Université de Provence 62 000 cartes, celles du département géographie de l’Université Paris VIII et de l’UFR Sciences Sociales de l’Université de Rennes II Haute Bretagne, plus de 50 0006. Toutes ces cartothèques détiennent par ailleurs la même typologie de documents cartographiques qu’à l’UT2J.
11En revanche, hormis les titres couramment utilisés pour étudier des phénomènes géologiques ou des aménagements territoriaux, le reste du fonds correspond aux enseignements et recherches spécifiques des enseignants-chercheurs qui se sont succédés au département géographie. L’histoire de ce fonds est donc liée à l’histoire scientifique et pédagogique de cette composante et des laboratoires de recherche en géographie. Ainsi, l’analyse, par exemple, des cartes étrangères (550 titres pour 4 050 exemplaires), montre que celles de l’Afrique (112/1 300) (fig. 1, 2), de l’Amérique du Nord (60/840) et de l’Amérique du Sud (101/615) sont les plus nombreuses, ce qui permet de déduire que ces aires géographiques ont été davantage étudiées par rapport à d’autres telles que l’Asie, l’Europe, le Proche et le Moyen Orient.
Fig. 1
Afrique Occidentale et Centrale, extrait de la carte de l’élevage en Afrique Occidentale et Centrale. Éleveurs, transhumance, nomadisme au 1/5 000 000
© Office de la Recherche Scientifique Coloniale, Bureau d’Études Humaines, 1945
Fig. 2
Madagascar, extrait de la carte économique de Madagascar au 1/2 000 000
© Présidence du conseil. Secrétariat général du gouvernement. Direction de la documentation. Imprimé à l’Institut Géographique National, 1950
12Si les cartes à usage pédagogique (cartes de la France topographiques, géologiques et de la végétation) ont été informatisées, il reste cependant tous les autres documents cartographiques et photographiques à traiter, le chantier amorcé en 2010 ayant été stoppé en raison de la préparation des collections devant rejoindre le CROG en 2015. Ils sont donc toujours aussi invisibles y compris, malgré leur volume, au sein des bilans des collections imprimées de l’UT2J. Les cartes sont en effet souvent oubliées, probablement parce que leurs usages semblent exclusivement liés à la discipline géographique. Ces documents sont cependant majeurs dans une université de sciences humaines et sociales, dans la mesure où ils sont exploitables dans de multiples disciplines, au-delà de la géographie, en histoire, en sociologie, en civilisations étrangères, et plus largement dans celles qui intègrent, dans l’analyse des phénomènes étudiés, une dimension spatiale. Ils peuvent aussi intéresser les étudiants en histoire de l’art et en arts plastiques notamment pour leurs styles artistiques (fig. 3, 4). Ils sont donc susceptibles d’être utilisés par des spécialistes comme par des non spécialistes, au sein des universités mais aussi en dehors.
Fig. 3
Pontianak (Indonésie, île de Bornéo), extrait du plan de la capitale Pontijanak et de ses environs, campement militaire néerlandais avec la terre environnante (Kaart van de hoofdplaats Pontijanak en omstreken en van Soengal kakap met omliggend terrein) au 1/20 000. Des rizières (sawah) sont représentées parsemées de jardins de cocotier (klappertuin) et de cocotiers esseulés (klapperboomen)
© Topographisch Bureau Batavia, 1886-87
Fig. 4
Amérique du Nord, extrait d’une affiche scolaire représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique, sans titre et sans date
© Georg Westermann, probablement entre 1955 et 1960
13Le service « Diffusion de la culture des sciences et des techniques » de l’UFTMiP ne s’est pas contenté d’un inventaire. Ce travail d’étude et de recueil de l’héritage culturel des différents établissements a été le point de départ de rencontres et ateliers de 2017 à 2019, entre différents acteurs en charge des collections, autour des questions de sauvegarde, documentation, valorisation. Un des points communs qui a rassemblé ces professionnels réside dans la dormance des objets et documents dont ils ont la charge, mais aussi dans leurs singularités qui parfois déconcertent les non spécialistes : c’est le cas notamment des pièces d’anatomie clastique réalisées par le Dr Louis Auzoux au XIXe siècle, entièrement démontables, pouvant être produites en série et qui permettaient d’éviter de multiplier les dissections dans les classes pour l’enseignement de la médecine ; c’est le cas des instruments liés à des sciences aussi diverses que la mécanique, l’optique, l’acoustique, l’électronique, l’informatique, l’astronomie, ou la biologie. C’est aussi le cas des documents cartographiques de l‘UT2J dont les spécificités de formes et de fonds désemparent les bibliothécaires comme les usagers non géographes. Il faut donc inventer des dispositifs qui les sortent physiquement de leur cachette (armoires au fond d’une salle, recoin d’un laboratoire, entrepôt au bout d’un campus, magasins fermés au public, bureaux d’enseignants-chercheurs), de leur oubli, de leur quasi disparition de la mémoire collective. Mais il faut aussi imaginer des médiations qui facilitent leurs usages. Nous marquons ainsi une différence entre des projets qui montrent et des projets qui contextualisent pour aider à recevoir.
- 7 - MEYRIAT, 1978, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 114.
- 8 - MEYRIAT, 1981, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 145.
- 9 - MEYRIAT, 1978, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 116.
- 10 - MEYRIAT, 1978, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 115.
- 11 - MEYRIAT, 1978, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 115-116.
14Avant de définir cette notion de dormance, il est nécessaire de revenir sur la notion même de document défini par Jean Meyriat, un des pionniers des SIC, comme un objet de forme et de taille variées, composé de matériaux divers, « qui supporte de l’information et qui sert à la communiquer »7. Cette définition, sur laquelle s’appuie la démarche dont fait l’objet cet article, est rappelée ici en raison de la place essentielle que tient l’utilisateur dans le processus de communication, en ce sens que c’est le récepteur qui fait le document et que tout objet peut devenir document à partir du moment où sa capacité informative est exploitée. Jean Meyriat distingue ainsi les documents par intention, « destinés dès l’origine à communiquer de l’information »8, « c’est-à-dire qui supportent une information identifiée comme telle par l’émetteur et par le récepteur »9, de l’objet qui devient document « à partir du moment où l’on y cherche de l’information »10. Si l’émetteur/le producteur identifient l’objet comme support du message, c’est le récepteur qui lui attribue une signification. C’est la question que ce dernier lui pose qui en fait un document lorsqu’il a une information en réponse. Pour les documents par intention dont font partie les documents cartographiques, il y a deux étapes de fabrication, la première opérée par l’émetteur et la seconde par le récepteur. J. Meyriat précise qu’« un objet produit intentionnellement pour être un document peut cesser de l’être s’il n’est pas reçu comme tel. Si je reçois un journal de propagande, et si, m’abstenant de le lire, je m’en sers pour envelopper un paquet, ce journal perd pour moi sa qualité de document. Si le destinataire du paquet, au lieu de déchirer le journal qui sert d’emballage le déplie et se met à le lire, il lui redonne sa qualité de document. (…) Il en est de même pour les documents par intention : ils peuvent avoir plusieurs fonctions entre lesquelles il est important de distinguer la fonction principale et les fonctions subordonnées »11. Un document peut ainsi être questionné de multiples façons et devenir plusieurs documents, sa capacité informative ne s’épuisant jamais.
- 12 - GARDIÈS, FRAYSSE et COURBIÈRES, 2007, p. 73.
- 13 - COUZINET, 2015, p. 11.
15Toutefois, lorsqu’un document par intention n’est plus utilisé pendant un temps donné, il devient un document dormant ou latent. L’information est ainsi dans un état d’attente tant qu’il n’y a pas activation via un processus de communication. Cécile Gardiès, Patrick Fraysse et Caroline Courbières le notent ainsi en 2007 : « le document (qu’il soit numérique ou pas) est (…) une virtualité qui se matérialise dans sa réalité par son usage. C’est le récepteur qui « crée » le document parce qu’il l’utilise. (…) Avant cette activation, ces informations et support sont dormants. La notion de virtualité peut ne pas être réservée au numérique »12. Tout comme les collections d’herbiers, de minéralogie, de médecine, de biologie animale ou d’instruments de l’Université Toulouse III Paul-Sabatier, la collection cartographique conservée dans les magasins du CROG a perdu son usage pédagogique, probablement suite à des changements dans les enseignements. Elle est tombée dans une dormance documentaire13 pour reprendre l’expression, traduite en français, de Viviane Couzinet, par analogie avec une plante qui arrête son développement. Un document ne devient cependant pas inutile parce qu’il n’est plus utilisé puisqu’il conserve ses valeurs informatives. Mais, tant qu’elles ne sont pas convoquées par un récepteur, elles sont en sommeil. C’est pourquoi, nos collègues en charge des collections patrimoniales, cherchent, tout comme nous, à favoriser l’accès à leurs valeurs informatives pour des usages variés et nouveaux. Non seulement les qualités informatives du document carte s’y prêtent, mais le contexte universitaire également. C’est un terrain d’expérimentation favorable pour des médiations documentaires dont l’objectif est de révéler le contenu informationnel de chaque objet interrogé.
16Quelles sont les façons de sortir les objets et collections patrimoniales universitaires de cette dormance ? Avant de terminer cette première partie, nous souhaitons mettre l’accent sur quelques-unes des collections de l’UFTMiP qui font l’objet de médiations intéressantes pour notre démarche. Cette université organise ainsi des visites théâtrales et décalées pour découvrir le patrimoine universitaire. Les « curieuses visites curieuses »14 animées par une historienne médiatrice, une guide conférencière et des comédiens, donnent la possibilité au public de découvrir et de démystifier par immersion des lieux et des collections scientifiques.
17Par ailleurs, le service du patrimoine écrit du SICD a ouvert il y a un an le carnet de recherches « Estampilles et pontuseaux »15 consacré à l’histoire des bibliothèques universitaires toulousaines et de leurs collections patrimoniales. L’objectif est de les partager à travers des mises en lumière, des informations sur des activités et des chantiers, et des découvertes de documents. Le carnet complète ainsi le catalogue commun des BU du réseau toulousain, et Tolosana, la bibliothèque virtuelle, donnant accès à plus de 10 000 documents numérisés. Dans la même idée, mais pour des documents plus spécifiques, la bibliothèque hybride CollEx études ibériques de l’UT2J, spécialisée dans l’Espagne et le Portugal, dans les domaines des langues, de la littérature et de la civilisation, du Moyen Âge à nos jours, a depuis cette année, un carnet de recherche Coll’Explorar pour présenter ses ressources16.
18À l’Université de sciences exactes Toulouse III Paul-Sabatier, les collections de botanique, de minéralogie, de médecine, de paléontologie, de biologie animale, ainsi qu’une collection d’instruments, sont gérées par le Service Commun d’Étude et de Conservation des Collections Patrimoniales. Concernant les instruments, une série d’expositions itinérantes « Fragments de science » est proposée tout au long de l’année. Dans des vitrines situées dans des BU et au Quai des Savoirs, centre de diffusion et de partage de la culture scientifique, technique et industrielle de Toulouse Métropole, est montrée chaque mois, accompagnée du cheminement scientifique, une sélection composée d’un instrument scientifique ancien ou rare et de pièces issues des collections de paléontologie, de minéralogie et des herbiers. Le site Internet éponyme conserve et diffuse la trace de ces monstrations hors les murs (et des cachettes)17.
19L’établissement possède aussi environ 70 herbiers (400 000 planches) de l’origine la plus exotique à la plus locale qui représentent des ressources scientifiques pour la connaissance de la biodiversité végétale. Cette collection s’est constituée au cours des XIXe et XXe siècles (le plus ancien date de 1811, le plus récent des années 2000). L’Université Toulouse III Paul-Sabatier participe au programme e-ReColNat derrière lequel se trouve le réseau des herbiers de France qui regroupe des institutions nationales, universitaires, municipales ou associatives. Un de ses objectifs est de faciliter des programmes de numérisation et de diffusion en ligne via une banque d’images mutualisées ouverte aux professionnels comme aux amateurs. Nous retenons de cette démarche le site Internet des « Herbonautes, l’herbier numérique collaboratif citoyen »18. Ce site propose aux internautes de participer à la création d’une base de données scientifique à travers des missions sous la forme de questions associées à des consignes. Ainsi, la question du moment porte sur la phénologie, c’est-à-dire l’apparition d’événements périodiques dans le monde vivant (végétal comme animal), déterminée par les variations saisonnières du climat. Sur les spécimens d’herbiers il est possible d’observer ces divers stades phénologiques, en fonction des dates de récolte des végétaux, et donc, soit de suivre leur adaptation, soit d’étudier les changements climatiques. Il est ainsi demandé aux internautes de regarder des photographies et de répondre à la question « que voit-on sur ce spécimen ? ».
20Les médiations réalisées par nos collègues en charge des collections patrimoniales à l’UFTMiP sont inspirantes car elles montrent, à l’image de la diversité des objets et documents, la diversité des dispositifs. Il n’y a pas qu’un modèle, une modalité. Nous pensons même qu’il faut une diversité de médiations pour une collection parce que les objectifs sont multiples : sensibiliser, montrer, faire découvrir, faire participer… mais la tâche se révèle pharaonique tant les collections sont dispersées, mal rangées, pas toutes inventoriées, en mauvais état, et surtout en danger car oubliées et non prises en compte dans les chantiers de reconstruction ou de réaménagement des campus. Peut-on cependant imaginer, en s’inspirant des missions proposées par e-ReColNat, des médiations participatives, amenant les publics à s’approprier davantage ces trésors cachés ?
21Dans cette réflexion, quel est le cheminement à la fois scientifique et professionnel vers le crowdsourcing, en tant que modalité participative ? Il résulte, en fait, du croisement de plusieurs éléments : une approche de l’appropriation, voire de la fabrique de documents, avec l’usager au cœur du dispositif ; la conviction depuis 2007 que même un non spécialiste peut s’emparer d’un objet ou d’un document ; une réflexion autour de mises en situation favorisant la rencontre avec un document à travers une méthode d’interrogation organisée sous la forme d’enquêtes ; enfin, la volonté d’expérimenter des modes de transmission d’une collection patrimoniale universitaire. Concernant la collection cartographique de l’UT2J, singulière à plusieurs titres, il n’est pas pertinent d’appliquer les principes bibliothéconomiques qui consistent à considérer qu’un fonds documentaire qui n’est pas vivant et qui est usagé ou périmé n’attire pas les utilisateurs et ne suscitent pas d’usages. Un certain nombre d’objets et de documents patrimoniaux méritent d’être sauvegardés, montrés et réutilisés.
- 19 - GARAMBOIS, 2017, p. 27.
22La question des liens entre les bibliothèques et leurs usagers est de plus en plus prégnante. Les bibliothèques se repensent par rapport à la croissance des contenus numériques, à la communication sur les réseaux sociaux et les plateformes à distance, mais aussi par rapport à l’intégration de la pédagogie active et de la ludification dans les offres de formations. Dans les BU, il s’agit en effet de mieux accompagner les étudiants dans la société de l’information, de leur donner des espaces d’échanges, de partages, de contributions, et de leur permettre d’acquérir des compétences informationnelles en les faisant participer à leur apprentissage documentaire. Ces rénovations et améliorations sont par ailleurs nécessaires pour diminuer le poids symbolique associé aux bibliothèques, comme le notent Jean-François Courtecuisse et Marie Després-Lonnet, au même titre que pour les archives ou les musées. Cette dimension nous avait amenée à nous interroger dans un article publié en 2019 quant aux solutions que le bibliothécaire, en BU comme en lecture publique, doit mettre en œuvre pour décomplexer l’usager, décomplexifier les relations avec l’institution, devenir plus accessible, désacraliser les espaces et les fonctions, « démythifier » le lieu »19 tout en conservant cette nécessaire transmission des techniques de recherche et d’évaluation de l’information.
- 20 - JOUBERT, 2019a [En ligne].
23Ainsi « de nouveaux mots circulent dans l’environnement professionnel des bibliothèques tels que « co-construction » ou « innovation », ou encore « design thinking », qui consiste à penser comme un designer concevant des interfaces ou services en tenant compte de leurs usages, et « expérience utilisateur », ou UX pour User eXperience, qui sollicite les usagers d’une bibliothèque pour recueillir ce qu’ils ressentent en termes d’espace, de services, d’offre numérique dans le but d’apporter des améliorations. L’objectif de ces deux approches consiste à intégrer les usages des utilisateurs au processus de conception des lieux ou des services »20. C’est dans cet esprit que nous nous sommes intéressée au crowdsourcing ou du moins à une adaptation dans la continuité de nos réflexions autour des méthodes favorisant les fabriques de documents et autour des médiations de collections patrimoniales universitaires dormantes.
24De la même façon que les entreprises considèrent le crowdsourcing comme une nouvelle conception des relations vers le consommateur, nous l’envisageons en bibliothèque comme une nouvelle façon de s’adresser aux publics. Pour autant, lorsque les universités font appel aux étudiants (pour réaliser le logo de l’université, pour penser de nouveaux espaces, pour observer les pratiques des bibliothécaires et faire des préconisations, pour participer à la signalétique), ce n’est pas uniquement les résultats produits qui comptent mais le lien tissé avec eux et leur déplacement au cœur des services proposés.
- 21 - Site Internet « BiblioRemix », [en ligne]. [consulté le 28 mars 2020].
25Les ateliers BiblioRemix (ou Bibliomix), pensés sur le modèle des Muséomix, sont des illustrations de ce phénomène qui consistent à repenser et réinventer un musée ou une bibliothèque en associant des habitants, des associations, des experts dans différents domaines. Pour rappel, Muséomix est un dispositif imaginé comme un laboratoire de co-création culturelle pour promouvoir l’émergence d’un musée ouvert, en réseau et participatif, pour favoriser l’engagement des citoyens dans un projet culturel et leur transmettre les compétences nécessaires pour y parvenir. BiblioRemix, testé pour la première fois à Rennes en 2013, est une modalité d’expérimentation, d’invention et de création participatives, autour des services en bibliothèque21 : acquisitions, expositions, actions artistiques. Il peut ainsi être demandé à des personnes aux compétences diverses, bibliothécaires, lecteurs, usagers ou non de la bibliothèque, designers, architectes, graphistes, artistes…, de réfléchir ensemble à une vision de la bibliothèque idéale, à l’invention de services, au réaménagement ou au design des espaces, en se basant sur leurs expériences.
- 22 - OGGIONI, 2009, p. 87.
- 23 - JEANNERET, LELEURMERVIEL, MASSOU et al., 2013, p. 261.
26Ce positionnement de l’usager au centre, dont l’utilisation du Web 2.0 est un des possibles, transforme la relation de l’internaute à l’information et au savoir. En cela, les bibliothèques ont une carte à jouer en intégrant ses apports et principes. Comment les professionnels de l’information et de la documentation s’emparent-ils de cette nouvelle donne ? Comment peuvent-ils changer, dans ce contexte, leurs relations avec leurs usagers ? Comment mobiliser les publics, les amener à s’inscrire dans des actions participatives, leur donner plus d’espace en tant que co-bâtisseurs de la bibliothèque 2.0 ? Comment leur donner enfin la possibilité de construire eux-mêmes des informations et « de contribuer ainsi à un savoir collectif facilement appropriable par chacun »22 ? Il s‘agit ici d’imaginer des dispositifs « de participation collective pour la gestion, la création et la mise à jour des contenus »23.
27Avant de lier cette piste du crowdsourcing au milieu des bibliothèques, il est nécessaire de faire quelques rappels de définition, de typologie, de caractéristiques. L’objet de cet article n’est cependant pas de définir le terme de façon exhaustive. D’autres auteurs l’ont fait mieux que nous. Mathieu Andro évoque ainsi l’étude des universitaires espagnols Enrique Estellés-Arolas et Fernando González-Ladrón-de-Guevara datant de 2012 réalisée à partir de trente-deux articles publiés de 2006 à 2011. Nous renvoyons également vers un article très complet de Sophie Renault paru en 2014 dans la revue Systèmes d’information & management. Longtemps une pratique professionnelle avant d’être un sujet scientifique, le crowdsourcing est une notion complexe à multiples facettes. Nous ne proposons donc pas ici une définition idéale mais quelques éléments sur lesquels s’appuient nos réflexions.
- 24 - LAFARGUE, 2008, p. 102.
28Thierry Burger-Helmchen et Julien Pénin rappellent que c’est le journaliste américain Jeff Howe qui popularise le terme en 2006, même s’il a été créé et diffusé précédemment par un internaute anonyme lors d’une discussion sur un forum. Il s’agit d’une notion récente associée au phénomène du Web 2.0. Né au milieu des années 2000, le Web 2.0 est « un ensemble informel d’outils et de pratiques destinés à rendre les sites Internet plus immédiatement ouverts à des contributeurs qui ne maîtrisent aucune technologie de création de pages Internet. (…) Les activités proposées aux usagers du Web 2.0 consistent donc à produire des textes, des images, des séquences d’animation ou de musique (tout ce que le droit nomme « les œuvres de l’esprit »), de dialoguer, d’échanger ses impressions sur des produits de consommation ou sur des spectacles, mais aussi parfois d’attribuer des notes aux autres contributeurs ou à leurs travaux »24. Le World Wide Web devient ainsi accessible à ceux qui ne connaissent pas les langages du Web, pour s’exprimer, contribuer à l’échange d’informations, interagir simplement, se structurer en communautés ou en réseaux d’utilisateurs, créant ainsi le Web social.
- 25 - LEGIFRANCE, 2014, [en ligne].
29Dans l’article paru dans Wired Magazine, mensuel sur l’émergence des technologies dans les domaines liés à la culture, l’économie, la politique, Jeff Howe explique qu’il faut plusieurs facteurs pour développer un projet de crowdsourcing : la décision d’une entreprise ou d’une institution d’externaliser une fonction remplie ou assumée originellement par des salariés et un appel ouvert qui s’adresse au vaste réseau de travailleurs potentiels et donc pas à un unique partenaire. Il est avant tout utilisé dans le domaine des techniques d’organisation et de gestion des entreprises et relève littéralement de l’externalisation (to outsource) d’une activité vers la foule (crowd), donc vers un grand nombre d’acteurs à priori anonymes ou indéfinis. La traduction française officielle est « production participative » et la définition du terme est consultable sur le site Légifrance : « Mode de réalisation d’un projet ou d’un produit faisant appel aux contributions d’un grand nombre de personnes, généralement des internautes »25.
30Le terme crowdsourcing s’est répandu dans les sphères aussi bien professionnelles que scientifiques. Si le phénomène qui consiste à trouver des collaborations à l’extérieur d’une structure n’est pas nouveau (Thierry Burger-Helmchen et Julien Pénin évoquent les chasseurs de prime, Yannig Roth renvoie vers les concours créatifs lancés dans les années 40, 50, 60 par des grandes marques de consommation, rappelons également le concours lancé en 1869 par Napoléon III à l’origine de la margarine), il apparaît évident que les technologies de l’information et tout particulièrement le Web 2.0 facilitent cette mise en relation avec le plus grand nombre, un des fondements du crowdsourcing. L’objectif est multiple : recueillir un grand nombre de solutions issues de la foule, puiser dans cette masse des idées innovantes, trouver une alternative moins coûteuse pour produire des services. Il peut être fondé sur des valeurs d’union, d’ouverture vers des concepts nouveaux, mais aussi sur des valeurs moins positives quand il s’agit de récupération à moindre frais d’idées à exploiter ou de travail sans rétribution.
- 26 - Sophie Renault propose cependant une liste plus précise composée de dix catégories (cf. LEBRATY e (...)
- 27 - Dans un ReCaptcha, l’internaute doit décrypter deux mots pour poursuivre sa visite ; si le premie (...)
31Il existe une typologie du crowdsourcing classée en activités routinières (répétitives), de contenu, inventives, créatives, chaque catégorie représentant un ensemble de pratiques spécifiques26. Dans le premier cas, les internautes contribuent à améliorer une application ou un système, de façon fractionnée par rapport au résultat final. Les tâches à réaliser ne requièrent pas de compétences spécifiques particulières mais demandent de la main-d’œuvre et du temps, donc un grand nombre de participants. C’est un crowdsourcing intégratif dans la mesure où il y a mise en commun d’une multitude d’éléments individuels. Citons pour exemple le système des Captcha (filtrage de « clics » pour distinguer un robot d’un internaute)27. Le crowdsourcing de contenu, également sur le mode intégratif, est synonyme de collecte ou accumulation d’informations dans le but d’alimenter de façon exhaustive et diversifiée un stock de données. C’est le cas pour compléter une encyclopédie comme Wikipédia, une carte routière à l’exemple de Openstreetmap, ou une base de données photographiques telle que iStockphoto qui favorise la mise en relation entre des approvisionneurs, photographes amateurs et professionnels, et des acheteurs. L’intérêt réside donc à la fois dans le volume et la diversité.
32Les deux dernières catégories relèvent d’un schéma de type sélectif. Le crowdsourcing d’activités inventives est un modèle de production qui s’applique à des problèmes de type scientifique ou technique ; celui d’activités créatives concerne des innovations liées aux produits ou logos. Dans les deux cas, les compétences externes sont plus complexes. Plus la foule est importante et variée, plus l’entreprise a des chances de bénéficier d’une idée, d’une invention, bref d’une pépite. Mais comme le soulignent Thierry Burger-Helmchen et Julien Pénin, même si grand nombre rime avec diversité, mieux vaut un petit groupe d’experts qu’un grand nombre de profanes pour assurer une tâche complexe ou solutionner un problème spécifique. Les différentes propositions sont soumises au public et, in fine, c’est celle qui emporte les votes les plus élevés qui est sélectionnée.
33La résolution de problèmes dans un contexte d’innovation où il faut être à la fois actif, réactif, et compétitif, est un processus complexe. Le crowdsourcing apparaît comme un moyen pour explorer de nouvelles voies, raccourcir les cycles de gestations des idées, mettre en relation des entreprises avec des viviers créatifs. Les entreprises optent pour cette alternative quand les équipes en interne n’ont pas réussi à solutionner le problème, ou lorsque les problématiques proposées sont moins prioritaires ou en dormance. Le phénomène est récent et va nécessairement évoluer. Ainsi, pour des projets publicitaires particuliers, des entreprises s’adressent, via une plateforme dédiée, à une communauté experte ou supposée impliquée dans la tâche externalisée, et non plus à une foule indéterminée et infinie. Ronan Divard précise ainsi que lorsque l’appel n’est pas ouvert à tous, on peut parler de community-sourcing comme variante du crowdsourcing.
34Il semble néanmoins que dans de nombreux cas, les internautes ne se ruent pas en masse surtout si l’appel ne concerne pas leur centre d’intérêt. Cette participation, contribution ou mobilisation du consommateur, du client, de l’utilisateur, de l’usager, ne va pas de soi. D’une part, elle représente une forme de mise au travail voire d’exploitation. Dans cette coproduction d’un bien ou d’un service, le client collabore souvent sans contrepartie ou de façon très limitée. D’autre part, seuls les plus motivés sont partie prenante du processus de production qu’il soit inventif, créatif ou informationnel. Distinguant les motivations intrinsèques des motivations extrinsèques, Ronan Divard note que ce sont les premières qui conduisent aux meilleurs résultats.
- 28 - DARNON, Encyclopédie Universalis, [en ligne].
35En psychologie, « la motivation intrinsèque est associée à un ensemble de comportements positifs tels que l’engagement dans l’activité, la poursuite de l’activité en dehors de toute contrainte, des buts de maîtrise (désir d’apprendre), de la curiosité, une bonne performance et de la créativité, mais aussi un bien-être à court et à long terme. Ce n’est pas le cas de la motivation extrinsèque, qui est associée à une faible persistance, des buts ciblés sur une performance (par exemple, réussir mieux que les autres), et une moindre satisfaction à réaliser l’activité »28. Le crowdsourcing est donc une opération qui nécessite un cadrage, en amont dans le contenu et dans la forme de l’appel, mais aussi tout au long du projet, une centralisation et une agrégation des contributions, et enfin, des solutions pour motiver les participants.
- 29 - OGGIONI, 2009, p. 127.
36Depuis plus de dix ans, les bibliothécaires utilisent les outils du Web 2.0, en développant des blogs, des services en ligne, des bibliothèques numériques, des comptes sur les réseaux sociaux, des fils d’actualité. Autant d’interfaces qui donnent la possibilité à l’usager de donner son avis, faire des propositions ou des suggestions, exprimer son enthousiasme ou ses incompréhensions. Comme le rappelle Claire Oggioni, « l’exemple le plus significatif de création de « contenu 2.0 » est l’utilisation des wikis pour la création de contenus collaboratifs. (…) Le wiki devient alors un espace de mémoire et de travail en commun développé le plus souvent en liaison avec la collectivité rattachée ou l’université »29. Un wiki désigne un site Web dont la particularité est d’être collaboratif, les internautes pouvant librement y créer des pages, rédiger des articles, modifier le contenu.
- 30 - MOIREZ, 2017, p. 129.
37Notre objectif n’est pas de dresser ici un panorama des initiatives en lien avec le Web 2.0 en bibliothèque mais de donner quelques exemples de projets qui mettent l’usager en position de partager ses connaissances notamment autour des documents patrimoniaux. Dans ce sens, Pauline Moirez, responsable de l’innovation à la Bibliothèque Nationale de France, évoque la numérisation et la diffusion sur le Web de collections patrimoniales ouvrant des possibles en termes d’interactions avec les publics (échanges favorisant l’appropriation des savoirs). Il s’agit cependant pour elle d’aller plus loin : « si l’on veut que le patrimoine soit un bien à proprement parler commun : il ne suffit plus qu’il soit ouvert à tous, il est désormais possible qu’il soit enrichi, documenté, voire produit par tous »30. Elle précise que les interactions avec les usagers associés à l’enrichissement quantitatif et qualitatif des collections doivent s’inscrire dans des processus de participation qui tendent à les positionner à la fois comme concepteurs et bénéficiaires.
38Le crowdsourcing appliqué aux domaines de l’information, de la documentation, plus globalement de la culture, profite donc d’un modèle émergent de management de la connaissance en incluant, d’une part, une dimension sociale de la foule, et d’autre part, une dimension didactique des productions. Les appels à la foule initiés par des entités culturelles tels que les centres d’archives, musées, bibliothèques, peuvent cependant prendre différentes formes comme dans le milieu entrepreneurial : productions de métadonnées sociales qui viennent compléter celles mises en œuvre par les professionnels (mots-clés, identification de personnes, de lieux, de dates...), indexations collaboratives, corrections de l’océrisation, collectes de documents, traductions, créations de nouveaux savoirs. C’est cette dernière forme ou adaptation qui nous intéresse ici, celle productrice de nouveaux contenus, scientifiques ou pas, et plus spécifiquement de contextualisation.
- 31 - MOIREZ, 2017, p. 134.
- 32 - Depuis 2020, la bibliothèque numérique patrimoniale de Toulouse a rejoint le dispositif de coopér (...)
- 33 - Archives nationales participatives, [en ligne]. [consulté le 28 mars 2020].
39Pauline Moirez cite ainsi l’exemple du L@boratoire des internautes des archives départementales de Vendée. Dans cet espace de partage de savoirs entre l’institution et ses utilisateurs, « on y trouve aussi bien des projets de métadonnées sociales (identification de photographies ou de personnes, transcription collaborative, éphéméride collaboratif) que des travaux scientifiques en réseau (constitution de guides des sources, par exemple, sur la guerre de Vendée ou sur la presse vendéenne, rédaction collaborative de fiches de recherche). Les connaissances créées dans le L@boratoire sont destinées à enrichir les autres outils des archives départementales, inventaires, guides de recherche et description des archives numérisées »31. Ariane Néroulidis présente de son côté l’encyclopédie collaborative, Rosalipédie, proposée par la bibliothèque numérique de Toulouse32, ainsi qu’un exemple de plateforme d’écriture collaborative pensé sur le modèle des wikis, YourArchive, initié entre 2007 et 2012 par les Archives nationales du Royaume-Uni autour de documents portant sur l’histoire et le patrimoine britanniques. Nous complétons ces exemples avec les différents projets collaboratifs de transcriptions, annotations et indexations portés par les Archives Nationales, accessibles depuis le site Internet « Archives nationales participatives »33. Sont proposés, entre autres, le projet participatif des Ponts et Chaussées divisé en lots que les internautes peuvent traiter, et le projet NATNUM qui permet de contribuer à l’annotation des décrets de naturalisation à partir de l’année 1887. Ces initiatives se rapprochent de celle de e-ReColNat présentée dans la première partie.
- 34 - SAHUT, 2016, p. 93.
- 35 - Idem.
40De l’ensemble des éléments donnés jusque-là dans cette deuxième partie, nous retenons surtout les expérimentations de contextualisation, plus rares que les autres types d’appel, qui rejoignent nos réflexions sur les médiations favorisant l’appropriation des valeurs informatives contenues dans des objets ou documents. Il ne s’agit pas seulement de faire participer l’internaute à une collecte de documents ou à une campagne de vérification mais de lui donner aussi la possibilité de diffuser et partager ses connaissances. Cette démarche renvoie notamment à Wikipédia, tout particulièrement dans son évolution récente. Créée en janvier 2001, elle s’est imposée comme la principale encyclopédie sur le Web. Ce qui est intéressant dans cette aventure collective, c’est la rupture « avec les normes épistémiques à partir desquelles sont habituellement construites les encyclopédies »34 car c’est un nouveau modèle qui offre aux lecteurs l’occasion de participer à l’écriture des articles, et aussi, en conséquence, une ouverture éditoriale qui « remet en question le mode d’énonciation collectif des savoirs vulgarisés, reposant traditionnellement sur l’autorité reconnue d’acteurs sociaux dépositaires de la parole légitime »35.
- 36 - WILLAIME et HOCQUET, 2015, p. 76.
- 37 - SAHUT, 2016, p. 98.
41Ainsi pour Pierre Willaime et Alexandre Hocquet, cette communauté wikipédienne sert « d’exemple empirique pour dresser une comparaison entre un système épistémique ouvert, qui prend le risque de contenir des erreurs en comptant sur ses membres pour les corriger rapidement, et un système épistémique verrouillé qui vérifie les informations (par le choix d’experts) avant de les publier »36. Critiquée sur sa fiabilité et la qualité des sources, l’absence de reconnaissance d’une expertise ne conditionnant pas la rédaction d’un article dans cette encyclopédie libre et ouverte, Wikipédia évolue. Progressivement, entre 2004 et 2007, des règles sont appliquées quant au référencement des contenus. Les publications qui reconnaissent une information crédible deviennent ainsi la garantie de leur fiabilité. En choisissant cette posture, Wikipédia transfère ainsi l’autorité vers les textes cités, en privilégiant depuis 2007, les textes académiques, et « tend à promouvoir une modestie épistémique (« nous rapportons le savoir préexistant, nous ne le créons pas ») qui va de pair avec la dévolution documentaire induite par la citation des sources »37.
42Cette expérience et son évolution montrent l’importance d’éduquer à la société de l’information et à la production de savoirs, ou du moins à leur diffusion selon des règles acceptées par les contributeurs comme par les utilisateurs, et garantissant une assise scientifique. Il est également question de bonnes pratiques qui consistent à ne plus copier-coller des informations sans vérifications ni corrections préalables, et à ne plus favoriser la duplication d’erreurs. Pour autant, donner à tous la possibilité de s’approprier des connaissances, de recevoir des informations de façon différenciée, de construire des savoirs, et de partager ces réceptions polysémiques, sont autant d’actions à penser, organiser, mener par les bibliothécaires. Les relations avec l’usager changent. Les initiatives qui le positionnent au centre se développent en présentiel comme à distance, cette dernière modalité étant facilitée par la simplification technique apportée par le Web 2.0. C’est dans ce contexte que les entreprises se sont emparées du crowdsourcing pour les mêmes raisons qui motivent les bibliothécaires à mobiliser leurs usagers, mais pour des objectifs différents. Dans cette nouvelle donne, l’enjeu pour les professionnels de l’information et de la documentation se situe au niveau de la production et de la diffusion de savoirs.
43Pour prendre un exemple, il est ainsi demandé aux étudiants de ne pas plagier. Ce n’est pas seulement une question de citation des sources et de respect du droit d’auteur, mais bien un message sur la nécessaire production de contenus originaux. Il est important d’inciter les usagers à ne pas se contenter d’agglomérer des contenus produits par d’autres, mais à s’approprier les connaissances, à interpréter les signes et les messages pour construire des sens nouveaux. L’intérêt du crowdsourcing dans cette quête est multiple : il permet de solliciter à distance un grand nombre de personnes avec l’espoir d’avoir en retour des participants curieux et intéressés, de guider ces participants vers la création de contenus qui leur sont propres car c’est bien leurs savoirs qu’il faut valoriser et pas seulement des savoirs sur un objet ou un document, et enfin de mettre en commun. Il ne s’agit donc pas de récupérer des contenus comme les entreprises le font, à des vues d’exploitation documentaire, mais de montrer le processus de création de savoirs originaux et de diffuser des expériences de réceptions et d’appropriations documentaires.
44Avant de présenter des scénarios de crowdsourcing documentaire, il est indispensable de poser quelques éléments théoriques autour des réceptions polysémiques d’un même document. Le crowdsourcing envisagé dans cet article a vocation à montrer que chacun d’entre nous peut inventer des documents qui nous sont propres à partir d’interrogations, l’intérêt de la démarche étant de réunir ces approches originales. C’est pourquoi il est question dans cette sous-partie du rôle du lecteur, des lectures, de l’apprentissage à interroger et à interpréter différemment.
- 38 - CNRTL. Voir [en ligne]. [consulté le 21 mars 2020].
- 39 - CNRTL. Regarder [en ligne]. [consulté le 21 mars 2020].
45Nous l’avons expliqué dans la première partie, il est toujours possible de poser de nouvelles questions à un document, parfois sans rapport avec l’intention qui a conduit à sa fabrication. Le philosophe Emmanuel Alloa évoque la confrontation entre la facilité de lecture ou la transparence de l’image et le caractère réfractaire de l’image à la lecture. La carte n’échappe pas à cette confrontation, elle semble facile à voir et difficile à regarder. Il est plus facile de percevoir par le sens de la vue ses formes et ses couleurs38, d’autant que le langage cartographique répond aux règles générales de la perception visuelle, et plus difficile de la regarder, dans le sens de lire, prendre connaissance d’une manière plus ou moins approfondie (du contenu d’un texte, d’un document...)39. Lorsque l’on passe de voir à regarder, le rapport à la carte n’est plus le même. Le récepteur se trouve entre la nécessité de la décrypter, et donc d’apprendre le langage cartographique, et l’impossibilité de la comprendre.
46Pour Hélène Coste, c’est « le caractère hybride des documents cartographiques – témoignage historique, œuvre d’art, objet scientifique – qui fait leur particularité [et] les rend aussi difficilement accessibles »40. Ainsi, ce qui fait l’intérêt et l’attrait de ce document est aussi ce qui complexifie son appropriation, les utilisateurs potentiels sous-estimant leur capacité à le recevoir. Pourtant, la carte, tel un tableau du monde, donne à voir une palette de formes, de couleurs et de mots, pour lesquels il n’est pas toujours nécessaire d’atteindre un niveau d’analyse géographique. Chaque personne est ainsi en mesure de faire appel à différentes connaissances, émotions, perceptions, de poser à cet objet hybride des questions susceptibles d’en faire un nouveau document, de le lire à différents niveaux, car le document carte n’est pas qu’une carte, qu’un document cartographique. Sortir de cette dualité entre décryptage et mystère cartographiques amène à réfléchir sur d’autres façons de s’approprier l’image et le texte qui le constituent, et donc sur d’autres façons de lire, regarder, interroger.
- 41 - BARTHES, 1970, [repris dans] BARTHES, 1984, p. 35.
- 42 - Ibid, p. 35.
47De nombreux auteurs évoquent cette lecture créatrice. Même si leurs propos concernent le livre, le cheminement vers une autre lecture de la carte peut être envisagé dans le prolongement de leurs conceptions. Ainsi, pour le sémiologue et essayiste Roland Barthes en 1970, l’intérêt est avant tout porté depuis des siècles sur l’auteur, propriétaire de son œuvre et de son intention, et non le lecteur qui n’est qu’un usufruitier contraint de s’approcher du sens donné. Roland Barthes note la sur-importance accordée au point de départ de l’œuvre et la « censure portée sur le lieu où elle va et se disperse »41. Il souligne ainsi : « le texte seul ça n’existe pas : il y a immédiatement dans cette nouvelle, ce roman, ce poème que je lis, un supplément de sens »42. Plus que le glissement opéré de l’auteur vers le lecteur, c’est le glissement de l’auteur par intention vers l’auteur à réception, et les différentes appropriations qui en découlent, qui sont questionnés ici.
- 43 - BARTHES, 1970, p. 12.
- 44 - CHARTIER, 1985, p. 63.
- 45 - Idem.
48En 1970, à propos des idées émises par Roland Barthes, François Richaudeau précise que la signification de tout texte n’est pas unique mais polysémique. Nicole Robine évoque également cette idée la même année. Pour elle, l’œuvre littéraire est en effet le résultat de l’action à la fois de l’auteur et du lecteur. Par ailleurs, le contenu de la communication est modifié avec le récepteur. L’œuvre littéraire, le livre, l’imprimé – Jean Meyriat élargit à tout document - sont ce qu’en fait le lecteur. Il s’agit de comprendre que pour les auteurs cités, lire, c’est construire. C’est pourquoi les réceptions sont multiples : c’est bien le lecteur qui donne un sens aux signes transmis par l’auteur, parfois différent de celui envisagé par ce dernier, au point que Roland Barthes parle de texte pluriel, d’une « galaxie de signifiants »43, du nombre jamais clos de systèmes de sens. Roger Chartier partage cette position lorsqu’il évoque les significations « construites différentiellement par les lectures qui s’en emparent »44 et qu’il préconise de « donner à la lecture le statut d’une pratique créatrice, inventive, productrice »45.
49La carte est un document doublement intéressant, à la fois visuel et textuel réalisé à partir du langage cartographique synthétique, sans « bruit » ni brouillage, clair, concis, sans surcharge. Il questionne donc quant à son appropriation : faut-il le regarder ou le lire ? ou bien est-ce une nouvelle forme de lecture qu’il faut inventer ?
- 46 - CHARBONNIER, 1994, [en ligne].
50De la réception d’un document textuel à celle d’un document iconographique, il n’y a qu’un pas, la carte étant les deux. Pour l’image aussi, les réceptions sont multiples et le regardeur, terme de Marcel Duchamp, est également co-auteur de l’œuvre artistique tout comme le lecteur l’est de l’œuvre littéraire. En 1960, Georges Charbonnier dialogue avec Marcel Duchamp qui lui donne à cette occasion sa définition de l’œuvre d’art dans laquelle l’artiste seul ne suffit pas, la présence d’un spectateur étant indispensable pour qu’il y ait œuvre : « Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste »46.
- 47 - GERVEREAU, 2001, p. 24.
- 48 - GERVEREAU, 1997, p. 36.
51Sur ce rôle du récepteur, du regardeur, du lecteur, de celui qui fabrique un document à chacune de ses lectures créatrices de sens polysémiques, Laurent Gervereau, historien du visuel et philosophe, partage cette analyse. Dans l’épilogue de son article de 2001 dans le Bulletin des bibliothèques de France, il cite le spécialiste de l’histoire de l’art et de l’iconographie Ernst Hans Gombrich. Nous en retenons la part qui revient au spectateur dans le déchiffrage des images, c’est-à-dire sa collaboration possible avec l’artiste, et la transformation qu’il fait de l’œuvre. Laurent Gervereau invite à apprendre à regarder car pour lui, il n’y a pas de méthode, clé en main, codifiée ; il n’y a pas de représentation monosémique, mais des approches, des interprétations qui se forgent « avec des outils qui peuvent être ceux de l’histoire de l’art, de l’histoire, de la sociologie, de la psychanalyse, de l’ethnologie, de la sociologie... ou même d’une subjective vision individuelle »47. Il donne ainsi un conseil qui est notre référence : « regarder une image, autrement que dans un simple but de consommation fugitive, c’est lui poser des questions »48, c’est donc dépasser ses premières impressions, s’ouvrir à d’autres angles de vue, déchiffrer, interpréter, enquêter minutieusement.
- 49 - GERVEREAU, 2001, p. 25.
- 50 - JOUBERT, 2015, p. 332-333
52Considérant comme la sémioticienne Martine Joly que toute personne doit prendre conscience qu’elle a un rôle essentiel de décrypteur, et qu’elle est porteuse d’une culture, d’acquis, de réflexes collectifs ou individuels, nous avons développé un outil permettant une analyse exploratoire de toutes les dimensions de la carte, matérielles, intellectuelles, esthétiques, artistiques… Par ailleurs, comme le souligne Laurent Gervereau, l’analyse de l’image vaut comme source de connaissance. Il explique qu’elle a même « un indispensable rôle civique, à l’ère de la diffusion de masse. (…) Chacun n’apprendra pas forcément à orienter son regard, mais, connaissant mieux les articulations de l’univers visuel, consommation et création en seront bouleversées »49. Combinant les principes de ce dernier pour apprendre à regarder une image à partir des interrogations posées par l’historien de l’art, l’historien, le sémiologue (description, contexte et interprétation) avec des méthodes d’analyse de document en géographie et d’analyse des spectacles et des mises en scènes, une « grille décryptive documentographique »50 a ainsi été élaborée, dans le cadre de notre doctorat, dans le but de favoriser l’accès aux valeurs informatives du document carte.
- 51 - MEYRIAT, 1981, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 154.
- 52 - MEYRIAT, 1978, [repris dans] COUZINET (dir.), 2001, p. 120.
53Cette grille s’appuie sur plusieurs autres principes. Tout d’abord ceux de l’interprétation intrinsèque et extrinsèque développée par Martine Joly, pour mettre en lumière les éléments visibles contenus dans l’image, et pour chercher des interprétants à l’extérieur. Puis ceux de la documentographie définie par Jean Meyriat en 1981 en tant qu’« étude énumérative, descriptive et classificatrice de toutes sortes de documents »51 visant à leur exploitation informative. Il préconise, comme Martine Joly, d’observer les caractéristiques visibles pour identifier, reconnaître et avoir accès au document, aller au-delà de ce qui est écrit, lire entre les lignes, les mots et les symboles, repérer les éléments signifiants (sources, sujet traité, contexte intellectuel), et « reconnaître l’information complémentaire (implicite au niveau du document) que l’émetteur détenait, mais n’a pas su (…) inscrire sur le document »52. La grille est un outil d’enquêtes ; l’intégralité des questions peut être posée, mais il est également possible d’en extraire un échantillon pour réaliser des investigations sur l’auteur, le commanditaire, l’éditeur, le diffuseur, le contexte de fabrication, le style artistique… Son objectif est de faciliter, aider, guider, amorcer, inspirer, aiguiller, orienter, un potentiel récepteur d’un document cartographique persuadé de ne pas détenir les compétences nécessaires pour le lire. C’est pourquoi nous nous appuyons sur cet outil aussi bien pour organiser des enquêtes en présentiel, sujet de la prochaine partie, que pour des applications en ligne.
54De cette grille ont découlé des applications inspirées du concept d’expérience proposé dans les musées, bibliothèques et lieux de culture, dans lequel le récepteur joue un rôle central, sous la forme d’ateliers documentaires de fabrique de document. Dans un article publié en 2019 nous avons évoqué la posture d’enquêteur documentaire endossée par les usagers. Dans la terminologie des bibliothèques, archives et musées, cette expression correspond à une opération de vérification de la présence de documents ou d’œuvres et peut prendre la forme d’investigations archivistiques, de dossiers d’œuvres, de registres d’inventaire. Mais dans l’approche évoquée ici c’est l’usager l’enquêteur.
55Une série de dix ateliers expérimentaux ont été mis en œuvre afin de tester ce dispositif d’enquête documentaire, soit en séance individuelle, soit par groupe de deux personnes, d’1h30 à 2h chacune. Les participants étaient des étudiants, monitrices et moniteurs de bibliothèque, en Master 1 ou 2 d’Histoire, Histoire de l’art, Anthropologie. Aucun de ces étudiants n’avait de connaissances en géographie ou en cartographie. Tous ont été avertis que ces ateliers étaient expérimentaux et s’inséraient à la fois dans un cadre scientifique et une application possible en termes de médiation d’une collection cartographique patrimoniale. Chaque étudiant, seul ou en groupe, a été mis en présence d’une carte qu’il voyait pour la première fois.
- 53 - ESCARPIT, 1976, p. 57.
56Plusieurs formules ont été testées, non directives, semi-directives et directives. Des étudiants ont été placés devant la carte sans demande particulière si ce n’est d’essayer d’aller au-delà de la lecture géographique. D’autres ont été mis en situation de résoudre une enquête selon les principes et le cheminement d’un échantillon de questions issues de la « grille décryptive documentographique ». En fonction de la carte, l’enquête pouvait porter sur l’auteur, l’éditeur, le contexte de fabrication, le style artistique. Enfin, pour certains groupes non-dirigés au départ, qui n’arrivaient pas à interroger le document, des consignes ont été données au cours de l’atelier. Spontanément, tous les groupes ont eu une approche géographique qui s’est avérée peu concluante par rapport à leurs savoirs dans cette discipline. Si des non spécialistes ont été choisis pour cette expérimentation, c’est pour des objectifs précis : observer l’appropriation des cartes par des non géographes, mettre en œuvre la solution par l’enquête afin de les aider à s’emparer de valeurs informatives autres que géographiques, et dépasser ce blocage disciplinaire. Ainsi, lorsque la mission documentaire et les consignes ou recommandations ont été clairement explicitées, l’atelier s’est avéré plus productif. Tous les participants ont finalement compris qu’ils étaient en mesure de s’approprier la carte dans « une exploration libre de toute contrainte événementielle ou chronologique, en fonction du projet et de la stratégie destinée à le réaliser »53, pour peu que la méthode transmise soit appliquée.
57La vocation du dispositif étant de favoriser la médiation des savoirs, les étudiants ont réactivé les fonctions informatives des documents, et les ont documentés en faisant des recherches informationnelles, dans la mesure où si l’information ne vient pas du document, il faut la chercher ailleurs, et ont résolu l’enquête au-delà parfois de ce qu’ils pensaient découvrir. Certains étudiants se sont pris au jeu, notamment au sujet d’un cartographe mentionné sur une carte, et ont mené une investigation poussée. L’expérimentation, qui doit être poursuivie dans les prochains mois, remplit, à ce stade, à la fois l’objectif de médiation documentaire des cartes et de participation des usagers à cette médiation.
58Des questionnaires ont été distribués à la fin de chaque atelier. En voici quelques premiers éléments : tous les participants étaient enthousiastes quant à cette expérience et ont trouvé que le temps des ateliers était trop court ; ils ont préféré être cadrés, plus l’atelier était directif et plus l’objectif de documenter la carte était atteint et apportait satisfaction. Ils ont trouvé de l’intérêt pour la recherche d’informations sur un sujet qui n’était pas le leur, pour la participation à la description d’un document, pour l’apprentissage du questionnement de tout objet, pour la pluridisciplinarité du dispositif, pour la part d’inconnu de l’atelier. Ils ont apprécié de tester leurs compétences d’enquêteurs, voir une carte autrement, mettre des documents en relation, poser des interprétations différentes, découvrir de nouveaux documents et augmenter leur imaginaire personnel. Par ailleurs, les informations recueillies par les étudiants au cours de ces ateliers donneront certainement lieu à une exposition.
59Une autre formule a été testée avec un groupe de six étudiants (diplôme universitaire en e-documentation) divisés en trois sous-groupes, pour un atelier plus créatif en trois temps, de 3 heures environ chacun. La carte étudiée était l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique (probablement entre 1955 et 1960) (fig. 4) servant d’illustration dans la première partie. Après une séance collective au cours de laquelle des enquêtes possibles ont été identifiées, ces dernières ont été distribuées au sein des groupes. Puis la méthode a été expliquée. Le groupe 1 a ainsi mené des investigations documentaires sur « une vision du monde entre réalité et imaginaire » ; le groupe 2 sur « la représentation d’une époque et l’édition de cartes scolaires » ; le groupe 3 sur « l’histoire d’un objet ». Ces enquêtes ont donné lieu à trois posters documentaires qui doivent être exposés en complément de la carte elle-même. Des extraits des posters réalisés, correspondant à du matériel pédagogique produit, sont proposés ci-dessous (fig. 5 à 8) avec l’accord des étudiants.
60Dans le cadre de l’enquête confiée au groupe 1, « une vision du monde entre réalité et imaginaire », les recherches documentaires menées par les étudiants les ont ainsi conduits à trouver d’autres cartes dans le même style artistique. Ils ont sélectionné, pour leur poster (fig. 5), une carte du même éditeur, Georg Westermann, représentant l’Afrique vers 1957.
Fig. 5
Poster documentaire « Une vision du monde entre réalité et imaginaire », extrait du poster documentaire autour de l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique, sans titre et sans date. Poster réalisé par des étudiants (groupe 1) au cours d’un atelier en mars 2020
© Nathalie Joubert, 2020
61Leur intérêt s’est porté sur les caractéristiques picturales de ces affiches scolaires, pouvant s’apparenter à une forme d’art naïf. En effet, pour rendre la carte appropriable par un public non spécialiste, les données relatives à la thématique de la carte sont représentées de façon figurative. Sur la figure 6, il est ainsi possible de voir à gauche un détail de l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord (culture du tabac dans l’État de Caroline du Nord) et à droite un détail de l’affiche scolaire de l’Afrique (élevage en Somalie) (fig. 6).
Fig. 6
À gauche : Amérique du Nord, extrait de l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique sans titre et sans date © Georg Westermann, probablement entre 1955 et 1960.
À droite : Afrique, extrait d’une affiche scolaire de l’Afrique, sans date © Georg Westermann, probablement 1957
62Le groupe 2 a enquêté sur « la représentation d’une époque et l’édition de cartes scolaires ». Les étudiants ont décidé de réunir des informations sur l’éditeur Georg Westermann, mais aussi de mener une analyse sur la cartographique scolaire au milieu des années 50, à partir d’articles publiés dans Le Monde Diplomatique, Libération, Wikipédia, et dans le Bulletin du Comité Français de Cartographie. Ils ont également utilisé la définition du terme « Cartes » dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire publié sous la direction de Ferdinand Buisson en 1911 (fig. 7).
Fig. 7
Poster documentaire « La représentation d’une époque et l’édition de cartes scolaires », extrait du poster documentaire autour de l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique, sans titre et sans date. Poster réalisé par des étudiants (groupe 2) au cours d’un atelier en mars 2020.
© Nathalie Joubert, 2020
63Le groupe 3 a investigué la question de « l’histoire de l’objet carte » et de l’évolution de ses usages, de matériel pédagogique à produit décoratif. Les étudiants se sont fortement inspirés de l’article de Michaël Bailly, Abel Prieur, et Emmanuel Robert, « Du matériel d’étude à la collection », publié dans le Journal de l’Association Paléontologique Française en 2012 (fig. 8).
Fig. 8
Poster documentaire « L’histoire de l’objet carte », extrait du poster documentaire autour de l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique, sans titre et sans date. Poster réalisé par des étudiants (groupe 3) au cours d’un atelier en mars 2020.
© Nathalie Joubert, 2020
64Tous les éléments présentés jusqu’ici conduisent à clarifier les principes d’un crowdsourcing documentaire. Le terme français de « production participative documentaire » pourrait être utilisé mais la dimension de foule, importante à conserver, ne transparaît pas. Du fait de la polysémie du terme anglais, il englobe plutôt bien la conception d’une modalité appliquée à notre contexte. Cependant, un terme en lien avec le concept d’enquête ou d’investigation serait plus satisfaisant. Dans l’esprit des « herbonautes » ou du L@boratoire des internautes des Archives départementales de Vendée, nous avons pensé aux « cartonautes » mais le terme est déjà utilisé pour désigner les internautes qui contribuent à améliorer les systèmes de géo-positionnement par satellite. Ajouter le suffixe –nautes à quelques grands navigateurs et cartographes ne donnent pas de résultats aux sonorités intéressantes et accrocheuses (« cookonaute », « coperniconaute », « champlainaute » …). Cherchant cependant une idée, nous avons retenu « documentonaute » dont le champ d’application est plus large que la carte mais qui correspond à la philosophie de la démarche décrite ici.
65Cette dernière pourrait être considérée comme trop ambitieuse car c’est la participation des usagers qui est envisagée dans l’appropriation, la construction, la production de savoirs. Il ne s’agit pas de les faire participer seulement à la description ou l’identification d’objet ou de documents patrimoniaux, aussi documentées soient-elles, mais de les amener également à co-construire leurs connaissances, et produire des contenus originaux que la bibliothèque peut valoriser et utiliser pour d’autres dispositifs de médiations. Ce mode de participation se rapproche du concept d’archives numériques. Pauline Moirez rappelle que pour l’archiviste américaine Kate Theimer ce concept est synonyme d’apports de connaissances ou de contenus à caractère plus ou moins scientifiques de la part de personnes qui ne sont pas des professionnels des archives. Ces apports favorisent une meilleure compréhension des documents d’archives et donnent lieu, grâce au fort investissement des internautes, à une co-construction patrimoniale. Elle précise néanmoins que sur les questions de médiation numérique, les archives ont une position différente par rapport aux bibliothèques et aux musées. Les archives choisissent en effet des projets de crowdsourcing ambitieux s’appuyant sur les compétences et connaissances de leurs usagers et des internautes, en raison de la masse de documents à traiter, de leur caractère souvent unique, mais aussi en raison des valeurs multiples des documents d’archives, témoins de leur époque et de leur contexte de production, empreints d’une valeur administrative et citoyenne, bénéficiant d’une puissante valeur éducative. Par ailleurs, les services d’archives peuvent compter sur des communautés d’usagers tels que les généalogistes, les chercheurs, les érudits.
66Une BU n’est pas un centre d’archives, pas plus qu’un musée, et les missions liées au patrimoine ne font pas partie des traditions professionnelles des agents. Mais une BU, qui plus est lorsqu’elle a des collections patrimoniales, a de nombreux atouts similaires à ceux décrits par Pauline Moirez. Dans notre cas, c’est ainsi une masse de documents porteurs de valeurs informatives multiples qui peut être mobilisée pour des usages très variés : pédagogiques, scientifiques, artistiques, culturels. Une communauté d’usagers, dans le cadre universitaire, susceptible d’adhérer à nos projets de médiation est également identifiable. Reste la dimension du Web qu’il est nécessaire d’appréhender avec intelligence.
67Le scénario le plus simple est celui d’un crowdsourcing de contenus, soit en créant une banque d’images sur FliKr (exemple de l’album de la bibliothèque de Toulouse54), sur Wikimedia Commons (exemple du musée archéologique Saint-Raymond de Toulouse55), ou bien sur un site ou un portail dédié. C’est donc une autre forme d’exposition hors les murs, combinée à une solution pour proposer différentes interactions aux internautes : commenter les documents, les utiliser, déposer leurs propres images (donc leurs propres cartes), voire les faire participer à des campagnes d’identifications, de vérifications ou d’annotations. Si comme le souligne Sylvie Hoyle Rojas, l’objectif de visibilité fonctionne, traduit par des milliers de clics, les commentaires, l’indexation, les tags voire les géotags, sont parfois peu exploitables au niveau scientifique et bibliothéconomique. Cette modalité s’entrechoque avec un autre enjeu qui est celui de rassembler des collections dans un même espace numérique, afin de les classer, de les caractériser et de les rendre plus visibles et accessibles. L’idéal est bien sûr d’associer les deux projets comme pour le projet eRecolNat. Il existe déjà un portail qui a pour objectif de réunir des documents cartographiques numérisés conservés dans les cartothèques, CartoMundi56, développé par la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix-en-Provence, dans le cadre de l’Université d’Aix-Marseille. Si plus de 75 000 références couvrant 194 pays sont déjà en ligne, la dimension d’apports non professionnels et extérieurs n’est cependant pas proposée.
68Un autre scénario possible est de tester un crowdsourcing classique, c’est-à-dire ouvert à la foule, autour, soit de lots de cartes, soit d’enquêtes très spécifiques. Nous proposons ici deux exemples. Le premier concerne un lot identifié correspondant à des cartes de l’Afrique Occidentale Française. Plusieurs enquêtes sont possibles pour cet ensemble : la question de la toponymie et de la transcription des noms de lieux, les représentations de la flore, l’histoire de la cartographie de cette région à laquelle est liée celle de l’Institut Géographique National. Le deuxième exemple découle des ateliers menés en présentiel et qui ont soulevé deux problèmes non résolus, liés à l’identification du cartographe : dans les deux cas, un indice est présent, une signature stylisée pour l’affiche scolaire de l’Amérique du Nord, représentant l’agriculture du Sud du Canada au Nord du Mexique (fig. 4), et le nom du cartographe (G. Bianconi) pour la carte de l’élevage en Afrique Occidentale et Centrale (fig. 1). Ces exemples sont autant de sujets concrets qui peuvent faire l’objet d’un appel à la foule.
69Nous pouvons aussi espérer que, suite à ces appels, des communautés d’enquêteurs passionnés se constituent spontanément comme le relate Sylvie Hoyle Rojas au sujet de la collection de photographies prises pendant l’occupation, la libération et la reconstruction de la Basse-Normandie, déposée dans une galerie Flickr (PhotosNormandie57) en 2006-2007. « Rapidement une communauté de contributeurs s’est mise en place avec l’objectif commun d’améliorer les descriptions pauvres, absentes ou erronées proposées par le site du Conseil général et de démontrer qu’un travail collaboratif totalement ouvert était possible. En quelques mois une cinquantaine de contributeurs bénévoles ont réussi à améliorer considérablement la plupart des notices documentaires. Et en une année, le projet s’est installé avec un véritable « objectif de production » ambitieux : décrire au mieux ces documents et devenir la référence documentaire incontournable sur cet ensemble iconographique »58. Ce qui a rassemblé cette communauté, à savoir le partage de souvenirs de Normands ayant vécu l’Occupation, est certes loin des motivations qui pourraient être à l’origine d’une communauté autour des documents cartographiques patrimoniaux de l’UT2J. Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est en fait la dynamique de groupe, l’intérêt collectif autour d’une collection, l’agglomération de plusieurs analyses, usages ou réflexions, la constitution d’un ensemble de personnes autour d’un même objectif.
70Un troisième scénario est possible. Il consiste à mixer deux modalités, une en présentiel, sur le modèle des ateliers présentés plus haut, et une en ligne. Lors des ateliers en présentiel, les enquêtes sont amorcées et les premiers contenus élaborés. Il peut être demandé aux participants de témoigner de leur expérience d’enquêteur et de récepteur d’un document a priori complexe à interpréter. Le matériel recueilli peut ainsi servir d’exemple, d’illustration, de point de départ, de contextualisation de cette modalité de construction de savoirs et de co-médiation documentaire, afin de faciliter la mobilisation intrinsèque des internautes. Comme nous l’avons précisé, les deux exemples proposés dans le deuxième scénario sont issus d’ateliers déjà organisés. Ce sont les participants qui ont identifié ces enquêtes complémentaires. Sur ce modèle, des pré-enquêtes peuvent donc être envisagées avant de lancer des appels à la foule.
- 59 - RENAULT, 2014, p. 85. [traduction par l’auteur de PISANO, Gary et VERGANTI, Roberto. Collaboratio (...)
71Considérant que la difficulté de cette expérimentation réside dans la motivation des participants, un dernier scénario pourrait consister à restreindre ces crowdsourcing documentaires sous la forme d’enquêtes à la communauté des acteurs de l’UFTMiP, ce que Sophie Renault nomme « le cercle élitiste »59. Si des étudiants moniteurs de bibliothèque et des étudiants en formation pour l’obtention d’un diplôme universitaire en e-documentation ont été choisis pour mener ces premières expériences c’est effectivement pour organiser rapidement des ateliers afin d’en retirer des premiers éléments d’analyse. D’une certaine façon, la motivation et le caractère aléatoire de la sollicitation ouverte ont été contournés. Mais pour poursuivre l’expérimentation, il est indispensable de réfléchir sur les périmètres des crowdsourcing à mettre en œuvre.
- 60 - Sur cette question, Pauline Moirez propose une série de préconisations dans sa contribution à l’o (...)
- 61 - CASEMAJOR LOUSTAU, 2011, p. 44.
72Ces projections de crowdsourcing documentaires soulèvent bien d’autres paramètres à prendre en compte : la numérisation des documents cartographiques sur lesquels portent les enquêtes, les questions de droit d’auteur60, l’organisation de la gestion des différents appels et des flux d’information en retour, l’évaluation de la qualité des contenus produits, la diffusion de ces co-constructions de savoirs. Il faut préparer en amont la forme de l’appel et expliquer, par l’exemple, ce qui est attendu de cette participation collaborative et originale. Donner plus de place aux usagers pose une question de fond quant à la qualité des contributions, sujet qui interpelle les professionnels de l’information. Mais si la curiosité est stimulée, et si l’objet de l’enquête se transforme en défi, il peut y avoir soit émulation, soit révélation de la part de participants experts, passionnés ou curieux. Et grâce à cette ouverture vers d’autres possibles, les trésors patrimoniaux cachés au fond des magasins peuvent donner lieu à des rencontres polysémiques, à la construction d’« un lien personnalisé avec les objets culturels »61 comme le traduit si bien Nathalie Casemajor Loustau.
73Les documents cartographiques se prêtent à cette médiation documentaire participative pour plusieurs raisons. Le document carte contient des informations de différentes natures synthétisées grâce au langage utilisé par les cartographes ; cette singularité donne lieu à des réceptions, même sans connaissances en géographie, et donc parfois éloignées de l’intention de l’auteur du document. Par ailleurs, le statut patrimonial des documents cartographiques de l’UT2J ne les enferme pas dans un seul et unique usage. Le dispositif de production participative documentaire ou crowdsourcing documentaire qui fait l’objet de cet article peut se décliner sous la forme d’un blog, d’un réseau social, d’une plate-forme, d’un wiki ou d’un site Web de partage. Ce n’est pas l’outil qui importe mais le fait que cette modalité soit au service de la connaissance patrimoniale avec une approche qui met résolument la diversité des appropriations d’un même document en avant, d’où le terme de « documentonaute ». Dans cette projection expérimentale, il s’agit tout autant de faire appel aux usagers et aux internautes pour produire des contenus et ainsi enrichir la description et la contextualisation des documents composant cette collection cartographique, que de les guider de façon didactique à s’emparer des valeurs informatives contenues dans ces cartes, de les amener à s’interroger autrement, à créer des contenus originaux et inédits, à devenir ainsi co-auteurs, co-transmetteurs, co-médiateurs numérique de ce patrimoine, et ainsi le sortir de sa dormance.