- 1 - Durant les 60 dernières années, l’archéologie sous-marine a fourni un abondant corpus d’épaves, n (...)
- 2 - Mandirac 1 par Marie-Pierre Jézégou (2014 et 2015) ; Laurons 2 (1978-1981) et Port-Vendres 1 (197 (...)
- 3 - Edikom.
1Au-delà de leurs qualités nautiques et de leurs capacités de transport, les épaves de navires1, recèlent un ensemble de savoirs technologiques que l’outil numérique et la 3D mettent en évidence et rendent aisément compréhensible aux publics. Nous nous appuierons sur trois exemples traitant d’épaves méditerranéennes afin d’illustrer les potentialités de ces outils par des cas précis. Ces trois épaves ont fait l’objet de fouilles archéologiques dirigées par deux d’entre nous2. Le troisième auteur a conçu les outils de médiation numérique3.
- 4 - Sous la direction conjointe du CNRS (ASM-UMR 5140, Corinne Sanchez) et du DRASSM (ministère de la (...)
2L’épave Mandirac 1 a été découverte à l’occasion des recherches sur le système portuaire narbonnais entreprises depuis 20054. Elle a été réutilisée pour rehausser une des deux berges du chenal portuaire narbonnais durant l’Antiquité tardive. Elle est datée, par le reliquat de cargaison qu’elle contenait, du premier tiers du Ve siècle de notre ère (fig. 1).
Fig. 1
Narbonne (Aude), Mandirac 1, cargaison d’amphores africaines et de Bétique du premier tiers du Ve siècle
S. Sanz-Lalliberté © CNRS, UMR 5140
- 5 - Le massif d’emplanture est disposé longitudinalement dans l’axe du bateau, à l’avant afin de rece (...)
3Ses dimensions réduites, 11 mètres de longueur pour 4 mètres de largeur, l’absence de vaisselle utilisée pour le stockage et la préparation des repas de l’équipage et la position du massif d’emplanture du mât5, décentré vers l’avant, incitent à la considérer comme une allège (navis caudicaria) destinée à décharger les navires maritimes à l’entrée du chenal et à acheminer les marchandises par halage sur la voie fluviale, vers les entrepôts urbains.
4Avant le démontage complet du flanc tribord (fig. 2 et 3), une série de coupes transversales (fig. 4) et longitudinales ont été réalisées afin d’estimer la capacité de charge de l’embarcation aux environs de 9 tonnes et de reconstituer son plan de forme (fig. 5).
Fig. 2
Narbonne (Aude), Mandirac 1, épave après prélèvement du reliquat de cargaison
S. Sanz-Lalliberté © CNRS, UMR 5140
Fig. 3
Narbonne (Aude), Mandirac 1, épave après démontage du flanc tribord
S. Sanz-Lalliberté © CNRS, UMR 5140
Fig. 4
Narbonne (Aude), Mandirac 1, aperçu des coupes transversales à l’avant de l’épave
P. Andersch-Goodfellow. © Institut National de Recherches en Archéologie Préventive
Fig. 5
Narbonne (Aude), Mandirac 1, hypothèse de restitution du plan de forme de l’embarcation
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence ; © DAO C. Damon
5Il s’agit là du processus inverse de celui mis en œuvre dans la construction navale. En effet, pour construire un navire, une fois le cahier des charges établi par le commanditaire, un architecte naval élabore un plan de forme à partir duquel le maître charpentier de marine fait procéder à la mise en forme des éléments de la charpente.
6À partir des études de charge et du plan de forme issu des relevés de terrain, commence alors le travail de modélisation qui rend possible l’élaboration d’une carène numérique sur laquelle pourront prendre place les différents éléments du gréement et de l’accastillage tels que les vestiges conservés ou les informations transmises par l’iconographie antique disponible permet de les reconstituer.
- 6 - MARLIER, 2014, p. 211.
7L’embarcation de Mandirac est un bateau de servitude portuaire réemployé dans le réaménagement du port fluvial narbonnais. Avant son remploi, elle a été dépouillée de tout ce qui était encore en état de servir : mât et emplanture de mât, pompe de cale, gouvernail et apparaux divers (fig. 2 supra). C’est donc à l’iconographie surtout qu’il convient de se référer pour proposer une scène de halage crédible pour l’époque antique. Les sources textuelles peuvent également être mises à contribution et des comparaisons avec les époques médiévale et moderne peuvent aussi se révéler utiles. Enfin des comparaisons restent possibles avec l’embarcation Arles-Rhône 3, un chaland dont le mât de halage a été conservé dans l’épave qui a sombré dans le Rhône en Arles et qui après avoir été fouillée, restaurée et traitée est aujourd’hui présentée dans le musée départemental de l’Arles antique en Arles6. Toutefois cette embarcation n’évoluait pas dans le même espace de navigation et sa forme est différente de celle de Mandirac 1.
- 7 - Les traces d’encastrement du massif d’emplanture visibles sur les membrures ont permis de reconna (...)
- 8 - RIETH, 1998, p. 106.
- 9 - Larousse, 1872, p. 26.
- 10 - ROSSIAUD, 2002, p. 194.
- 11 - Par exemple celle figurée sur le cippe daté de la fin du IIIe siècle ou du début du IVe siècle et (...)
8Afin de permettre une traction efficace et une avancée parallèle à la berge du fleuve, le mât de halage doit être placé entre le centre de gravité et l’extrémité avant pour que la résultante de la force de résistance de l’eau s’applique sur l’avant du bateau et l’éloigne de la rive. Alors que les mâts à gréement carré de l’Antiquité sont généralement placés au tiers avant, le mât de l’embarcation de Mandirac7 se trouve dans une position plus avancée, correspondant parfaitement à celle d’un mât de halage. Cette position consiste à respecter un jeu d’équilibre entre la force de la traction et son effet de propulsion. Si le bateau est directement halé par l’avant, il viendra s’échouer le long de la berge. Si le point de traction est situé au centre, la coque va pivoter autour du point central8. À l’entrée « halage », le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle stipule : « Le halage d’un bateau se fait en le tirant avec une corde fixée au mât placé dans son axe, en avant du centre de gravité et à laquelle on attelle des chevaux ou des hommes »9. Un petit cordage, le sambiau, réglé à la demande et fixé au niveau de l’extrémité avant du bateau, permet d’ouvrir ou de fermer l’angle du câble de halage10. Ce cordage est également bien visible sur certaines représentations de l’Antiquité11. Le passage du câble de traction au sommet du mât, le haubanage et l’étai arrière sont directement inspirés du mât de halage retrouvé dans l’épave Arles-Rhône 3.
- 12 - Le monument funéraire d’Igel (Trèves) daté du IIIe siècle : VERNOU, 2015, p. 44 ; CAVALIER, 2008, (...)
- 13 - Conservé au musée Calvet d’Avignon.
- 14 - Musée du Louvre : CAVALIER, 2008, p. 51 ; DIOSONO, 2009, p. 470 ; ou la reproduction par Pierre B (...)
9Afin de produire une reconstitution réaliste, d’autres questions restaient à résoudre et notamment le mode de traction, humain ou animal. Toutes les scènes de halage qui sont conservées depuis l’Antiquité montrent un halage exclusivement humain, tant sur les reliefs funéraires mosellans12 que sur les représentations plus proches de la Méditerranée comme le relief de Cabrières d’Aigues13 ou la plinthe de la statue du Tibre14.
- 15 - Plusieurs exemples chez RAEPSAET, 2017-2018, p. 360.
- 16 - HOSIUS, 1926, p. 117 cité par DIOSONO, 2009, p. 471.
10Les sources antiques15 n’excluent pas l’existence du halage animal mais aucune représentation n’est parvenue si l’on excepte un des reliefs de Neumagen aujourd’hui perdu sur lequel un homme accompagnerait deux mules tractant une embarcation16. Le recours à l’énergie humaine paraît plus souvent requis en matière de halage. Selon les représentations, deux ou trois personnages sont convoqués. Le corps penché, ils tiennent d’une main l’extrémité d’une épaisse corde ployée sur l’épaule. Pour s’aider, ne pas glisser ou être déséquilibrés, ils s’appuient sur un bâton ou une canne qu’ils tiennent de l’autre main. Le relief de Cabrières ou la plinthe de la statue du Tibre se distinguent des autres représentations par la présence d’un câble pour chaque personnage, au lieu d’un câble unique partagé entre les haleurs. Dans les deux cas, la traction est on ne peut plus élémentaire si on la compare à des scènes de l’époque moderne.
- 17 - ROSSIAUD, 2007, p. 216.
- 18 - ROSSIAUD, 2007.
- 19 - Appelé aussi « bricole » comme par exemple sur la scène de halage sur le canal du Loing à Saint- (...)
11Selon Jacques Rossiaud17, sur le Rhône, le halage est exclusivement humain jusqu’à la fin du XVe siècle et le halage animal ne fait pas disparaître la traction humaine que l’on trouve encore au début du XXe siècle. En effet, la traction animale nécessite un entretien plus important des rives pour le passage des attelages ce que montrent d’ailleurs les archives d’époque moderne18. Un groupe d’hommes négocie plus facilement les passages difficiles. Toutefois, une différence se fait jour avec l’iconographie d’époque moderne : l’absence de harnais19 qui enveloppe le buste des haleurs en répartissant l’effort sur le haut du corps.
- 20 - ROSSIAUD, 2007, p. 215.
- 21 - L’Antiquité ne connaît pas le gouvernail d’étambot qui n’apparaît en Méditerranée qu’à la fin du (...)
- 22 - Comme sur la fresque représentant l’Isis Geminiana, fin du IIe siècle ou début du IIIe siècle, pr (...)
- 23 - Comme sur les reliefs d’Igel et de Neumagen ou sur celui de Cabrières d’Aigues.
- 24 - Comme sur la plinthe de la statue du Tibre ou sur la stèle de Blussus datée du Ier siècle et cons (...)
12Afin de compléter la restitution de l’embarcation de Mandirac, il reste encore à représenter le système directionnel de l’embarcation. En effet, des contre-dérives sont nécessaires pour compenser l’obliquité de la traction et avec elle la perte de puissance des efforts des haleurs20. Les sources iconographiques antiques divergent sur ce sujet puisque l’on trouve aussi bien l’usage d’une paire de rames gouvernails21 de grandes dimensions22 qu’une simple rame23 ou encore une godille24.
- 25 - ROSSIAUD, 2007, p. 217-219.
- 26 - RIETH, 1998, p. 107.
13Les sources de l’époque moderne fournissent des éléments de comparaison quant à la puissance nécessaire pour haler une embarcation. Celle-ci dépend bien entendu du plan d’eau. Un canal aux eaux immobiles ou un fleuve à fort débit ne sollicitent pas la même puissance. Sur le Rhône, par exemple, un adulte dans la force de l’âge peut tracter 1,5 t en parcourant de 6 à 12 km/jour en une douzaine d’heures, selon les secteurs25. Dans un canal, deux hommes peuvent tracter 80 à 100 t à 1 km/h26 or le port en lourd de l’épave de Mandirac est estimé à 9 tonnes. La remonte sur le chenal portuaire narbonnais se fait face à la tramontane, vent dominant dans cette région, mais l’Aude a très certainement, si près de son embouchure, un débit moindre que celui observé sur différents secteurs du Rhône.
- 27 - En effet, nous connaissons, pour chaque type, la nature du produit transporté (soit par comparais (...)
14Enfin, avant de proposer un modèle numérique d’une scène de halage de l’Antiquité tardive, à Narbonne, il nous a fallu reconstituer la disposition du chargement dans la cale. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur le reliquat d’amphores abandonnées avant la réutilisation de l’embarcation dans la berge orientale du chenal. En respectant la proportion de chaque type, leur implantation et leurs poids une fois remplies27, telle que retrouvée lors de la découverte de l’épave (fig. 2 supra), il a été possible de reproduire chaque modèle à l’échelle de l’embarcation et de les placer dans la cale du bateau (fig. 6) tout en respectant un port en lourd aux environs de 9 tonnes, ce qui correspond à 475 amphores.
Fig. 6
Narbonne (Aude), Mandirac 1, vue en coupe de la reconstitution du chargement d’amphores dans la cale
F. Paul © Edikom
15Afin d’expliciter le modèle final (fig. 7), nous récapitulons ici les différents choix qui ont été faits :
-
un bateau partiellement ponté (aux extrémités) ;
-
un mât fortement haubané, solidement maintenu à la poupe pour compenser la traction vers l’avant tel que représenté sur le cippe du musée national romain28 ;
-
un câble de halage réglable dont la hauteur est réglable ;
-
un passage et une fixation du câble au sommet du mât selon les enseignements de l’épave Arles-Rhône 3 ;
-
un halage humain à la corde, sans bricole, avec un câble unique partagé entre les haleurs selon les enseignements des reliefs d’Igel et de Neumagen. En effet, sans harnais, il n’y a pas grand intérêt à un cordage par personnage en raison des problèmes de fixation de ces câbles en tête de mât29 ;
-
un système directionnel par godille comme représenté sur la plinthe de la statue du Tibre ou sur la stèle de Blussus ;
-
- 30 - Cf. supra et note 26 : 1,5 t x 5 = 7,5 t mais le débit de l’Aude est moins puissant que celui du (...)
la présence de 5 haleurs compte tenu de la capacité de charge de l’embarcation de Mandirac30 et des contraintes du chenal.
Fig. 7
Narbonne (Aude), Mandirac 1, restitution d’une scène de halage à propos de l’épave de Mandirac
F. Paul © Edikom
16Enfin les mouvements des haleurs sont inspirés d’une carte postale du port de Saint-Brieuc qui montre quatre personnages en position de halage. Cette image a retenu toute notre attention car les haleurs ne portent pas un véritable harnais bien que le câble entoure le buste de l’un d’entre eux. À la décize31, il est vraisemblable que l’embarcation de Mandirac devait pouvoir utiliser la force du vent, dans les zones où l’encombrement du chenal l’autorisait c’est-à-dire en amont. Pour cela, compte tenu de l’emplacement du pied du mât, elle ne pouvait porter qu’un gréement à la livarde (fig. 8). Ce type de gréement bien connu d’après l’iconographie antique32 a l’avantage de serrer le vent au près, type d’allure nécessaire dans le chenal lorsque le vent était au sud-est.
Fig. 8
Narbonne (Aude), Mandirac 1, restitution d’une voile à la livarde
F. Paul © Edikom
17Nous aurions bien entendu pu produire d’autres types de représentation et notamment retenir celles d’Igel, de Neumagen et de Cabrières qui montrent les haleurs tenant le câble d’une seule main, l’autre prenant appui sur un bâton. Sur la plinthe de la statue du Tibre, seul le personnage de tête s’appuie sur un bâton. Le bâton était peut-être utile pour ne pas glisser sur les berges aménagées (empierrées ? comme c’est le cas à Narbonne, à l’embouchure du moins) des chenaux portuaires antiques lorsque l’on porte des sandales en cuir. Néanmoins il réduit la force utile des haleurs. Toute représentation repose sur des choix dans la documentation disponible et comprend forcément une part de subjectivité.
- 33 - GASSEND, 1984, p. 76.
18Les fouilles de l’épave Laurons 2 dont le naufrage est daté de la fin du IIe s. de notre ère33 ont été conduites par Jean-Marie Gassend, entre 1979 et 1983, dans l’anse des Laurons, par 2,5 m de profondeur.
- 34 - Sept bateaux ont fait naufrage en même temps dans l’anse des Laurons.
- 35 - Nom commun du teredo navalis, un bivalve marin xylophage.
19La grande originalité de cette épave est d’avoir livré une partie importante de ses œuvres mortes, conservées jusqu’au-dessus du pont. En effet, le navire était probablement en carénage, couché sur un flanc, lorsqu’il a été emporté par une vague scélérate34. Cette situation a protégé un flanc complet de la destruction par les tarets35. Sont ainsi particulièrement bien conservés le pavois, le pont, et l’aile de protection de l’appareil de gouverne. Les virures de pont sont au nombre de quatre et sont enserrées entre deux poutres, un bau au-dessous et un surbau au-dessus (fig. 9). Une rame-gouvernail a été découverte dans la cale (fig. 10), fragilisée par l’action des tarets (fig. 11). Cette rame avait été démontée et remisée en cale pour être protégée pendant les travaux.
Fig. 9
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, état de conservation exceptionnel des œuvres mortes. Le détail du pavois montre notamment le pont, les jambettes et la lisse de pavois ainsi qu’un surbau.
P. Foliot © Institut d’archéologie méditerranéenne, CNRS, Aix-en-Provence
Fig. 10
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, la pelle du gouvernail en cours de fouille, visible sous un élément effondré
P. Foliot © Institut d’archéologie méditerranéenne, CNRS, Aix-en-Provence
Fig. 11
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, la pelle du gouvernail mise au jour. On aperçoit les nombreuses coquilles blanches qui signalent l’action des xylophages marins
P. Foliot © Institut d’archéologie méditerranéenne, CNRS, Aix-en-Provence
- 36 - GASSEND, 1998, p. 199.
- 37 - Sur le tonnage des plus gros navires de l’époque romaine : POMEY, 1978, p. 250.
20Le système directionnel des navires de l’Antiquité est constitué de deux rames assez larges placées l’une à bâbord, l’autre à tribord, fixées sur la coque. Le timonier utilise l’une ou l’autre des deux rames selon l’allure du navire, c’est-à-dire selon la direction du vent. Ces rames-gouvernails sont constituées d’un safran et d’une mèche, l’ensemble étant mis en mouvement par une barre. En actionnant cette barre, le timonier fait tourner la mèche sur elle-même, puis celle-ci agit à son tour sur le safran. Le recours à la barre permet ainsi d’agir sans effort sur la mèche d’autant plus que le gouvernail latéral est « compensé ». En effet la forme des safrans latéraux antiques, qui possédaient une mèche placée plus ou moins près de l’axe central, révèle que les Anciens maîtrisaient le principe de la compensation36. Ils pouvaient ainsi piloter aisément de grands navires37.
21La rame-gouvernail conservée dans l’épave a été restaurée par lyophilisation et elle est exposée au musée Ziem à Martigues. En 2016, le musée a commandé une borne multimédia afin d’expliquer les caractéristiques de ce bateau et le fonctionnement d’un gouvernail romain. Cinq cents photos (fig. 12) ont permis de produire une modélisation 3D précise des éléments incluant les formes, volumes, aspérités et textures (fig. 13). Cet ensemble de données a facilité le travail de restitution car de nombreuses zones d’ombres concernant le fonctionnement exact des rames et leur fixation à la coque subsistaient encore au moment du lancement de l’opération (fig. 14).
Fig. 12
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, restitution de la pelle du gouvernail par photogrammétrie
F. Paul © Edikom
Fig. 13
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, le gouvernail réel et sa modélisation numérique
F. Paul © Edikom
Fig. 14
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, attaches et fonctionnement des éléments d’une rame-gouvernail
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence
22La photogrammétrie des éléments préservés de ce gouvernail a permis tout d’abord une analyse de sa structure par l’observation plus précise des détails (marque d’usure, traces de corrosion…). Ce double numérique a ensuite été testé et des simulations ont permis de trouver la bonne solution d’assemblage. Enfin la trame de cette photogrammétrie a servi de support à la modélisation finale des rames-gouvernails bâbord et tribord.
- 38 - Cf. un des bas-reliefs du sarcophage de Sidon ; BASCH, 1987, p. 463.
23Les deux rames-gouvernails modélisées ont été montées sur le bateau lui-même numérisé (fig. 15, 16) à partir du plan de formes et des relevés (fig. 17) réalisés par Jean-Marie Gassend, après reconstitution du gréement (fig. 18) librement inspiré de l’iconographie antique38 et des vestiges du pont retrouvés in situ (fig. 19). Ce montage a été réalisé à partir des expériences en milieu naturel conduites sur la reconstruction à l’échelle 1 de bateaux antiques et notamment celui de Kyrenia. Lors des navigations expérimentales entreprises sur ce dernier, le mode de fixation des rames-gouvernails avait été soigneusement observé. Notamment la rame ne devait pas être reliée trop solidement à la structure du navire et la présence d’un léger jeu était souhaitable afin d’éviter qu’elle ne casse.
Fig. 15
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, modèle numérique non texturé de l’épave
F. Paul © Edikom
Fig. 16
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, modèle numérique avec texture offrant une meilleure lisibilité
F. Paul © Edikom
Fig. 17
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, coupe longitudinale en élévation
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence
Fig. 18
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, proposition de reconstitution d’un gréement à voile carrée à partir de l’iconographie antique disponible
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence
Fig. 19
Martigues (Bouches-du-Rhône), Laurons 2, reconstitution du pont et de la cale à partir des vestiges conservés in situ
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence.
24L’application numérique réalisée pour le musée Ziem permet aux visiteurs du musée d’interroger en détail le fonctionnement des divers éléments composant le gouvernail, de comprendre les circonstances du naufrage et l’architecture constitutive du pont par une immersion à l’intérieur du bateau.
- 39 - Sous la direction d’Yves Chevalier et Claude Santamaria : CHEVALIER, 1972, p. 7-32.
- 40 - Sous la direction de Jean-Marie Gassend : LIOU, 1974, p. 414-433.
25Les fouilles de l’épave Port-Vendres 1 ont démarré durant l’hiver 1963-196439 et se sont poursuivies d’octobre 1973 à mai 1974 avec le démontage et le prélèvement des vestiges de la coque en vue de sa restauration40.
- 41 - Sur les fouilles et la mise en valeur de cette épave, cf. LIOU, 1974 ; JÉZÉGOU, 2017. Cette histo (...)
- 42 - LIOU, 1974, p. 428.
26Il s’agissait, à l’époque, de la troisième opération au monde de prélèvement et de conservation d’une épave prélevée des eaux41. Son naufrage est daté de la fin du IVe ou du tout début du Ve siècle, d’après l’ensemble monétaire retrouvé à bord42.
- 43 - CARRE, 1984, p. 115-143.
- 44 - OERTLING, 1982, p. 113-124.
27Grâce aux coupes transversales et longitudinales réalisées pendant les fouilles il a été possible d’obtenir le plan de forme préalable à la création du modèle numérique. Des études complémentaires sur le gréement (fig. 20) et sur l’agencement de la cale (fig. 21) ont rendu possible une restitution crédible du bateau sous voile (fig. 22) et du système de pompe de cale (fig. 23). Lors des fouilles, de nombreux vestiges de pompe de cale, du type « à chapelet », ont été découverts et son emplacement au tiers arrière du navire a été reconnu. Jusqu’à la découverte d’une pompe de cale en parfait état de conservation, en 1978, sur l’épave Saint-Gervais 2 à Fos-sur-Mer, et la publication de la synthèse sur les systèmes de pompe antiques qui s’est ensuivie43, ce type de pompe n’était connu que dans la marine d’époque moderne44.
Fig. 20
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1 ; études pour le gréement
Jean-Marie Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence.
Fig. 21
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1 ; études pour la reconstitution de la cale
Jean-Marie Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence.
Fig. 22
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1 ; restitution du modèle numérique sous voile
Fabrice Paul © Edikom.
Fig. 23
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1 ; au second plan, vue du bac de réception des eaux de la sentine et du système d’entraînement de la pompe de cale
Fabrice Paul ©Edikom.
Fig. 24
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1, détail du logement de la pompe à fond de cale
A. Chéné © Institut d’archéologie méditerranéenne, CNRS, Aix-en-Provence
- 45 - CARRE, 1984, p. 118-120.
28Le mécanisme en est simple45. La pompe se compose d’un corps monoxyle ayant la forme d’un parallélépipède rectangulaire qui s’insère à fond de cale dans un espace qui correspond à une interruption du renfort longitudinal interne (fig. 24). Ce corps de pompe est percé de deux cavités cylindriques ; ces cavités aboutissent chacune dans une ouverture de forme rectangulaire pratiquée sur la face supérieure du corps de pompe. Sur chacun de ces orifices vient s’encastrer une pièce de bois composée de deux éléments symétriques assemblés entre eux au moyen de clous. La forme externe de ces deux pièces est celle d’un parallélépipède ; l’intérieur est un cylindre creux (fig. 25).
Fig. 25
Port-Vendres (Pyrénées-Orientales), Port-Vendres 1, schémas de fonctionnement de la pompe de cale
J.-M. Gassend © Institut de Recherche en Architecture Antique, Aix-en Provence
29Des disques de bois, enfilés sur un cordage, circulent à l’intérieur de l’élément monoxyle à la base duquel se trouve un davier qui sert de rouleau d’entraînement. Ces disques présentent en leur centre un orifice circulaire pour le passage d’un cordage qui les relie et sur lequel ils sont fixés au moyen d’une clavette transversale. Sur leur face supérieure, est creusée une gorge circulaire. L’eau est élevée, par la rotation du chapelet de disques, à l’intérieur d’un des deux cylindres. Par le mouvement ascendant des rondelles de bois, l’eau est amenée au niveau du pont (fig. 23). Elle est recueillie dans un bac en plomb d’où deux tuyaux, en plomb également, l’évacuent vers bâbord ou tribord, selon la gite du bateau. Les disques de bois descendent alors dans le deuxième cylindre pour monter à nouveau, entraînant avec eux une certaine quantité d’eau. Il est important de noter que ces disques ne sont pas des godets ; ce système de pompe ne correspond donc pas à celui d’une noria.
30À la lecture de la description ci-dessus, on mesure tout l’intérêt d’une reconstitution numérique pour illustrer ce mécanisme. Pour ce faire, le schéma de fonctionnement a été numérisé et une modélisation en a été produite, qui intègre le mode d’entraînement sur le pont.
31Les observations lors des fouilles de l’épave ont permis d’émettre une hypothèse très vraisemblable sur les causes du naufrage. Elle est étayée par la découverte, lors du prélèvement de la carène, des vestiges de la voile et de nombreux cordages disposés en galons sur le fond de vase, vers la zone arrière du bateau.
32Cette accumulation inédite semble correspondre à une manœuvre de la dernière chance bien connue des marins : l’utilisation d’un prélart. Le prélart est une petite voile annexe qui est tendue sous la coque à l’emplacement d’une déchirure du bordé ou d’une forte entrée d’eau. La voile est appliquée fermement sur la coque au moyen d’écoutes bordées et la zone d’infiltrations est ainsi colmatée provisoirement. Vraisemblablement ici, la manœuvre a échoué puisque le navire a ensuite sombré dans l’abri naturel devant lequel elle a été tentée, piégeant ainsi les restes de la toile et des bouts utilisés sous l’épave.
- 46 - Du nom de la jeune esclave suève offerte au poète Ausone par l’empereur Valentinien en 368 : SCAF (...)
- 47 - En attendant leur prochaine venue en Méditerranée, il est possible de visualiser sur leur site in (...)
33Les exemples de modélisation numérique proposés dans cette étude montrent l’étendue et la diversité des thèmes liés à la navigation, qui sont ainsi rendus accessibles au grand public par la réalisation de contenus multimédia pour des tablettes tactiles, des téléphones portables ou des casques de réalité virtuelle. Les applications informatiques donnent à voir, de manière simple, des savoirs techniques complexes. Des données scientifiques de qualité, produites lors des opérations archéologiques, peuvent être utilisées des dizaines d’années plus tard et peuvent être encore approfondies. En effet, les productions virtuelles autorisent plusieurs hypothèses de restitution pour n’en conserver que les plus pertinentes. Au-delà, par la construction de répliques navigantes, l’archéologie expérimentale permet de revenir au réel et de mettre en pratique les hypothèses numériques en ayant déjà éliminé les options non fonctionnelles. Ainsi l’université de Trèves, sous la direction du professeur Christoph Schäfer, a intégré l’hypothèse de restitution du gouvernail des Laurons dans la réplique navigante de ce bateau appelée Bissula46 (fig. 26) et qui actuellement fait l’objet de tests de navigation sur la Moselle47.
Fig. 26
Trèves (Allemagne), Bissula, réplique navigante de l’épave 2 des Laurons baptisée Bissula
F. Paul © Edikom
- 48 - Nom de la barre de gouvernail que le timonier a entre les mains. Une seule barre de gouvernail a (...)
34Ces retours d’expérience serviront certainement à améliorer le modèle 3D, la représentation des techniques d’accroche et l’utilisation pratique du gouvernail. En particulier, l’orientation et la longueur du clavus48 font encore débat et restent à valider. Le processus idéal consiste à s’appuyer sur les vestiges pour proposer les restitutions 3D puis de soumettre ces restitutions à l’expérimentation réelle pour alimenter les correctifs nécessaires au modèle virtuel de façon à ce que virtuel et réel puissent s’alimenter l’un l’autre pour arriver au meilleur compromis scientifique possible.