- 1 - MINISTÈRE DE LA CULTURE, 2011.
- 2 - Voir l’article introductif dans le présent numéro. Nous remercions Géraud Buffa pour sa relecture (...)
- 3 - GARÇON, 2015, p. 84.
- 4 - CORBION, 1992.
- 5 - INVENTAIRE GÉNÉRAL, Service régional de l’Inventaire de Franche-Comté, 1996.
- 6 - Études consultables sur la base POP (Plateforme ouverte du patrimoine) du ministère de la Culture (...)
1L’archéologie industrielle participe à la connaissance des espaces et des techniques de la production. Or cette discipline s’est développée, on le sait, dans un contexte de désindustrialisation du territoire national et de reconversion des zones anciennement industrialisées. Par suite, l’urgence des interventions, comme la triste réalité des espaces de travail vidés de leurs équipements et de leur main d’œuvre, ont souvent conduit à analyser l’enveloppe plutôt que son contenu – installations et savoir-faire1. Le constat est patent, notamment dans les premiers dossiers et publications de l’Inventaire général. La division institutionnelle des tâches entre, d’une part, les experts du patrimoine matériel et d’autre part les ethnologues et sociologues du travail, n’a certes pas favorisé les rencontres. À chacun ses terrains, ses urgences et ses objectifs. La donne évolue toutefois au cours des années 1990. Le ministère de la Culture identifie l’inventaire du mobilier industriel comme une priorité, élabore ses outils descriptifs, préconise la prise en compte des savoir-faire2. Certes, la méthodologie s’est peu adaptée, sauf exception et malgré le recours à la photographie, à décrire précisément les savoir-faire et les gestes, en tant qu’ils « incorpore[nt], au sens propre du terme, l’expérience de la matière, de l’outil avec l’intentionnalité qui l’anime »3. Ne négligeons pas, en revanche, l’efficacité de la démarche documentaire de l’Inventaire général dès lors qu’il s’agit de rendre compte des machines en tant qu’objets mobiliers4, des lignes de productions, et de l’insertion du couple homme-machine dans les espaces de production. Ainsi de belles expériences ont-elles été conduites, aux célèbres forges de Syam5 (Jura), à Salernes (Var), à Limoges (Haute-Vienne) ou à Thiers (Puy-de-Dôme)6.
- 7 - PIERROT, 2019.
- 8 - Les dernières publications des services régionaux sur la thématique du patrimoine industriel acco (...)
- 9 - RÉGION OCCITANIE, 2014.
2Le transfert, en 2004, de la compétence d’Inventaire général du patrimoine culturel aux conseils régionaux a déplacé la question. Les nouveaux commanditaires – en charge du développement économique et de l’aménagement – affichèrent leur ambition d’inscrire l’identité en construction de leur collectivité dans le temps long d’un récit territorial7. On note une volonté renouvelée d’entrer dans les ateliers, anciens ou récents, afin d’étudier l’ensemble des moyens de production8. L’industrie vivante est devenue un sujet de recherche, notamment en Occitanie9. Cet article mobilise ainsi les opérations en cours (territoriales ou ponctuelles) du service Connaissance et Inventaire des patrimoines, dans les départements des Pyrénées-Orientales et du Gard. Dans ce cadre, il s’est agi en premier lieu d’établir un corpus documentaire sur les ateliers et leurs équipements, mais les enquêtes se sont avérées plus riches qu’attendues, permettant en particulier d’approfondir, grâce à la conduite d’entretiens, la question de l’inscription de machines « anciennes » – ailleurs jugées obsolètes – dans une ligne de production contemporaine. Si les moyens n’étaient pas réunis, à ce stade, pour réaliser l’étude fine des savoir-faire, le sujet imposait de comprendre leur transmission entre les salariés, à l’échelle de l’usine comme des bassins industriels.
- 10 - À paraître sur le portail régional Ressources.
- 11 - Nous remercions ici chaleureusement Serge Massal, président de la société L’Arsoie, ainsi qu’Henr (...)
- 12 - Site internet du Label EPV, Entreprise du Patrimoine Vivant, consulté le 10 février 2019.
- 13 - MINOVEZ, 2019, p. 19-33.
3Le choix des entreprises étudiées10 est le fruit d’une sélection progressive. Deux filtres principaux ont été mis en œuvre : d’une part la présence, au sein d’une entreprise en activité, de machines dites « anciennes », c’est-à-dire absentes des catalogues de constructeurs contemporains ; d’autre part le choix, de la part de l’entreprise, de les utiliser et de les montrer aux chercheurs11. On ne s’étonnera pas, par conséquent, que les deux entreprises étudiées – L’Arsoie dans le Gard, et Les Toiles du Soleil dans les Pyrénées-Orientales – aient déjà été distinguées par le ministère de l’Économie et des Finances au titre du label Entreprise du Patrimoine Vivant, « marque de reconnaissance mise en place pour distinguer les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels avancés, renommés ou traditionnels, en général associés à un terroir »12. Constatons enfin qu’au terme du filtrage, la branche textile s’est imposée. Point de hasard ici : alors que les nombreux districts industriels de ce territoire méridional ont subi plusieurs vagues de désindustrialisation, en particulier au cours du XXe siècle13, l’industrie textile y a conservé une place centrale. Malgré les positions perdues, elle se distingue par sa persistance sur la longue durée, et par sa capacité à suivre les changements de mode comme les innovations techniques.
- 14 - GARÇON, 2012, p. 18. « À l’échelle la société, l’arrivée ou l’ajout de technicités nouvelles n’ér (...)
- 15 - Le critère de la pérennisation de leur utilisation au sein d’une entreprise prospère peut être un (...)
- 16 - RÉGION OCCITANIE, 1991 ; CABANAS, 2013 ; VAYSSETTES, 2017.
4Une fois ce cadre posé, plusieurs questions s’imposent. Les premières relèvent de l’analyse matérielle. Comment, concrètement, utiliser des machines anciennes dans un environnement technique différent de celui qui l’a vu naître (on songe notamment au marché des machines nouvelles et des pièces détachées) ? Comment assurer la transmission de ces savoir-faire que nous avons la chance d’observer, et qui seuls garantissent la compréhension et la pérennité de la machine ? Comment gérer l’obsolescence ? Les questions de conservation seront abordées par le prisme de l’entreprise : quelles solutions sont mises en œuvre pour repousser les limites de l’usure ? Nos entreprises accordent un soin scrupuleux à maintenir, voire à « réactiver » leurs machines. Rien de scandaleux ni d’anachronique dans cet effort, tant l’histoire des techniques a su démontrer « la coexistence d’états différents de la technicité dans un temps donné »14. Ces questions – d’usage et d’usure – nous amènent à celle de l’authenticité de la machine. La position ici adoptée est celle de l’historien des techniques : les adaptations passées et à venir seront enregistrées et questionnées. Si, le chercheur se félicite, aux côtés du conservateur des monuments historiques, de l’existence de métiers anciens mis en production15, il doit aussi s’interroger sur la part respective de la « valeur d’usage » et de la « valeur symbolique » des machines patrimoniales dans le succès des produits et, par suite, dans la stratégie des entreprises. En d’autres termes, pourquoi préserver ces machines, alors que le contexte de restructuration permanente de l’industrie textile européenne et la foi dans la courbe ascendante de l’innovation en désigne la fragilité ? Soulignons enfin que notre approche ne vise aucunement à retracer l’histoire économique des bassins pyrénéens et gardois, ni à établir des monographies d’établissements – d’autant que plusieurs études offrent déjà une base solide à la réflexion16. Elle a pour objet d’examiner et de penser l’intégration de machines anciennes au sein d’ateliers en production, à partir des témoignages de ceux qui les font fonctionner.
- 17 - RÉGION OCCITANIE, 1991.
- 18 - L’arrêté portant « inscription au titre des monuments historiques des objets mobiliers de l’Ateli (...)
- 19 - BRUN D’ARRE, 2010.
- 20 - OLLIVIER, 2007, p. 53.
- 21 - À partir de 1956, l’activité de cartonnage est installée, rue de Villeneuve, dans un bâtiment rec (...)
- 22 - Entretien avec Serge Massal, président de la société L’Arsoie, le 29 juillet 2019, réalisé par Li (...)
- 23 - MÉRIEUX, 1955, p. 9.
5Au cours des années 1990, l’Inventaire général du patrimoine culturel a conduit une étude sur les magnaneries, les filatures et les usines de bonneterie cévenoles, mettant en évidence une architecture industrielle caractéristique17. Alors que cette approche se pérennise aujourd’hui par le biais de plusieurs travaux d’étudiants en écoles d’architecture, les machines liées à cette activité ont été dernièrement mises à l’honneur, d’une part grâce au travail scénographique réalisé à Maison Rouge – nouveau musée inauguré en 2017 à Saint-Jean-du-Gard – et d’autre part grâce à la protection au titre des objets mobiliers de deux métiers Reading conservés dans les locaux de l’entreprise L’Arsoie, à Sumène dans le Gard18. Bien qu’entrée tardivement – à partir des années 1920 – dans le secteur de la bonneterie, cette entreprise présente un cas particulièrement intéressant de création et de développement d’un établissement textile dans un contexte mouvant, tant du point de vue technologique que conjoncturel. En expansion dans les Cévennes depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la bonneterie connaît, en effet, plusieurs bouleversements de grande ampleur au cours du siècle suivant. Au début du XXe siècle, le secteur est marqué par la concentration de la main d’œuvre et la mécanisation des outils, amorcées dans la vallée de l’Arre dès les dernières décennies du XIXe siècle19. Pour répondre à une production alors florissante, Auguste Massal, de retour de la première guerre mondiale, crée vers 1920 une société d’emballage pour les bas de soie, reprise dès 1925 par son frère, Germain Massal, à l’origine de la raison sociale « Société des cartonnages Germain Massal »20. Elle est établie dans le village gardois de Sumène, d’où est originaire la famille Massal depuis plusieurs générations21. Germain diversifie l’activité de la société en y ajoutant la fabrication des bas de soie, branche qu’un de ses neveux, André Massal, rejoint en 194922. L’entreprise fait alors partie des 40 établissements de ce bassin textile qui, selon le Syndicat Régional de la Bonneterie de Ganges, emploient 3 000 ouvriers, soit 4 % de la main d’œuvre bonnetière française23. Ils fabriquent annuellement plus de 20 millions de paires de bas, en soie, rayonne et nylon, sur 5 000 têtes de métiers. (fig. 1)
Fig. 1
Ganges (Hérault), usine Valdereau, métier rectiligne, probablement dans les années 1950
L. Caliste (reproduction) © Inventaire général Région Occitanie
- 24 - Ce premier atelier était équipé de métiers rectilignes Kalio-Reading et Boehringer.
- 25 - L’entreprise fournissait 25 000 pyjamas pour Damart, en particulier des modèles à rayures.
- 26 - Entretien avec Serge Massal, le 29 juillet 2019.
6À Sumène, L’Arsoie déplace son activité depuis la place du Plan24 vers l’usine nouvellement édifiée, route de Saint-Roman, puis reconstruite en 1968, à la suite d’un incendie. Toutefois, à cette époque, une nouvelle crise touche ce secteur, conjuguant plusieurs facteurs, dont les changements de mode (adoption du bas sans couture, puis du collant et enfin des socquettes), de matières premières (généralisation des matières synthétiques) et de techniques (remplacement des métiers rectilignes par des métiers circulaires). Malgré ces difficultés, Serge Massal intègre le groupe familial en 1975 – il représente alors la troisième génération – qui compte encore une soixantaine de salariés. Après avoir suivi des études en comptabilité et gestion à Montpellier, Serge Massal fait ses débuts en développant une nouvelle branche, la Socedi (Société cévenole de distribution), dévolue à la vente auprès des comités d’entreprise de la région (Gard, Hérault, Lozère, Vaucluse). Le catalogue contient uniquement des vêtements (pyjamas, joggings…), la production de l’entreprise familiale s’étant diversifiée pour faire face à une forte concurrence dans le secteur du bas, désormais fabriqué en nylon. À partir de 1986, Serge Massal intègre la société mère, en tant que responsable commercial. Dans un premier temps, il y développe la vente par correspondance, via La Redoute, Les 3 Suisses et Damart25. Ce mode de distribution prend fin en 1994, en raison de la concurrence exercée par les centres de production étrangers26. La société doit alors trouver de nouveaux marchés.
- 27 - Aujourd’hui, le fil de soie utilisé par l’entreprise Arsoie est mouliné en Italie.
- 28 - Les métiers circulaires actuellement utilisés en bonneterie sont d’un diamètre de 4 pouces. Ils s (...)
- 29 - La marque « Cervin » est déposée depuis 1953.
7À partir du milieu des années 1990, l’entreprise relance les bas de soie sans couture, reprenant volontairement une production cévenole abandonnée depuis la fin des années 1950, et cible l’international, les États-Unis en premier lieu. La première commande est obtenue en 1996. Le prestige de la soie, comme le retour d’un produit disparu, séduisent la clientèle américaine. À cette époque, la matière première, en provenance d’Asie, est travaillée par des mouliniers ardéchois27. Les bas sont tricotés sur des métiers circulaires, dans un diamètre de 3 pouces ¾ qui permet de travailler aussi bien le nylon que la soie28. En 1999, Serge Massal acquiert deux métiers rectilignes afin de développer une nouvelle gamme de produits, les bas en soie ou en nylon, avec couture et talon alors qu’à l’échelle mondiale, la production sans talon s’est imposée. Au début des années 2010, il entreprend de développer la marque de l’entreprise, « Cervin »29 (fig. 2).
Fig. 2
Sumène (Gard), L’Arsoie, bas coutures de la marque Cervin
© Serge Massal
- 30 - Selon les propos de Serge Massal, « c’était pour donner du répondant à notre marque » (Entretien (...)
- 31 - Selon les propos de Serge Massal, « j’essaie de défendre le patrimoine français » (Entretien avec (...)
- 32 - Il s’agit du métier automatique de 30 sections (jauge 60) et du métier manuel de 24 sections (jau (...)
8Par intuition et par attachement à l’histoire de sa région, il oriente sa communication sur le patrimoine et l’identité textile des Cévennes. Il obtient le label « Entreprise du Patrimoine Vivant » le 25 novembre 2011, renouvelé en 201830. Poursuivant cette démarche, et dans un souci de conservation du patrimoine31, il demande une protection au titre des monuments historiques en juin 2016 et obtient l’inscription de deux métiers Reading en 201932. Confiant dans la robustesse de ses machines, et fort de l’intervention combinée de deux ministères dont il perçoit les objectifs comme complémentaires, il n’approche pas la protection juridique en termes de contrainte mais d’atout. Cette démarche s’accompagne d’un changement dans la diffusion des produits : depuis 2013, l’entreprise se charge de la vente directe, via Internet, délaissant la vente en boutiques et les commandes des grandes marques (Lise Charmel, Chanel, Agent Provocateur). Actuellement, 70 % du chiffre d’affaire provient du commerce en ligne.
- 33 - CABANAS, 2013, p. 17.
- 34 - CABANAS, 2013, p. 32, p. 34.
- 35 - CABANAS, 2013, p. 21-64.
- 36 - CABANAS, 2013, p. 36, p. 196.
- 37 - Les locaux sont rachetés par la mairie de Saint-Laurent-de-Cerdans, qui les loue à l’entreprise L (...)
9Si Les Toiles du Soleil est une jeune entreprise, fondée en 1993, sa naissance et son développement sont intimement liés à l’histoire économique du Haut-Vallespir, en particulier à l’industrie sandalière, ce « cycle sandalier, débuté au milieu du XIXe siècle et achevé pour l’essentiel dans les années 1970 »33. Saint-Laurent-de-Cerdans en est le centre névralgique : c’est dans ce village que les familles Sans et Garcerie se lancent dans la fabrication des fournitures pour les espadrilles, d’abord individuellement dès les années 1870, puis en association à partir de 188234. Joseph Sans, comme Abdon Garcerie, profitent d’une part, des capitaux, des réseaux catalans, des savoir-faire et de l’esprit d’entreprise de leur famille et, d’autre part, d’une main d’œuvre nombreuse, rendue disponible par le déclin des industries drapières et sidérurgiques de cette région35. La société Sans-et-Garcerie s’oriente, dès l’origine, vers la production de toile et de tresses pour fournir les fabricants d’espadrilles. Ces derniers trouvent surtout des débouchés régionaux et nationaux, leurs espadrilles chaussant les viticulteurs, les ouvriers agricoles et les mineurs du Languedoc, du Nord et de l’Est de la France. Ils ciblent enfin les marchés militaire et colonial, autres débouchés fortement prisés. Face au succès rencontré, les ateliers des établissements Sans-et-Garcerie, initialement installés dans les anciennes forges le long de La Quère, deviennent insuffisants. En 1897, une nouvelle usine est construite à la lisière du village pour accueillir les activités de filature, d’ourdissage, de retordage, de tissage et de tressage36. C’est précisément cette usine, avec son parc de machines, qui est reprise par Henri et Françoise Quinta, près d’un siècle plus tard, en 199337 (fig. 3).
Fig. 3
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales) ; papier à en-tête des Établissements Sans-et-Garcerie, début du XXe siècle.
© Pays d’Art et d’Histoire transfrontalier Les Vallées Catalanes du Tech et du Ter (reproduction)
- 38 - Entretien avec Henri Quinta, président de la société Les Toiles du Soleil, le 31 octobre 2019, ré (...)
- 39 - La fibre catalane, 2007, p. 111.
- 40 - La fibre catalane, 2007, p. 101.
- 41 - Entretien avec Corinne Vila, directrice technique de la société Les Toiles du Soleil, le 16 janvi (...)
- 42 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019. MINOVEZ, 2019, p. 25-26.
10L’histoire du lieu a séduit l’actuel président de la société : « lorsque nous montrons notre usine à nos clients, avec ses vieilles machines, qui fonctionnent toujours, ils comprennent immédiatement que nous respectons une vraie tradition : c’est un atout extraordinaire »38. Cet argument, que l’on pourrait limiter à sa dimension strictement commerciale, trouve un écho dans le discours des historiens réunis lors du colloque et de l’exposition La Fibre catalane. Industrie et textile en Roussillon au fil du temps, organisés en 2005 : « habilement liée à l’essor du pyrénéisme et de l’industrie touristique, la fibre catalane est également empreinte de modernité, tout en préservant, phénomène assez rare pour être souligné, une véritable authenticité »39. Assurément, l’entreprise Les Toiles du Soleil s’inscrit dans une continuité, peut-être une lignée, que ce soit par les locaux qu’elle occupe, les machines qu’elle utilise, le recrutement local de sa main d’œuvre ou encore les produits fabriqués. Il est vrai qu’après avoir confectionné la toile et la tresse nécessaires aux espadrilles, en travaillant les fibres de chanvre, de jute, de coton et de ramie, les établissements Sans-et-Garcerie avaient cherché à diversifier leur production dès le milieu du XXe siècle40. Cette recherche de nouveaux marchés semble avoir été initiée dès les années 1940, avec la production de moyennes largeurs, type toile transat41, suivie à partir des années 1960-1970, par une reconversion vers le linge de table afin de faire face à la crise de l’activité sandalière42. Ce sont ces deux produits, toile transat et linge de table, qui sont devenus le fer de lance de l’entreprise Les Toiles du Soleil.
- 43 - Il existe 77 modèles de tissus, dont 38 en grande largeur (La fibre catalane, 2007, p. 119).
- 44 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
11Mettant à profit sa formation à l’École des arts décoratifs de Paris, Henri Quinta définit rapidement une nouvelle charte de couleurs de fils, comptant 35 coloris inédits, et dessine de nouveaux modèles de tissu43 : « je pense que nous avons su créer quelque chose de nouveau. Nous ne nous sommes pas contentés de tisser exactement les mêmes toiles, nous avons conservé certains motifs, mais très vite nous avons proposé de nouvelles créations »44 (fig. 4).
Fig. 4
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil ; modèles de toiles en grande largeur, dessinés par Henri Quinta et fabriqués à Saint-Laurent-de-Cerdans.
L. Caliste © Inventaire général Région Occitanie
- 45 - Les critères d’attribution du label EPV « permettent de souligner nettement la haute valeur ajout (...)
- 46 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
12L’entreprise se fournit en fils de coton, teints dans le respect de cette charte, auprès de deux sociétés, l’une implantée au Pays Basque, à Nay (Pyrénées-Atlantiques), l’autre à proximité de Barcelone. Le tissage, la confection et le conditionnement des rouleaux de tissu se font dans l’usine de Saint-Laurent-de-Cerdans. Les produits issus de ces ateliers trouvent leurs principaux débouchés sur le marché national, celui des revendeurs spécialisés dans la décoration intérieure. Pour des questions de visibilité, Henri et Françoise Quinta souhaiteraient développer leur parc de magasins, notamment à l’étranger, l’export représentant actuellement près de 45 % des ventes. Les produits Les Toiles du Soleil se retrouvent « dans le monde entier », vendus à New-York, à Easthampton, à Laguna Beach en Californie, en Australie et au Japon. La clientèle japonaise est particulièrement sensible au caractère traditionnel de la production, valorisé par le label Entreprise du Patrimoine Vivant acquis en 2016. Henri Quinta reconnaît que « ce label a été incroyablement positif », notamment vis-à-vis de la clientèle étrangère – répondant ainsi aux objectifs de cette mesure45. À Saint-Laurent-de-Cerdans, le caractère identitaire et traditionnel de la production dépend, en grande partie, du matériel utilisé : si les grandes largeurs, pour le linge de maison sont fabriquées sur des métiers des années 1970 et 2000, les petites largeurs, celles des toiles transat, sont encore majoritairement tissés sur les métiers des établissements Sans-et-Garcerie, datant des années 1940. La directrice technique, Corinne Vila, souligne ainsi la particularité de son outil de travail : « c’est toujours très impressionnant d’observer ces métiers très sombres, d’où sortent des toiles très colorées »46 (fig. 5).
Fig. 5
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, métier à tisser à navette et ratière, dédié à la fabrication de la toile transat
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 47 - MINOVEZ, 2019, p. 25.
- 48 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
- 49 - Voir à ce sujet le film de marketing territorial réalisé par la Région Occitanie : Cervin : d’aut (...)
13Soulignons que ces deux entreprises ont franchi le seuil de la « désindustrialisation ». L’Arsoie a dû faire face à plusieurs crises touchant le secteur du bas, d’abord dans les années 1950-1960, puis au cours des années 1990. L’entreprise Les Toiles du Soleil, quant à elle, est née dans un contexte de désindustrialisation du Haut-Vallespir qui a balayé l’industrie sandalière à partir des années 1970-1980. Afin de maintenir l’activité, de nouvelles orientations ont été choisies, notamment en captant les mutations de la mode47 et plus largement de la consommation. Les produits identitaires ont été privilégiés et associés à une gamme de marchandises diversifiée, afin de prévenir un marché national mouvant et de pénétrer un marché international porteur. Suivant cette logique, la valorisation du patrimoine technique et des savoir-faire a intégré la stratégie des entreprises. Produit de luxe ou produit de « moyenne gamme plus »48, les marchandises issues des ateliers gardois et pyrénéens sont présentées par leurs créateurs comme les fruits d’un savoir-faire artisanal et authentique49. Il semblerait que ces qualificatifs soient mis en avant en raison de l’ancienneté de la pratique. Une fois déclassée, supplantée par un modèle plus récent, la machine ancienne est ainsi intégrée dans un discours marketing valorisant l’artisanat alors même qu’elle maintient une production en série. Nous préférerons donc aux substantifs « artisanat » et « authenticité » celui de « tradition », à la fois productive et technique. Soulignons – avant d’y revenir en détails – que pour les deux entreprises étudiées, l’utilisation de métiers anciens permet d’obtenir des produits d’une qualité ne pouvant être reproduite avec des machines récentes. Ce choix pose plusieurs questions, notamment celles du contexte et des conditions d’acquisition des métiers, et celle de la transmission des savoir-faire nécessaires à leur bon fonctionnement.
14Plusieurs générations de métiers coexistent dans les ateliers textiles cévenol et pyrénéen, offrant une sorte de « conservatoire » de technologies successives, depuis la mécanique jusqu’à l’électronique. Au-delà d’une simple juxtaposition, c’est l’intégration des métiers anciens dans une chaîne de production contemporaine – et régulièrement adaptée – qui est à signaler, en particulier sur le site de Saint-Laurent-de-Cerdans. La chaîne de production des toiles rayées se décompose en trois opérations principales : ourdissage, tissage et ennoblissement. (fig. 6)
Fig. 6
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, plan schématique et organisation des ateliers
V. Marill © Inventaire général Région Occitanie
15L’ourdisseur se charge de préparer la chaîne pour le tissage selon les motifs de la toile dessinés en amont (fig. 7).
Fig. 7
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, échantillon et fiche technique d’un modèle de toile, fournis à l’ourdisseur
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 50 - « Partie de l’ourdissoir où sont positionnées les bobines de fil à assembler ».
16Ce dessin est traduit dans une fiche technique, remise ensuite à l’ourdisseur qui prépare la répartition des fils en installant les bobines de différents coloris sur le cantre50, puis en nouant les fils pour relier les bobines au tambour de l’ourdissoir. Plus le dessin est complexe, plus le temps d’ourdissage, c’est-à-dire la vitesse de préparation de la chaîne, est long puisque – en particulier dans le cas d’un dessin élaboré – il faut nouer de nouveaux fils à chaque changement de couleur (fig. 8 et 9).
Fig. 8
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, nouage des fils par M. Canton, ourdisseur
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 9
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil ; bobines de couleur réparties sur le cantre de l’ourdissoir en fonction du modèle de toile à tisser
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 51 - Les petites largeurs, soit 17 cm, sont destinées aux espadrilles, les moyennes largeurs aux servi (...)
- 52 - Datés par tradition orale.
17Cette étape ne pouvant être robotisée, les machines anciennes sont encore utilisées : pour les toiles de petite et moyenne largeur51, l’ourdissage est réalisé à l’aide de trois ourdissoirs du constructeur Diederichs, deux d’entre eux datant des années 1940 et le troisième des années 197052 (fig. 10 et 11).
Fig. 10
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, ourdissoir du constructeur Diederichs, datant des années 1970, vue du tambour
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 11
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, ourdissoir du constructeur Diederichs, datant des années 1940, détail des peigne envergeur et peigne de mise, situés entre le cantre et le tambour
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
18Pour les grandes largeurs, l’entreprise s’est dotée, en 2009, d’un appareil neuf permettant un contrôle qualité (détection électronique des fils rompus) et une sécurité du personnel accrus (fig. 12).
Fig. 12
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, ourdissoir du constructeur Les Nouveaux Ateliers de Belmont, acquis par l’entreprise en 2009, utilisé pour les grandes largeurs
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 53 - D’après Éric Canton, ourdisseur, arrivé dans l’entreprise Les Toiles du Soleil en 2000.
19Quant à la trame, le fil écru est monté sur des cannettes, venant ensuite se loger dans les navettes, grâce à deux cannetières, l’une des années 1950, l’autre des années 1970. Cette dernière machine, issue des ateliers de construction textile Schärer (Suisse) a été achetée d’occasion dans une entreprise de Pau53. L’atelier de tissage, au cœur du dispositif de production, abrite 23 métiers – dont 14 métiers « anciens » datant des années 1940 – qui se caractérisent par la largueur du tissu fabriqué, par le type de programmation des rayures et/ou des dessins et par la technique d’insertion du fil de trame (métier à navette, à lance, à projectile). En dehors de leur vitesse de production, ces machines se distinguent par le type de finition réalisé. Le métier à lance ou à projectile fabrique des lisières rentrées, autrement dit, et c’est tout l’intérêt pour notre sujet, ils ne peuvent reproduire les lisières des tissus fabriqués sur des métiers à navette (fig. 13).
Fig. 13
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, détail d’une lisière d’une toile tissée sur un métier à navette, petites largeurs.
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 54 - Datés par tradition orale.
- 55 - La ratière commande des groupes de fils passant par les lisses des lames. Les lames avant command (...)
20Ainsi, 14 métiers à navette datant des années 194054 sont dédiés à la fabrication des toiles transat (43 cm). Issus des ateliers du constructeur Diederichs, ces métiers sont équipés d’un système de programmation à planchettes et chevilles et de ratières Stäubli55 (fig. 14 et 15).
Fig. 14
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, métiers à tisser à navette et ratière, dédiés à la fabrication de la toile transat (petites largeurs), datant des années 1940
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 15
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil ; métier à tisser à navette (Diederichs) et ratière (Stäubli), dédié à la fabrication de la toile transat
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 56 - Datés par tradition orale.
21En 2009, l’entreprise a acquis, auprès du constructeur suisse Sülzer un métier permettant de tisser six petites largeurs. Ce métier à projectile fabrique des tissus rayés à lisières rentrées et cible un marché bien particulier. Les grandes largeurs (180 cm) sont tissées sur 8 métiers, présentant là aussi plusieurs évolutions techniques. Les quatre SOMET (Italie), vraisemblablement des années 197056, sont des métiers à lance dont la commande se fait à l’aide de bandes perforées (Stäubli) tandis que les quatre Leonardo Vamatex (Italie), également à lance, sont commandés par des cartes électroniques (fig. 16).
Fig. 16
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, métier à tisser à lance du constructeur Somet, avec ratière Stäubli, détail du système de commande par lecture d’une bande perforée continue en matière plastique
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 57 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
22Ces métiers de 2001 ont été achetés d’occasion, à l’étranger. Une fois tissées, les toiles transat sont paraffinées. Depuis 2009, cette étape est réalisée sur une machine récente, venue remplacer l’ancienne machine à paraffiner à vapeur – devenue dangereuse57. Le parc des machines en production compte également quatre métiers à talons et une retordeuse, vraisemblablement des années 1940. Quant aux machines dédiées au métrage et à la confection, soit une visiteuse, sept machines à coudre, deux surjeteuses et une machine à biais, elles sont toutes récentes.
23Tandis que les évolutions techniques sur les métiers à tisser se font discrètes, celles qui ont marqué les machines à tricoter sautent aux yeux sur le site gardois : les longs métiers rectilignes ont été remplacés par des hauts métiers circulaires. À Sumène, trois générations de métiers à tricoter se côtoient. Ici aussi, on note l’évolution de la programmation, depuis la chaîne à grains des métiers rectilignes jusqu’au programme informatique inséré via une clé USB sur les derniers métiers circulaires (fig. 17).
Fig. 17
Sumène (Gard), L’Arsoie, chaînes à grains des métiers à tricoter rectilignes du constructeur Textile Machine Work
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 58 - Dans l’atelier des Reading, sont conservés 2 autres métiers rectilignes, du constructeur français (...)
24Le parc de machines en production de l’entreprise L’Arsoie compte 3 métiers rectilignes à bas58, 60 métiers circulaires à bas et 30 métiers circulaires à vêtement ainsi qu’une trentaine de machines à coudre (fig. 18 et 19).
Fig. 18
Sumène (Gard), L’Arsoie, plan schématique de l’usine de bonneterie et organisation des métiers circulaires, route de Saint-Romans
V. Marill © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 19
Sumène (Gard), L’Arsoie, plan schématique de l’usine de bonneterie et organisation des métiers rectilignes, rue de Villeneuve
V. Marill © Inventaire général Région Occitanie
- 59 - Fully Fashioned Knitting : machine à tricoter à plat permettant de fabriquer des tissus de largeu (...)
- 60 - Entretiens avec Jean-Luc Auvachez, ancien directeur technique de la société L’Arsoie, et Éric Lio (...)
- 61 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
- 62 - VAYSSETTES, 2017, p. 31.
- 63 - Cette entreprise est à nouveau sollicitée en 2018 pour le transport des 2 métiers Reading à pull, (...)
- 64 - L’activité de cartonnage a pris fin au début des années 1980.
25Là encore, l’innovation technique a gommé une particularité du produit fini. Les métiers rectilignes permettent, en effet, de confectionner des bas en soie ou en nylon spécifiques, non reproductibles avec des machines modernes : suivant le procédé « fully fashioned »59, ces métiers livrent un bas à l’ajustement, au maintien, à la transparence et à la qualité uniforme uniques60. L’ancien directeur technique, Jean-Luc Auvachez, rappelle ainsi qu’il n’existe pas de machine polyvalente : « tout article a sa machine, il n’y a pas de secret, on ne peut pas tout faire, il n’y a pas de machine polyvalente »61. Les deux premiers métiers fully fashioned installés, en 1999, dans les ateliers de L’Arsoie, avaient été récupérés dans une ancienne usine de Bez-et-Esparon, un bourg à l’ouest du Vigan (Gard)62. Une fois dénichées, il avait fallu ensuite transporter ces machines de 17 m de long, opération assurée par une entreprise spécialisée de Troyes (Tabare)63. Elles ont pris place dans l’ancien atelier de cartonnage, rue de Villeneuve64 (fig. 20).
Fig. 20
Sumène (Gard), L’Arsoie, usine de bonneterie, rue de Villeneuve
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 65 - VAYSSETTES, 2017, p. 31.
- 66 - VAYSSETTES, 2017, p. 29.
- 67 - Les ampoules du transformateur sont acquises auprès de l’armée américaine (OLLIVIER, 2007, p. 56)
- 68 - La jauge renvoie au nombre d’aiguilles pour une longueur donnée (ici 1 pouce).
26Une fois surmontées ces difficultés logistiques, il a fallu relever le défi technique de leur remise en marche. Comment conduire ces métiers issus des ateliers du constructeur américain « Textile Machine Work », implantés à Reading en Pennsylvanie, et datant des années 193065 ? Ils ne sont pas inconnus des Cévenols. En effet, alors qu’à la fin du XIXe siècle et au début du siècle suivant, les machines étaient fournies par des constructeurs français de Troyes, ou encore de Puteaux, les États-Unis exportèrent – dans le cadre du plan Marshall – des métiers de marque Reading et Kalio, fonctionnant selon le principe du métier Cotton66. À la fin des années 1950, les différents ateliers de Sumène comptaient 20 à 25 Reading. Ce sont donc trois anciens bonnetiers de Sumène, Jean Meineri, Pierre Diebold et Bernard Salles, qui ont mis leurs connaissances au service de cette remise en marche. Elle aura nécessité près de 18 mois de travail et de recherche de pièces détachées, que Serge Massal a notamment acquises en France – auprès de la maison ardéchoise Montagut –, en Angleterre et aux États-Unis67. Depuis 2008 et l’arrivée d’un nouveau métier Reading automatique à 30 sections (jauge 4268), l’atelier de Sumène compte 3 Reading, dont 2 automatiques et une manuelle (fig. 21, 22, 23).
Fig. 21
Sumène (Gard), L’Arsoie, métiers à tricoter rectilignes du constructeur Textile Machine Work, datant des années 1930. Le métier à 30 sections (jauge 60), à gauche, fait face au métier manuel à 24 sections (jauge 51)
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 22
Sumène (Gard), L’Arsoie, réglage du métier à tricoter rectiligne à 30 sections (jauge 60), par Éric Liozon
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 23
Sumène (Gard), L’Arsoie, détail du métier à tricoter rectiligne à 30 sections (jauge 60). Chaque tête (section) se compose d’une barre à aiguilles, celle du métier de jauge 60 compte 60 aiguilles par pouce, soit 640 aiguilles par tête
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 69 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019. Ces métiers « sont uniques en production à (...)
27Enfin, l’atelier « principal », situé route de Saint-Roman, abrite une série de métiers circulaires, dont les premiers, mécaniques, ont été remplacés par des métiers circulaires semi-électroniques, acquis par Serge Massal dans les années 1980-1990, dont les Santoni, EJ16 à cassette, ces « machines-là, c’est le balbutiement de l’électronique sur les machines à collant »69 (fig. 24).
Fig. 24
Sumène (Gard), L’Arsoie, métier à tricoter circulaire du constructeur Santoni, type EJ16, datant des années 1980. Ces métiers sont commandés par des programmes encodés sur une cassette à bande magnétique.
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- 70 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020. Ces échanges entre les deux foyers textiles des (...)
- 71 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
- 72 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
- 73 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
- 74 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
28Dans les deux entreprises, les parcours professionnels des directeurs techniques laissent entrevoir des voies d’accès diversifiées et efficaces aux métiers du textile, tout au moins jusqu’au début des années 1990. Après un DUT « mesures physiques », Corinne Vila (Les Toiles du Soleil) suit une formation d’ingénieur textile à l’École Supérieure des Industries Textiles d’Épinal, école aujourd’hui fermée. Elle poursuit par un stage dans un laboratoire de filature à Épinal, par un second au sein de la fabrique de couverture Marieton dans la région lyonnaise, puis un troisième au tissage Moutet, à Ortez. C’est grâce à un ingénieur conseil travaillant pour cette maison qu’elle intègre l’entreprise des Toiles du Soleil70. Durant ses premières années, elle y côtoie le contremaître des anciens établissements Sans-et-Garcerie, Félix Planas, alors proche de la retraite, « qui lui a transmis beaucoup de choses »71. Interrogée sur les savoirs communiqués, nous apprenons qu’ils « concernent les fournisseurs des pièces pour le fonctionnement, parce que d’après lui, ces métiers datent des alentours de 1940 »72, préoccupation centrale, nous y reviendrons. Le parcours de l’ancien directeur technique de L’Arsoie, Jean-Luc Auvachez, illustre pleinement les voies d’acquisition des compétences techniques et l’évolution d’une carrière dans la filière textile au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ce qu’il résume ainsi : « moi j’ai tout fait ». Diplômé d’un CAP de mécanique générale, il commence « à la mécanique » chez Garnier-Luneau, à Montceau-les-Mines. À la suite du rachat de matériel provenant d’une usine de Troyes, il se forme aux métiers Reading dans la même entreprise : « j’étais avec deux mécaniciens qui m’ont appris le boulot et ils m’ont lâché tout seul. Après, ça s’est su, et Gerbe m’a contacté (…) Ils m’ont dit "ne vous inquiétez pas, ici c’est comme à l’armée, on recommence tout à zéro". Donc je suis redescendu, pendant un an j’ai appris les fils, les jauges, les aiguilles (…) après vous passiez bonnetier, après vous passiez aide-mécanicien, vous passiez mécanicien, vous passiez technicien, chef d’équipe et j’ai fini au BE (…) J’avais la tête au plafond, j’étais en recherche et développement »73. Il intègre alors, en 1996, les ateliers de L’Arsoie où il transmet à son tour ses connaissances avant d’envisager son départ à la retraite : « j’ai fait des cassettes, j’ai fait des vidéos (…) les réglages, je leur ai fait voir ». Parmi ces tours de main, l’un d’eux s’applique aux métiers à tricoter circulaires : il consiste à positionner chaque aiguille en deux temps, afin d’aligner les 473 aiguilles d’un cylindre de 3 pouces ¾. Ce geste technique, « les trois-quarts des gens et les jeunes ne le font pas, parce que ça ne va pas assez vite »74 (fig. 25 et 26).
Fig. 25
Sumène (Gard), L’Arsoie, changement d’une aiguille par Jean-Marc Dubois sur le cylindre d’un métier Santoni. Ce geste est réalisé à chaque fois qu’une aiguille se casse, soit une cinquantaine de fois par jour.
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 26
Sumène (Gard), L’Arsoie, insertion d’une aiguille par Jean-Marc Dubois dans le cylindre d’un métier Santoni. Cette insertion est effectuée en deux temps.
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 75 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019. En 1993, à l’époque du rachat, l’entreprise comp (...)
- 76 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
29Un constat est partagé par Henri Quinta et Serge Massal : la formation en école fait défaut. La grande majorité du personnel a été formée sur le tas : « pour nous, à Saint-Laurent, il est impossible de trouver du personnel qualifié dans cette branche. Il faut donc le former »75. Recrutés sur place, les « jeunes qui ne voulaient pas quitter leur village » apprennent donc auprès de leurs aînés : « celui qui apprend l’ourdissage ou le travail sur le métier à tisser, il peut être pratiquement formé au bout de six mois. Il n’est pas aussi rapide que ses aînés, mais il a compris »76. Dans l’atelier de tissage, les 14 métiers de petites largeurs sont répartis sur deux rangs, deux tisserands étant chargés de 7 métiers se faisant face. Le tisserand doit savoir régler son métier (tension, vitesse…), programmer les motifs à partir d’une fiche technique (passage du dessin aux chevilles) et nouer les fils qui cassent (fig. 27).
Fig. 27
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, nœud de tisserand, sur un métier à tisser à navette, petites largeurs. Ce geste est réalisé à chaque fois qu’un fil est rompu.
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 77 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
- 78 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
- 79 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
- 80 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
- 81 - Voir récemment BOUILLON, GUILLERME, MILLE, PIERNAS (dir.), 2017.
- 82 - Le premier a été formé auprès d’Édouard Majchrowski, un ancien bonnetier de l’entreprise L’Arsoie (...)
30L’acquisition de ces compétences, relevant en grande partie d’un savoir-faire tacite, nécessite plus de six mois, comme le reconnaît l’entrepreneur : en fin de carrière, Félix Planas « par exemple, avait un truc formidable, il entendait à l’oreille le bruit que faisait le métier à tisser, et s’il y avait un défaut, s’il y avait quelque chose qui avait l’air de dérailler, il l’entendait »77. Nous retrouvons ces compétences empiriques, cette technicité acquise sur la durée, dans les propos de Jean-Luc Auvachez : « ça c’est le savoir que j’ai depuis des années. C’est tout. Quand la machine a un souci, je sais que je vais en mettre un peu plus ici, sinon on ne va pas y arriver »78. À la question « un peu plus de quoi », le secret demeure : « Eh bien… un peu plus d’avance ou un peu plus de retard, un peu plus de tout, un peu plus de quelque chose parce qu’elle a pris du jeu »79. Au-delà de ces connaissances difficilement transmissibles car acquises par l’expérience, les métiers à tisser à navette, comme les métiers à tricoter rectilignes, requièrent des notions de mécanique afin de prévenir et de réparer les pannes : « pour faire un bon diagnostic, il faut faire comme un médecin (…) vous dites "c’est ça" puis vous commencez à toucher. C’est tellement précis qu’après, vous ne vous en sortez plus, donc si vous avez une panne vous prenez trois [hypothèses], c’est ça, ça ou ça, et puis sur les trois que vous avez il faut essayer de trouver, de mettre le doigt dessus le plus rapidement possible et taper juste »80. Au-delà de ces témoignages relatifs aux savoirs empiriques et à leur transmission, par ailleurs connus et étudiés81, l’enquête apporte des précisions sur la circulation des techniciens sur lesquels repose la diffusion des savoir-faire. Dans le cas de L’Arsoie, la main d’œuvre se déplace entre les bassins bonnetiers stéphanois, ardéchois et cévenols, comme en témoignent les parcours de Jean-Luc Auvachez et d’Éric Liozon. Le premier a été formé au sein de la maison Gerbe, à Montceau-les-Mines, tandis que le second a appris le métier, à Valence, auprès des anciens bonnetiers de la Maison Montagut. Actuellement, deux employés, Alexandre Volhuer et Éric Liozon, ont été formés pour travailler sur les métiers fully fashioned et détiennent ce savoir-faire spécifique82 (fig. 28).
Fig. 28
Sumène (Gard), L’Arsoie, coupage des fils de nylon par Éric Liozon, sur le métier à tricoter rectiligne à 30 sections (jauge 60)
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 83 - L’utilisation des services d’une main-d’œuvre espagnole par l’industrie sandalière est ancienne : (...)
31L’entreprise des Toiles du Soleil bénéficie, quant-à-elle, de la circulation des hommes et de leur savoir-faire depuis le bassin industriel de Catalogne d’où sont originaires, par exemple, Félix Planas et Mr Macia83. Cet ouvrier, arrivé dans l’entreprise Sans-et-Garcerie en 1977, a connu une carrière-type : il a occupé tour à tour les postes de tisserand, de teinturier, puis d’ourdisseur. Cette polyvalence continue à être prônée par l’entreprise.
- 84 - DAZORD, 2006. On note la même difficulté dans le champ de la restauration des installations d’art (...)
- 85 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
32Alors que leurs équipes travaillent sur des machines anciennes dont les modèles ne sont plus construits, les chefs d’entreprise et les directeurs techniques rencontrés posent un regard objectif, d’une part sur l’usure inévitable des machines – conduisant à leur possible déclassement –, d’autre part sur leur possible obsolescence, c’est-à-dire sur la difficulté de les « réactiver »84 face à l’évolution de l’environnement technique. Afin de retarder l’usure et le risque de déclassement, une première stratégie partagée est celle de l’entretien régulier et minutieux des machines, notamment de leur graissage : entretenir pour faire perdurer l’outil de travail. La protection des deux métiers Reading intègre d’ailleurs la boîte à outils, accessoire considéré comme indispensable à l’utilisation des machines. Un consensus existe au sujet de la maintenance des métiers des années 1930-1940 : « là, c’est plus facile, ce n’est que de la mécanique, donc ce sont souvent des dents de pignon qui cassent, ou des choses comme ça »85. La seconde stratégie consiste à se doter d’un personnel compétent pouvant réaliser des réparations mécaniques. Ainsi, les deux entreprises emploient un mécanicien parmi le personnel qui, dans l’une et l’autre société, compte une vingtaine d’employés. L’atelier de mécanique de l’usine des Toiles du Soleil, installé à l’arrière de la salle du tissage, est équipé des machines nécessaires à ces travaux, notamment plusieurs tours, perceuses et étaux (fig. 29).
Fig. 29
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, atelier de mécanique
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 86 - Les métiers à projectiles (prototype de Raymond Dewas, 1934), ont remplacé significativement les (...)
- 87 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
33Lorsqu’elles ne peuvent être réparées sur place, les pièces sont parfois usinées sur commande. Pour cela, Corinne Vila s’adresse à des ateliers de Perpignan. Cette solution, bien que coûteuse, s’est imposée avec la fermeture des constructeurs et l’arrêt des chaînes de fabrication de certains modèles, en particulier des métiers à navette86. Mais la disparition de certaines pièces approche, et par là-même l’obsolescence de certaines machines. Les fabricants d’accessoires pour le tissage, tels que l’ancienne société Burcklé qui fournissait peignes, navettes, sabres et autres pièces, « ferment les uns derrière les autres. Là, si j’en avais besoin, il faudrait aujourd’hui que j’appelle des représentants et qu’ils interrogent à droite et à gauche, dans le monde entier, les fournisseurs pour parvenir à trouver les pièces »87.
- 88 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
- 89 - Entretien avec Serge Massal, le 29 juillet 2019.
- 90 - Entretien avec Serge Massal, le 29 juillet 2019.
- 91 - Entretien avec Jean-Luc Auvachez, le 29 juillet 2019.
34Ce contexte a conduit les responsables de ce patrimoine vivant à développer une stratégie de conservation des anciens métiers dits réformés. Elle se décline en deux points. En premier lieu, ces métiers révoqués à la suite d’une panne non réparable peuvent être « vampirisés », selon l’expression imagée mais réaliste d’Henri Quinta : « certains métiers sont dédiés aux pièces détachées, ils ne fonctionnent plus mais sont conservés pour récupérer les pièces »88. Dans les ateliers de Saint-Laurent-de-Cerdans attendent ainsi un ourdissoir, une cannetière (W. Schlafhorst et Co. M. Gladbach Patent), une retordeuse (Ryo-Catteau, Roubaix), deux métiers à tisser de petites largeurs (Diederichs, ratière Stäubli), sept métiers à tisser de grandes largeurs (Diederichs, ratière Stäubli, dont deux à planchettes et chevilles, cinq à cartons perforés), deux machines à tresser ainsi qu’une visiteuse. Il en va de la « survie » des machines en fonctionnement. Second point, à Saint-Laurent-de-Cerdans comme à Sumène, les pièces détachées sont amassées méthodiquement. Lorsque Serge Massal reprend la production des bas à couture sur des métiers rectilignes, la plupart des machines ont déjà disparu. Comme il le rappelle avec humour, il a « dû écrire cinq kilos de fax pour faire fonctionner les métiers fully fashioned, courriers adressés à des petits fournisseurs, à des gens qui avaient une pièce détachée par-ci, par-là »89. Cette recherche a porté ses fruits : « maintenant on a ce qu’il faut, on ne cherche plus, on a 3 tonnes [de pièces détachées] (…) c’est-à-dire on a jusqu’à l’an 4 000 normalement »90. Une grande partie de ces pièces provient des établissements Montagut et témoignent, là encore, des liens tissés entre les différents bassins bonnetiers du Sud de la France. Le problème est encore plus complexe pour les métiers circulaires, en 3 pouces ¾, datant du milieu des années 1980, dont la programmation passe par le biais de cassettes à bande magnétique : « on a récupéré tout ce qu’on a pu sur le marché (…) parce que vous savez que derrière il n’y a rien, plus de pièces (…) vous êtes obligé d’emmagasiner »91 (fig. 30).
Fig. 30
Sumène (Gard), L’Arsoie, développement des programmes destinés aux métiers à tricoter circulaires du constructeur Santoni, type EJ16, par Jean-Marc Dubois. Ces programmes sont encodés et transférés sur les métiers via une cassette à bande magnétique.
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 92 - Entretien avec Corinne Vila, le 16 janvier 2020.
- 93 - Entretien avec Serge Massal, le 29 juillet 2019.
35La productivité de la machine ancienne, en volume, est bien inférieure à celle des nouveaux modèles. Ainsi, un métier à navette produit 50 mètres de tissu toutes les 8 heures tandis qu’un métier à projectile en produit 600 mètres dans le même temps92. De même, chaque métier rectiligne automatique fournit 180 paires de bas par jour alors qu’un métier circulaire en livre 120 paires par jour, l’usine de Sumène en comptant 6093 (fig. 31).
Fig. 31
Sumène (Gard), L’Arsoie, vue générale de l’atelier de tricotage des bas et collants et de ses métiers circulaires, route de Saint-Romans
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 94 - HILAIRE-PEREZ, Liliane, VERNA, Catherine, 2016.
- 95 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
- 96 - Ces interventions ont porté sur le métier Reading 24 sections (jauge 51), métier inscrit au titre (...)
- 97 - Entretien avec Serge Massal, le 29 juillet 2019.
- 98 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
36Dans un contexte de forte concurrence où la vitesse de production est améliorée par de multiples innovations techniques, une question se pose pour les gestionnaires du patrimoine technique : comment moderniser l’outil de travail tout en respectant la machine, gage d’une production traditionnelle et support – en complément du produit – de l’image de marque de l’entreprise ? Les réponses du chef d’entreprise et de l’ingénieur textile viennent étayer la remise en cause par les historiens, ces dernières décennies, de la linéarité des transformations techniques et confirmer la coexistence des générations techniques, comme le rôle de l’adaptation comme pratique inventive94. Pour l’entrepreneur, « il n’y a aucune raison de changer quelque chose qui fonctionne »95. Les métiers sont donc utilisés pour leur valeur intrinsèque : ils permettent de fabriquer un produit dans la tradition. Pour la directrice technique, la question se pose autrement : est-il possible d’améliorer les machines anciennes ? Pour les métiers à navette et ratières, la conception même du mécanisme d’origine ne permet pas d’intégrer des technologies récentes telles que la programmation sur cartes électroniques. Dans les ateliers de Sumène, les interventions sur les métiers anciens sont minimes. Sur les métiers Reading à bas, elles concernent essentiellement l’élaboration de chaînes pour la confection de nouveaux produits, type écharpe, caraco et slip en soie96. L’hybridation technique, même à la marge, existe cependant. Construits dans les années 1950, les métiers circulaires à vêtement ont été récemment modernisés par l’ajout de cartes électroniques, élaborées par l’électronicien de l’entreprise Arsoie afin d’arrêter le métier en cas de défaut97. À Saint-Laurent-de-Cerdans, un des ourdissoirs a été équipé d’un compte-tour électronique. De même, une machine à nouer a été acquise, transportée d’un métier à l’autre au moment du changement d’ensouple : « celui qui faisait le nouage y passait entre trois et quatre jours suivant les difficultés et sa rapidité ; aujourd’hui, en une demi-journée, c’est fait ; nous gagnons beaucoup de temps, c’est un gain précieux en coût de main d’œuvre »98.
- 99 - « Le pari fou de L’Arsoie sur l’avenir ». Midi Libre, 2 avril 2018.
37À Sumène, la stratégie développée par Serge Massal est quelque peu différente. La protection du titre des monuments historiques, acquise pour deux métiers Reading, relève vraisemblablement de cet écart entre les deux cas étudiés, le président d’Arsoie optant pour une conservation officielle et encadrée par le ministère de la Culture, d’une partie de son outil de travail. En faisant le choix radical du « tout machine ancienne », il doit multiplier le nombre de machines pour augmenter son volume de marchandise et répondre à la demande. Actuellement, il est à la recherche de nouveaux métiers rectilignes automatiques afin d’accroître sa production et prospecte pour cela en Alsace. Par ailleurs, il vient d’acquérir deux métiers Reading à pull, auprès de la Maison Montagut, qu’il est allé chercher à Valence. Ce sont des métiers Reading à bas, construits au cours des années 1945-1950, transformés en 1964 pour le tricotage de pulls, avec report de maille pour la réalisation de motifs ajourés99. Il a également acquis, lors de ventes aux enchères, quatre métiers bord-côtes tenant grand diamètre (du constructeur français Lebocey et du constructeur allemand Mayer) dont la fabrication n’est aujourd’hui plus assurée, et qu’il a installés dans le troisième atelier de l’entreprise, à Avèze (ZA du Coudoulous), toujours dans le Gard. L’objectif est d’élargir l’offre : la société s’oriente vers une production diversifiée et haut de gamme, avec un pôle fully fashioned (bas et pull), un autre pôle de bas et collants « mode et ville » et un troisième secteur « soierie de France » (vêtement sans couture en matière naturelle). La diversification des produits est une des réponses apportées également par le PDG des Toiles du Soleil. Dans ce cas, ce sont les métiers plus récents qui viennent assurer une production permettant de cibler des marchés différents : les métiers plus récents sont, en effet, réservés à la production des grandes largeurs pour le linge de table (fig. 32).
Fig. 32
Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales), Les Toiles du Soleil, métier à tisser à lance, grandes largeurs, de marque Leonardo Vamatex, datant de 2001
A. Boyer © Inventaire général Région Occitanie
- 100 - Entretien avec Henri Quinta, le 31 octobre 2019.
38La modernisation de l’outil de production est ici envisagée par Henri Quinta : « quand se pose le problème du remplacement, on ne recherche pas la même machine (…) récemment, on a fait fabriquer une machine qui peut tisser 6 toiles à transat d’un coup, c’est beaucoup plus rentable. Mais ce type d’investissement n’est décidé qu’en cas de nécessité absolue »100.
39Au fil des entretiens, les acteurs du « patrimoine vivant » nous ont semblé vouloir défier le temps. Ni plus, ni moins pourtant que d’autres entreprises. Conserver des machines patrimoniales et leur conférer un usage est toujours une manière de se projeter vers l’avenir. Pour ces machines, un avenir assez lointain, car même si le temps de l’industriel n’est bien sûr pas celui du conservateur – qui se doit de faire restaurer les machines protégées même après l’arrêt d’une activité –, quel musée des techniques peut se prévaloir d’un tel nombre de pièces détachées et d’une transmission aussi pérenne des savoir-faire qui s’y rattachent ? Pour L’Arsoie comme pour les Toiles du Soleil, l’ancrage territorial, l’identité régionale et la plus-value symbolique apportée par l’usage de machines anciennes contribuent, avec l’exigence de qualité, à construire l’image de marque et donc la marge des produits. Les savoir-faire transmis – avant leur dispersion – grâce au maintien ou à la reprise de sociétés bien ancrées dans leur bassin d’emploi à la veille de la désindustrialisation, garantissent aux entreprises une certaine autonomie. Dans la filière textile du haut-de-gamme et du luxe, l’innovation ne siège pas toujours dans une hypothétique machine neuve, plus productive, mais dans l’adaptation des machines anciennes au service d’une production traditionnelle et de nouveaux produits. Pour un marché de niche ? Relativement, mais déjà l’augmentation de la demande (en France comme à l’exportation) ou les projets d’investissements interrogent le modèle. Pour L’Arsoie, préserver le caractère unique des produits implique l’achat d’autres machines anciennes et de pièces détachées sur le marché de l’occasion ; pour les Toiles du Soleil, tout en préservant une solide base industrielle traditionnelle, l’augmentation de la productivité et la diversification de la production passe par l’hybridation des machines anciennes et l’acquisition d’installations dédiées à de nouvelles productions. Assurément, la filière textile du haut-de-gamme et du luxe, à forte valeur symbolique, autorise-t-elle les initiatives de chefs d’entreprise attachés à l’identité de leur région. En effet, jamais l’injonction, si fréquente dans le monde industriel, à l’innovation technique et au renouvellement des équipements – à la différence de l’indispensable créativité du design des produits pour suivre ou créer la mode – ne vient infléchir la stratégie. En témoigne la dernière campagne de communication commune aux montres Lannier et aux Toiles du Soleil : une imagerie high-tech signifie l’excellence du premier, quand le second impressionne par sa capacité à produire des bracelets de montre… sur ses anciens métiers.