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Dossier

Le Midi épique de Guillaume d’Orange, de la cité au palais : un discours laïc sur l’organisation de l’espace dans quelques chansons de geste

The Midi épique de Guillaume d’Orange (Epic Midi of William of Orange), from the city to the palace: a secular discourse on the organisation of space in a few chansons de geste (mediaeval narrative poems)
Éléonore Andrieu

Résumés

L’espace dans les chansons de geste se présente sous la forme d’un tissu de codes, qu’il s’agit de décrypter en tenant compte du contexte de son élaboration : nous envisageons ici la description épique de la cité et du palais épiques, placés dans un Midi à la signification précise de marge, de périphérie. En la matière, l’articulation centre/périphérie et l’étalonnage des valeurs qu’elle désigne, permet aux chansons de mettre en scène les composantes positives ou moins positives du personnage du chevalier, et derrière lui du grand seigneur laïc : de l’extérieur de la cité, où sont exaltés sa vertu guerrière et les éléments les plus matériels de la vassalité, il conquiert peu à peu l’intérieur du palais, jusqu’à la sale et à la chambre de la dame. Comme la Table Ronde arthurienne, la sale épique donne lieu alors à la représentation, avec arrêt sur image, de groupes dont la (dis)position spatiale indique la valeur supérieure (donc spirituelle) qui les réunit au centre de l’espace épique. Le personnage féminin, issu de la chambre, joue en la matière un rôle de premier plan. On peut entendre là les échos d’un discours non ecclésiastique, qui évoque la reproduction non charnelle d’une lignée transcendée en communauté idéale d’amis.

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Texte intégral

1Dans ce numéro consacré au château seigneurial, notre corpus propose peut-être un « pas de côté » : il se compose en effet de « chansons de geste » relevant plutôt du genre épique (la Chanson de Roland est sans doute l’exemple le plus connu), dont le rapport à la réalité des châteaux seigneuriaux au XIIe siècle est loin d’être transparent. Ces textes nécessitent un véritable déchiffrage en raison des codes symboliques qu’ils mettent en œuvre : la représentation épique des châteaux seigneuriaux est emplie de ces codes. Il n’est pas possible de dire que la « tour » et la « salle » des chansons, qui n’utilisent pas ces mots ni le mot chastel comme nous, sont des photographies de la réalité. Ce sont des codes qui signifient autre chose. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas liés à leur contexte. Au contraire : rien de gratuit ni d’anodin dans ce corpus. Parce que précisément il nous fait entrer, moyennant certaines précautions de lecture, dans le système de représentations et les valeurs idéales d’un groupe social qui est sans nul doute, pour les chansons de notre corpus, aristocratique et non ecclésiastique : on verra en effet que les représentations épiques des châteaux seigneuriaux fondent un véritable discours, qui pour une fois n’est pas produit par l’Église, une abbaye ou un chapitre, un évêque ou un légat, mais par des aristocrates qui viennent lutter, sur le thème de l’espace et au moins dans l’utopie des textes, contre des représentations ecclésiastiques. Nous qualifierons donc ce discours de « laïc ». Ces textes ne sont donc pas produits pour assurer le plaisir et le divertissement des grands seigneurs laïcs… mais pour assurer ce plaisir et ce divertissement en leur donnant les moyens idéologiques de fonctionner. Et s’ils sont produits pour des groupes sociaux laïcs, il semble bien qu’ils soient aussi produits par eux.

2Pour les lecteurs non familiers de ces textes, nous avons prévu, avant d’entrer dans l’analyse de la représentation épique du château seigneurial, une brève présentation de ce que sont les « chansons de geste » en les replaçant dans leur contexte : c’est l’objet de la première partie, ci-dessous, que l’on peut lire ou non avant de passer au corps de l’article.

I. En guise de préambule : qu’est-ce qu’un texte littéraire de langue romane du XIIe siècle ?

3Il est extrêmement périlleux d’envisager le corpus des chansons de geste, des poèmes lyriques, des romans et des récits brefs (le fabliau ou le lai ou les branches du « roman » de Renart) du XIIe siècle avec les outils qui sont les nôtres, au premier rang desquels on trouve la catégorie de la « littérature » toute armée de corollaires bien présents dans notre système de représentations : « l’imaginaire », « le divertissement », etc. C’est que se trouve placée entre la période médiévale et nous une vaste et épaisse « (re)construction du Moyen Âge » à laquelle la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle ont donné des fondations profondes, et difficiles à remettre en cause  : si bien que nous avons le plus grand mal encore aujourd’hui à envisager le corpus « littéraire » médiéval en faisant abstraction de ces représentations pourtant très modernes que sont « le chevalier de la Table Ronde », « la chambre des dames », « l’imaginaire troubadour », « l’imaginaire celtique », ou encore « l’amour courtois », expression forgée au XIXe siècle et que Chrétien de Troyes récuserait formellement. Plus largement, la distinction universitaire (et de fait épistémologique) dressée entre les corpus « pratiques » réservés à la discipline « historique » et les corpus « littéraires » et « divertissants » réservés à la discipline « littéraire » est un legs plus qu’embarrassant pour la recherche, sans compter que cette division englobe de surcroît bien souvent une division par langue (latine vs romanes, par exemple occitan et ancien français). Or si l’on peut en effet constater des différences de taille entre les genres et les corpus, impactant nécessairement l’usage des types de langues écrites, on peut douter cependant que ces catégories parviennent à les décrire avec justesse.

4Ainsi, dès lors que l’on raisonne avec la catégorie de la « littérature » sans plus, certains éléments du texte peuvent sembler aller de soi, comme s’ils ne méritaient pas qu’on les interroge : le registre merveilleux, par exemple, dont les modes de réalisation dans les textes du XIIe siècle révèlent pourtant, pour peu qu’on leur consacre une analyse approfondie, des prises de position très fermes sur les pratiques sociales contemporaines. De même, le personnage de chevalier que le corpus de langue romane place en son centre est une construction, mettant en œuvre des codes précis qu’il s’agit de retrouver dans le système de représentation de l’Occident médiéval, et non pas en dehors de lui, dans l’illusoire atemporalité d’un « imaginaire » qui serait universel : sa fonction guerrière, par exemple, ne ressemble en rien à celle d’Achille, d’Enée, d’Athos ou de Miyamoto Musashi. Et comme le savent tous les spécialistes de la période, elle est bien loin de représenter la réalité de manière transparente : sait-on bien que la Chanson de Roland, diffusée sans nul doute dès la fin du XIe siècle et écrite en langue romane dès le début du XIIe siècle, ne mentionne jamais le pape, que c’est à l’empereur Charlemagne que revient de bénir ses guerriers, et qu’il n’est jamais question dans l’action de libérer des espaces chrétiens d’une occupation musulmane, mais bien plutôt d’établir une soumission féodale en bonne et due forme ? Ce discours sur le rôle et la fonction des grands princes, on le voit, est loin d’être anodin en contexte de réforme et de croisade et ne saurait être réduit à la fonction de divertissement.

  • 1 - Nous empruntons cette notion à Michel Banniard, dont on peut lire avec profit la Genèse de la lan (...)

5C’est pourquoi je proposerai de définir ici le premier corpus littéraire de langue romane par des données brutes : il s’agit d’un ensemble d’énoncés écrits, dépourvus de noms d’auteurs et de commanditaires, dont des traces de diffusion orale se repèrent à partir de 1050, et dont les premières mises par écrit délatinisées1 (majoritairement des chansons de geste au nord de la Loire, et une poésie lyrique au sud, ce qui n’exclut pas d’autres réalisations génériques en plus faible densité : vies de saints par exemple) datent du début du XIIe siècle. Contrairement à beaucoup de manuscrits réunissant des textes écrits en latin, les manuscrits comprenant des chansons de geste ou des romans sont pour la plupart anonymes et insituables dans un établissement, une zone géographique… Leur contextualisation et leur analyse sont donc tout particulièrement délicates puisqu’ils ne peuvent être replacés tels quels dans la stratégie d’une communauté, un conflit, etc. Il faut reconstruire la position qui est la leur, à partir de données externes et, surtout, internes.

  • 2 - La bibliographie sur ce sujet est immense, depuis les ouvrages fondateurs de Michael T. Clanchy e (...)
  • 3 - GUYOTJEANNIN, 1997, p. 11-44.
  • 4 - GRATIEN. Decretum, sec. pars, c. 12, q. 1, c. 7.
  • 5 - MAZEL, 2005, p. 53-95 ; LAUWERS, p. 11-64.
  • 6 - MAGNANI, p. 428 sq., qui définit cette sociabilité complexe comme un facteur majeur de « continui (...)
  • 7 - Pour ceux qui s’intéressent à la question de l’image, une petite mise en garde intéressante de Fl (...)

6La mise par écrit des langues romanes à travers ces textes pose ainsi plusieurs problèmes intéressants, justifiant qu’on ne puisse pas évoquer ici l’émergence d’une littérature de divertissement sans aller plus loin : tout d’abord, les langues romanes qui passent début XIIe siècle sur le support écrit sont parlées depuis le VIIIe siècle. Ce « délai » interroge : on sait que les compétences techniques des sociétés ne sont pas en cause puisque le degré d’alphabétisation par exemple n’augmente pas spécialement2. Pourquoi écrire ces langues à ce moment-là et pas plus tôt, ou plus tard ? Si l’on examine le contexte en Occident, les choses se complexifient encore : le passage des langues romanes d’oc et d’oïl au registre écrit suit de près d’une part la scripturalisation massive et très inventive3 des comportements ecclésiastiques (conflits, identités, gestions, memoria…) et d’autre part, le déclenchement d’un dérèglement tout aussi massif des liens et des identités sociales entre ceux que le Decretum de Gratien désigne et définit comme des clerici et ceux qui appartiennent à « l’autre genre de chrétiens », les laici4. Les langues romanes d’oïl et d’oc passent dans l’écriture très exactement au moment où se consomme, à propos des pouvoirs, des comportements, des res ecclesiasticae (églises, prélèvements et gestion des terres des saints, dîmes…) et des formes de rapport au sacré, une « rupture de l’amitié5 » traduite en une complexe « sociabilité de confrontation6 », au sein même du groupe aristocratique pratiquant jusque-là la superposition de ses identités, de ses comportements, de ses formes de vie et de ses droits (pour le temporel et pour le spirituel) et la collaboration de ses membres, ecclésiastiques ou non. La coïncidence chronologique qui marque l’apparition d’une écriture romane ne saurait relever du pur hasard puisque dans ce contexte, écrire n’est pas un geste anodin. Ce geste consiste à prendre place, avec des moyens spécifiques qui sont ceux que l’on attribue alors à l’écriture, dans le contexte que nous venons de décrire, parmi d’autres pratiques et représentations sociales. Il consiste aussi à se démarquer d’une écriture latine. L’image, dans les manuscrits, vient de même se greffer à la pratique de l’écriture romane : comme elle, elle implique un processus complexe de déchiffrement tant elle met en œuvre des codes parfois bien différents de ceux du texte écrit, et tant il est impossible d’en faire une simple « illustration » et de la réalité, et du texte écrit. C’est pourquoi nous n’illustrerons pas notre propos ici, l’image nécessitant une longue analyse à côté de celle du texte si l’on veut éviter le contre-sens7.

7Les énoncés romans, parce qu’ils se diffusent et s’écrivent dès ce moment, et à moins de les supposer complètement détachés de tout contexte social et culturel, participent pleinement à ce contexte de distinction entre un groupe social qui se définit comme ecclésiastique et un groupe social autre, auquel les grands laïcs refusent de s’intégrer sans précisions ! Mais que font ces textes écrits dans ce contexte ? Pourquoi et par qui ce geste d’écrire la langue romane est-il initié ? Si l’on va répétant que ces textes s’adressent à des laïcs, on ne progresse guère dans ces domaines.

8Ce sont les motifs privilégiés de ces premiers textes écrits de langue romane et la manière dont ils les traitent qui nous aident à préciser leur mode de production (par qui sont-ils écrits ?) et leur sens (que disent-ils ?). Or le château seigneurial du Midi sur lequel portera ici notre enquête relève pleinement de la représentation de l’espace, motif qui pour des raisons liées au contexte est un motif très important en contexte grégorien et féodal. « L’espace » ne reste en effet pas à l’écart des préoccupations de ces premiers textes écrits de langue romane, comme c’est le cas, on l’aura compris, de toutes les questions importantes et/ou de tous les nœuds potentiels de conflits et de concurrence entre groupes sociaux dominants, autrement dit entre groupes susceptibles de mobiliser l’écriture. Son mode de traitement peut aider à cerner l’identité sociale à l’origine des textes que nous allons étudier ici.

9Avec le corpus écrit qui est le nôtre, nous avons moins accès comme nous le verrons à une tangible « vie dans le château » médiéval au XIIe siècle qu’à des représentations extrêmement codifiées en contexte de ce que signifie le « château », couplées aux projets toujours spécifiques des narrateurs épiques. Nous avons de la sorte la possibilité de saisir un système de représentations articulant ce qui est avant tout un codage de l’espace : le château seigneurial, plus exactement celui du Midi épique. L’« imaginaire » n’est en ce sens ni plus ni moins présent dans le corpus épique que dans le corpus dit « historiographique » des chroniques monastiques par exemple : il n’est pas de représentation qui serait décontextualisée et anachronique.

  • 8 - Nous présentons en annexe des éditions fiables (et, quand il s’en trouve, des traductions) de ce (...)
  • 9 - Pour faire le point, BRUNEL-LOBRICHON, p. 279-291.

10Une dernière précision s’impose : nous fouillerons un corpus de quelques chansons de geste consacrées principalement au personnage de Guillaume d’Orange8, celles qui en dépit de la date assez tardive parfois des manuscrits qui nous sont parvenus, semblent être diffusées dès le XIIe siècle. Nous les avons choisies parce que le cadre spatial de l’action est le Midi, ou une vaste Espaigne comme le dit souvent l’ancien français, qui s’étend selon les chansons de Narbonne et Barcelone à Orange en passant par Nîmes et Barbastre. C’est là une distorsion bien connue et très discutée, qui a animé de grands débats sur l’origine des chansons9 : nombre des premières chansons de geste sont écrites en langue d’oïl, la langue du nord de la Loire, mais évoquent un espace méridional.

II. Cadre spatial général du palais seigneurial dans le texte épique

11Le premier point à analyser concerne le caractère méridional de l’espace tel que le construisent les chansons du corpus, puisqu’il conditionne fortement la représentation des scènes de palais que nous allons étudier ensuite et qui s’y insèrent : comment définissent-elles ce caractère ?

  • 10 - Dans la Chanson de sainte Foy occitane (éd. et trad. Ernest Hoepffner, Prosper Alfaric, Paris, Le (...)

12Le terme Espaigne peut désigner un espace à la fois ibérique et/ou gascon et aquitain et/ou languedocien et/ou provençal et/ou lombard, ou seulement ibérique10 : Guillaume promet beaucoup de dons avant son départ pour Nîmes à ceux qui o moi [avec moi] s’en vienent Espaigne conquester (Charroi de Nîmes, v. 651). Des fils d’Aymeri de Narbonne, il est dit qu’ils conquesterent [ils conquirent] conme preuz et hardi/ Les grans marches d’Espaigne (Aymeri de Narbonne, v. 4390). L’espace méridional évoqué est souvent baigné par la mer, y compris au mépris de toute exactitude géographique, ou de précisions permettant de localiser le lieu (c’est le cas des Aliscans de la chanson éponyme, et du Larchamp de la Chanson de Guillaume). Un autre espace, la France, comprenant Aix-la-Chapelle, Laon, Saint-Michel et Tours, etc. jouxte ce premier espace : là se trouvent Laon et le palais de Louis dans la Chanson de Guillaume, de sorte que Guibourc au retour de Guillaume peut lui demander « Qu’as-tu en France fait ? » (v. 2796). Et Guillaume dans la Prise d’Orange se souvient du temps d’avant la conquête de Nîmes : « De France issimes par mout grant povreté » (v. 55). Guibourc pour exhorter son époux lui rappelle dans Aliscans : « N’avez pas terre entre Orlïens et Paris, / Ançois [mais] l’avez el regne as Arrabis » (v. 2329-2330), ce qui souligne aussi la délimitation donnée à la France. C’est en effet à des barons de France que nous avons affaire, placés par la quasi-totalité des épisodes des récits, notamment les épilogues, dans un espace méridional où ils sont voués à s’ancrer définitivement.

A. Le Midi comme marche de la crestïenté

  • 11 - MARTIN, 1996, p. 5-20 ; LABBÉ, 1997, p. 213-224.

13Ce Midi épique, point d’arrivée des itinéraires des héros, se définit comme un espace périphérique par rapport à un centre qui correspondrait à la France : c’est une des marches de la crestïenté, comme l’ont analysé Jean-Pierre Martin et Alain Labbé en le comparant sur le plan de son rôle fonctionnel au wildwest de certains westerns nord-américains (qui relèvent bien pour certains du genre épique…)11. De manière générale, les chansons exposent les conditions de la prise de possession de cette périphérie par des barons de France, ce qui dessine dans les récits un mouvement d’expansion continue du centre, par le biais du conflit mais aussi de l’alliance. L’épilogue de la Prise d’Orange, ouvrant peut-être à une suite que nous avons perdue mais que rappellera la Chanson de la Croisade albigeoise, déclare : Li cuens Guillelmes ot espousé la dame ;/ Puis estut il tiex .xxx. anz en Orenge/ C’onques un jor n’i estut sanz chalenge ([Le comte Guillaume a épousé la dame, puis il resta presque trente ans dans Orange, sans jamais connaître un seul jour sans combat], v. 1887-1889). Pour évoquer l’expansion du pouvoir des grands laïcs sur les marges de la chrétienté, sont mis en scène un centre, valorisé systématiquement, y compris par des mises en scène très complexes de déviances royales plus ou moins marquées, et une marge dangereuse (la présence de la mer est significative), où vacillent les valeurs, mais où, de fait, se forgent les itinéraires d’exception des héros qui les (r)établissent.

  • 12 - GUERREAU, p. 7-30.
  • 13 - ZADORA-RIO, 2005, p. 105-120. Élisabeth Zadora-Rio explique que l’un des deux modes de « structur (...)
  • 14 - MAZEL, 2008, p. 11-21, p. 20 et p. 367-400.

14Or le paradigme centre/périphérie mis en œuvre par les chansons de langue d’oïl est bien repéré par ailleurs aux différentes échelles de l’organisation spatiale telle que la décrivent les historiens spécialistes du XIIe siècle : du bâtiment ecclésial à la paroisse, du diocèse à la notion de crestïenté et au nouveau rôle joué par Rome. Les pèlerinages ne sont-ils pas ainsi tournés systématiquement vers les confins, comme l’a montré Alain Guerreau pour le Mâconnais12, et comme le montrent aussi les positions centrales mais extérieures de Rome, Saint-Gilles, ou Saint-Jacques ? Même le rôle fonctionnel majeur du conflit n’appartient pas en propre au genre des chansons : on le retrouve évoqué dans différents types de processus de constitution de l’espace, notamment de territoires comme le devient peu à peu la paroisse selon Élisabeth Zadora-Rio13. Florian Mazel constate par ailleurs des « rapports étroits entre les conflits territoriaux et les premières ‘mises en texte’ des territoires diocésains14 ». En mobilisant systématiquement l’articulation centre/périphérie dans l’espace du récit, la mise par écrit des chansons de geste correspond à la lettre à la mise en textes d’espaces et de conflits, même s’il n’est pas certain que la notion de territoire soit appropriée pour notre corpus. On voit combien le système de représentation épique n’échappe pas à un contexte précis de construction de l’espace.

  • 15 - Je cite là l’article majeur d’Alain Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féoda (...)
  • 16 - Dans Renaut de Montauban, la nouvelle cité de Montauban se trouve située dans le Bec d’Ambés…
  • 17 - Alain Labbé concluait pour le corpus épique à « une même représentation de l’espace régie par la (...)

15Mais il convient de préciser mieux la représentation de la périphérie méridionale : ce n’est en effet pas un espace méridional « conçu comme continu et homogène15 », avec des limites précises, que proposent les chansons. Elles mettent en scène, comme pour la France d’ailleurs ou la Bourgogne, autre périphérie, une constellation de lieux singuliers et fortement valorisés et/ou marqués négativement. Ce sont ces lieux singuliers dont le récit narre la conquête, ou fait le but ou l’origine des déplacements des personnages. Ces lieux sont qualifiés de cités, et bénéficient d’un nom propre plus ou moins réaliste16 : Nîmes, Orange, Blaye, Narbonne, Pavie, mais aussi Saragosse et Barbastre, et bien sûr Rome. Au-delà du toponyme, on perçoit de loin en loin une étendue généralement mal délimitée et non finie, la plupart du temps non décrite, sinon par les routes qui la strient17. Autrement dit, les cités épiques ne maillent pas un territoire au sens où l’on repèrerait autour d’elles un espace continu, fini, projection spatiale d’un pouvoir qui jouxterait un autre territoire et un autre pouvoir. Elles sont de véritables « pôles » très valorisés, centripètes et centrifuges selon les épisodes, et où les valeurs les plus hautes ne sont pas mises en question, même quand il s’agit de les rétablir après la conquête ou un désordre. La cité de Rome représente très nettement un « pôle » de ce type : elle est au centre de la crestïenté, mais située à l’extérieur, déterritorialisée (on y parvient par un maillage d’autres lieux singuliers), placée dans la marge sans fin des espaces chrétiens. Symptomatiquement, elle est constamment attaquée dans les chansons mais l’on y accède sans encombre, c’est-à-dire sans récit. Il n’y a ainsi aucun obstacle entre les cités ou leurs relais : dans le Charroi de Nîmes, Guillaume voit soudain d’une fenêtre un espace méridional dévasté dont on comprend qu’il se trouve à proximité de la terre de mon seignor saint Gile (v. 1093) où il vient pourtant de se rendre sans encombre en pèlerinage. Les déplacements des personnages épiques surlignent ainsi, par-delà la transparence de l’espace intermédiaire, un réseau de « pôles » positifs ou négatifs qui sont la matière même de l’Espaigne, du Midi, ou de la France dont nous parlons.

B. Les pôles d’une périphérie dangereuse : les cités et leur palais

16En tant que « pôles », les cités de Guillaume, Aymeri, Girart ou Beuves, englobées dans une périphérie dangereuse, sont ou deviennent les relais glorieux, mémorables et désirables de l’espace intérieur de la crestïenté que représente dans ces chansons la France ; elle est elle-même décrite par le biais d’autres cités, dans lesquels se trouvent aussi les personnages royaux, Louis ou Charlemagne. Il est d’autres relais : des chasteaus, des tors, des fermetez ou des viles sans nom et sans étendue narrative, qui scandent aussi l’espace discontinu du Midi. Ces lieux anonymes ont parfois un petit rôle fonctionnel dans le récit, comme la tour de ce couple qui, entre Pavie et Narbonne, aide les opposants à Savari l’Allemand, prétendant de la future épouse d’Aymeri (Aymeri de Narbonne), ou comme la maison noble où Guillaume est accueilli après son pèlerinage à Saint-Gilles dans le Charroi de Nîmes. Mais la plupart du temps, ces noms de lieux sont pris au sens générique dans des listes, listes de dons à un vassal ou de conquêtes, etc. : nous y reviendrons. S’opposent de plus aux pôles positifs des cités épiques des pôles négatifs : des cités menaçantes, cités d’Auffrique, de Babylone, d’Alexandrie, ou de Constantinople, voire d’Orange, de Nymes, de Cordoue, de Saragosse, de Coimbre ou de Palerme avant leur conquête. Le rôle joué par les lieux d’ancrage (très décléricalisés dans notre corpus) des saints cors, de Brioude à Saint-Michel et Rocamadour ou Saint-Gilles (en pleine Espaigne donc…), est important lui aussi, mais il est sans nul doute différent de celui des cités tenues par de grands héros laïcs. Les pôles spatiaux cléricalisés (c’est-à-dire pour aller vite représentés au moyen d’un système de personnages ecclésiastiques, avec une Église instituée, structurante pour le récit) sont absents du corpus : Rome n’est pas traitée de cette manière, ni Saint-Gilles, ni Saint-Michel…

  • 18 - Une seule tradition manuscrite (ms D) parle d’une place hantive,/ Lai ou l’an ore lou moustier et (...)

17Les cités nommées contiennent toutes un ou plusieurs palais. Comme pour toutes les notations spatiales, l’écriture est très formulaire, c’est-à-dire répétitive de chanson en chanson et d’un passage à un autre. Elle peut devenir très elliptique. De surcroît, la transmission des chansons depuis des situations orales jusqu’aux représentations écrites n’assure pas toujours une parfaite logique à l’ensemble du récit, qui peut placer une scène dans un lieu avant de la basculer sans explication dans un autre. La fin du Charroi de Nîmes donne un exemple de cet ensemble de problèmes : la rencontre finale entre Guillaume et les rois sarrasins de la cité d’Orange se situe en apparence sur un marchié où les deux rois se sont précipités à l’arrivée de Guillaume déguisé en marchand. Voici ce que nous lisons : Li rois Otrans qui en oï parler,/ Il et Harpins avalent les degrez (v. 1079-1080) et Trusqu’au marchié ne se sont aresté (v. 1083). Il faut là comprendre à l’aide de la seule mention des degrez que descendent (avalent) les deux seigneurs de Nîmes qu’ils viennent du palais de Nîmes (terme que ne mentionnera que l’explicit du texte) : invariablement en effet, les degrez sont ceux du palais/ des palais des cités mises en scène. Puis il est dit que Guillelmes vient tot droit en une place (v. 1101), où Guillaume descend de cheval sur le topique perron de vert marbre (v. 1102)18 : est-ce la place sur laquelle se trouve le marchié ? À la toute fin du texte, seule la mention des degrez (v. 1453) dans lesquels Guillaume traîne le roi Otran nous permet de comprendre que la scène se déroule à nouveau dans le palais de Nîmes… Il est donc nécessaire de repérer ce type de formules, qui constituent en quelque sorte le paradigme épique du palais, pour pouvoir repérer le palais ! Dans le Charroi, qui narre la prise de Nîmes, le palais de Nîmes est ainsi réduit à ses degrés, auxquels on peut peut-être ajouter les estres (v. 1459), soit les « fenêtres » ou « galeries éclairées de fenêtres » mentionnées en épilogue : c’est en tout cas dans le cadre de ce palais où se retrouvent les Français que se termine le récit de la conquête.

18Faut-il pour autant se désintéresser de ces notations brèves et répétitives, et les qualifier d’absurdes ou de secondaires ? Certainement pas, tant le codage est porteur de significations. D’abord parce que le palais nous permet d’aborder la dimension spatiale intérieure de la cité, son centre et par voie de conséquence, le lieu le plus valorisé et le plus ordonné du pôle que représente la cité : les déplacements des personnages dans le récit dramatisent l’accès à ce centre, auquel ils parviennent difficilement, étapes par étapes, de la France à l’Espaigne puis à la cité et enfin au palais accessible par des degrés. Autrement dit, ils quittent la France pour s’en venir souffrir et triompher dans le Midi afin de donner à des cités imprenables la fonction de centres nouveaux par rapport à l’extériorité absolue que représente le monde païen : pour ce faire, la valeur suprême consiste à détenir un pouvoir souverain sur le palais placé au centre de ces cités. Il est toute une série d’obstacles et de clôtures bien matérielles entre le héros placé d’abord à l’extérieur de la cité et le palais.

19Nous retrouvons donc à l’échelle de la cité l’articulation centre/périphérie qui fonde la représentation du monde chrétien (France/Espaigne et périphéries émaillées de relais du centre) décrite plus haut : le vocabulaire et partant, la structure de l’organisation de l’espace de la cité le prouvent comme nous allons tenter de le montrer. Nous pouvons faire l’hypothèse que de la sorte, le palais nous donnera accès à une représentation spécifique de l’identité aristocratique laïque, différente de celle à laquelle renvoie la seule cité prise dans son ensemble.

III. L’organisation de l’espace de la cité seigneuriale épique : de la cité au palais

20Le mot cité correspond plutôt à la dimension extérieure du « pôle » à conquérir et à garder : c’est ce qui s’offre à la vue, à l’ouïe, à la connaissance, au désir de maîtrise, sur la base de thèmes fort précis. Pour aller vite, et imparfaitement puisque nous rassemblons là des composantes qui sont bien rarement regroupées dans le corpus, les cités épiques du Midi contiennent en effet, dans de hauts murs resplendissants de force, scandés par une série de murailles et des portes, une ou plusieurs tors et donjons eux-mêmes marqués par leur caractère inexpugnable, parfois depuis les fondations et jusqu’aux souterrains secrets ; des palés, des mesons, un bourc et une vile, des chastels ou constructions provisoires parfois pour la défense ; très rarement des rues et places, extrêmement peuplées (la cité iert [était] peuplee de gent, à propos de Nîmes dans le Charroi, v. 1422) ou bien animées d’une foule très aristocratique qui se distrait (le tableau d’Orange dans La Prise d’Orange). Des vergiers sont repérables, dedans ou dehors, ou des vaus (espaces vallonnés) et larris (sortes de landes ou garrigues), une praerie et des prez sous les murs. Des rivières ou la mer la cernent souvent : la mer n’est pas loin de Bourges, dans La Chanson de Guillaume…, ni de Montauban placé dans l’estuaire d’Ambès…

A. La cité : un espace extérieur désignant des valeurs seigneuriales laïques à dépasser

  • 19 - VAN EMDEN, p. 1-26 ; mais aussi pour d’autres corpus REGNIER-BOHLER, p. 303-394. Cf. ainsi la vil (...)
  • 20 - Voici à propos de Barbastre contemplée par Beuves de Conmarchis :
  • 21 - Liber miraculorum sancte Fidis. Éd. Luca Robertini, Spolète, Biblioteca di medioevo latino, 1994, (...)
  • 22 - COMBARIEU DU GRES (de), 1996, p. 59-77. Voir la laisse V d’Aymeri de Narbonne, relativement topiq (...)

21La dimension extérieure de la cité dégage dans les scènes de « vue sur la cité » une beauté liée à la force guerrière du site, à son caractère imprenable et défensif en général19, et en deuxième lieu, à une forme de splendeur matérielle, de fécondité vivrière20. On note qu’on retrouve ces deux caractères dans la description du château de Castelpers en Rouergue dans le récit latin des miracles de Sainte Foy21 aussi bien que pour la description de la ville de Troie dans l’Ilias de Joseph d’Exeter. Micheline de Combarieu du Grès les a notés aussi dans son étude consacrée à Narbonne22 telle que la découvre Charlemagne dans Aymeri de Narbonne. La fort cité garnie suscite selon un topos récurrent le désir irrépressible du héros pour la cité mirable, que la Prise d’Orange couple d’ailleurs sans solution de continuité au désir de la femme qui s’y trouve...

  • 23 - Nous avons relevé quelques énumérations démontrant le caractère donné au mot chastel dans notre c (...)

22Dans la cité, la tor, le donjon et le chastel sont des lieux particuliers qui soulignent eux aussi d’abord la vertu guerrière de la cité et partant, de celui qui la conquiert et la tient face à l’extériorité absolue (ce qui est non chrétien) et aux désordres internes du royaume chrétien (ce qui est mal chrétien). L’expression la tour orent par force conquestee [ils avaient conquis la tour par la force] est récurrente. On peut citer de même la comparaison de Guillaume avec une tor dans une scène de combat (Mes del baron n’ont il mie aterré/ Ne de la sele del cheval remué,/ ne plus qu’il fussent a une tor hurté [mais ils n’ont pas fait tomber le chevalier à terre, ni ne l’ont même bougé de sa selle, pas plus que s’ils s’étaient attaqué à une tour !], v. 1188-1190, Aliscans) ou celle du géant terrorisant la Provence avec un chastel, dans la version longue du Moniage Guillaume (Au chaoir enz fet .i. flat si tres grant / C’uns granz chasteaus n’en feïst mie tant [Lorsqu’il tombe [dans cette eau], il y fait un « flac » si énorme qu’un grand château n’en aurait pas fait autant !], v. 2818-2819). Mais tor et chastel, donjon et fermeté soulignent aussi la prospérité de la cité et les transactions qui en émanent (fidélité et alliances) : ce sont en effet les mots utilisés (souvent dans des énumérations) pour dire le fief, le bien ou la source de revenu qui sont en jeu dans les relations de fidélité et d’alliance, qu’elles soient conclues ou rompues23. Ils désignent ainsi les biens matériels, à côté des substantifs terres et honors, des seigneurs soumis au seigneur de la cité : dans Aliscans, le chasement par Guillaume de Rainouart après sa conversion et son mariage consiste en un don de chasteaus (Or est Guillelmes o Renoart alez/ Por les chastiax que il li a livrez,/ C’est Tortelouse et Porpaillart sor mer, [Guillaume a accompagné Rainouart jusqu’aux châteaux qu’il lui a accordés : c’est Tortelose, et Porpaillart-sur-mer], v. 8269-8271).

23La dimension extérieure de la cité s’entend ici au sens spatial bien sûr : c’est de l’extérieur et par l’extérieur de la cité, par ses murs et une vision globale, que se manifestent avec éclat les valeurs guerrières et ce qui compose l’élément matériel des relations vassaliques, soit la globalité d’un château que l’on donne en échange d’une fidélité jurée. La cité désigne donc aussi des valeurs éthiques : la vertu guerrière et la capacité à mobiliser et à faire circuler l’élément matériel de la fidélité (le fief, le château) par des transactions diverses, conflits et alliance conjugale, sont des composantes du pouvoir seigneurial et de l’identité du héros épique. Or on constate que ces composantes de l’identité seigneuriale épique sont traitées par une représentation spatiale qui les place à l’extérieur de la cité : elles sont visibles « du dehors ». Cela revient à les désigner comme des valeurs certes positives, mais spatialement périphériques et en aucun cas supérieures en valeur, si l’on suit les enseignements du paradigme centre/périphérie…

  • 24 - Vie de Louis VI le Gros de Suger.
  • 25 - Dans les Œuvres de Suger. Éd., trad. et introduction Françoise Gasparri, Paris, Les Belles Lettre (...)

24Pour comprendre ce fait, rappelons que le pouvoir seigneurial et l’identité seigneuriale sont définis là par des composantes que ne renierait aucun discours ecclésiastique de la période et qui constituent même la totalité de l’identité du grand laïc dans nombre de représentations ecclésiastiques, alors qu’elles n’y sont pas non plus des valeurs absolues de nature spirituelle : le castellum et la turris composent le cadre spatial fondamental et exclusif du livre que l’abbé Suger consacre à Louis VI24 et, par lui, à la catégorie des grands laïcs dans lesquels l’abbé tend à inclure le roi. L’abbé de Saint-Denis cantonne de la sorte ses personnages laïcs, y compris le roi, à des valeurs qui, pour être médiocrement positives, n’en sont pas moins relatives… par rapport à celles des homines spirituales de son De administratione et de son De consecratione25, représentés eux dans le claustrum de l’abbaye et le lieu sacré de la nef, autour de l’autel.

25On peut donc certes évoquer à juste titre la militarisation des habitats nobles, des paysages et de l’identité aristocratique pour expliquer ce premier versant de la description des cités épiques, mais à la condition de bien repérer ce que signifient les motifs de la vertu guerrière et des éléments matériels qui fondent les transactions vassaliques laïques dans le contexte global des productions textuelles, et à quoi ils servent dans le discours des uns et des autres. Pour Suger, le personnage de chevalier n’est que fonction guerrière et affaires du monde, transactions de nature féodale. De même, dans l’Ilias de Joseph d’Exeter, la description de la cité de Troie mobilise en apparence exactement les mêmes thèmes que la description de la cité d’Orange dans la Prise d’Orange, jusqu’aux parfums de rêve que l’on peut sentir en approchant des murs :

  • 26 - Joseph d’Exeter, L’Iliade. Épopée du xiie siècle sur la guerre de Troie. Éd., trad. et notes Fran (...)

Des tours presque identiques sont répandues dans toute la ville, rappelant le travail des Cyclopes, et le citoyen orgueilleux recherche des lieux élevés comme s’il méprisait le sol. Des feux s’élèvent partout, exhalant des vapeurs d’épicéa. Absorbant les airs avec son immense maison, Ucalegon occupe orgueilleusement les sommets, et Anténor rivalise avec lui en élevant ses murs à la même hauteur. Anchise à la taille changeante, tantôt plus grande et tantôt plus petite, économise ses pieds malades : comme il déteste marcher, c’est du haut de sa tour qu’il regarde la puissance de la ville et qu’il écoute les bruits de la rue26.

  • 27 - Ce ne sera plus le cas dans le roman arthurien par exemple, dont en effet, la thématique, pour êt (...)

26Mais juste après l’évocation explicite de Babel qui précède ce tableau, on comprend bien que ce paragraphe ne donne pas une vision positive de la ville, de sa beauté guerrière et de sa prospérité « économique » et de fait, des personnages de princes. Ce n’est sans doute pas un hasard si les premières chansons de geste, qui prennent le risque de jouer avec le motif guerrier pour mieux le dépasser dans leur description d’une identité seigneuriale idéale, restreignent l’usage du terme chastel27 et spécifient celui de tor : elles ne veulent visiblement pas réduire leurs héros à la vertu guerrière et à leur capacité à manipuler des fiefs pour créer des relations de fidélité… Elles laissent donc ces vertus à l’extérieur !

B. Le palais : un espace intérieur pour dire une valeur seigneuriale laïque spiritualisée

  • 28 - À propos de la cité de Nyme : Guillelmes l’a en la seue baillie,/ Les murs hautains et les sales (...)

27Contrairement aux textes de Suger en effet, les chansons de geste complètent le donjon, le chastel et la tour avec la dimension intérieure de la cité. Le paradigme centre/périphérie laisse augurer que sera désignée par cet espace intérieur une autre composante de l’identité du héros épique, nettement plus positive en valeur. Le terme palais est essentiel en la matière. Il n’est donc en rien étonnant que les expressions la tor et le palais ou encore les hautes tors et les sales pavees28 désignent de manière récurrente la cité vouée à jouer un rôle structurant dans le récit : ils déclinent les deux dimensions spatiales fondamentales de la cité, ce qu’on voit de l’extérieur et ce qu’on fait à l’intérieur. C’est dans cet « intérieur » que le discours du narrateur épique sur l’idéal de comportement et de valeur va trouver à s’incarner. La cité épique n’est décrite qu’à travers ces deux dimensions : la vue extérieure de sa hauteur et de sa force inexpugnable et/ou de sa richesse et la vision intérieure de son palais. Si fort peu de place est laissée, dans tout le corpus et sauf cas exceptionnel et nécessaire dans le récit, à la mention d’autres lieux de la cité, places ou rues, églises ou faubourgs, etc., c’est bien parce que ce n’est pas ce qui importe pour les narrateurs.

B1. La composition du palais : éléments généraux de description

  • 29 - LABBÉ, 1987.
  • 30 - Vie de Louis VI, XXIV, p. 174-177, à propos de Thomas de Marle par exemple, anecdote qui illustre (...)

28Le substantif palais a deux sens bien attestés : il peut désigner la demeure seigneuriale du ou des principaux seigneurs de la cité mais insistons bien sur le fait qu’il s’agit de désigner sa dimension intérieure et centrale, la plus valorisée, et non le « château » d’un seigneur sans plus ; il désigne aussi la « salle » principale, toujours située en hauteur, accessible par les degrés. Précisons qu’il est impossible de distinguer les palais des seigneurs et ceux des rois dans les chansons, même si l’on trouve quelques rares maisons plus humblement nobles en dehors des palais principaux : l’humble castel de Minerve, dans la Chanson de la Croisade, possède bien los autz murs e la sala peirina ([les murs hauts et la salle de pierre], v. 8, laisse XLVIII) de tout palais royal des chansons. Que contient le palais ? La grande thèse d’Alain Labbé sur l’architecture des palais et des jardins épiques29 a déjà largement défriché cette matière, et démontré combien ce code spatial est fondamental dans la construction d’un discours sur le pouvoir. Nous recourrons ici à son travail. Mais on peut ajouter à sa thèse que le discours épique sur l’espace du palais concerne au premier chef les conditions de possibilité d’une identité laïque idéale, à qui ne soient pas seulement confiés dans l’organisation du monde le « glaive matériel » et la fonction de combattant, comme le voudrait Suger30 !

29Le premier trait du palais (souvent le seul par lequel il soit repérable dans le récit) est le caractère surélevé que dessinent les degrés, parfois un planchier (sorte d’escalier ou de plancher incliné et sur voûtes ?), et/ou la mention systématique de sa hauteur : suz el palais ([là-dessus, dans le palais]). Le perron de pierre ou de marbre est présent au bas des degrés, flanqué d’un arbre, un pin ou un olivier.

30Des chambres sont repérables, au même niveau que la sale que l’on atteint par les escaliers ; mais peut-être aussi au-dessus, comme en témoignent certains déplacements de personnages. Ces chambres ont des fonctions diverses mais il en est toujours qui sont réservées à l’évocation de personnages féminins, comme on le verra : c’est un lieu plus retiré que la sale. C’est là où dort le couple seigneurial, le roi que l’on héberge, là où l’on range des armes aussi bien, là où l’on prie les statues de Mahomet et Tervagan et Apolin dans la représentation des mahomeries musulmanes, là où Charlemagne se retire pour regretter Roland et apprendre la nouvelle de sa mort à Aude…

31La cuisine est difficile à situer dans Aliscans mais semble placée au-dessous de la sale au château de Blaye, dans Ami et Amile où « l’enfant Girart » dévale les escaliers pour atteindre la cuisine (v. 2260). Des celiers ou même un grenier (dans Girart de Vienne, il est vrai pour un palais du nord) sont parfois mentionnés, pour la même fonction vivrière.

32Le marbre et la pierre sont omniprésents et des formules insistent sur ce fait : la sale ou la chambre perrine ou pavee ou voutie, le marbrin degré. Il est difficile de dire si le solier et les estres qui apparaissent de manière récurrente, notamment dans la mise en scène du topos du « panorama épique » ou « vue à la fenêtre » défini par Jean-Pierre Martin, correspondent à une simple salle au-dessus de la salle principale ou à une pièce, ouverte et couverte, comme une terrasse. De même, des chartres ([prisons]) sont repérables soit en dessous de la tor du palais, soit en hauteur dans la tor, et c’est bien d’ailleurs ce que l’on retrouve dans les récits hagiographiques latins de Rocamadour ou de Conques.

33La sale en haut des degrés est le cœur de l’ensemble. Dans la sale, on trouve un foier, un faudestoel [une forme de trône, de fauteuil somptueux] et des tapis, des lits et des bancs, des tables (amovibles), qui peuvent être haltes ou basses, des tables d’échecs, parfois des lits pour les invités (Amile dort ainsi au milieu du palais royal). Des pilers [piliers] sont présents, comme aussi des voltes, dans la chambre comme dans la salle, et des listes, des bordures qui sont peintes mais le plus souvent non décrites pour les palais chrétiens. Il est des jeux intéressants d’humiliation fondés sur la hauteur de la sale par rapport au perron dans Aliscans, devant le palais du roi Louis à Laon, qui refuse d’abord depuis la sale d’accueillir Guillaume, cantonné sous l’olivier où il est descendu de sa monture pour venir lui demander une aide militaire (laisses LXIII à LXVI). Puis ce jeu se poursuit à l’arrivée de la prestigieuse suite du père de Guillaume, Aymeri, qui par contraste reçoit un accueil somptueux puisque le roi va au-devant de lui. Cette fois, le jeu mobilise la hauteur symbolique du faudestoel, placé au cœur de la sale : El faudestuel ont Aymeri asis,/ Dejoste lui le roi de Seint Denis/ Et la contesse joste l’empereris./ Li chevaliers ont les sieges porpris / Enmi la sale, c’onc n’i quistrent tapis ([On fait asseoir Aymeri sur un siège somptueux, le roi de Saint-Denis près de lui, et la comtesse à côté de la souveraine. Les chevaliers occupent des sièges au centre de la salle et non pas des tapis !], v. 3032-3036, laisse LXVII).

B2. La sale : un lieu qui désigne et définit une communauté aux traits spirituels

  • 31 - Le même procédé est repris dans la Prise d’Orange : un premier vers d’intonation déclare Or est G (...)

34Pour comprendre la signification de la sale placée au centre spatial du palais épique, on peut commencer par comparer deux laisses successives du Siège de Barbastre dans lesquelles le vers d’intonation, le premier donc de la laisse (forme de strophe), se modifie de manière subtile. Ainsi, pour évoquer le début de la prise de possession du château principal de Barbastre par Beuves de Conmarchis et les siens, une première laisse commence ainsi : Or est Bueves en Barbastre en la plus mestre tour (v. 920). Cette expression sera reprise dans la demande d’aide des envoyés sarrasins à l’amirant d’Espagne cantonné sous les murs de Narbonne : Il sont a Barbastre, el plus mestre donjon (v. 3856). Une première dimension de la prise de pouvoir est signifiée par les mots tour et donjon, qui ont servi aussi dans les scènes d’emprisonnement précédentes : il est dit d’un Français, le chapelain, qu’il fut mis en la plus mestre tour, v. 944. Il s’agit là comme on l’a vu de la composante guerrière de la prise de pouvoir, adressée à l’extérieur dangereux et négatif des marges et exaltant la prouesse guerrière du héros. Mais la scène ensuite se décale el palés, comme le montre le premier vers de la laisse suivante : Bueves fu en la sale, entour lui sez François (v. 950). Beuves, nouveau maître des lieux, est représenté alors au sein d’un groupe, en une scène qui immobilise les personnages en la sale comme dans un tableau ou une photographie, par un arrêt sur image : les Français (présentés chacun par leur nom), le renégat Clarion qui les a sauvés, et les nouveaux convertis. Une scène de conseil s’ouvre ensuite, qui donne lieu là encore à une notation spatiale (Carlion et dus Bueves s’apuient a un dois, [une sorte de table], v. 95631), puis à une prise de parole au discours direct.

35Après l’exaltation de la fonction guerrière et de la « richesse » du fief conquis ou donné, qui sont restées « à l’extérieur » du palais, on assiste avec les scènes de palais, tout particulièrement de sale, au déploiement d’une seconde composante de l’identité laïque épique : celle qui est liée à la réalisation, dans l’espace de la sale, d’une communauté, par exemple celle d’une communauté large de vassaux devant son seigneur, ou celle d’un groupe plus resserré de vassaux supérieurs, comme aussi celle d’un groupe d’opposants contre le seigneur. Il y faut un arrêt sur image, très pictural, puis divers gestes et des prises de parole spécifiques. Et c’est cette composante qui est la plus valorisée comme le montre le cadre choisi : l’espace le plus « intérieur » et le plus central de la cité. Les scènes de la sale ont pour vocation principale d’abord de démontrer, par l’espace où il est contenu et montré, l’existence et l’identité du groupe/ de groupes constitué(s) par le seigneur épique ou le couple seigneurial et/ou ses adversaires ou ses alliés. De quelle nature est le lien qui configure ces groupes ? Pourquoi la représentation du groupe par le lieu, par la sale ?

  • 32 - Dans Aliscans, la réception d’Aymeri de Narbonne comprend après un accueil somptueux dans la sale(...)
  • 33 - Les mécanismes et autres automates et chants d’oiseaux artificiels semblent réservés, comme l’a n (...)

36Ces scènes de sale sont le plus souvent, comme l’a bien repéré la critique, des scènes d’accueil et de réception (d’ambassades au sens large : d’un prisonnier, d’un ennemi, d’un parent, d’un vassal, voire d’Ami dont son épouse demande à être séparée et qui, pour ce faire, tout lépreux qu’il soit, doit venir en la sale pavee, v. 2166…). La scène de réception peut se muer en scène de commensalité, et/ou de divertissement (avec jeux d’échecs et parfois chants et musique32), mais sans les merveilles que recèlent les palais païens33. Moments de la réception, d’accueil ou de conflit verbal, de commensalité et/ou de réjouissance et de célébration ou de déploration, sont tous des moments très codés qui prennent pour cadre la sale (ou ses avatars) : ils ont tous le même rôle de désignation au lecteur et donc, de définition et de réalisation concrète d’un groupe. Dans Aliscans, un personnage emploie les mots concordance (v. 3351) et acorde (v. 3396). Les scènes de la sale sont souvent suivies de la représentation d’une parole au discours direct qui met en action le groupe constitué : le conseil, le serment, la mise en ordre ou le châtiment, la conversion (le baptême peut se dérouler dans la sale) ou le don, le conflit (mais cette fois dans l’ordre de la parole), les nouvelles, les déplorations, voire les déclarations d’amour et les demandes en mariage...

37Donnons quelques exemples de formation et de désignation du groupe au lecteur par la sale. Il revient par exemple à Aymeri de Narbonne, tout juste appelé Aymeri de Nerbone, entré en possession de la cité et du palais plenier, de prendre femme : aussitôt, les plus haus honmes, qui plus font a prisier ([les hommes les plus grands, ceux à qui on doit attribuer le plus de prix], v. 1430) sont convoqués à Narbonne, au palais, afin de former une ambassade, une compagnie, pour aller demander la sœur du roi de Pavie. Parmi eux, vingt seulement sont reçus dans la sale, qui configure de fait un groupe supérieur de fidèles et qui sépare ce groupe des autres hommes (comme le fait Guibourc dans la Chanson de Guillaume) : le passage qui suit est tout entier consacré à la concrétisation par la scène de la sale d’un groupe à part, lié fortement par une relation interpersonnelle très haute en valeur (celle qui peut être qualifiée ailleurs d’amistié ou d’amor), que redit encore la parole du seigneur :

Et .xx. en ot Aymeri au vis fier
Avecques lui, en son palais plenier,
Qui a lui sont a boivre et a mengier,
Et tuit le tienent a seignor heritier,
Car de lui tienent lor terre a justicier.
Quant sont ensemble li nobile princier,
Quens Aymeri les prist a arresnier :
« Seignor baron, ne vous doi pas noier,
Talent m’est pris que je prengne moullier.
Si m’en vueil ainz a vous touz conseillier,
Si conme a ceus ou mout me doi fïer,
Et que mout vueil ensemble mercïer
Que de voz terres m’estes venuz aidier. »

([Et Aymeri au visage redoutable en retint vingt avec lui, dans son grand palais, vingt qui sont avec lui pour boire et pour manger : et tous ceux-là le considèrent comme leur légitime seigneur, car ils tiennent de lui leur terre à gouverner. Le comte Aymeri leur adresse alors la parole : « Sires, grands seigneurs, je ne vous le cache pas : j’ai eu envie de prendre femme. Mais je veux avant prendre conseil auprès de vous, vous qui êtes ceux en qui je dois avoir la confiance la plus totale, et je désire vivement vous remercier, tous, ensemble, puisque depuis vos terres vous êtes venus m’aider »], v. 1437-1448, laisse XLIV)

38De même, toujours dans Aymeri de Narbonne, la scène de l’arrivée des messagers venus à Narbonne permet de peindre le tableau d’Aymeri en majesté et du groupe resserré des siens, placés de manière très picturale là encore dans la sale à différents niveaux autour du faudestuef : cette scène manipule les liens de parenté seulement charnelle et d’alliance, et les enveloppe dans une représentation iconique de la scène de la sale. Cette scène de sale, parce qu’elle se situe dans la sale qui sépare le groupe du reste de la communauté sociale, donne aux parents réunis le statut de parents privilégiés, ceux que les chartes de la période aussi bien que les chansons appellent les amis ou drus en soulignant ainsi le caractère spirituel de leur relation :

Par la rue saint Pol sont en Nerbonne entré,
Devant la mestre sale descendent au degré.
Tuit .iv. main a main sont el palés entré,
Et truevent Aymeri el faudestuef doré,
Jouste lui Ermengart qui tant ot de biauté.
Au pié li siet Bernars de Brebant la cité,
Et Guillaume d’Orenge au corage aduré,
Et Garin d’Ansseüne c’on tenoit a sené ;
Jusques a Aymeri en sont li més alé.
Hunans parla avant qui on tient a sené :
« Cils Damediex de gloire qui maint en Trinité… »

([Ils sont entrés dans Narbonne par la rue Saint-Paul, et ils descendent de cheval devant la salle principale, au pied de l’escalier. Tous les quatre, main dans la main, ils sont entrés dans le palais, et trouvent là Aymeri, sur son trône doré. A ses côtés Ermengart à la très grande beauté ; à ses pieds est assis Bernard, de la cité de Brebant, et Guillaume d’Orange au cœur trempé, et Garin d’Anseüne, réputé pour sa sagesse. Jusqu’à Aymeri sont allés les messagers. Hunand, réputé pour sa sagesse, parla le premier : « Ce Dieu seigneur de gloire qui règne en Trinité… »] ; v. 3768-3778, laisse CXIV)

39Dans Girart de Vienne, on relève aussi une scène où la sale sert à désigner les contours d’une version très étroite et a priori très charnelle (père, fils et petit-fils) de la geste, que sa seule réalisation dans la sale dote d’une indéniable dimension spirituelle. On assiste d’abord à l’arrivée du père, Garin de Monglane, dans la sale : Sus el palés, qui de fin marbre fu,/ Vait li dus de Monglane (fin de la laisse LV). Puis la sale est vidée entièrement pour recevoir le groupe, qui se trouve de la sorte placé dans l’écart le plus extrême par rapport à l’extérieur du monde social :

Li dus Garin en monta le planchier.
Si fil le corent acoler et bessier.
Ilec le firent acesmer et bangnier,
De riches dras le font apareillier.
En sa mein tint .i. baston de pomier.
N’ot plus bel home de ci a Monpellier.
La sale vuident, le soir après mengier,
Qu’il n’i remest que seul .v. chevaliers.
([Le duc Garin monta les marches/ le plan incliné en bois. Ses fils coururent l’enlacer et l’embrasser. Là, ils le firent se préparer et baigner, et le revêtent de riches étoffes. Dans sa main, il tenait un bâton de pommier. Il n’y avait pas plus bel homme jusqu’à Montpellier. Ils font vider la salle, le soir après le repas, afin qu’il n’y reste plus personne, sauf les cinq chevaliers], v. 2052-2059, laisse LVI)

  • 34 - COMBARIEU DU GRES (de), 1989, p. 133-149.

40Chacun se dresse alors pour prendre la parole successivement en une scène de conseil qui met en œuvre le pouvoir du groupe. L’une des rares « scènes de palais » de la Chanson de la Croisade, dans la partie rédigée par Guillaume de Tudèle (la plus proche donc de l’écriture épique propre à notre corpus comme l’a montré Micheline de Combarieu34), mentionne ce cosselh qui « fait communauté » à part, avec réunion du couple seigneurial et des grands seigneurs et commensalité, dans le cadre bien délimité de la sale dont un trait (le tapis de soie) signale encore la magnificence, au château de Pennautier où Montfort réfléchit à la prise de Termes :

Lo coms, sel de Montfort, es el palais entratz
E ab lui la comtessa ab tot l’autre barnad ;
Sus un tapit de ceda se son asetïatz ;
Robertz de Malvezi, c’om i a apelatz,
En Guis lo menescalcs, cest foron latz e latz,
E en Guilheumes d’Encontre, qu’en tot lo vescomtat
No i a un plus ric om ni de major barnat,
E fo natz de Bergonha, segun que·m fo comtat,
A doas legas de Nivers ; cest an lo cosselh dat
Com lo castel de Terme sia tost asetjatz.
E mot d’autres proomes que lo an autrejat.
Lo cosselh se depart, que no a trop durat ;
Cant an un pauc estat e que foro dinnat,
Trastotz cuminalment son al cosselh tornat.

([Le comte, celui de Montfort, est entré dans le palais et avec lui la comtesse, en compagnie de tous les grands vassaux. Sur un tapis de soie, ils se sont assis. Voici Robert de Mauvoisin, comme on l’appelle ; à côté sire Guy le Maréchal, et après Guillaume de Contres –il n’y a pas en cette vicomté d’homme plus puissant, aux fidèles si nombreux –, originaire de Bourgogne, à deux lieues de Nevers selon ce qu’on m’a dit : celui-là a donné le conseil : que le château de Termes soit assiégé sans délai. Et nombre d’hommes de valeur appuient ce conseil. Le conseil alors se sépare : il n’a pas duré longtemps. Quand on s’est un peu reposé, et une fois que le repas a eu lieu, tous ensemble, ils retournent se réunir en conseil], v. 1 à 14, laisse LI)

41Les scènes de sale, pour topiques qu’elles soient, sont donc fondamentales pour comprendre ce que sont les plus hautes valeurs dans l’univers épique et à qui elles sont attribuées : ces valeurs sont non pas seulement symbolisées mais réalisées et signalées par la sale du château épique. D’Aymeri voulant soutenir la demande d’aide militaire, refusée d’abord par le roi, que demande son fils Guillaume en ambassade à la cour du palais royal de Laon, dans Aliscans, il est dit avant sa prise de parole : Enmi la sale vint devant Looÿs (v. 3058). La place sociale et éthique de chacun dans un groupe est d’abord rigoureusement définie par la mise en scène des personnages dans la sale : le conflit qui éclate alors marque les contours de la geste (le groupe) des Aymerides, tout autant que l’espace méridional et périphérique mais prestigieux de leur pouvoir, en le contrastant à l’espace français et au pouvoir royal qui lui fait face dans la sale.

B3. Émotions et gestes dans la sale : variations sur le groupe

42Parce qu’elles signalent aussi les valeurs supérieures attribuées à certains personnages et à des groupes, il faut considérer avec attention les notations relatives, dans cet espace du palais et de la sale, aux émotions surlignées de gestes qui participent de la désignation d’un groupe à part des autres et caractérisé par des liens spécifiques : ces notations sont des marqueurs du groupe et de ses valeurs.

43Par exemple la joie à la fin de la même scène d’Aliscans que nous avons mentionnée plus haut consacre non pas la rupture entre les deux groupes et les deux espaces mais leurs communes caractéristiques et l’ordre hiérarchique qui les gouverne malgré tout, donc l’ordre tout court qui se trouve restauré à la cour :

Or est la cour durement resbaudie.
Grant joie meinent trestoute la mesnie.
Mout fu la cort por Guillelme essaucie.
Li rois commande la table soit drecie,
Cele qui est a fin or entaillie.
Ce a Guillelmes conquis par s’estoutie.
Issi vait d’ome qui orgueillex chastie :
Ja n’en jorra s’il mout bel nel manie.
Cil jugleor meinent tel taborie.
Mout i avoit bele chevalerie
([La cour se laisse gagner par la liesse, tout l’entourage royal manifeste une grande joie. Grâce à Guillaume, la cour en sort grandie. Le roi ordonne de dresser la table, celle qui est incrustée d’or fin. Voilà ce que Guillaume a conquis par son audace. Ainsi en est-il de l’homme qui remet à leur place les orgueilleux : il n’en viendra jamais à bout s’il ne les malmène pas bel et bien. Les jongleurs mènent grande fête. C’était là une très belle réunion de chevaliers], v. 3397-3406, laisse LXX).

44La sale est ainsi le cadre privilégié de la joie, motif omniprésent dans la littérature de langue d’oïl et d’oc et qui, bien avant l’apparition du graal dans cette littérature, mais avec la même fonction, consacre un caractère spirituel acquis par certains personnages de grands laïcs, ici dans le cœur spatial de leur pouvoir. Grant fu la joie sus el paleis plenier ([Grande fut la joie en haut dans le palais principal]) dit une formule récurrente dans les chansons du corpus. La joie règne dans la sale où les Aymerides au grand complet, conviés par Guillaume en son palais, nommé Glorïete (v. 4480), à un repas commun, font communauté avant leur départ pour la bataille : la chanson connaît à partir de ce premier repas commun du soir un rythme bien différent, puisqu’après l’atroce commencement et avant une fin euphorique marquée à nouveau par la joie en Glorïete, le récit conduit à partir de là la communauté des héros à la victoire finale. Et il ne faudra pas moins de quatre laisses (laisses XC à XCIV), dont toutes évoquent encore un repas, cette fois celui du matin et toujours en Glorïete, pour narrer le départ pour la bataille finale. Les deux scènes de commensalité font le groupe, que leur joie qualifie alors de groupe de chevaliers supérieurs en valeur, liés par des liens de nature indéniablement spirituelle.

  • 35 - C’est à la cambra que s’adresse la mère éplorée de saint Alexis dans la vie romane (strophe 29), (...)

45Mais le doel ([la souffrance]) est une notation de valeur semblable, quand elle est ancrée dans la scène de la sale. Dans la Chanson de Guillaume, Guibourc son épouse vient servir Guillaume rentré de la bataille sans les siens, pris ou tués, à la « basse table » : Puis l’ad assis a une basse table/ Ne pout aller pur doel a la plus halte ([Puis, [Guibourc] le fait asseoir à une humble table – à cause de sa souffrance, il ne pouvait s’installer à la haute table.], v. 1402-1403). Elle fait de même après la deuxième bataille, ce qui donne lieu à une scène de sale très pathétique puisque précisément, Guillaume contemple aux tables vides l’absence du groupe, du grant barnage, avant d’adresser une complainte à la sale, autrement dit au groupe disparu35 :

CXLVI
Dunc prent s’amie par les mances de paille,
Sus munterent les degrez de marbre.
Ne trovent home que service lur face :
Dame Guiburc li curt aporter l’eve,
E aprés li baillad la tuaille ;
Puis sunt assis a la plus basse table,
Ne poeint de duel seer a la plus halte.
Il veit les bancs, les formes e les tables,
La u soleit seer sun grant barnage ;
Il ne vit nul juer par cele sale
Ne deporter od eschés ne od tables.
Puis les regrette cum gentil home deit faire.
CXLVII
« Ohi, bone sale, cum estes lung e lee !
De totes parz vus vei si aürné,
Beneit seit la dame qui si t’ad conreié !
Ohi, haltes tables, cum estes levees !
Napes de lin vei desure getees,
Ces escuïles empliës e rasees
De hanches e d’espalles, de niueles e de obleies.
N’i mangerunt les fiz de franches meres,
Qui en Larchamp unt les testes colpees. »
Plure Willame, Guiburc s’est pasmee ;
Il la redresce, si l’ad confortee.

([Alors il prend son amie par les manches de soie et ils montent ensemble les escaliers de marbre. Là-haut, il n’y a personne pour les servir ; dame Guibourc se hâte d’apporter de l’eau à Guillaume, puis elle lui donne une serviette et les voilà assis à la table la plus basse, car la souffrance les empêche de siéger à la plus haute. Guillaume voit les bancs, les stalles et les tables devant lesquelles s’asseyait autrefois la troupe immense de ses barons ; personne désormais ne fait la fête dans cette salle, personne ne joue aux échecs ni au trictrac. Alors il se lamente sur les siens comme un noble guerrier doit le faire.// « O noble salle, que tu es longue et large ! De tous côtés, je te vois magnifiquement préparée : bénie soit la dame qui t’a ainsi ordonnée ! Hélas, hautes tables, comme on vous a bien parées ! Sur vous, des nappes de lin ont été placées, et je vois des écuelles pleines à ras bord de gigots et d’épaules, de gâteaux fins et d’oublies. Ils n’y mangeront pas, les fils de nobles mères, car ils reposent, tête coupée, en Larchamp. » Guillaume pleure et Guibourc s’évanouit. Il la relève et la réconforte.], v. 2387-2409)

46Les scènes de palais, ainsi, disent bien par l’espace de la sale ce qui constitue la composante la plus haute de l’identité de grands seigneurs laïcs exceptionnels et de celui qui tient le palais : on y retrouve l’ordre parfait de la « hiérarchie d’égaux » célébrée et redite, rejouée dans la sale. Les solennelles prises de parole rendues au discours direct participent de cette évaluation très positive du personnage du grand laïc, qui détient là le pouvoir du langage, aussi bien que la raison des gestes. La sale réalise profondément le groupe des chevaliers épiques les plus exceptionnels, ce dont la chanson rappelle la mémoire et l’action sur l’espace de la crestïenté, mais aussi les groupes de leurs opposants et d’autres types de groupes à combattre ou à rectifier (dont nous n’avons pas parlé spécifiquement ici) : elle le fait par la prise de parole, par les émotions et les gestes. Elle conjoint un groupe d’hommes qui s’actualise dans la hiérarchie nécessaire (le faudestuel, la surélévation de la sale, la place du seigneur au dois, à la table…) et dans une égalité rêvée de vertus et de mérites, signalée par la présence commune dans la sale et la joie (ou le doel, ou le maltalent, « la colère »), lien spirituel qui redouble les liens de la parenté ou de l’alliance. La Table Ronde portée au cœur des récits arthuriens ne dira pas autre chose que ce rêve (non ecclésiastique) de communauté spirituelle laïque. Mais il nous manque encore à ce stade un élément, que nous avons laissé de côté, pour approfondir l’analyse de la formation du groupe dans ces scènes de sale. Avant d’en venir à cet élément, nous évoquerons d’abord brièvement le problème des avatars de la sale.

B4. La sale hors le palais : avatars

  • 36 - Il faudrait mettre en rapport ces notations spatiales « extérieures » mais qui, ici, restent « in (...)

47Il existe en effet des lieux qui relaient les palais et les sales, et qui jouent en l’absence de cité le même rôle par rapport à l’identité du héros et à son itinéraire de fondateur de communauté spirituelle dont la sale consacre l’existence. Il y a dans la Chanson de Roland, tout au long d’un récit qui se déroule loin du palais d’Aix, en Espaigne, nombre de scènes de verger, dans lesquelles les rois et empereurs sarrasins et chrétiens accomplissent leur pouvoir sous un arbre, le pin ou à l’ombre du vergier36 : Alain Labbé y a reconnu une des formes du « pouvoir en majesté » normalement montré dans le palais. On la retrouve dans la Chanson de la Croisade, puisque Montfort encerclant les assiégeants de Beaucaire convoque un cosselh dins un verger fulhans ([un conseil dans un verger bien vert], v. 12, laisse CLX), alors même que nous sommes dans la partie de la chanson qui modifie par ailleurs le plus la construction de l’espace par rapport aux chansons du XIIe siècle.

48Autrement dit, le verger et l’arbre évoquent la dimension intérieure du pouvoir et de l’identité aristocratique la plus haute, tout en révélant le groupe privilégié, en lieu et place de la sale. Voici le récit qui suit la prise de Cordoue :

Li empereres est en un grant verger,
Ensembl’od lui Rollant et Oliver,
Sansun li dux e Anseïs li fiers,
Gefreid d’Anjou, le rei gunfanuner,
E si i furent e Gerin e Gerers ;
La u cist furent, des altres i out bien :
De dulce France i ad quinze milliers.
Sur palies blancs siedent cil cevaler,
As tables jüent pur els esbaneier
E as eschecs li plus saive e li veill,
E escremissent cil bacheler leger.
Desuz un pin, delez un eglenter,
Un faldestoed i unt, fait tut d’or mer :
La siet li reis ki dulce France tient.
Blanche ad la barbe e tut flurit le chef,
Gent ad le cors e le cuntenant fier :
S’est kil demandet, ne l’estoet enseigner.
([L’empereur se trouve dans un grand verger, avec lui sont Roland et Olivier, le duc Samson, et le féroce Anséïs, Geoffroi d’Anjou, gonfalonier du roi, présents aussi Gerin et Gerier, et avec eux bien d’autres encore : de France la Douce il y en a quinze milliers. Les chevaliers sont assis sur des couvertures de soie blanche, ils jouent aux tables pour se divertir ; ceux qui sont vieux et plus sages font des parties d’échecs, les jeunes plus insouciants font de l’escrime. C’est sous un pin, près d’un églantier, qu’ils ont dressé un trône d’or pur : là siège le roi qui tient France la Douce. Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ; c’est un bel homme au visage imposant ; à qui le cherche, nul besoin de le montrer], v. 103-121, laisse VIII)

49Les tentes utilisées lors d’un siège ou lors d’un divertissement sont aussi susceptibles de dire à la fois la chambre pour les dames et la sale qui explicite la composante la plus haute du pouvoir laïc. C’est le cas particulièrement dans le Siège de Barbastre ou dans Aymeri de Narbonne : les tentes somptueuses des seigneurs épiques sont composées de matériaux luxueux et extraordinaires. La tente arborant des représentations de jeunes gens qui badinent et s’embrassent, avec une escarboucle sur le sommet et un aigle d’or, soit de Malatrie à Barbastre (laisse LXIX), soit d’Aymeri et Ermengart allant coucher avec leurs enfants sous les murs de Narbonne pour pouvoir offrir leur chambre au roi Louis (laisse 127), est extraordinaire. Le Siège de Barbastre présente de même le navire de Malatrie, princesse de Cordres, comprenant tout ce qui compose une cité, depuis les défenses extérieures jusqu’aux composantes intérieures du palais, de la nourriture abondante jusqu’aux lanternes merveilleuses :

Chambres i ot a volte ou l’en pot dosnoier,
Et la mahomerie et molin et vivier ;
Quatre mas y ot haus pour le voile drecier,
La ou li vens se fiert pour le plus tost nagier.
A un bort de la nef ot un praelet chier,
Malatrie s’i vait souvent esbanoier,
As eschés et as tables por son cors solacier.
Cils qui fist cele nef sot moult de son mestier :
Par tel engin fu fete qu’ele ne pot plongier,
.iv. chastiaus y ot pour la nef efforcier,
A chascun des chastiaus sont .xx. arbelestier,
Et as bors tout entour furent li chevalier,
Delés euls ont lor armes qui moult font a prisier
Por le dromont deffendre, se il en a mestier,
Qui tant par estoit riches.
([Il y avait là une chambre voûtée pour s’y divertir, et la « mahomerie », et un moulin, et un vivier. Le navire présentait quatre hauts mâts pour monter les voiles, afin que le vent s’y prenne pour naviguer le plus rapidement possible. Sur un côté du navire, il y avait un petit pré admirable : Malatrie y va souvent pour se distraire, et pour s’amuser aux échecs et à d’autres jeux. Celui qui fabriqua le navire savait bien son métier : il avait été conçu avec une telle maitrise que jamais il n’aurait pu sombrer. Il y avait aussi quatre ouvrages de défense pour renforcer le navire, chacun occupé par vingt arbalétriers, et aux bords, tout autour, il y avait des hommes de combat, avec à côté d’eux leurs armes, de grande valeur, pour défendre le bateau si besoin était : ce bateau si somptueux !], v. 1737-1751 laisse LXVI)

IV. La dame à la tor et la dame de la chambre

50Il nous faut à présent en venir à la place très importante donnée, dans la représentation du palais et les scènes de palais, au personnage féminin. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce personnage est mobilisé pour définir encore plus précisément l’identité seigneuriale laïque idéale (masculine par essence) que proposent les chansons de geste, bien plus que pour évoquer précisément le statut réel des femmes nobles…

A. La dame a la tor37

  • 37 - Pour la jeune fille à la tour, proche de la Vierge qualifiée de turris eburnea dans le récit lati (...)

51La maison noble croisée par Guillaume sur le chemin de Saint-Gilles et où un courtois chevalier l’héberge, donne lieu à un récit très intéressant de la part du héros : tandis que le chevalier part se divertir es prez, Guillaume s’apprête à repartir quand soudain, la dame de la maison vient prendre la rêne de son cheval :

« Ge descendi, ele me tint l’estrier,
Puis me mena aval en un celier,
Et del celier amont en un solier ;
Ainz n’en soi mot, si me chaï as piez.
Cuidai, beau sire, qu’el queïst amistiez
Ou itel chose que fame a home quiert.
Se gel seüsse, ne m’en fusse aprochiez
Qui me donast mil livres de deniers. »
([« Je descendis de ma monture et elle me tint l’étrier, puis elle m’emmena en bas, dans un cellier, et puis du cellier en haut, dans une pièce à l’étage. Avant que j’aie pu dire un mot, elle tomba à mes pieds, et je crus, beau seigneur, qu’elle allait me prier d’amour, ou me demander de ces choses que les femmes demandent aux hommes. Si j’avais su cela avant, je ne m’en serais jamais approché, même si on m’avait donné mille livres de deniers. »], v. 559-564, laisse XXIII).

  • 38 - Voir à ce sujet COMBARIEU DU GRES (de), 1989.

52Guillaume, qui n’est pas encore le maître de Nîmes et d’Orange, se trompe complètement dans sa lecture de la scène : la dame en question, pour ressemblante qu’elle soit avec le personnage lyrique de la « dame à la tour » des chansons des troubadours et des chansons de toile, n’a aucunement le rôle qu’il lui prête ici. Ce n’est pas une relation amoureuse, encore moins une relation charnelle, qu’elle offre au chevalier mais, en lui mettant la tête à la fenêtre du solier, une vision de la dévastation sarrasine à l’œuvre dans la terre dont on comprend qu’il s’agit de celle qu’il lui faudra conquérir, entre Nîmes et Orange, et en y exerçant sa fonction guerrière. Dans la partie de la Chanson de la Croisade par ailleurs la plus éloignée de notre corpus quant à la description de l’espace38, la comtesse de Montfort devient une exacte réplique de la dame du Charroi quand elle se penche éplorée, depuis las estras de la tor, als ambans ([aux fenêtres de la tour, sur les galeries couvertes]), v. 81, laisse CLXXXV), sur le théâtre de la fin de la guerre et de la joie des toulousains, joie menaçante qui avance aux portes du Château Narbonnais.

  • 39 - Par exemple dans la Chanson de Guillaume : Dunc remist sule Guiburc en la bone cité ;/ En un sole (...)

53Plus largement, les dames à la tour ou as batailles des chansons de notre corpus sont comme la dame du Charroi, des personnages chargés de surveiller, de bénir ou de corriger le bon accomplissement de la fonction guerrière, par exemple dans la scène d’Aliscans (laisses XLVII-XLIX) ou de la Chanson de Guillaume où Guibourc du haut des batailles ([remparts], Aliscans, v. 2026) ou qui l’esgarde d’unes dé fenestres (Chanson de Guillaume, v. 2303) refuse de laisser entrer dans Orange Guillaume fuyant la bataille. Les dames montées à la tor sont ainsi, certes, des personnages essentiels du topos de la « vue à la fenêtre » mais dans le corpus, elles entretiennent surtout un lien privilégié avec la vertu guerrière. Ce n’est pas étonnant étant donné la signification de la tor, dimension extérieure du pôle de la cité : la scène de la dame contemplant de haut et bénissant le départ des armées39 inscrit le personnage féminin dans une des deux dimensions fondamentales de la cité, sa dimension la plus extérieure, et, partant, dans le repérage des vertus les plus extérieures du chevalier épique, qu’elle corrige ou exalte. Mais ces valeurs guerrières et féodales, rappelons-le, sont dépassées par des valeurs plus hautes ! Et en la matière, le personnage féminin intervient aussi.

B. La dame, la chambre et la sale

  • 40 - CORBELLARI, 2001, p. 246.
  • 41 - LEGROS, 1980, p. 131-139 ; ead. L’Amitié dans les chansons de geste à l’époque romane. Aix-en-Pro (...)
  • 42 - CURSENTE, p. 285-292.
  • 43 - Sur ce sujet, voir GUERREAU-JALABERT, p. 207-258.

54Les chansons du corpus jouent en effet beaucoup avec les personnages féminins dans les scènes de palais, dont on a vu quelle importance elles ont pour désigner un groupe aristocratique aux valeurs très hautes. Or les mises en scène de personnages féminins ouvrent sur une thématique amoureuse. En cela Guillaume dans le Charroi de Nîmes ne se trompe pas totalement, même si pour lui, cette thématique ouvre à une dimension purement charnelle, donc assez négative ! Mais comme l’ont rappelé avec justesse Alain Corbellari40, et les travaux consacrés par Huguette Legros41 ou Benoît Cursente42 à l’amitié et à l’ami dans le contexte féodal, il est question avec cette thématique amoureuse, qui n’a rien de « privée » ni de « psychologique », de décrire et de représenter des liens sociaux et des valeurs. Et aussi bien une dimension charnelle négative ou médiocre qu’une dimension spirituelle, pour reprendre une conclusion de Benoît Cursente. Toute la littérature non latine ou latine de la période, ce qui n’est pas un hasard dans un contexte où la littérature monastique prend ce sujet très à cœur43, interroge en profondeur, et pour longtemps, ce thème de l’amor, que le personnage féminin rend explicite sans doute, même s’il ne faut jamais oublier qu’il est tout aussi largement traité par le biais de la relation vassalique et/ou de la relation à Dieu.

55D’où provient ce personnage féminin ? La conquête de la cité va de pair en général avec la conquête d’une alliance, soit avec une femme chrétienne, soit avec une femme sarrasine. Le narrateur d’Aymeri de Narbonne indique, après la conquête de la cité par Aymeri : Or li couvenist fenme ([désormais, il lui fallait prendre], v. 1317). Cette double conquête parachève l’identité exemplaire du héros laïque et de son groupe. C’est ce que marque la place concrète de la femme dans le palais, à l’intérieur le plus valorisé de l’espace chrétien de la cité, dans la sale et dans la chambre. On a affaire d’ailleurs là encore à une forme de dialogue polémique avec des textes ecclésiastiques contemporains, qui marquent par exemple, comme le fait le Decretum de Gratien, la médiocrité identitaire du non ecclésiastique par son statut de laicus-conjugalis

B1. L’épouse dans la sale : représenter la communauté

  • 44 - On note que deux laisses à peu près successives mettent en scène la comtesse de Montfort dans le (...)

56Une fois acquis son statut d’épouse, ou sur le point de l’acquérir, le personnage féminin est montré à l’intérieur de la sale, aussi bien aux estres [fenêtres] du solier ou sur les degrés, seule ou en compagnie de son époux : c’est le cas des très belles scènes de palais à Barcelone puis à Orange (puisque dans le manuscrit, le lieu du palais change) de la Chanson de Guillaume que nous avons citées plus haut, ou d’Aliscans, ou à Narbonne dans Le Siège de Barbastre. La dame prend aussi bien la place de l’époux dans la sale où elle organise le conseil, comme la comtesse de Montfort dans le Château Narbonnais44, ou bien encore comme Guibourc dans la Chanson de Guillaume : la dame réalise alors en lieu et place de Guillaume, par la commensalité dans la sale, le groupe des grands vassaux supérieurs en valeur (qu’elle sépare d’abord des autres) qui viendront en renfort à Guillaume :

Sus el paleis les assist al digner,
Chançuns e fables lur fait dire e chanter ;
Guiburc meimes les sert de vin aporter.

([Elle les fait asseoir au palais, là-haut, pour un repas : elle fait devant eux chanter et réciter chansons et contes et elle-même prend le soin de leur apporter du vin], v. 1237-1239)

57Autrement dit, les scènes de sale dont nous avons montré plus haut le pouvoir qu’elles ont de désigner et de fabriquer le groupe peuvent avoir pour acteur principal ou peuvent englober le personnage féminin, ce qui, comme on l’a vu dans une scène de palais du Siège de Barbastre, intègre dès lors le lien d’alliance dans la composition du groupe d’exception formé par le seigneur épique et dans le grant amur, autrement dit la haute qualité éthique, qui en émane et le caractérise. Mais quel caractère spécifique apporte le personnage féminin à la représentation du groupe par la sale ?

B2. Parvenir à la chambre : un itinéraire spirituel dans le cœur du palais

58Puisque le personnage féminin permet d’insister sur le motif de l’amor, le fait que le personnage épique masculin le conquière à l’intérieur du palais lui donne indéniablement une valeur liée à ce thème, donc a priori une valeur haute en raison de sa position dans l’espace. C’est ce que permet de montrer la place du personnage féminin, représenté dans un espace intérieur et central où accède le chevalier non plus par force comme pour la tor mais par amor, parce qu’il a acquis une valeur spirituelle. Autrement dit : pour ce faire, il ne doit pas déployer la seule vertu guerrière, mais d’autres vertus plus hautes. C’est ce caractère de nature spirituelle que le roman évoquera aussi par la notion de fin’amor, dimension essentielle que ne conquièrent, avec la joie puis plus tard le graal, que les meilleurs des hommes : des chevaliers forcément. Les moines de Cîteaux ne diront pas autre chose… mais pour eux, c’est au moine que revient d’aimer le mieux !

  • 45 - Dans le récit du prisonnier évadé Gillebert (il vient narrer les merveilles d’Orange à Guillaume (...)
  • 46 - Voilà un extrait de la deuxième laisse consacrée à la description d’Orange :
  • 47 - Voici un extrait de la troisième laisse décrivant Orange :

59En la matière, la Prise d’Orange va assez loin dans la démonstration spatiale de l’acquisition de cette haute valeur par le chevalier laïc, comme l’ont noté Alain Labbé, Nelly Andrieux-Reix et Alain Corbellari. La dame (qui, encore sarrasine, s’appelle Orable) est ici totalement associée à Glorïete, le palais d’Orange, sa résidence propre et le lieu fondamental du récit, distinct du palais de son époux situé dans la même ville. Orange est ainsi décrite par le biais de ces deux palais, celui de la dame et celui du mari qu’elle ne va pas tarder à quitter pour Guillaume : à la fois dans sa dimension extérieure, bien marquée par son caractère inexpugnable et vertical45, et intérieure, avec la description des plaisirs aristocratiques46 et des merveilles architecturales des deux palais47. Chacun des moments de la description d’Orange que Gillebert fait à Guillaume au début du texte, évoque ces deux dimensions, et ajoute une mention de la belle Orable : de la sorte, elle est impliquée à la fois dans les caractéristiques extérieures et intérieures de la cité. Le récit atteint une sorte d’acmé avec la chambre-sale-jardin où siège la splendide Orable : les trois chevaliers partis à la conquête d’Orange sous un déguisement sarrasin y parviennent difficilement et en prenant d’énormes risques, après avoir pénétré dans la cité, puis dans le premier palais, au terme d’un itinéraire complexe dans lequel tout désigne cette sale-chambre d’Orable comme le lieu le plus central et le plus important du récit. Le paradis (v. 676 et 688) dans lequel croit être parvenu Guillaume en contemplant cette chambre est bien structuré, comme l’a rappelé Alain Corbellari, à la fois comme un lieu à ciel ouvert et comme un lieu clos, pris dans le palais de la dame, assez identique au palais de son époux décrit en premier dans la chanson, mais avec un élément supplémentaire : un pin en effet ombrage la salle. Voici la scène :

En Glorïete en sont venu a tant.
De marbre sont li piler et li pan,
Et les fenestres entaillies d’argent ;
Et l’aigle d’or si reluist et resplent ;
Soleil n’i luist ne n’i cort point de vent ;
Bien fu paree, mout par fu avenant.
A une part de la chambre leanz
Avoit un pin par tel esperiment
Com vos orroiz se vos vient a talent :
Longue est la branche et la fueille en est grant ;
La flor qu’en ist par est si avenant,
Blanche est et inde et si est vermaillant.
[Ilueques est li carroiges sovent]
Pitre et canele, garingal et encens
Flere soëf et ysope et piment.
La sist Orable, la dame d’Aufriquant ;
Ele ot vestu un paile escarinant,
Estroit lacié par le cors qu’el ot gent
De riche soie cousue par les pans ;
Et Rosiane, la niece Rubiant,
Le vent li fist a un platel d’argent.
Ele est plus blanche que la noif qui resplent
Et plus vermeille que la rose flerant.
Voit la Guillelmes, tot li mua le sanc.
([Ils sont parvenus sur ces entrefaites dans le palais de Glorïete. Les piliers, les murs même sont en marbre. Et les fenêtres sont incrustées d’argent. L’aigle d’or reluit et resplendit. Mais le soleil n’y brille pas, et le vent n’y pénètre pas. Le lieu était bien orné et fort agréable ! Sur un côté de la chambre, il y avait un pin, fait d’une manière vraiment extraordinaire ainsi que vous l’entendrez si vous le voulez : la branche en était longue, et grande la feuille ! La fleur qui en naissait était merveilleusement belle, blanche et bleue et rougeoyante. (vers sans doute altéré). Épices et cannelle, plante aromatique et encens, hysope et piment embaumaient agréablement. Là siégeait Orable, la dame d’Afrique. Elle était revêtue d’une étoffe de soie somptueuse, étroitement lacée sur son corps si beau et cousue sur les côtés d’une très belle soie… Et Rosiane, la nièce de Rubiant, la rafraichissait avec un éventail d’argent. Elle était plus blanche que la neige qui resplendit et plus rose que la rose qui embaume. Quand Guillaume la voit, son sang ne fit qu’un tour !], v. 645-668, laisse XXI)

  • 48 - LABBÉ, 1987, p. 235-329, p. 300 sq.
  • 49 - Voir l’article fondamental de LEGROS, 1988, p. 297-314. Cf. tout particulièrement dans le Voyage (...)

60Le passage a été étudié en détail par Alain Labbé48 qui a souligné l’ensemble des traits merveilleux et de fait, étranges et étrangers, caractéristiques des représentations de palais méridionaux ou plus lointains dès lors qu’ils sont tenus par des sarrasins. La mention du pin, parce qu’il est « artificiel », est fondamentale comme marqueur de ce type de châteaux seigneuriaux à caractère périphérique, où l’on note systématiquement une interpénétration du dehors et du dedans, du naturel et du construit, avec notamment la présence massive d’automates49 ou au moins, comme ici, d’arbres artificiels parfois peuplés d’oiseaux mécaniques. La chambre de la belle sarrasine Floripas, dans la chanson Fierabras, est un exemple paradigmatique de cette étrangeté, mêlant architecture, nature fabriquée et pouvoirs divers. La chambre des dames sarrasines est ornée de représentations très ressemblantes de végétaux et d’animaux, ou de beautez plus vaguement évoquées : elle joue sur le brouillage des éléments naturels et artificiels et donc sur un pouvoir souvent semi-magique attribué à la dame. Mais le caractère féminin du personnage joue un grand rôle en lui-même dans l’inscription d’un caractère d’étrangeté initiatique positive au sein du parcours du chevalier, prélude à la merveille des romans bretons qui, en tant que telle, propose au héros une épreuve d’interprétation et une étape fondamentale de son itinéraire : on repère bien ce rôle spécifique quand le personnage féminin n’est pas un personnage sarrasin, mais conserve tout de même ce trait merveilleux, symptôme de la valeur spirituelle qu’il véhicule, comme c’est le cas pour la reine Ermengart, épouse d’Aymeri de Narbonne. Elle possède en effet une « tente des dames » (avatar de la chambre) somptueuse apportant la guérison à toute dame malade dans le Siège de Barbastre.

  • 50 - CORBELLARI, 2001, p. 251.

61L’apparition magistrale d’Orable à Guillaume permet de mettre en scène un Guillaume aussi peu perspicace que face à la « dame à la tor » dans le Charroi : en effet, dans les deux cas, Guillaume est constamment attiré « par le monde le plus sublunaire et le plus matériel qui soit50 », disons plutôt « charnel », et ce trait le caractérise dans bien d’autres chansons du cycle. Il ne voit d’abord que la dimension charnelle des choses, en l’occurrence des dames. À Orable qui lui demande, parce qu’elle ne l’a pas reconnu sous son déguisement, qui est ce Guillaume qui a pris Nîmes, le chevalier répond par un portrait entièrement axé sur la démonstration de la force physique et de la prouesse guerrière (laisse XXIII) : c’est bien parce qu’il n’a perçu d’Orable que sa dimension purement charnelle et extérieure, liée à la conquête et à la possession et au seul lien d’alliance. Il y faut une véritable conversion, dont l’adoubement de Guillaume équipé d’armes par la main d’Orable dans la tour de Glorïete est un signe marquant, pour qu’il parvienne à lire correctement les scènes auxquelles il assiste, tout spécialement donc les scènes de palais avec personnage féminin, et la valeur spirituelle qu’elles contiennent. Toute l’organisation de l’espace que doit pénétrer Guillaume jusqu’au cœur du palais désigne un itinéraire de conversion à l’amor qui a dicté sa venue à Orange et le fait pénétrer dans la chambre d’Orable.

  • 51 - CORBELLARI, 2001, p. 252.

62De fait, la fonction guerrière de Guillaume ira s’amenuisant dès qu’il passe l’épreuve du bon amor, après cette scène : Bertrand, le neveu de Guillaume, se substitue en la matière à son oncle et c’est lui qui conquiert la cité et délivre Guillaume51. En contrepartie, Guillaume devient un seigneur nanti d’une épouse prise dans un palais, au cœur de ce palais, au terme d’un itinéraire spatial révélateur : il a acquis là une valeur bien plus haute que ne l’est la valeur guerrière ou même le seul lien d’alliance comme le marque le caractère non guerrier de l’itinéraire jusqu’au cœur du palais. Guillaume est devenu par Orable/Guibourc le fondateur d’un espace chrétien nouveau, et d’une communauté non charnelle (Guibourc et lui n’auront pas d’enfants) de chevaliers supérieurs en valeur, voués à y régner. Cet itinéraire donne tout son sens à l’amour de loin éprouvé par Guillaume au seul récit initial de Gillebert, et à la folie qui l’entraîne à partir quasi seul à Orange, déguisé et sans armes pour conquérir la dame : il a enfin compris la foi que je doi a m’amie et qui identifie cet itinéraire d’exception, qui transforme la seule vertu guerrière et le seul lien d’alliance charnelle en liens spirituels d’amistié.

  • 52 - L’histoire de l’interprétation de la chanson (notamment l’application de la notion de parodie, do (...)

63La Prise d’Orange est donc bien comme les autres chansons du corpus un récit lié à un itinéraire d’exception mais il est vrai que la femme (Guibourc/Orable) et le palais (celui de Guibourc) jouent plus explicitement le rôle principal52. Aymeri de Narbonne gagne le même type de complétude dans la chanson éponyme : la captation du personnage féminin est traitée là plutôt sur le mode lyrique du fin’amor que par le biais de la merveille sarrasine mais elle reste, parce qu’elle est spirituelle, une étape essentielle d’accomplissement des valeurs les plus hautes. La scène de « première rencontre » avec Ermengart de Pavie reste cependant nimbée d’étrangeté : elle ressemble à celle de la Prise d’Orange, puisqu’Aymeri « entend » d’abord évoquer la rencontre d’un de ses vassaux avec Ermengart à Pavie, ce qui produit un récit voué à représenter une véritable apparition iconique de la femme, un soir, dans le palais de Pavie :

« Par mi Pavie .i. soir me reverti ;
Cele Ermengars au gent cors eschevi
Trouvai seant desouz .i. arc vousti,
.xv. puceles avoit ensemble o li. »
([Je m’en revins un soir par Pavie. Cette Ermengart au beau corps svelte, je la trouvai assise, sous une arcade : elle avait quinze jeunes filles avec elle], v. 1355-1358, laisse XLI)

64Les dames dans le palais, comme la sale elle-même, ont donc un rôle fondamental dans la représentation de ce qui est littéralement au centre de la valeur du chevalier épique, qu’il lui faut gagner, et qui permet de dépasser encore davantage un portrait fondé sur la seule valeur guerrière, représentée elle aussi dans l’espace de la cité mais par la tor et les murs. Elles ne sont pas de simples ornements visant à distraire par le récit d’une agréable « scène courtoise ». Cette interprétation ne permettrait pas d’expliquer de manière globale nombre d’éléments des textes et une grande partie de leur organisation spatiale en particulier ! Les dames désignent avant tout une composante spirituelle à conquérir. Tout ce discours est bien loin du discours sur la conjugalité tenu par les clercs…

B3. La dame de la chambre à la sale : une autre manière de « faire communauté »

65Les personnages féminins permettent enfin des jeux intéressants de mise en scène contrastant et reliant les chambres et la sale, sur lesquels il nous faut revenir.

66Nous avons déjà évoqué en effet ces chambres, lieux plus « centraux » encore que la sale, mais plus retirés, où l’on dort parfois, où l’on se retire, mais surtout où l’on rencontre des dames étrangement belles et cernées d’objets mystérieux (la chambre d’Orable, la chambre de Floripas…). La chambre est aussi fondamentalement le lieu soit où se trouve la dame lorsque le chevalier ou ses intermédiaires la rencontre, soit dont elle surgit pour manifester face au groupe des seigneurs réunis dans la sale sa beauté et sa valeur. Ce faisant, elle contribue comme la sale à la désignation et à la définition spirituelle de ce groupe : la dame en quelque sorte apporte ce caractère spirituel depuis la chambre jusqu’à la sale, scène sociale centrale pour le groupe.

67Dans Aliscans, il est une chambre à Laon dont surgit la jeune et belle Aélis, nièce de Guillaume, juste après la querelle d’une extrême violence qui a opposé Guillaume au roi Louis et surtout à la reine, sœur de Guillaume : la querelle et la scène d’insultes à la reine ont lieu dans la sale, mais c’est de la chambre où s’est réfugiée la reine Blanchefleur que provient Aélis (v. 3261 pour la première mention) et avec elle, la concorde et la paix entre deux groupes de personnages. De la sorte, leurs contours et leur identité sont désignés par une nouvelle scène de sale. De même, dans Aymeri de Narbonne, où la belle Ermengart apprend par son frère en une chambre qui estoit painte a flour (v. 2382) qu’Aymeri veut l’épouser, les surgissements répétés du personnage féminin de la chambre à la sale correspondent à l’épiphanie des valeurs acquises par le chevalier et aussi bien, par le groupe resserré des meilleurs de ses vassaux, réuni et désigné par leur réunion dans la sale comme nous l’avons montré plus haut. L’arrivée d’Ermengart dans la sale pavee, après qu’elle a accepté le mariage, donne lieu à une focalisation (a tant es vous : « Et voici que ») attirant l’attention sur l’entrée de la dame et sur son passage sous le regard du groupe rassemblé en la sale, ainsi que le rôle qu’elle est vouée à jouer dans l’identité de ce groupe. D’abord, comme pour la cité vue de loin, est signalée sa beauté :

Ileuc avoit mout de gent assemblee,
Que la nouvele lor estoit ja contee,
Que Ermengars esteroit espousee.
A tant es vous la pucele honoree :
D’une chambre ist richement acesmee.
Vestue estoit d’une porpre roee,
Sa crine fu d’un fil d’or galonnee.
Les iex ot vairs, la face coulouree.
De tel biauté l’ot Diex enluminee
Que puis ne fu si bele dame nee.
([Là, en cet endroit, il y avait beaucoup de personnes rassemblées, parce que la nouvelle leur était parvenue déjà qu’Ermengart serait bien mariée ! Et voici que vint la jeune fille tant honorée : elle sortit d’une chambre, très somptueusement parée. Elle était vêtue d’une étoffe pourpre, aux motifs circulaires. Dans ses cheveux brillaient des fils d’or. Ses yeux étaient très brillants, et son visage coloré. Dieu l’avait ornée d’une telle beauté que jamais depuis on ne vit dame si belle !], v. 2490-2499, laisse LXXVI)

68Puis, vient le spectacle de sa sagesse, qui fera de la dame la conseillère de son époux, donc à la fois son épouse (hiérarchie) et sa per (son égale), comme dans tout lien interpersonnel idéal :

Et la pucele, qui bien fu doctrinee,
Est encontre eulz tot maintenant levee.
Si les salue conme sage emparlee :
« Ciz Damediex qui mainte ame a sauvee,
Et qui fist ciel et terre et mer salee,
Gart tous ces contes, et doinst bone encontree ! »
([Et la jeune fille, qui avait été bien éduquée, est désormais dressée devant eux. Elle les salue comme le ferait une dame pleine de sagesse et d’éloquence : « Que Dieu qui a sauvé maintes âmes et qui fit le ciel et la terre et la mer salée garde tous ces comtes et (nous) accorde une bonne assemblée !], v. 2506-2511, laisse LXXVI)

69Dès lors que le groupe a acquiescé à la nouvelle dame, aussitôt entre en scène le divertissement que procure la dame de Pavie, comme celle d’Orange d’ailleurs : le vocabulaire du « faire communauté » est très insistant, et le groupe intègre la dame :

El palés sont li prince et li marchis.
Deffublez sont li mantel vair et gris,
Sour aus les ploient, deseure sont assis.
Entr’eus ensemble ont mout joué et ris,
Et avec aus la pucele au cler vis.
([Dans le palais sont les princes et ceux qui tiennent les marches. Ils ont posé leurs manteaux de vair et de petit-gris. Ils les plient et s’assoient dessus. Ils ont tous ensemble, entre eux, joué et ri, et avec eux, la jeune fille au clair visage], v. 2552-2556, laisse LXXVIII)

70La dame sortira une dernière fois de la chambre pour entrer dans la sale à l’arrivée d’Aymeri à Pavie : la scène de déclaration amoureuse qui suit se déroule de fait dans la sale en présence de tous, ainsi que la demande publique en mariage, el palais plenier (laisse XCV). La présence du groupe dans la sale permet de montrer l’acquisition par ce groupe du personnage issu symboliquement de la chambre : comme le chevalier lui-même, le groupe a conquis un caractère spirituel démontré par cette scène de sale.

B4. La dame dans la chambre marbrine : reproduction spirituelle de la communauté

71La dame peut aussi être mise en scène dans le seul cadre de la chambre perrine (v. 4672), comme Guibourc à Orange dans Aliscans. Il est question dans cette scène de l’accueil, dans le récit et dans le groupe des chevaliers combattant pour Guillaume, d’un personnage de sarrasin à la force extraordinaire, trouvé dans la cuisine du roi Louis et que le roi a donné à Guillaume qui l’a littéralement « repéré ». Or le premier repérage de Guillaume n’est qu’une des manifestations nombreuses de son caractère de fondateur d’une lignée spirituelle : il est capable, sans les connaître, d’élire et éventuellement de convertir à la foi chrétienne, et toujours à l’amour de lui, les meilleurs des hommes. Il fabrique le groupe spirituellement, ce groupe que l’on retrouve dans la sale à ses côtés.

72La scène dans la chambre a la même fonction, mais met en œuvre, cette fois le personnage féminin : après un ordre donné par Guillaume à son épouse, celle-ci amène Rainouart dans sa chambre pour qu’il accepte de quitter enfin les cuisines :

En la chambre entre ensemble o la roïne  ;
Andui se sont assis sor la cortine.
Riche est la chambre, bien est peinte, marbrine  ;
Li soleus luist dedenz par la verrine.
([Ils entrent ensemble tous les deux dans la chambre, la reine et lui ; ils se sont assis tous les deux sur une courtepointe. La chambre est somptueuse, bien peinte, faite de marbre ; le soleil luit là-dedans à travers les vitraux], v. 4688-4691, laisse LXXXIX)

73La scène correspond à une forme de chastiement de Rainouart (elle le commence mout bien a doctriner, v. 4805) par celle qui comprend peu à peu qu’il est son frère : elle tente de lui faire dire son origine, puis décide de lui donner des armes, dont une épée fabuleuse qui est vouée à remplacer le tinel avec lequel Rainouart se bat d’ordinaire. Toute la scène est donc consacrée à dire l’introduction de Rainouart dans la geste de Guillaume par l’amor que lui porte Guibourc, dans le cadre de la chambre, et non plus par le regard que pose sur lui Guillaume dans le cadre de la sale : la scène est sans nul doute plus haute en valeur encore dans l’itinéraire de Rainouart, puisqu’après cette scène avec la dame à la chambre, la chanson, dit le narrateur, se consacrera à ce personnage extraordinaire et à sa victoire.

74Guillaume est confirmé de la sorte dans son rôle de fondateur d’une parenté spiritualisée, retrempée et réaffirmée dans la scène de la chambre par l’utilisation d’un personnage féminin et de son espace propre qui, décidément, ont une forte valeur spirituelle. On remarque qu’à nouveau, la dimension charnelle de la parenté est intégrée dans une dimension plus haute du lien et que les grands personnages épiques se trouvent comme les moines à la tête de communauté qu’ils « reproduisent spirituellement ».

Conclusions

75On le voit : la répugnance des chansons à décrire les espaces urbains ou castraux ou les étendues en tant que surfaces homogènes et délimitées, non pas propre aux chansons de notre corpus, mais aussi bien aux premiers récits hagiographiques en langue d’oïl (le Saint Alexis) et d’oc (la Cansó de santa Fe), n’est pas synonyme d’une indifférence marquée à la construction d’un espace. Bien au contraire : cette dimension est prégnante dans la construction du récit et articule les autres motifs des textes, notamment les relations entre les hommes et une conception de l’ordre social et du pouvoir dans laquelle la parenté charnelle est inclue mais dépassée. En la matière, tout démontre combien l’articulation centre/périphérie est fondamentale, en ce qu’elle véhicule de significations et de discours sur les valeurs, notamment dans un texte aussi essentiellement ancré dans les représentations et les pratiques sociales que l’est la chanson de geste.

76La représentation des actes et des personnages dans le palais tire sa signification de son inclusion dans une représentation, savamment articulée par l’espace, des différentes composantes d’une identité laïque disons idéale : le palais est bien le substantif choisi par la langue d’oïl pour évoquer le centre ultime de l’espace seigneurial, un centre à la fois spatial et éthique, d’autant plus fondamental pour l’histoire de la crestienté dont les chansons de geste prétendent exalter la mémoire et les lieux de mémoire qu’il est placé dans un Midi périphérique par essence. Dès lors, le foisonnement des toponymes des cités et la répugnance à la description, mais aussi bien une écriture souvent répétitive et elliptique, ne doivent pas masquer les nombreuses notations qui visent à situer spécifiquement certaines scènes dans le palais et d’autres dans la tor de la cité. Ce sont les seuls éléments de la cité et de l’espace auquel s’intéressent vraiment la chanson de geste et la première littérature de langue romane plus largement, quand elle ne rêve pas, d’une manière très spécifique aussi, aux cités lointaines et/ou sacrées (Jérusalem et Constantinople, Rome ou Babylone, Troie ou Carthage) !

77Il déplaira peut-être à notre imaginaire troubadour de constater que la chambre des dames a dans notre corpus une signification bien peu psychologique et sentimentale, et que les nombreux repas pris en musique parfois, dans la joie ou la désolation ou l’expectative, dans la sale voûtée et pavée, ne sont pas une exaltation de l’aristocrate impénitent, un peu sot, braillard et jouisseur, vague cousin des guerriers germaniques de Tacite et farouchement cantonné à ces formes de jouissances palatines et à sa fonction guerrière... Les scènes de palais, avec leur cortège précis d’actes et de notations émotionnelles, de types de personnages genrés et spatialisés et de formes de mise en voix, renvoient en effet symboliquement à une composante de l’identité aristocratique laïque idéale que construisent les chansons. Elles s’interrogent par l’espace et avec l’espace du palais sur les conditions de possibilité d’une exemplarité laïque qui soit l’égale en valeur des exemplarités monastiques, ou ecclésiastiques plus généralement. Et qui ne contraignent pas les personnages de chevaliers, comme le font les vies de saints de la période, à une conversion à l’état monastique en bonne et due forme : c’est en restant chevaliers dans le palais, dans le groupe de la sale, que ces personnages deviennent exemplaires en valeur…

  • 53 - Nous citons ici PARISSE, p. 268 et 269.

78Le palais est en effet le lieu où se déploient les composantes qui viennent compléter la fonction guerrière à laquelle s’est parfois trouvé réduite dans ces discours ecclésiastiques l’identité aristocratique quand, au cours des XIe et XIIe siècles, la chevalerie revêt un « aspect » (des valeurs, des comportements, des rituels…) « qu’on a cru à tort être le sien à l’origine » alors qu’il a été modelé par « l’intervention de l’Église », et par l’« idéal chevaleresque tel que l’Église l’a défini ». L’écriture ecclésiastique du personnage du chevalier, depuis l’hagiographie jusqu’aux cartulaires, signale l’« annexion de la chevalerie par l’Église53 » à la période grégorienne, annexion avec laquelle, précisément, semblent jouer en un dialogue serré et polémique les chansons de notre corpus. Les scènes de palais, depuis la présence du jeu d’échecs jusqu’aux parfums, au rituel de l’eau proposé avant le repas et à la proximité des chambres dont surgissent des personnages féminins, disent fondamentalement en effet un groupe idéal et ses adversaires ou ses alliés, un ensemble structuré par une « hiérarchie d’égaux » dont tout démontre, avant l’invention en littérature de la Table Ronde et de l’objet « graal », l’acquisition d’un caractère spirituel. L’écriture ecclésiastique du seul castellum par Suger ou la narration des Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam, soucieuse de montrer le groupe des chevaliers structuré et dominé par l’action des personnages ecclésiastiques, leur dénient absolument ce caractère spirituel ! C’est en concordance ou encore en acorde, dans l’exaltation et la réalisation (par la parole, le geste, etc.) de la communauté réalisée par le cadre de la sale, confirmée par l’entrée de la dame qui surgit de la chambre, que s’accomplit ici l’histoire de la crestïenté en l’absence totale de l’Église institutionnelle, dont même la fonction sacramentelle se déroule dans l’orbite du palais pour le rituel bien délimité de la messe et parfois du baptême et du mariage, mais sans influer plus avant sur l’espace et l’histoire. Tout ceci d’ailleurs concerne les chansons de notre corpus, mais en aucun cas l’ensemble des chansons de geste écrites en langue romane : il suffit de regarder le rôle structurant joué par l’Église dans la chanson de Girart de Roussillon !

  • 54 - FOSSIER, vol. 1, p. 322.

79En relation inverse et symétrique à la maison noble décrite (très ecclésiastiquement !) par Lambert d’Ardres en 1120 et que commentait Robert Fossier54, le palais seigneurial épique se garde de même de mettre en scène en son cœur la reproduction charnelle : il n’est pas question ici d’une chambre conjugale jouxtant la sale et située au-dessous de la chambre close des femmes et d’une chambre ouverte des hommes, tandis qu’au premier niveau, de plain-pied, de la demeure, seraient situées les « réserves en vivres ». Toutes ces données sont reprises et transformées dans un genre, le genre épique, qui prend le risque de traiter de la fonction guerrière en indiquant pourtant, à tous les moments du récit, que cette fonction est dépassée par les chevaliers. Mais il ne s’agissait pas non plus de définir le grand seigneur idéal par sa seule fonction reproductrice et par sa conjugalité : cette conjugalité était bien assez montée en épingle dans les portraits ecclésiastiques des seigneurs laïcs ! La chanson devait estomper ou bien plutôt manipuler ces deux traits si elle voulait montrer un seigneur idéal du point de vue spirituel.

  • 55 - MORSEL, 2008, p. 4.

80Le palais de la chanson met donc tout en œuvre pour contrer le « rôle vivrier et géniteur » repéré par Robert Fossier dans l’organisation interne de la domus noble d’Ardres. C’est pourquoi si l’on conserve dans les chansons des chambres d’armes, ou des chambres à personnages féminins, c’est bien pour récrire l’identité laïque aristocratique : outre le fait que le couple majeur de notre corpus n’a pas d’enfant, il reste que c’est la sale qui fait le groupe d’amis et désigne une forme de reproduction spirituelle des meilleurs des hommes ; qui assure dans son microcosme l’ordre politique et social le plus idéal ; qui le discute et l’instaure quand il est en péril. C’est elle qui dit ce groupe et son identité non pas seulement charnelle, non pas seulement définie par la guerre et la reproduction, le don de terres et d’hommes à l’église, mais spiritualisée par son usage de la parole, de la conversion et sa pratique de l’amor et de la joie, qu’elle place au centre de l’activité de ceux que l’on appelle les chevaliers. Pour le dire autrement, la représentation des scènes de palais déparentalise le mode de domination de la lignée aristocratique, qui se définit avant tout comme communauté spirituelle par ce palais, par sa sale et par le pôle de la cité, par l’histoire longue de sa transmission et de sa fondation/conquête. C’est donc bien par un centre que se définit ici l’espace chrétien, non par ses limites, et par une communauté de salut55 aristocratique rendue visible dans une sale : en mi la sale. Et ce discours ne peut en aucun cas être assimilé à un discours d’origine ecclésiastique.

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Le Charroi de Nîmes. Éd. Duncan MCMILLAN. Paris : Klincksieck, 1972, à compléter avec la traduction, basée sur l’édition du ms A1, de Claude LACHET dans Le Charroi de Nîmes. Paris : Folio Classique, 1991 ;

La Prise d’Orange. Éd. et trad. Claude LACHET. Paris : Champion Classiques, 2010 à compléter avec REGNIER Claude. La Prise d’Orange. Paris : Klincksieck, 1986 ;

Aliscans. Éd. et trad. Claude Régnier, présentation et notes Jean SUBRENAT, traduction revue par Andrée et Jean SUBRENAT. Paris : Champion Classiques, 2007 ;

Quelques chansons plus tardives

Aymeri de Narbonne. Éd. Hélène GALLE. Paris : CFMA, 2007 ;

Girart de Vienne. Éd. Wolfgang VAN EMDEN. Paris : SATF, 1977 (à compléter avec la traduction de Bernard GUIDOT : Girart de Vienne. Paris, Traductions des CFMA, 2006) ;

Le Moniage Guillaume. Éd. de la rédaction longue par Nelly ANDRIEUX-REIX. Paris : CFMA, 2003 ;

Le Siège de Barbastre. Éd. Bernard GUIDOT. Paris : CFMA, 2000 ;

Quelques chansons qui ne mettent pas en scène spécifiquement la lignée de Guillaume d’Orange et autres sources

Chanson de Roland. Éd. Cesare SEGRE, Genève : TLF, 2003, à compléter avec la traduction fournie dans La Chanson de Roland. Éd. et trad. Ian SHORT. Paris, coll. « Lettres Gothiques », 1990 ;

Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et Constantinople. Genève : Éd. Paul AEBISCHER, TLF, 1965 ;

Ami et Amile. Éd. Peter F. DEMBOWSKI. Paris : CFMA, 1987 (traduction, un peu éloignée parfois du texte, par Joël Blanchard et Michel QUEREUIL. Paris : Traductions des classiques français du Moyen Âge, 1985) ;

Chanson de la Croisade albigeoise. Éd. Eugène MARTIN-CHABOT. Paris, 1960, 3 vols.

Vie de Louis VI le Gros de Suger. Éd., trad. Henri WAQUET, Paris : Les Belles Lettres, 1929.

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Notes

1 - Nous empruntons cette notion à Michel Banniard, dont on peut lire avec profit la Genèse de la langue française, p. 9-35.

2 - La bibliographie sur ce sujet est immense, depuis les ouvrages fondateurs de Michael T. Clanchy et Brian Stock. Citons seulement pour l’état de la question et une bibliographie : MORSEL, 2000, p. 3-43 ; CHASTANG, 2008, p. 245-269 et GUYOTJEANNIN, MORELLE, PARISSE, 1997.

3 - GUYOTJEANNIN, 1997, p. 11-44.

4 - GRATIEN. Decretum, sec. pars, c. 12, q. 1, c. 7.

5 - MAZEL, 2005, p. 53-95 ; LAUWERS, p. 11-64.

6 - MAGNANI, p. 428 sq., qui définit cette sociabilité complexe comme un facteur majeur de « continuité » et de confortation de liens sociaux, à travers des actes mêlés de conflit, de violence et de collaboration.

7 - Pour ceux qui s’intéressent à la question de l’image, une petite mise en garde intéressante de Florian Mazel, qui commente les pièges que recèlent les « images de calendrier » médiéval pour qui enquête sur le « travail paysan ».

8 - Nous présentons en annexe des éditions fiables (et, quand il s’en trouve, des traductions) de ce corpus.

9 - Pour faire le point, BRUNEL-LOBRICHON, p. 279-291.

10 - Dans la Chanson de sainte Foy occitane (éd. et trad. Ernest Hoepffner, Prosper Alfaric, Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2 vol. ), Dioclétien « roi » des « grecs et des romains » tient l’Hespainna et les montz Cerdans précise le narrateur (v. 115). Autrement dit le monde entier, mais avec la mention spéciale de ce même Midi des chansons de geste.

11 - MARTIN, 1996, p. 5-20 ; LABBÉ, 1997, p. 213-224.

12 - GUERREAU, p. 7-30.

13 - ZADORA-RIO, 2005, p. 105-120. Élisabeth Zadora-Rio explique que l’un des deux modes de « structuration spatiale » en jeu pour la paroisse repose sur une « logique radiale d’extension du pôle ecclésial », dans laquelle « les limites territoriales sont définies progressivement, à la fois par les pratiques sociales et cultuelles des populations locales et par la rencontre ou les conflits avec d’autres pôles en expansion » (p. 107).

14 - MAZEL, 2008, p. 11-21, p. 20 et p. 367-400.

15 - Je cite là l’article majeur d’Alain Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen ». Son hypothèse sur l’espace a été reprise dans l’article « Centre/périphérie » que Jacques le Goff a rédigé pour le Dictionnaire Raisonné de l’Occident Médiéval.

16 - Dans Renaut de Montauban, la nouvelle cité de Montauban se trouve située dans le Bec d’Ambés…

17 - Alain Labbé concluait pour le corpus épique à « une même représentation de l’espace régie par la ligne et le point, insoucieuse d’exprimer l’étendue, réduisant la complexité des lieux, si profuse qu’elle soit parfois dans l’abondance des toponymes, à n’être que l’axe d’un perpétuel déplacement » (1993, p. 174).

18 - Une seule tradition manuscrite (ms D) parle d’une place hantive,/ Lai ou l’an ore lou moustier et la Virge./ Or i est il, mais dons n’i iere il mie ([une place ancienne, là où l’on va prier dans l’église la Vierge. Elle s’y trouve maintenant, mais elle n’existait pas alors], v. 1205-1207). Plus loin sont évoquées aussi les larges places (v. 1180) de Nîmes et l’on retrouve souvent dans l’évocation des cités du Midi et de la péninsule ibérique sarrasine cette place, particulièrement mise en valeur aussi en occitan, dans la Chanson de la Croisade et le bien plus tardif Roland à Saragosse occitan, qui lui donne le nom de suza, dont les érudits discutent le sens et l’origine. Cf. le commentaire de Mario Roques dans Romania, 1946, n° 275, t. 69, p. 317-361, p. 347.

19 - VAN EMDEN, p. 1-26 ; mais aussi pour d’autres corpus REGNIER-BOHLER, p. 303-394. Cf. ainsi la ville de Carthage découverte par Énéas dans la célèbre et longue description qu’en donne le Roman d’Énéas : « ne samble pas vile de pais » (v. 667).

20 - Voici à propos de Barbastre contemplée par Beuves de Conmarchis :

Et regarde Barbastre qui est et grans et lee,
Et vit le ponmel d’or desus la tour quarree
Qui reluist ensement conme noif sor gelee ;
Garde vers la forest, qui est espesse et lee,
Ou il a venoison qui est bien aprestee,
Et devant lor court Sore, qui est et grans et lee,
Qui les nez lor amaine d’outre la mer salee ;
Voit le gaaingnerie, le vignoble et la pree,
Gyrart son filz a pris par le resne doublee.
« Biaus filz, ce dist li dus, oez reson membree,
Moult est ceste citez manant et assasee
Et qui ore l’avroit loiaument conquestee
Par lui seroit encor toute Espaigne aquitee. »
([Il regarde alors Barbastre, qui est grande et étendue, et il voit la boule d’or sur la tour carrée, qui reluit exactement comme le fait la neige bien gelée ; il regarde vers la forêt, qui est épaisse et étendue, et où se trouve beaucoup de gibier disponible. Devant, court la Sorre, qui est grande et étendue, et qui leur apportent les navires venant d’au-delà de la mer salée. Il voit l’espace labouré, les vignes, et les prairies. Il a saisi la rêne doublée du cheval de son fils Girart : « Beau fils, dit le duc, écoutez un sage discours : cette cité est très riche et possède des biens en abondance. Et qui l’aurait conquise loyalement libèrerait par-là même toute l’Espagne. »], Le Siège de Barbastre v. 1240- 1252, laisse XLIX)

21 - Liber miraculorum sancte Fidis. Éd. Luca Robertini, Spolète, Biblioteca di medioevo latino, 1994, Livre I, chap. 33, p. 139 sq.

22 - COMBARIEU DU GRES (de), 1996, p. 59-77. Voir la laisse V d’Aymeri de Narbonne, relativement topique de cette « vue sur la ville » suscitant le désir, mais aussi de valeurs qui sont clairement placées à l’extérieur, même si elles sont relativement positives.

23 - Nous avons relevé quelques énumérations démontrant le caractère donné au mot chastel dans notre corpus : la composante matérielle de la fidélité vassalique et de l’alliance, qu’elle souligne dans tous ses aléas. Ainsi : assaldrez vus ne chastel ne cité (v. 110) ou vient a chastel u a ville (v. 2463), Chanson de Guillaume ; à propos des amis et drus d’Aymeri qui combattent pour lui : n’i a celui n’ait chastel ou cité (v. 4130), Aymeri de Narbonne ; dons du roi : Cel done terre, cel chastel, cel citez,/ Cel done vile (v. 37-38) ou chastiaus et marches, donjons et fermetez (v. 412) ou Se vos volez ne chastel ne cité,/ Ne tor ne vile, donjon ne fermeté,/ Ja vos sera otroié et graé (v. 471-472) ; dons promis par Guillaume aux chevaliers pauvres : « Ge lor dorrai deniers e heritez,/ Chasteaus et marches, donjons et fermetez… » (v. 645-646, repris v. 655-656), Charroi de Nîmes, etc.

24 - Vie de Louis VI le Gros de Suger.

25 - Dans les Œuvres de Suger. Éd., trad. et introduction Françoise Gasparri, Paris, Les Belles Lettres, 1996 et 2001, t. I et t. II.

26 - Joseph d’Exeter, L’Iliade. Épopée du xiie siècle sur la guerre de Troie. Éd., trad. et notes Francine Mora, Turnhout, Brepols, 2003, Livre I, v. 486-513. Juste avant cette citation, le narrateur décrit les murailles, les portes, les merlons, la tour principale, bref, tout le caractère défensif de la cité. La suite concerne la description des environs, aux effets de sens intéressants : forêts, vignes, prairies, pâturages, prés… et bien sûr, fleuve.

27 - Ce ne sera plus le cas dans le roman arthurien par exemple, dont en effet, la thématique, pour être risquée elle aussi, n’en reste pas moins plus éloignée de l’équation susceptible de réduire le seigneur laïc au statut de guerrier.

28 - À propos de la cité de Nyme : Guillelmes l’a en la seue baillie,/ Les murs hautains et les sales perrines/ et le palés et les chasteleries (v. 14-16).

29 - LABBÉ, 1987.

30 - Vie de Louis VI, XXIV, p. 174-177, à propos de Thomas de Marle par exemple, anecdote qui illustre combien « Le début du XIIe siècle est […] le temps où fut exprimée de la façon la plus rigide l’idée d’une ‘auxiliarité’ de la fonction princière, notamment au travers d’une volonté tenace des partisans de la réforme d’affirmer le rôle moteur de l’Église dans la prise en charge de la paix publique, et de confiner rois et princes dans une simple fonction d’exécution » (SASSIER, p. 165).

31 - Le même procédé est repris dans la Prise d’Orange : un premier vers d’intonation déclare Or est Guillelmes dedenz la tor monté (v. 738, laisse XXIV), pour signaler que Guillaume a accédé à Glorïete et à Orable, certes sans combat, mais par la ruse et le courage contre, puis un autre vers d’intonation, après le moment dramatique où les sarrasins démasquent Guillaume, dit : Guillelmes a le palés effraé (v. 824, laisse XXVI), ce qui signale qu’il est bien dans la salle de Glorïete, autrement dit désormais au cœur du lieu de pouvoir, avant qu’un troisième vers d’intonation ne récapitule la situation en signalant la prise de possession à venir (il y faudra encore des batailles et l’emprisonnement) sous l’angle de sa souveraineté et non plus du moment de sa conquête : Or fu Guillelmes en Glorïete entré (879, laisse XXVIII). On peut aussi citer le vers d’intonation d’une laisse marquant l’entrée d’Aymeri non pas seulement dans Narbonne, mais dans son palais, à « l’étage de la salle » : Dusqu’el palés en l’estage plus grant/Fu Aymeri au courage vaillant. (v. 1877-1878, laisse XXXVI).

32 - Dans Aliscans, la réception d’Aymeri de Narbonne comprend après un accueil somptueux dans la sale royale du palais de Laon, la notation suivante : Soef i flaire et la rose et le lis/ Et li encens est es encensiers mis,/ Cil jugleor ont lor vieles pris./ Grant joie meinent el palés segnoris./ Mout i avoit et de ver et de gris. ([La rose et le lys répandent un parfum suave, et il y a de l’encens dans les brûle-parfums. Les jongleurs ont pris leurs vièles. La joie irradie dans le palais seigneurial : on arbore partout des fourrures de vair et de petit-gris], v. 3037-3041, laisse LXVII).

33 - Les mécanismes et autres automates et chants d’oiseaux artificiels semblent réservés, comme l’a noté Joël H. Grisward (p. 75-82), aux rois dont le pouvoir est faussement sacré et seulement magique. Voir aussi Alain Labbé sur le contraste entre le roi Charlemagne, siégeant dans l’église de Jérusalem avec ses douze pairs, et le roi Hugon, roi laboureur et architecte, mais non pas spirituel : LABBÉ, 1987, p. 331-354.

34 - COMBARIEU DU GRES (de), 1989, p. 133-149.

35 - C’est à la cambra que s’adresse la mère éplorée de saint Alexis dans la vie romane (strophe 29), selon un procédé, on le voit récurrent, d’indexation des notations émotionnelles et identitaires (la parenté charnelle dans le cas de la mère d’Alexis) à l’espace.

36 - Il faudrait mettre en rapport ces notations spatiales « extérieures » mais qui, ici, restent « intérieures » dans leur signification, avec les analyses de Didier Panfili sur le cadre spatial de rédaction des actes du Toulousain et du Quercy qu’il a étudiés dans Aristocraties méridionales. Toulousain-Quercy (XIe-XIIe siècles). Rennes, 2010, p. 153, notamment pour les rédactions « sous les ormeaux et les noyers »…

37 - Pour la jeune fille à la tour, proche de la Vierge qualifiée de turris eburnea dans le récit latin des miracles de Notre Dame de Rocamadour (livre II, 15), voir LABBÉ, 1987, p. 239 puis p. 299.

38 - Voir à ce sujet COMBARIEU DU GRES (de), 1989.

39 - Par exemple dans la Chanson de Guillaume : Dunc remist sule Guiburc en la bone cité ;/ En un soler en unt Guiot mené./ Tant cum il virent Willame al curb neis,/ Gui e Guiburc sil comanderent a Deu ([Alors Guibourc resta seule dans la puissante cité. On conduisit Guiot dans une chambre haute : tant qu’on put voir Guillaume au nez courbe, Gui et Guibourc ne cessèrent de le recommander à Dieu…], v. 1509-1512, laisse CVII). Cette scène scelle d’ailleurs le destin guerrier du jeune Guiot, qui convainc Guibourc de le laisser partir à la suite de Guillaume malgré son âge : c’est Guibourc qui l’adoube.

40 - CORBELLARI, 2001, p. 246.

41 - LEGROS, 1980, p. 131-139 ; ead. L’Amitié dans les chansons de geste à l’époque romane. Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2001.

42 - CURSENTE, p. 285-292.

43 - Sur ce sujet, voir GUERREAU-JALABERT, p. 207-258.

44 - On note que deux laisses à peu près successives mettent en scène la comtesse de Montfort dans le Château Narbonnais, avec un découpage de l’espace et donc, de l’action, qui correspond exactement à la partition tor/fonction guerrière, et sale/fonction de souveraineté : la première occurrence met en scène la comtessa plena de cossirier/ Ins l’arc vout, a las estras del ric palais plenier ([la comtesse, profondément inquiète, sous l’arc voûté, aux galeries du puissant palais plénier], v. 23-24, laisse CLXXXIII), avant qu’elle ne convoque les grands pour un conseil ; la deuxième occurrence, que nous avons citée plus haut, place la dame éplorée à la tour, regardant la joie de la victoire guerrière avançant vers elle, et prononçant un planctus déchirant (laisse CLXXXV).

45 - Dans le récit du prisonnier évadé Gillebert (il vient narrer les merveilles d’Orange à Guillaume qui s’ennuie dans Nîmes au début de la chanson), c’est ce caractère, fort logiquement, qui est mis en récit en premier :

« - Paiens me pristrent a Lïons sor le Rosne,
Si m’en menerent au port desoz Orenge.
Tel forteresce n’a trusqu’au flun Jordane,
Hauz sunt les murs et la tor grant et ample,
Et le palés et les reconoissances.
La dedenz a .xx.m. paiens a lances
Et .vii.xx. Turs qui ont chieres ensaignes,
Qui mout bien gardent cele cité d’Orenge,
Que mout redoutent Looÿs ne la praigne
Et vos, beau sire, et les barons de France… »

([Les païens me firent prisonnier à Lyon sur le Rhône et m’emmenèrent au port situé au pied de la cité d’Orange. Il n’existe pas de pareille forteresse jusqu’au fleuve du Jourdain. Les murailles sont élevées, le donjon haut et large, ainsi que le palais et les dépendances. À l’intérieur se trouvent vingt mille païens armés de lances et cent quarante Turcs munis de riches enseignes, qui gardent très bien cette fameuse cité d’Orange, car ils craignent fort que Louis et vous, cher seigneur, et les grands de France, ne s’en emparent.], v. 190-199, laisse VII)

46 - Voilà un extrait de la deuxième laisse consacrée à la description d’Orange :

« - Se voiez ore le palés principel
Comme il est hauz et tot entor fermé !
Encontremont a il que regarder.
S’i estïez le premier jor d’esté,
Lors orrïez les oseillons chanter,
Crïer faucons et ces ostoirs müez,
Chevaus hennir et ces muls rechaner,
Ces Sarrazins deduire et deporter ;
Ces douces herbes i flerent mout soëf,
Pitre et quanele, dom il i a planté. »

([Si vous voyiez à présent le palais principal, comme il est haut et fortifié tout autour ! De bas en haut il y a bien des choses à regarder. Si vous y étiez le premier jour de l’été, alors vous entendriez les oisillons chanter, crier les faucons et les autours mués, les chevaux hennir et les mulets braire, les Sarrasins se divertir et s’amuser ; le pyrèthre et la cannelle qui y sont en abondance, ces douces herbes y exhalent des odeurs suaves !], v. 242-251, laisse IX). La réception de Guillaume et Gillebert dans le palais de Tiébaut ne démentira pas ces caractères très aristocratiques de la vie de cour.

47 - Voici un extrait de la troisième laisse décrivant Orange :

« - Se veïez le palés de la vile
Qui toz est fez a voltes et a lices !
[ms B : a compas et a listes]
Si l’estora Grifonnez d’Aumarice,
Uns Sarrazins de mout merveillex vice ;
Il ne croist fleur desi que en Pavie/ qu’en paienie
Qui n’i soit painte a or et par mestrie. »

([Si vous voyiez le palais de la ville, entièrement fait de voûtes et bordé de mosaïques ! Il fut construit par Grifaigne d’Aumarie, un Sarrasin extraordinairement rusé. Il ne pousse pas une fleur jusqu’en territoire païen qui n’y soit représentée en or et avec art !], v. 269-274, laisse X). Là encore, le palais de Tiébaut présentera aux yeux éblouis de Guillaume de semblables traits : peintures ou sculptures d’animaux, oiseaux et lions, et splendeur des matériaux, laisses XVI et XVIII.

48 - LABBÉ, 1987, p. 235-329, p. 300 sq.

49 - Voir l’article fondamental de LEGROS, 1988, p. 297-314. Cf. tout particulièrement dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, le cas du palais de Hugon, le roi laboureur, à Constantinople, qui comme la domus aurea de Néron, tourne sur lui-même et contient des automates anthropomorphes tout à fait saisissants pour Charlemagne et ses pairs… Mais le palais de Didon à Carthage dans le roman dit d’Enéas est tout aussi paradigmatique, comme aussi le palais de Priam à Troie dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure.

50 - CORBELLARI, 2001, p. 251.

51 - CORBELLARI, 2001, p. 252.

52 - L’histoire de l’interprétation de la chanson (notamment l’application de la notion de parodie, dont a beaucoup souffert aussi le Pèlerinage de Charlemagne) a été parfaitement mise en perspective et analysée par Alain Corbellari, qui met en exergue nos préventions à examiner pleinement les traits sémantiques des textes quand ils ne correspondent pas à ce que notre idée du « genre littéraire » commande… Pour la citation, CORBELLARI, 2001, p. 246.

53 - Nous citons ici PARISSE, p. 268 et 269.

54 - FOSSIER, vol. 1, p. 322.

55 - MORSEL, 2008, p. 4.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éléonore Andrieu, « Le Midi épique de Guillaume d’Orange, de la cité au palais : un discours laïc sur l’organisation de l’espace dans quelques chansons de geste »Patrimoines du Sud [En ligne], 10 | 2019, mis en ligne le 02 septembre 2019, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pds/2769 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pds.2769

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Auteur

Éléonore Andrieu

Maître de Conférences en langue et littérature médiévales, Université de Toulouse-Jean Jaurès (ELH/PLH)

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Droits d’auteur

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