Introduction
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Texte intégral
1Les territoires catalans intégrés d’une part à l’État français (le département des Pyrénées-Orientales) et d’autre part à l’État Espagnol (Communauté Autonome de Catalogne) eurent un long passé commun au sein de la Couronne d’Aragon. La période moderne et contemporaine les dissocia. Les architectures des XIXe et XXe siècles de ces deux territoires témoignent-elles d’une telle dissociation ? Ni les évolutions historiques ni les contextes sociologique et professionnel des deux côtés de la frontière ne sauraient démentir une telle rupture. Ceci étant dit, il est peut-être possible d’imaginer des lignes et des points de convergence entre ces deux dynamiques frontalières.
2Ainsi, notre recueil d’études interroge l’utilisation des modèles historiques dans les architectures de ces deux siècles. Quelles continuités ou ruptures dans les espaces catalans entre l’historicisme et l’éclectisme d’un côté et les régionalismes et les retours à l’ordre d’un autre ?
3L’article de Laurent Barridon, « périodiser l’historicisme » souligne à très juste titre la difficulté à établir des périodisations étanches pour une culture architecturale qui convoque de manière analogique plutôt qu’encyclopédique les images et les modèles du passé dans une permanente mise en miroir.
4Dans ce numéro, nous allons considérer la double frontière, géographique entre deux États, chronologique entre deux siècles, pour tenter d’enrichir la perspective historiographique sur ces différentes voies historiques de l’architecture.
5Les architectures historicistes et éclectiques du XIXe siècle, si longtemps méprisées, font l’objet d’un renouveau historiographique dans les années 1970-1990, grâce notamment, en France, aux recherches pionnières de Bernard Toulier, François Loyer, Claude Mignot ou Jean-Michel Leniaud. L’ouvrage de Jean-Pierre Epron en 1991, Comprendre l’éclectisme, marqua un tournant. Des monographies d’architectes, de villes (COUSTET et SABOYA, Bordeaux, le temps de l’histoire), de typologies (BOWIE, Les gares parisiennes, 1987) et les supports théoriques (SABOYA, La presse d’architecture en France) vinrent compléter cette dynamique.
6En Espagne, Pedro Navascues Palacio (Arquitectura y arquitectos madrileños del siglo XIX en 1973) a sans doute été le pionnier d’une vaste école d’études sur la question. En Catalogne, l’intérêt pour l’architecture Art Nouveau provoqua aussi, dès les années 1970-1980, la prise en compte des architectures qui l’avaient précédé et de celles qui se développèrent parallèlement au mouvement (BASSEGODA, Modernisme, 1981 ; FREIXA, El modernismo en Espana, 1985).
7Les architectures d’inspiration vernaculaire, et en particulier le régionalisme, phénomène plus tardif que l’historicisme et l’éclectisme, furent redécouvertes encore plus tardivement, car longtemps identifiées comme opposées aux voies de la modernité avant-gardiste. Pour la France, l’ouvrage de Jean-Claude Vigato L’architecture régionaliste. France (1890-1950), publié en 1994, constitua une reconnaissance historiographique majeure. En Espagne, on s’intéressa dès les années 1980 à l’architecture vernaculaire de régions comme l’Andalousie (Alberto Villar Movellan, 1979) ou la Cantabrie (Ramon Rodriguez Llera, 1988). En Catalogne Sud, l’orientation vernaculaire de l’architecture alla de pair avec la découverte historiographique du Noucentisme à la même période (JARDI, Enric, Noucentisme, 1980).
8Ces productions pionnières ont été suivies d’une grande quantité d’études dans les décennies suivantes. Pourtant, les travaux sur les réappropriations de l’histoire par l’architecture contemporaine paraissent aujourd’hui en perte de vitesse. Une double malédiction semble peser sur ces architectures, d’abord celle du credo moderniste même s’il a été relativisé, ensuite celle d’une architecture actuelle plus sensible à l’ambition technologique et au geste architectural qu’à la leçon de l’histoire. La perte d’intérêt actuel pour ces sujets se traduit par la fragilisation du statut patrimonial de ces architectures. Deux exemples en sont l’illustration : au sud, la réaffectation et la réhabilitation des arènes de Barcelone en centre commercial en 2011, ne gardant qu’une trace anecdotique de la façade historiciste insérée dans un projet aux allures high tech ; au nord, à Céret, le Château d’Aubiry, poursuit son processus de dégradation lent mais inexorable sans qu’aucune mesure ne soit prise pour le sauver, malgré une inscription au titre des monuments historiques en 2006.
9Confronter ces deux territoires voisins, unis par un long passé commun mais définitivement séparés à l’époque contemporaine, doit nous permettre dans une perspective actuelle de mieux appréhender ce que l’architecture des deux siècles précédents doit à l’histoire, mais aussi quelles ont été les convergences et divergences entre le nord et le sud des Pyrénées du territoire catalan dans une longue chronologie que l’historiographie a eu tendance à séparer.
10Dans son article, Olivier Poisson propose un regard comparatif entre deux réalités distinctes, celles des architectures de Perpignan et de Barcelone, que tout paraît séparer : l’échelle, le profil des professionnels, les commanditaires, le contexte… À défaut de documentation sur les éventuelles relations entre professionnels du nord et du sud, l’auteur fonde son analyse sur l’observation détaillée du paysage urbain pour souligner la diversité des architectures de Perpignan, allant de l’éclectisme au régionalisme, tout en essayant de déceler des résonnances barcelonaises. Il nomme cette pluralité « îlot de la discorde », en référence au pâté de maisons du Passeig de Gràcia barcelonais, emblématique de l’architecture barcelonaise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
11Judith Urbano consacre justement son article à l’analyse de cet îlot de la discorde – mançana de la discordia – à Barcelone. Discorde, car au moins trois voies du modernisme barcelonais y sont représentées (celles de Domenech i Montaner, d’Antoni Gaudi et de Josep Puig i Cadafalch, le plus historiciste parmi les trois) mais aussi des voies plus conventionnelles de l’éclectisme ou de l’historicisme néorenaissance. Sommes-nous ici dans la simple continuité du XIXe siècle ou bien dans le retour à l’ordre académique comme voie de dépassement de l’Art Nouveau tel que le Noucentisme le proposait ? Dans tous les cas, l’élan de l’éclectisme se poursuit dans les dernières décennies du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle, dans la continuité du style Beaux-Arts.
12Dans son article, Sergio Fuentes rappelle, contre les idées reçues, que l’architecture barcelonaise de la fin du XIXe siècle ne peut pas se réduire au simple phénomène Gaudi et souligne à quel point la réception des modèles « Second Empire » parisiens fut significative. Le commanditaire barcelonais, qui s’était enrichi aux colonies, et son architecte cherchèrent des modèles convenus et acceptés de tous, suivant « un éclectisme à la française très habituel dans la Barcelone du XIXe siècle ». Dans la même veine, l’article de Joan Molet consacré à l’hôtel Marcet de Barcelone, bâti dans la dernière décennie du XIXe siècle, illustre un exemple parmi tant d’autres où les codes éclectiques de la fin du XIXe siècle (escalier Second Empire, salons néo-Louis XIV et néo-Louis XV, chapelle néogothique) se mettaient au service d’un mécanisme de représentation du succès social et économique du commanditaire.
13Sur cette question, il est important de souligner que nos deux territoires catalans, en France comme en Espagne, faisaient appel aux mêmes modèles, selon les mêmes motivations ostentatoires. Au lieu de se regarder entre eux, nos deux territoires tournaient le regard vers Paris qui continuait d’imposer un modèle esthétique conventionnel de portée internationale. En effet, en Roussillon, au moment même où l’on construisait les hôtels barcelonais cités plus haut, la bourgeoisie en quête de reconnaissance sociale faisait appel, entre autres, à l’architecte Viggo Dorph Petersen pour bâtir châteaux, hôtels, villas ou immeubles éclectiques. Citons à titre d’exemple l’hôtel Drancourt, avenue de la Gare de Perpignan et l’ensemble des trois châteaux construits pour la famille Bardou-Job.
Fig. 2
Perpignan (Pyrénées-Orientales), vue d’ensemble du château du Parc Ducup.
M. Kérignard © Région Occitanie
14Cette survie des codes éclectiques et historicistes hérités du XIXe siècle se superposa à l’émergence, au début du XXe siècle, de mouvances dites de « retour à l’ordre » qui prônaient, comme le Noucentisme en Catalogne sud, la récupération, sous prétexte de méditérranéisme, des langages architecturaux de la Renaissance et du Baroque, comme le montre l’article d’Isabel Artigas sur l’œuvre de l’architecte Martino à Sitges.
15Parallèlement, on se passionna pour l’archéologie et l’histoire de l’architecture, et les Catalognes furent un lieu important pour l’étude de l’art roman – avec le concours de Jean-Auguste Brutails au nord et de Josep Puig i Cadafalch au sud. Cette connaissance fut le substrat du régionalisme architectural roussillonnais dans les années 1930. Si la notion de régionalisme, explicite au nord, n’est pas formulée comme telle au sud, il faut convenir qu’au sein du Noucentisme existe une composante régionaliste identitaire incontestable. L’article de Laurent Fonquernie et Régis Pericot sur le pavillon du Roussillon, conçu par les architectes Édouard Mas-Chancel et Alfred Joffre pour l’Exposition de 1937 à Paris, illustre la genèse et l’évolution du projet et de la réalisation de cet édifice manifeste du régionalisme roussillonnais, dont les sources historiques premières étaient les modèles médiévaux archaïques dont les matériaux locaux ont tant marqué l’architecture du XXe siècle dans le département des Pyrénées Orientales.
16Dans ce contexte changeant du début du XXe siècle, aux orientations divergentes entre le retour à l’ordre académique, les quêtes vernaculaires et la pulsion des modernités, la pensée des architectes exprimée dans la presse était signifiante. Esteban Castañer Muñoz consacre un article à la présence et la signification de l’histoire dans la revue du Syndicat d’Architectes des Pyrénées Orientales Lo mestre d’obres. Les sujets historiques y étaient abordés soit par des architectes impliqués dans la voie régionaliste et qui faisaient une utilisation militante de l’histoire de l’architecture, soit par des architectes plus ou moins enclins aux voies de la modernité et qui témoignaient à travers leurs articles d’une sensibilité patrimoniale envers l’histoire, les monuments et le paysage urbain. Loin de disparaître, l’étude et la réflexion sur l’histoire et l’archéologie devenaient un point incontournable de la culture artistique contemporaine.
Table des illustrations
Titre | Fig. 1 |
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Légende | Céret (Pyrénées-Orientales), château d’Aubiry. |
Crédits | M. Kérignard © Région Occitanie |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pds/docannexe/image/16798/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 530k |
Titre | Fig. 2 |
Légende | Perpignan (Pyrénées-Orientales), vue d’ensemble du château du Parc Ducup. |
Crédits | M. Kérignard © Région Occitanie |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pds/docannexe/image/16798/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 637k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Natacha Abriat, Esteban Castañer Muñoz et Joan Molet i Petit, « Introduction », Patrimoines du Sud [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pds/16798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12dtk
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