- 1 Sur les Ateliers d’Art sacré, les études les plus récentes ont été effectuées à l’occasion du collo (...)
1La chapelle du couvent Notre-Dame de la Providence à Mende en Lozère, construite à la fin du XIXe siècle, présente la particularité d’avoir été ornée en 1936 d’un ensemble de peintures murales par un collectif de douze artistes, six femmes et six hommes, tous compagnons des Ateliers d’Art sacré, école fondée à Paris en 1919 par Maurice Denis et George Desvallières1. Réalisées sous la direction d’Henri de Maistre, administrateur et directeur de l’école à la suite des deux maîtres, elles portent les signatures individuelles de Marie Belmon, Odette Bourgain, Simone Froment, Germaine Le Cler, Pauline Peugniez et Yvonne Soutra, ainsi que de Jacques Ernotte, Paul de Laboulaye, Charles Plessard et Claude Voillaume, venus ensemble depuis Paris jusqu’à Mende accompagnés de Pierre Dubois pour les aider à exécuter ce décor en quelques semaines au cours de l’été 1936. Les scènes peintes sont consacrées à la vie du Christ et à des épisodes tirés des Évangiles, entremêlées d’évocations de la vie quotidienne des sœurs de la communauté.
2Malgré la volonté de servir d’exemple, la chapelle de Mende n’a eu qu’une postérité très relative et est demeurée jusqu’à présent méconnue, si ce n’est inédite. Elle témoigne pourtant d’une des voies empruntées par l’art religieux dans l’entre-deux-guerres : une peinture monumentale figurative assumant un caractère décoratif parfois proche de l’illustration graphique, mais débarrassé de l’académisme voire du mauvais goût qui qualifiaient les productions dites « saint-sulpiciennes », réalisée par ailleurs par des artistes profondément et avant-tout chrétiens, aptes à illustrer de façon moderne les préceptes du catholicisme tout en étant en prise avec le monde contemporain de leurs semblables.
3En raison de la faible documentation associée, réduite à quelques archives éparses et dessins préparatoires identifiés dans les fonds d’artistes, compensés néanmoins par un article publié en 1937 dans la revue L’Art sacré, la mise en perspective proposée aujourd’hui du décor de la chapelle de Mende repose essentiellement sur une approche conjuguée entre la technique picturale adoptée par chaque artiste et l’iconographie des scènes qu’ils ont représentées. Se pose dès lors la question de savoir si ce travail est réduit à une simple juxtaposition de panneaux individuels ou a donné lieu au contraire à un seul et même ensemble peint (fig. 1).
Fig. 1
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Vue générale intérieure.
© Nicolas Bru
4Réalisées par le plus renommé des mouvements de réforme de l’art sacré au cours de la première moitié du XXe siècle, les peintures de Mende sont un des rares exemples de décor religieux exécutés dans le sud-ouest de la France.
- 2 VIGNE, 1994 ; NAMY, 2013.
- 3 LACOMBE, 1997.
- 4 ASSEMAT, 1992 ; WATTIN-GRANDCHAMP, 2013.
- 5 DUCOURAU, 2000.
- 6 ROQUEBERT, 1982.
5Le Midi toulousain et languedocien, éloigné des lieux de conflit de la première guerre mondiale et peu concerné par la reconstruction des églises, n’est en effet pas particulièrement connu pour les réalisations de cette époque. Si l’on cite généralement Marcel Lenoir (1872-1931), grand re-découvreur de la technique de la fresque et son décor monumental de l’institut catholique de Toulouse en 1922-1923, il ne s’est pas consacré exclusivement à l’art sacré2. Avant lui, il convient de mentionner Louis Cazottes (1846-1934) qui créa en 1881 à Montricoux en Tarn-et-Garonne une École d’art du sacré cœur et dont les élèves, tels René Gaillard-Lala (1893-1974) ou Édouard Domergue-Largarde (1874-1962), ont fait perdurer jusqu’au milieu du XXe siècle la tradition de peinture décorative et figurative dans les églises3. Plus tard, Nicolaï Greschny (1912-1985), peintre d’origine estonienne et spécialiste en icônes byzantines, décora à lui seul dans les années 1950-1960 plus d’une soixantaine d’édifices dans le Tarn, l’Hérault, l’Aveyron ou l’Ariège4 ; le décor maréchaliste de la chapelle de France à Lavelanet en Ariège, peint en 1942-1943 par Reynold Arnould (1919-1980), prix de Rome, est un unicum et relève d’ailleurs de la technique de la toile marouflée5 ; quant à l’église d’Aurin en Haute-Garonne, entièrement peinte en 1950 par François Bernadi (1922-2022), un ancien pêcheur de Collioure, elle ne lui a apporté ensuite que quelques commandes dans des églises toutes proches du Lauragais6.
- 7 Sur le renouveau de l’art sacré au XXe siècle, on se réfèrera notamment au catalogue de l’expositio (...)
- 8 Extrait d’une brochure dactylographiée conservée dans les archives de la Société de Saint-Jean et r (...)
6Aucun de ces exemples n’est comparable avec la chapelle de Mende qui apparaît à la fois comme un témoignage de décor sensible pour satisfaire au quotidien d’une communauté monastique, mais aussi un manifeste pour l’art religieux de son époque. Surtout, il s’inscrit dans l’histoire d’un mouvement qui dépasse à la fois l’initiative d’un seul artiste et les limites régionales. Issus d’une période féconde au début du XXe siècle pour la réunion des artistes chrétiens au sein d’organisations corporatistes7, qui vit aussi la création de l’Arche, des Ateliers de Nazareth, des Catholiques des Beaux-Arts ou, encore, des Artisans de l’Autel, les Ateliers d’Art sacré ont toujours poursuivi - en dehors de l’enseignement prodigué aux élèves et la participation à des expositions dans les salons et galeries parisiennes - la pratique des chantiers collectifs, considérés comme un moment de collaboration et de partage des compagnons, mais aussi une source de rémunération pour le fonctionnement de l’école. Les Ateliers d’Art sacré avaient ainsi pour but : « 1. De former des artistes catholiques ; 2. De fournir aux églises et aux fidèles des œuvres religieuses qui soient en même temps des œuvres d’art. Ils y sont parvenus grâce au mode corporatif suivant lequel ils ont été établis, et qui permet à leurs membres de travailler en collaboration à une même œuvre, avec le même esprit chrétien entretenu et avivé par des conférences religieuses et une messe mensuelle »8.
7George Desvallières (1861-1950) s’est pleinement consacré à la peinture religieuse dès 1904, puis après le décès d’un fils sur le front en 1915, et devient membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1930, tandis que Maurice Denis (1870-1943), connu pour sa participation au groupe des Nabis dans les années 1890, intègre à son tour l’Institut en 1932 après avoir notamment publié en 1922 ses Nouvelles Théories sur l’art moderne et sur l’art sacré. Tous deux parviennent après la première guerre mondiale à concrétiser leurs vœux de créer une école chargée de former des artistes chrétiens, influencée par la pensée du philosophe et théologien catholique Jacques Maritain et proche du Tiers-Ordre dominicain. Partageant les idées politiques de Charles Maurras, avant de s’en éloigner après que l’Action française fut désavouée par le pape en 1926, les deux fondateurs s’opposaient aussi sur le plan artistique aux mouvements d’avant-garde qu’étaient le cubisme ou le futurisme, au profit d’un art figuratif, symboliste et plus ou moins expressionniste.
- 9 TISSOT-GAUCHER, 2005.
- 10 Saint-Michel-de-Picpus, 2008.
- 11 Hormis les œuvres éphémères peintes pour le pavillon pontifical lors de l’exposition internationale (...)
8Après les toutes premières réalisations de Jersey, Contrexéville ou Domèvre-sur-Vezouze, les grands décors pour les expositions internationales que sont l’église Saint-Jean du Village français en 1925, l’église des missions coloniales en 1931 et le pavillon pontifical de 1937 ont servi de jalons réguliers pour la diffusion des préceptes d’un art religieux moderne prôné par les deux maîtres. À la suite des chantiers parisiens de l’église du Saint-Esprit (1932-1933), grand édifice où l’ensemble des groupes d’art étaient réunis sous la direction de l’architecte Paul Tournon9, et de la plus modeste chapelle du collège Saint-Michel-de-Picpus (1934-1936), où seuls les compagnons des Ateliers d’Art sacré ont pris en charge un ensemble de vitraux et un chemin de croix10, la commande reçue pour la chapelle de Mende en 1936 est l’occasion opportune pour eux de promouvoir leurs principes en province et continuer à convaincre de potentiels commanditaires. Cela ne se vérifia toutefois pas et leurs espoirs furent sans doute déçus, les Ateliers ne recevant ensuite que quelques commandes ponctuelles, bien loin de mobiliser l’ensemble des peintres au profit uniquement de décors d’ampleur modeste confiés à un seul artiste11. Le déclin des inscriptions de nouveaux élèves dès le milieu des années 1930, puis la seconde guerre mondiale et le décès accidentel de Maurice Denis en 1943 précipitèrent la fin de l’école, qu’Henri de Maistre se résolut à fermer officiellement en 1947. Entre-temps, les ambitions modernistes portées par Denis et Desvallières en 1920 avaient elles-mêmes été contestées par les tenants d’un art religieux plus audacieux, promu à partir de 1937 par les pères dominicains Couturier et Régamay dans la revue L’Art sacré, ouvrant après-guerre les voies de l’abstraction et prônant un appel de l’Église aux grands noms de l’art contemporain, y compris non chrétiens.
9Créée en 1820 à Mende en Lozère, la communauté des sœurs de la Providence, dédiée à l’éducation des orphelines et au service des malades, s’installe d’abord dans un premier couvent au lieu-dit La Vabre, avant d’occuper à partir des années 1890 un bâtiment du XVIIIe siècle reconverti, situé rue de la Chicanette dans les faubourgs sud-est de la ville, sur les hauteurs dominant la cathédrale. Une chapelle conventuelle est construite en 1894 par le chanoine Laurans, vicaire général et architecte diocésain, dans un style néo-gothique assez rudimentaire12 : posée sur un étage de soubassement épousant le relief du terrain, elle présente un chœur à cinq pans coupés, voûté sur croisée d’ogives et orné de chapiteaux à boules, ainsi qu’une nef unique à quatre travées (fig. 2). En 1936, sur les conseils de Jean Pigeire, architecte de Mende entretenant des relations parisiennes, le chanoine Joseph Caupert, supérieur et aumônier de la communauté, prend l’attache d’Henri de Maistre, administrateur et directeur des Ateliers d’Art sacré, en vue de la réalisation d’un décor peint destiné à compléter l’autel en marbre blanc et les vitraux historiés, posés à la fin du XIXe siècle et qui constituaient depuis la seule ornementation de la chapelle.
Fig. 2
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Vue générale extérieure.
© Nicolas Bru
10Selon le mode de fonctionnement des Ateliers d’Art sacré, douze compagnons sont venus en juillet 1936 réaliser un chantier collectif dans la chapelle, sous la forme non pas d’un seul et unique décor continu, mais d’une série de « tableaux » individuels prenant place dans les différentes parties de l’édifice, chacun étant signé du nom de son auteur (fig. 3).
- 13 Henri de Maistre, 1991.
- 14 Pauline Peugniez exposa régulièrement au Salon d’automne et aux Tuileries, et est citée de son viva (...)
- 15 Une notice biographique de chacun des artistes a été publiée dans le catalogue de l’exposition sur (...)
11Tous avaient suivi l’apprentissage des Ateliers d’Art sacré au début des années 1920, au 8 rue de Furstemberg à Paris, y compris Henri de Maistre qui débute à l’école en 1921 avant d’en prendre la direction en 1926 à la demande des deux fondateurs13. Ils sont ensuite devenus compagnons après avoir présenté un chef d’œuvre et ont dès lors poursuivi une carrière individuelle, parfois d’abord comme assistant auprès des maîtres, puis exerçant en leur nom propre ; ils se retrouvaient régulièrement entre 1925 et la fin des années 1930 pour participer aux expositions internationales et aux chantiers collectifs des Ateliers. Rares sont toutefois ceux qui atteignirent une renommée dépassant le cercle restreint des expositions d’art religieux ou des lecteurs de la revue de la Société de Saint-Jean et des Cahiers catholiques. Hormis de Maistre, seule Pauline Peugniez connut une certaine postérité, en raison notamment des dessins que son époux, le maître-verrier Jean Hébert-Stevens, traduisit sous la forme de vitraux, mais aussi de ses toiles peintes de paysages ou des cartons de tapisseries exécutés par la manufacture d’Aubusson14. Les autres patronymes sont restés dans l’ombre, la littérature les ayant réduits à la mention de quelques œuvres présentées dans les salons parisiens tels qu’Odette Bourgain et Yvonne Soutra, voire cantonnés au rôle d’assistant comme le fut en effet Charles Plessard pendant ses années de jeunesse auprès de Maurice Denis sur les chantiers du Petit-Palais, Vincennes ou Reims, d’autres enfin dont on ignore à peu près tout, à l’image de Germaine Le Cler ou Claude Voillaume, y compris jusqu’à leurs dates de naissance et de décès : l’étude de l’œuvre de chacun reste donc encore à approfondir et il est difficile de mesurer la place qu’a pu représenter dans leur carrière personnelle le chantier collectif de Mende15.
Fig. 3
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Côté nord de la nef avec des absidioles ou chapelles en retrait accueillant les décors.
© Nicolas Bru
12Le programme iconographique, en onze scènes, est organisé de façon rigoureuse et compose un décor induisant un double niveau de lecture, d’une part une traduction littérale des Évangiles, d’autre part une évocation de la vie des sœurs de la communauté et des orphelines qu’elles accueillaient (fig. 4). Trois panneaux dans le chœur, imitant des tapisseries sur fond rouge, sont dédiés au centre à l’Eucharistie avec le Service divin signé Pauline Peugniez (1890-1987), et aux figures protectrices, à gauche le Christ parmi les enfants par Henri de Maistre (1891-1953), à droite Notre-Dame de la Providence par Paul de Laboulaye (1902-1961). Dans les renfoncements de la nef, formant des sortes d’absidioles ou chapelles peu profondes et à fond plat, quatre scènes épousant la forme en plein cintre des arcatures sont exécutées dans des tonalités bleu-vert et consacrées aux activités des sœurs mises en parallèle avec des épisodes bibliques : au nord, la Vocation d’Odette Bourgain (19.. ?- 19.. ?) et la Profession religieuse par Yvonne Soutra (1905-1993), au sud l’Éducation et les Soins aux malades, signées respectivement par Marie Belmon (19.. ?-1976) et Simone Froment (1904-1986). Elles sont complétées au milieu de la nef par deux autres scènes de dimensions similaires, destinées à l’édification de l’assistance : côté nord, autrefois occupé par une chaire, le Martyre de saint Jean à la Porte latine et la Décollation de saint Paul, signés de Charles Plessard (1897-1972), et en face la Crucifixion par Germaine Le Cler (19.. ?- 19.. ?), tirant parti côté sud d’un grand crucifix central. Enfin, en partie haute, le registre supérieur de l’édifice est traité en grisailles ou camaïeux de bleus et consacré aux figures célestes : sur les voûtains du chœur, les archanges Gabriel, Michel et Raphaël, dus à Claude Voillaume (19.. ?- 19.. ?) ; entre les baies, les Béatitudes associant des figures de saints aux paroles du Christ, par Jacques Ernotte (1897-1964).
Fig. 4
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Plan schématique de répartition des décors dans l’édifice.
© Nicolas Bru
- 16 ALMERAS, Charles. Ibid. p. 113.
13Le décor peint est complété par quelques pièces de mobilier contemporain de sa réalisation, dont un chandelier pascal en bronze signé Richard Desvallières (1893-1962), fils de George (fig. 5). Dans la sacristie est aussi conservée une chape blanche, dont l’orfroi est orné d’un médaillon brodé à l’aiguille d’une représentation de Notre-Dame de la Providence (d’après un tableau du peintre italien Scipione Pulzone en 1597) : elle n’est pas signée, mais on sait qu’elle a été commandée et portée par le chanoine Caupert lors de la messe de bénédiction de la chapelle le 11 août 193616. Enfin, la chapelle a continué à être aménagée après-guerre, avec en particulier le remplacement du maître-autel, la disparition de la chaire et la commande en 1974 de verrières abstraites au maître-verrier Jean-Marie Balayn en lieu et place des vitraux néo-gothiques (fig. 6).
Fig. 5
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Chandelier pascal en bronze réalisé par Richard Desvallières.
© Nicolas Bru
Fig. 6
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Carte postale ancienne du chœur, avant le remplacement du maître-autel et des vitraux.
Collection personnelle, reproduction Nicolas Bru.
© Nicolas Bru
14Le décor de Mende n’est pas complètement exempt d’archives, ni de bibliographie, qui permettent de cerner un peu mieux le contexte et les enjeux de sa mise en œuvre.
15La conduite du projet est assurée par Henri de Maistre, directeur des Ateliers d’Art sacré, dont 55 études et dessins préparatoires pour Mende sont présents dans le fonds du musée de Bernay (Eure) et ont été partiellement publiés à l’occasion d’une exposition en 201817. Les cartons identifiés en mains privées pour les décors d’Yvonne Soutra et Charles Plessard permettent de mesurer le processus créatif et le mode de validation par les Ateliers d’Art sacré. Des photographies conservées au Musée Départemental Maurice Denis (Saint-Germain-en-Laye) montrent les artistes posant dans la cour du couvent, tandis que la correspondance entretenue par le maître avec ses anciens élèves (notamment dans le fonds de courriers conservé aux Archives Départementales des Yvelines) indique qu’il a lui-même bénéficié d’une rémunération de 300 francs, soit 1 % des 28 000 francs versés aux Ateliers18, pour avoir participé à l’élaboration du programme (sans doute la validation des cartons), même s’il ne s’est a priori pas rendu à Mende, hormis peut-être à l’automne 1936 pour constater le résultat.
- 19 Musée Départemental Maurice Denis (Saint-Germain-en-Laye). Fonds Henri de Maistre. C3-75a.
- 20 STAHL, 2006.
16Sur une des photographies19, où posent au premier rang les cinq femmes en charge des décors de la nef, on identifie aussi un douzième artiste, seul compagnon à ne pas avoir signé de décor en son nom propre (fig. 7). Il s’agit de Pierre Dubois (1886-1972), ancien responsable du cours d’art mural aux Ateliers d’Art sacré, et spécialiste lui-même de la peinture a fresco qu’il avait apprise auprès de Paul Baudoüin et perfectionnée avec Marcel Lenoir dont il a été l’assistant en 1922-1923 pour le décor de l’institut catholique de Toulouse. À Mende, il est sans doute l’organisateur du chantier, la cheville ouvrière du programme, celui qui coordonne la préparation des fonds d’enduit pour permettre aux peintres de poser ensuite leurs couleurs. Seul Charles Plessard s’est affranchi de ce medium, comme le révèle la correspondance avec son maître Maurice Denis, préférant l’usage du Stic B, peinture industrielle inventée au début des années 1920 par Pierre Bertin et Anne Lapeyre, utilisée pour la première fois par Denis lui-même en 1927 avec Plessard pour assistant sur le chantier de l’église Saint-Louis de Vincennes20. Les décors en partie haute sont quant à eux plus probablement réalisés à la détrempe sur un enduit sec, mais seule une observation de près permettrait d’en avoir la certitude.
Fig. 7
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Tirage photographique montrant les artistes en train de poser dans la cour du monastère en 1936. De gauche à droite, au premier rang : Marie Belmon, Yvonne Soutra, Germaine Le Cler, Simone Froment ; au second rang : Henri de Maistre, Paul de Laboulaye, deux ouvriers, Pierre Dubois.
© Musée Départemental Maurice Denis (Saint-Germain-en-Laye) ; reproduction Nicolas Bru
17Par le biais des cartes postales adressées ensemble ou par les uns et les autres depuis la Lozère, on relativise aussi la notion de chantier collectif et l’impression d’un groupe pleinement uni : mi-juin, Henri de Maistre et Paul de Laboulaye ont terminé leurs tâches et rentrent à Paris21, tandis que Pauline Peugniez et Charles Plessard ne sont semble-t-il pas encore arrivés. Ce dernier n’achève son propre décor qu’après le 26 juillet, dans un délai raccourci grâce au Stic B, alors que Mme Peugniez, Mlles Le Cler et Belmon sont déjà reparties à Paris, et que Mlle Soutra excursionne dans les gorges du Tarn. Charles Plessard fait aussi part de dissensions tenaces avec Marie Belmon depuis plusieurs mois, dont on ne saura toutefois pas les raisons mais que l’atmosphère « si reposante » du lieu auraient permis de lever22.
18Un courrier adressé en septembre 1936 par Henri de Maistre à Maurice Denis, indique que l’architecte Jean Pigeire, par lequel la commande de la Providence avait pu être confiée aux Ateliers d’Art sacré, exigeait que tout nouveau projet de décoration dans le département passe par son intermédiaire23. Le maître s’y est semble-t-il opposé fermement, refusant d’assujettir le travail des compagnons au bon vouloir d’un seul et même architecte, mais accepta qu’un d’entre eux, en l’occurrence Charles Plessard, reçut commande pour la réalisation de vitraux. Ainsi, la chapelle du collège du Sacré-Cœur de Langogne, au nord-est de la Lozère, présente encore aujourd’hui trois verrières signées de l’artiste, qui y peignit aussi un retable dans le chœur en 1938 et un chemin de croix dans la nef en 1942. Charles Plessard est de la même façon l’auteur de peintures murales exécutées en 1938 dans la petite église rurale de Gabrias et de deux vitraux en 1937 et 1939 dans l’église Notre-Dame de la Carce à Marvejols, édifice qui possède par ailleurs au fronton un bas-relief en mosaïque colorée signé « P. Dubois 1938 », indiquant bien que le chantier de Mende a ouvert la voie à quelques réalisations individuelles dans le département, bien réduites toutefois.
19On ne possède néanmoins aucune autre archive identifiée à ce jour, que ce soit auprès de la communauté ou du diocèse de Mende, ni dans les différents fonds aujourd’hui dispersés des Ateliers d’Art sacré, permettant de connaître les dates de commande, préciser les conditions de mise en place du chantier ou juger des modalités financières de rétribution des différents artistes. Il est ainsi impossible de savoir quelle est la part de prise de décision laissée au chanoine Caupert et aux sœurs : il est probable qu’un cahier des charges ait été établi au préalable et que l’exécution des décors ait été réalisée sous une surveillance régulière voire quotidienne des commanditaires, mais la communauté n’en conserve pas de trace écrite et aucun témoignage des acteurs de l’époque n’a été consigné. Il est tout aussi difficile de savoir comment a été reçu le décor, aussi bien par les sœurs que les orphelines dont elles s’occupaient, et si le personnel extérieur à l’établissement ou les habitants de Mende eurent accès à l’édifice et connaissance de la réalisation.
Fig. 8
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Le Service divin par Pauline Peugniez.
© Nicolas Bru
20Le décor n’a pas bénéficié non plus d’une grande publicité lors de son exécution, un unique article dans la presse locale24 relatant la venue des peintres à Mende, confirmant cependant qu’à la date du 19 juillet 1936, trois semaines après le début du chantier, il ne restait plus qu’à Charles Plessard d’orner les côtés de la chaire et à Pauline Peugniez de venir poser ses pinceaux autour des mosaïques exécutées par Pierre Dubois (fig. 8).
21On apprend aussi dans un entrefilet du numéro d’avril 1936 de la revue nationale L’Art sacré, fondée en 1935 par Joseph Pichard, que les maquettes ont été préalablement présentées au public lors d’une exposition organisée à Paris, au siège de l’Office Général d’Art Religieux, 240 boulevard Saint-Germain, du 15 mai au 1er juin 193625, ce qui laisse supposer que tous les peintres avaient produit des dessins préparatoires, en plus de ceux aujourd’hui identifiés d’Henri de Maistre, Yvonne Soutra et Charles Plessard.
22Néanmoins, un article plus conséquent est paru en janvier 1937, toujours dans la revue L’Art sacré, désormais dirigée par les pères dominicains Pie Raymond Régamey et Marie-Alain Couturier, lui-même peintre et ancien membre des Ateliers d’Art sacré. Signé anonymement « un compagnon des Ateliers d’Art Sacré », il a en réalité été rédigé par Pauline Peugniez, auteur du décor dans l’axe du chœur, et est illustré de plusieurs photographies en noir et blanc qui montrent notamment les peintures dès leur exécution26. L’auteur y décrit, sans doute quelque peu enjolivée a posteriori, la genèse du projet : « se trouvant à la tête d’une somme importante, M. l’Aumônier résolut donc de faire installer le chauffage central, et comme son architecte, ami des Ateliers d’Art Sacré, lui suggérait l’idée de décorer la chapelle il décida que non seulement ses orphelines se laveraient dans des pièces chaudes, mais qu’à l’instar des Médicis, aux plus beaux jours de Florence, elles prieraient dans une église ornée de fresques ». Elle évoque aussi les relations entre les compagnons et les sœurs, ainsi que le résultat escompté sur leurs pensionnaires : « alors commença pour eux la vie magnifique de l’échafaudage, la montée allègre vers le travail matinal à l’heure où les orphelines, plus matinales encore, circulent déjà dans le couvent. Petites figures espiègles ou timides, elles glissent un œil curieux jusqu’à la porte de la chapelle, se faufilent derrière la religieuse qui entre, quelquefois se cachent à demi dans les plis de sa robe. Tandis que certaines demeureront au milieu de ces fresques, distraites, fermées, comme imperméables, n’en recevant qu’une impression superficielle, où sont les natures plus sensibles, pas toujours les mieux douées apparemment, qui en garderont une empreinte ? Et une enfant ignorante peut être à son insu plus réceptive en face d’un tableau qu’un membre de la Société d’Archéologie. Elle l’est plus, assurément, que le snob qui fait le malin ». Il y est aussi question de la technique de la fresque : « pas plus que pour les braves, il n’y a d’heure pour ceux qui travaillent le mortier. Car c’est un maître exigeant et lorsqu’il a commencé à "tirer" il ne laisse aucun répit ». Elle résume enfin le chantier en ces termes : « nous ne prétendons pas avoir réalisé à Mende un ensemble sans défaut. […] Les fresques ici ne font étalage d’aucun savoir ; elles ne montrent aucun morceau brillant d’exécution. Une certaine gaucherie, qui jamais n’est voulue, n’est pas toujours dissimulée. Mais avec des moyens plastiques sûrs, dans des harmonies de couleurs d’une qualité très fine, elles dégagent une poésie et une émotion religieuse profonde ». Quant au titre de l’article « Et pourquoi pas dans toute la chrétienté ? », il laisse entendre que, malgré la modestie prêtée par Pauline Peugniez au décor de Mende, celui-ci avait bien pour vocation à essaimer et convaincre d’autres commanditaires de faire de même. Il faut bien constater que cela n’a pas été le cas, puisque les compagnons ne se retrouvèrent jamais par la suite aussi nombreux pour réaliser ensemble un même décor, les Ateliers d’Art sacré ne recevant que quelques rares commandes réduites en surface et exécutées par un seul artiste.
23Si le propos iconographique paraît murement réfléchi pour positionner les différentes scènes, il ne se traduit pas pour autant par un programme uniforme, à la fois parce qu’il ne se présente pas sous la forme d’un décor continu mais d’une juxtaposition de panneaux individuels prenant place dans différents endroits de l’édifice, et que chacun des artistes a conservé sa manière personnelle de peindre. Le style général adopté est celui de la douceur et de la tendresse, au travers de figures dessinées d’un trait rond et plein, que l’on pourrait éventuellement être tenté de qualifier a posteriori d’« enfantin » comme en adéquation avec le public à qui les peintures sont destinées, en écho aussi avec le terme « gaucherie » utilisé par Pauline Peugniez dans son article. Hormis pour les grisailles en partie haute, la gamme de couleurs est harmonieuse avec des teintes nombreuses mais peu agressives. En ce sens, les peintres sont plus proches des formes doucereuses de Maurice Denis, dont ils se réclament à peu près tous être les élèves, que du trait nerveux et plus doloriste de George Desvallières.
- 27 Musée des Beaux-Arts de Bernay : documents portant les n° d’inventaire 2005.1.362 (esquisse), 2005. (...)
24Henri de Maistre est à la fois le maître d’œuvre du projet, dont il conçoit le programme iconographique global, et l’auteur d’un des décors, la représentation du Christ parmi les enfants sur le côté gauche de l’abside entre deux colonnes (fig. 9). On y voit le Christ vêtu de blanc, entouré de religieuses et de jeunes filles qui évoquent les orphelines dont la congrégation avait la charge ; des rosiers forment l’arrière-plan et accueillent des phylactères sur lesquels sont inscrits « celui qui recevra un de ces petits en mon nom c’est moi-même qu’il recevra », qui est à la fois une citation biblique à peine détournée, reprenant les versets rapportant la parole du Christ (« Laissez venir à moi les petits enfants », tirés des Évangiles de saint Marc, 10-14, et saint Luc, 18-16), et un résumé de la vocation des religieuses. Le tout ressemble à une tapisserie, bordé d’un liseré de mosaïques incluses dans l’enduit et sur fond rouge foncé. Le musée de Bernay conserve pour ce décor deux dessins préparatoires peints à l’huile sur papier, ainsi qu’un carton à taille réelle et réalisé à la gouache, reprenant les couleurs finales27.
Fig. 9
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Le Christ parmi les enfants par Henri de Maistre.
© Nicolas Bru
- 28 Musée des Beaux-Arts de Bernay : document portant le n° d’inventaire 2005.1.388 (dessin).
25Juste en face, sur le mur droit de l’abside, lui fait écho dans un style, des couleurs et des dimensions similaires une scène consacrée à Notre-Dame de la Providence, protectrice de l’ordre, où les sœurs sont toujours accompagnées de jeunes filles, vêtues de blouses d’écolières par-dessus leur robe et ayant posé leurs chapeaux de paille, trois priant devant la Vierge, une tenant un grand livre sous le bras, rappelant la mission d’éducation des religieuses (fig. 10). Le décor est cette fois signé Paul de Laboulaye, dont le dessin très rond des figures caractérisait déjà les stations du chemin de croix qu’il prit en charge dans la chapelle du collège de Picpus ; on y retrouve néanmoins les mêmes dispositions formelles que chez Henri de Maistre, dont une esquisse au fusain indique bien qu’il en est aussi le concepteur28.
Fig. 10
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Notre-Dame de la Providence par Paul de Laboulaye.
© Nicolas Bru
- 29 Ce vitrail est aujourd’hui conservé au Musée Départemental Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye ((...)
26Pauline Peugniez a eu sans doute plus de liberté pour composer dans le chœur la représentation du Service divin, qui se détachait autrefois en fond de part et d’autre du dais en forme de tourelle émergeant au-dessus du maître-autel. Sur un motif en mosaïques de treille où poussent des grappes de raisin noir – sous la forme de cailloux ovales inclus dans l’enduit –, la célébration de l’Eucharistie est symbolisée par des anges aux traits féminins portant des instruments du culte et des attributs. En partie basse, quatre figures ailées apportent en plongeant vers l’autel un livre ouvert, un encensoir, un plateau de burettes, ainsi qu’un couple de colombes blanches dans une cage. Sur le registre supérieur, trois autres femmes ailées brandissent les fruits de la terre, blés, fleurs et raisins dans des paniers, et du travail symbolisé - de façon plus surprenante mais en écho au passe-temps des sœurs - par des pelotes de laine, rubans et ciseaux de couture (fig. 11). Les anges portent des robes amples, nouées à la taille, et sont coiffés de chapeaux aux formes modernes, tandis que leur chevelure arbore tantôt une frange, tantôt une coupe à la garçonne en écho à la mode du moment. Le style des figures est caractéristique de l’œuvre de Pauline Peignez, que l’on peut retrouver aussi sur ses vitraux, tableaux ou tapisseries. Les couleurs des vêtements sont clairement affirmées selon une gamme franche, souvent en opposition chromatique, le bleu vif d’une robe étant associé à une auréole orange ou le vert des ailes conjugué à un châle rouge sur une robe blanche. Quant au jaune paille d’un couvre-chef (fig. 12), il rappelle la coiffe de la Vierge sur le vitrail Notre-Dame des Prairies, qui fut refusé en 1925 par le curé de l’église de Canehan (Seine-Maritime)29. Encore plus que sur les « tableaux » d’Henri de Maistre et Paul de Laboulaye, les figures peintes par Pauline Peugniez relèvent d’aplats individuels, personnages flottants sur la paroi murale, et contrastent avec les scènes en perspective et profondeur que les autres peintres ont exécutées dans les renfoncements de la nef.
Fig. 11
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail du Service divin avec un ange féminin portant des outils de couture dans le coin supérieur droit.
© Nicolas Bru
Fig. 12
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail du Service divin avec deux anges féminins portant les fruits de la terre dans le coin supérieur gauche.
© Nicolas Bru
27Dans la première chapelle sur le côté nord-ouest de la nef, la Vocation des jeunes filles prenait initialement place de part et d’autre d’une statue en bois doré de Vierge à l’Enfant posée au-dessus d’un autel, tous deux aujourd’hui disparus mais bien visibles sur une photographie contemporaine de l’œuvre réalisée par Odette Bourgain (fig. 13). Elle a représenté à droite de jeunes enfants se pressant au-devant du Christ et, à gauche, deux communiantes en robe blanche avec voile s’inclinant auprès de religieuses, accompagnées de deux anges à la tunique rose ou bleue, une couronne de fleurs dans les cheveux, tandis qu’en arrière-plan deux petites filles se penchent au balcon pour observer la scène. Les visages des communiantes, figurées de profil et les joues aux carnations rosées (fig. 14), s’inscrivent dans la filiation des nombreuses processions de jeunes filles vêtues de blanc que peignait Maurice Denis.
Fig. 13
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; La Vocation par Odette Bourgain.
© Nicolas Bru
Fig. 14
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail de la Vocation avec le visage d’une communiante.
© Nicolas Bru
- 30 Ces informations sur les modèles ayant servi pour les personnages sont tirées d’un recueil édité en (...)
28Poursuivant le cycle consacré à la vie des sœurs, Yvonne Soutra a fait le choix d’inscrire la Profession de foi dans l’environnement local, avec une représentation en arrière-plan du paysage autour de Mende et plus particulièrement du premier couvent occupé par la communauté au lieu-dit La Vabre, dont on reconnait les maisons et la chapelle surmontée d’un clocheton (fig. 15). L’artiste a associé trois scènes dont l’une, à gauche, tirée des Évangiles, figurant Jésus en train de discuter avec Marthe et Lazare, et deux autres plus contemporaines, au centre une procession d’enfants de chœur avec un évêque portant mitre et crosse (dont le visage est un portrait du chanoine Caupert), et dans le coin inférieur droit une jeune novice offrant son service auprès du Christ au sacré cœur qui lui ouvre ses bras (une des sœurs âgée de 23 ans, l’année justement où elle prononça ses vœux, posa comme modèle30). Les archives de la Société de Saint-Jean (conservées à la Bibliothèque du Saulchoir, Paris) conservent, dans un dossier déposé par les héritiers de la peintre, deux cartons préparatoires à l’échelle 0 pour ce grand décor, chaque mur faisant environ 3,60 m de haut sur 3,20 m de large : les dessins à la gouache, où l’on voit déjà une gamme colorimétrique plutôt flamboyante dans les rouges et ocres, ponctués de tâches bleu pâle, portent une inscription manuscrite au revers (« Y. Soutra / Ateliers d’Art Sacré / Cartons de Mende / Furstemberg 6e / admis ») indiquant que le décor a été soumis à validation préalable, sans doute Henri de Maistre, peut-être Maurice Denis lui-même (fig. 16).
Fig. 15
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; La Profession de foi par Yvonne Soutra.
© Nicolas Bru
Fig. 16
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Cartons préparatoires peints à la gouache pour la Profession de foi, conservés dans les archives de la Société de Saint-Jean (Bibliothèque du Saulchoir, 43bis rue de la Glacière, 75013 Paris).
Montage photographique © Nicolas Bru
29Sur le mur opposé de la nef, le panneau peint par Marie Belmon dans des tonalités vertes plus neutres que les précédents est consacré à l’Éducation, avec des sœurs faisant la lecture aux jeunes filles dans un jardin, mais aussi en partie haute des scénettes de jeux, rondes enfantines et même d’un pique-nique à la campagne, et la représentation en bas à droite de Jésus apprenant le métier de charpentier auprès de son père (fig. 17). Outre le style spécifique de l’artiste, dont le dessin paraît hésitant et les figures cernées d’un trait noir raturé lui donnent un aspect à la fois plus nerveux mais peut-être aussi volontairement plus naïf (fig. 18), on observe de près la technique utilisée pour mettre en exergue le visage du jeune Jésus, sous la forme d’une auréole en relief par rapport au plan vertical du mur et d’un enduit orange lissé qui tranche avec l’aspect grumeleux de la peinture voisine (fig. 19).
Fig. 17
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; L’Éducation par Marie Belmon.
© Nicolas Bru
Fig. 18
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail de l’Éducation avec auréole en relief et enduit lissé autour de la tête de Jésus.
© Nicolas Bru
Fig. 19
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail de l’Éducation avec une jeune fille agenouillée devant un bébé.
© Nicolas Bru
30De la même façon, toujours en écho à la mission de la communauté, Simone Froment a composé le panneau des Soins aux malades sous la forme de deux scènes se faisant écho (fig. 20). À gauche, la parabole du Bon Samaritain montre le Christ portant un vieillard malade auprès d’un aubergiste. À droite, une sœur accompagnée de deux enfants en blouse soulage un vieil homme alité, dans un intérieur symbolisé par un mur ajouré d’une arcature au-dessus de laquelle un ange apparaît, comme une lointaine référence aux primitifs italiens. Outre l’introduction d’une perspective qui caractérise aussi les autres chapelles, le paysage en arrière-plan symbolise le chemin de la vie, ponctué à gauche de deux hommes poursuivant leur route (sans doute le prêtre et le lévite) et, à droite, d’une religieuse guidant une vieille femme appuyée sur une canne. Le décor prend appui sur un bandeau inférieur ponctué de l’inscription « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».
Fig. 20
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Les Soins aux malades par Simone Froment.
© Nicolas Bru
31Revenant au milieu du mur nord de la nef, le décor réalisé par Charles Plessard est celui qui a le plus souffert des modifications postérieures sans doute au concile de Vatican II (fig. 21) : le retrait de la chaire a conduit à la disparition de l’inscription en partie basse et à d’importants repeints et compléments pour réunir les deux scènes qui se développaient initialement de façon symétrique, mais indépendante, de part et d’autre du meuble (fig. 22). On y voit néanmoins encore à gauche le martyre de saint Jean à la Porte latine, plongé dans un chaudron d’huile attisé par un feu, au-devant de l’empereur Dioclétien ; à droite, la décollation de saint Paul montre son bourreau rengainant une épée après avoir tranché la tête auréolée qui roule sur un buisson, au-devant d’une foule en prière. Comme pour le décor d’Yvonne Soutra, les archives familiales conservent plusieurs documents graphiques préparatoires à la mise en œuvre de la peinture : un carnet de croquis (fig. 23) et des notes manuscrites en relation avec le chantier de Mende indiquent que Charles Plessard est venu sur place en amont du chantier pour prendre des mesures et a utilisé pour ce faire la technique de la peinture au Stic B ; trois jeux de maquettes peintes à la gouache montrent quant à eux l’évolution dans la composition des scènes et l’approfondissement des détails de vêtements, chevelures ou accessoires (fig. 24). On comprend aussi qu’il a portraituré au premier plan son propre fils François, âgé alors de huit ans et reconnaissable à son ample coiffure bouclée, parmi les enfants aux mains jointes qui côtoient de près le corps décapité du saint (fig. 25).
Fig. 21
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Le Martyre de saint Jean et saint Paul par Charles Plessard.
© Nicolas Bru
Fig. 22
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Carte postale ancienne du Martyre de saint Jean et saint Paul avant disparition de la chaire.
Collection personnelle, reproduction Nicolas Bru.
© Nicolas Bru
Fig. 23
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Croquis au fusain du chœur de la chapelle réhaussé de gouache pour un premier projet de décoration, conservé dans les archives familiales de Charles Plessard.
© Florence Bonhivers
Fig. 24
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Maquettes peintes à la gouache pour le Martyre de saint Jean et saint Paul, conservées dans les archives familiales de Charles Plessard.
© Florence Bonhivers
Fig. 25
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Croquis au fusain de François, fils de Charles Plessard, ayant servi de modèle pour un des enfants représentés dans le coin inférieur droit du Martyre de saint Jean et saint Paul, conservé dans les archives familiales.
© Florence Bonhivers
32Enfin, tirant parti de la présence d’un grand Christ en bois doré qui faisait face à la chaire, Germaine Le Clerc a composé une Crucifixion, toujours dans des dominantes de vert mais dans un style plus solennel, le seul à tendre vers un certain dolorisme, bien contenu toutefois (fig. 26). Au-dessus d’une inscription (« je suis la vigne, vous êtes le sarment ») dont les lettres s’enlacent dans les grappes issues d’un cep, l’artiste s’est appropriée l’espace du mur laissé libre autour du crucifix pour figurer à gauche l’assemblée des hommes avec quelques saints auréolés (fig. 27), des jeunes orphelines en blouse noire à col blanc agenouillées devant eux, et à droite celle des femmes où les sœurs de la congrégation se mêlent aux saintes femmes, tandis que Marie Madeleine aux yeux blancs révulsés se tord les mains de douleur au pied du Christ (fig. 28). Dans un style encore une fois très personnel, où les couleurs sont bien cloisonnées sous la forme de plages uniformes juxtaposées pour dessiner les ombres et façonner les plis des vêtements ou les creux des visages, l’artiste a utilisé comme tous les autres – sauf Charles Plessard – la technique de la fresque, quelques traces blanches transparaissant au travers de pigments qui ont carbonaté dans un enduit légèrement granuleux. Une observation en lumière rasante permet de dresser un relevé des « journées » délimitées par une fine césure, correspondant aux zones d’intervention sur un enduit encore frais, sans doute reportées au fur et à mesure à partir des cartons (fig. 29) ; on y retrouve aussi la façon de réaliser les auréoles en léger relief, déjà vue sur le panneau signé de Marie Belmon. Plus que pour les autres scènes, on peut citer à propos du décor de Germaine Le Clerc la phrase célèbre écrite en 1890 par Maurice Denis : « se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »31.
Fig. 26
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; La Crucifixion par Germaine Le Cler.
© Nicolas Bru
Fig. 27
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail de la Crucifixion avec saint Jean imberbe au milieu de l’assemblée des hommes.
© Nicolas Bru
Fig. 28
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Détail de la Crucifixion avec Marie Madeleine au pied de l’assemblée des femmes.
© Nicolas Bru
Fig. 29
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; La Crucifixion par Germaine Le Cler, avec relevé des « journées » correspondant à la mise en œuvre de l’enduit frais.
Photographie et relevé © Nicolas Bru
33Dans chacun des voûtains du chœur, Claude Voillaume a peint en grisaille sur fond blanc trois archanges, représentés en pied avec un phylactère portant une sentence et leur nom : au centre, saint Michel terrasse le démon de son épée, entouré de Gabriel tenant un lys et Raphaël un poisson (fig. 30).
Fig. 30
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Les archanges par Claude Voillaume.
© Nicolas Bru
34Sur les parties hautes des murs, de part et d’autre des baies, des figures saintes portées par des nuages, où s’entremêlent des phylactères marqués des vers des Béatitudes, sont signées de Jacques Ernotte. Là-aussi, le trait bleu-noir est à peine rehaussé parfois de touches mauves, ocres ou grises et les visages sont simplement recouverts d’une ombre dans la chevelure (fig. 31). Pour illustrer les huit paroles prononcées lors du Sermon sur la montagne, d’après l’Évangile selon saint Matthieu, le choix a été fait ici de ne pas transcrire littéralement la scène de Jésus parmi les apôtres, ni de la traiter sous la forme d’un cortège d’anges portant les phylactères selon l’héritage néo-classique de Flandrin, ou bien encore de s’inspirer du décor réalisé en 1926 par Maurice Denis dans sa propre chapelle du Prieuré à Saint-Germain-en-Laye. Ce sont au contraire des personnages et figures édifiantes, certes reconnaissables de tous mais extérieures à l’épisode biblique, qui sont représentées : saint Jean Baptiste est ainsi associé au premier verset (« bienheureux ceux qui sont pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux »), suivi de la Vierge et de Marie Madeleine, mais aussi de saint François d’Assise parmi les oiseaux, Jeanne d’Arc en armure et tenant une bannière fleurdelysée (fig. 32), et encore une fois des sœurs de la communauté soulageant une jeune fille ou recevant une couronne de roses de la part du Christ au sacré Cœur, conduisant à introduire une plus grande proximité avec le fidèle.
Fig. 31
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Les Béatitudes par Jacques Ernotte, avec panneaux figurant saint Jean-Baptiste et la Vierge.
© Nicolas Bru
Fig. 32
Mende (Lozère), chapelle de la Providence ; Les Béatitudes, avec panneaux figurant Marie Madeleine et Jeanne d’Arc.
© Nicolas Bru
35La chapelle du couvent de la Providence témoigne d’un mouvement à la fois artistique et politique novateur dans les années 1920 et 1930, qui a tenté alors de former des artistes catholiques à l’art moderne et de combattre les fadeurs des productions industrielles par des œuvres que Maurice Denis qualifiait lui-même d’« authentiques ». Dernière grande réalisation des Ateliers d’Art sacré, le décor peint en 1936 à Mende se révèle être une réussite en demi-teinte : malgré un propos iconographique complet et répondant a priori bien aux attentes du commanditaire, son cloisonnement en scènes séparées nuit incontestablement à la cohérence de l’ensemble qui n’atteint pas l’ampleur monumentale de l’église du Saint-Esprit quelques années plus tôt. Si la technique picturale est identique d’un panneau à l’autre (hormis un où la fresque est remplacée par le Stic B), la cohabitation de styles introduit une certaine hétérogénéité : l’approche coloriste en partie basse contraste avec les grisailles sur les murs et voûtes, les scènes en perspective dans la nef tranchent avec les aplats de figures dans le chœur d’une échelle différente (en particulier les figures de Pauline Peugniez), l’usage du cerne n’est pas partagé par tous (Yvonne Soutra et Charles Plessard n’y ont pas recours), certains enfin adoptent un trait doloriste différent de la majorité des figures (principalement Germaine Le Cler, mais aussi Marie Belmon dans une moindre mesure). Les quelques sources disponibles conduisent à relativiser quant à elles la notion de chantier collectif, au profit d’une venue parfois décalée dans le temps des artistes pour traduire individuellement en images le programme élaboré par leur directeur Henri de Maistre. Celui-ci semble bien être le seul à avoir décidé des scènes à représenter, en lien sans doute avec le commanditaire et Maurice Denis, comme le suggèrent ses dessins préparatoires et le processus de validation des cartons. La chapelle de Mende n’a suscité localement qu’une émulation réduite à quelques commandes secondaires, toutes confiées par le chanoine Caupert à Charles Plessard. Enfin, force est de constater que l’article écrit en 1937 par Pauline Peugniez n’a pas permis à l’école, malgré les photographies reproduites, d’obtenir de nouveaux projets d’envergure en province.
- 32 Fermeture des Ateliers d’Art sacré. L’Art sacré, août-septembre 1947, p. 233-234.
36Les Ateliers d’Art sacré eux-mêmes ont échoué à modifier profondément les sensibilités au sein du clergé, faute de commandes suffisantes pour assurer la pérennité des enseignements et conduisant à leur fermeture en 1947. La chronique parue en septembre de cette année-là dans la revue L’Art sacré, citant Mende parmi les rares réussites de l’école (au nombre uniquement de quatre), déplorait la défiance du clergé et reconnaissait le rôle précurseur des élèves de Maurice Denis et George Desvallières : « Ces forces des Ateliers d’Art Sacré qui se mettaient au service de l’Église durant l’entre-deux guerres, c’étaient bien les plus aptes à la servir, cela apparaît évidemment aujourd’hui à ceux-là mêmes qui ont fait appel à d’autres et qui en sont déçus maintenant. Mais quand elles étaient vives, on criait au snobisme, aux outrances. Tout le monde conviendra que la solution apportée par Denis et Desvallières, dans les années qui ont suivi 1919, était alors la bonne. On n’en a pas voulu32 ». Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le père Couturier - qui rédige probablement lui-même ces lignes - est déjà engagé depuis plusieurs années dans la promotion des grands maîtres et artistes vivants contemporains, tenants de l’abstraction et même non chrétiens, ce qui aboutit entre 1950 et 1952 à la « querelle de l’art sacré » cristallisée autour de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce sur le plateau d’Assy en Savoie et, notamment, du Christ sculpté par Germaine Richier.
37Mais on n’en était pas encore là en 1936 et il est important de souligner la relative audace de ceux qui, comme le chanoine Caupert à Mende, ont su alors faire confiance aux artistes de leur temps.