1Lasbordes est à mi-chemin entre Toulouse et Narbonne, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Castelnaudary. L’église Saint-Christophe, située au centre du bourg castral de tracé circulaire, fut reconstruite au XIIIe ou au début du XIVe siècle et augmentée de chapelles latérales au XVe siècle1. De plan rectangulaire, l’église se compose d’une nef unique de quatre travées, bordée de chapelles, prolongée par un chœur à chevet plat. L’édifice est connu pour son impressionnant retable classé au titre des monuments historiques2 (fig. 1). C’est au moment de son démontage avant restauration en janvier 1988 que des peintures murales apparurent3. Ce fut une surprise de taille puisque toute la hauteur de la paroi orientale du chœur était couverte de décors peints médiévaux non masqués par des badigeons4. Très rapidement après cette découverte majeure, l’église fut inscrite en totalité à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques5. Les peintures furent ensuite restaurées au cours de plusieurs campagnes de travaux qui s’échelonnèrent sur un peu moins d’une dizaine d’années. C’était il y a presque 30 ans. Faute de publication6, ces peintures remarquables sont tombées dans l’oubli, cachées dans un espace étroit, fermé au public, derrière le retable remonté sous l’arc doubleau séparant la nef du chœur.
Fig. 1
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe ; vue d’ensemble du retable remonté sous l’arc doubleau entre le chœur et la nef.
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
- 7 La paroi mesure plus de 11 mètres de hauteur pour une largeur identique.
2En 2021, à l’occasion des rencontres annuelles du Groupe de Recherches sur la Peinture Murale qui se sont déroulées en Occitanie, nous les avons présentées à nos collègues en mesurant la complexité de lecture des campagnes picturales superposées, amplifiée par le faible recul et la hauteur considérable de la paroi7 (fig. 2). Il est alors apparu qu’en l’absence d’échafaudage, une simple campagne photographique ne suffirait pas à comprendre ces peintures. Il fallait en effet avoir une vision d’ensemble non déformée et pouvoir séparer les différentes couches pour les identifier.
Fig. 2
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur ; vue vers le nord.
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
3Nous débuterons en faisant le point sur les étapes de conservation, de restauration et les choix de présentation de la restauratrice Claire Delhumeau à laquelle furent confiés les chantiers successifs, puis nous présenterons l’apport des relevés à la lecture des peintures et la compréhension de leur iconographie, enfin nous terminerons en évoquant les actions collectives à développer en amont de la restauration afin que les propriétaires soient mieux accompagnés dans l’ultime étape de la valorisation.
4Les peintures murales du chœur furent mises au jour et restaurées en plusieurs étapes entre 1992 et 2000 par Claire Delhumeau, conservatrice-restauratrice8 (fig. 3). En juillet 1992, elle débuta les dégagements et la consolidation par l’ensemble du mur oriental révélant tout l’intérêt des peintures distribuées sur plusieurs registres et alternant décor ornemental et figuré (fig. 4). À la suite de cette découverte majeure, le chœur avec les peintures fut classé au titre des monuments historiques en mars 19939.
Fig. 3
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur ; plan avec localisation des peintures (rouge) et des travaux de 1992 (noir).
Extrait du rapport de restauration de Claire Delhumeau, juillet 1993. Plan de Marie-Paule Pauly, UDAP, Aude. © Drac Occitanie
Fig. 4
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur ; vue d’ensemble des peintures du mur est, orthophotographie.
© Novatlas
- 10 DELHUMEAU, 1993.
- 11 Claire Delhumeau poursuit la restauration au sein de l’atelier Sinopia dont elle assure la gérance.
- 12 DELHUMEAU, 1992 : Les étapes furent la pose de solins au mortier de chaux et de sable, sur les bord (...)
- 13 DELHUMEAU, 1992.
5La même année, elle poursuivit le chantier avec les peintures du mur nord du chœur10, qui finirent d’être restaurées en juillet 1996 avec le comblement des lacunes et leur remise en teinte, dans la perspective de pouvoir compléter l’intervention, pour harmoniser avec la réintégration picturale à l’aquarelle à venir des peintures du mur oriental. Ce dernier fut achevé de restaurer en 1998 (fig. 5). En mars 2000, la dernière étape des travaux fut consacrée à l’entourage de la porte nord, décoré au XVIIIe siècle11. Il y eut donc cinq campagnes de restauration pour les deux murs peints, est et nord, en deux phases chacune : d’abord le dégagement et la consolidation, puis le colmatage des lacunes et leur réintégration12. Il faut préciser que plusieurs couches de badigeon couvraient les peintures, à l’exception de celles situées directement derrière le retable. Ces couches furent retirées au cours des chantiers successifs. Seul le mur sud n’était pas peint comme l’ont révélé les sondages pratiqués sur cette paroi13.
Fig. 5
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur ; vue d’ensemble des peintures du mur nord, orthophotographie.
© Novatlas
6Chaque campagne de travaux a fait l’objet du rendu d’un rapport d’intervention illustré de photographies et de croquis. Des observations sur la technique de la peinture et sur la stratigraphie y sont consignées, suivies d’un constat d’état et de la description des opérations effectuées. La stratigraphie a révélé la richesse et la complexité de ces décors peints. Les nombreuses campagnes picturales non relevées témoignent encore du travail d’étude et de relevé qui reste à faire.
7Claire Delhumeau mentionne un premier décor (campagne 1) composé d’un faux appareil et de scènes historiées agencées en registre. Cette campagne est réalisée à la détrempe sur un enduit de chaux posé sur la maçonnerie. L’enduit présente une surface irrégulière, parfois lisse et par endroit granuleuse. Sur le mur est, le Christ accompagné des symboles des évangélistes et de figures de saint en pied domine un décor d’abord identifié comme une illustration de la vie de Marie Madeleine, puis finalement revu comme étant un cycle de la Passion réparti sur deux registres (fig. 6 et 7). D’autres scènes appartenant à ce cycle se développent sur le mur nord dont une dernière Cène (fig. 8).
Fig. 6
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; localisation de la campagne 1, cycle de la Passion et Christ entouré des symboles des évangélistes, orthophotographie.
© Novatlas
Fig. 7
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; cycle de la Passion, détail de la scène de la Descente aux limbes.
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 8
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur nord ; localisation de la campagne 1, scènes de la Passion.
Orthophotographie © Novatlas
8Le deuxième décor (campagne 2), situé sur la partie centrale du mur oriental, a été directement exécuté à la détrempe sur le premier décor, sans couche de préparation (fig. 9). Une première identification permettait de reconnaître neuf tableaux chacun représentant une scène, sans aller plus loin dans l’iconographie.
Fig. 9
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; localisation des scènes du cycle hagiographique (campagne 2).
Orthophotographie © Novatlas
9La troisième campagne picturale, localisée exclusivement sur le mur nord, consiste en un saint avec une palme, inscrit dans une architecture gothique, avec en dessous un personnage en pied et dans l’ébrasement de la baie les portraits des apôtres placés dans des médaillons (fig. 10). La quatrième campagne est constituée d’un décor de rinceaux et un pot à fleur peint autour de la porte percée dans le mur nord (fig. 11). Enfin, le cinquième décor (campagne 5) se compose d’une litre funéraire qui court sur le mur oriental et le mur septentrional.
Fig. 10
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur nord localisation des saints et des apôtres (campagne 3).
Orthophotographie © Novatlas et photographie de détail d’un saint et de trois apôtres © Amaëlle Marzais
Fig. 11
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur nord ; campagne 4 : rinceaux et pot à fleur.
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
10Lorsque la stratigraphie est aussi complexe, le parti de présentation est difficile. À Lasbordes, le choix a été fait de tout montrer, au risque de ne pas comprendre l’image ainsi révélée. Une harmonisation de l’ensemble a été recherchée, mais il manque des éléments de compréhension. En effet, les différentes couches s’entremêlent et en l’absence d’étude iconographique, il est très difficile de reconnaître les scènes.
- 14 Comme ici à Lasbordes, trente ans après.
11Il est très fréquent d’avoir des peintures murales de différentes époques superposées et visibles concomitamment, en partie. La présentation finale découle d’un choix qu’il faut faire à un moment donné du chantier de restauration. Grosso modo deux cas de figure se profilent : soit tout montrer de façon archéologique, soit privilégier un décor, de façon muséale. Ce choix doit être le fruit d’une réflexion menée par le maître d’ouvrage (en général le propriétaire, commune, particulier, association …), le maître d’œuvre (souvent un architecte ou un conservateur des monuments historiques par exemple), le conservateur-restaurateur qui mène le chantier et fait des observations de terrain, l’affectataire avec parfois la commission diocésaine d’art sacré, ainsi que toute personne susceptible de produire un avis circonstancié : l’érudit local, les paroissiens attachés à leur église, la personne qui détient la clef et l’ouvre bénévolement, celle qui a des souvenirs personnels d’un mariage, d’un baptême ou autre… Il faut rester à l’écoute des desiderata mais tout avis doit être argumenté. Quel que soit le choix, il faut le justifier et dans tous les cas, il faut une documentation la plus complète possible de tout ce qui a été observé, surtout si quelques éléments risquent de disparaître à la vue. Et si cela arrive car on veut mettre en valeur un décor plus ancien, il est toujours préférable, plutôt que de supprimer une couche, de la recouvrir de badigeon et de reconstituer le décor que l’on veut privilégier. Dans le même temps que le chantier, mais souvent après14, l’étude des décors permet de comprendre leur iconographie.
- 15 Le dévoilement de la couleur, p. 15.
- 16 SAPIN, 1999.
- 17 SARRADE, 2013, § 4.
- 18 ANGHEBEN 2008 ; SARRADE, 2016.
- 19 Par exemple en Touraine dans la crypte de Tavant, l’église de Rochecorbon, l’église de Rivière ou e (...)
12La méthode d’analyse des peintures murales a longtemps été fondée sur les reproductions à main levée ou les photographies15. Depuis le chantier de la crypte de Saint-Germain d’Auxerre, de 1986 à 2000, elles ont évolué vers une analyse et une restitution plus précises, nécessaires à la conservation de ce patrimoine16. Les peintures peuvent alors être étudiées à l’aide d’une nouvelle approche archéologique, qui repose sur les méthodes d’examen des élévations en archéologie du bâti. Cette méthode consiste en un relevé stratigraphique de l’œuvre, complété par un enregistrement des séquences colorées17. Ce procédé est rapidement appliqué et développé sur les peintures de la nef de Saint-Savin par l’équipe Peintures murales du CESCM18 à partir de 2005 et depuis la pratique s’est répandue à d’autres ensembles19.
13Parmi ses multiples intérêts, le relevé sert à séparer visuellement la stratigraphie des campagnes picturales et à rendre sa lisibilité à une peinture, ce qui nous intéresse particulièrement dans l’église de Lasbordes, mais également à compléter numériquement les lacunes sans intervenir sur la peinture. Par l’observation approfondie et minutieuse de la matière, il permet également de comprendre le processus de réalisation d’une peinture et à décomposer les étapes de sa mise en œuvre.
14Le choix de la méthode du relevé est dicté par les problématiques développées par le chercheur, par l’état de conservation de la peinture et par les contraintes du terrain. Deux principales méthodes existent : l’une sur un film plastique et l’autre à partir d’une orthophotographie. Dans le premier cas, on pose un film en plastique sur la peinture que l’on vient fixer avec des épingles dans les enduits récents. Chaque couche de peinture est détourée et documentée sur le calque en plastique. Cette méthode, extrêmement précise, apporte une bonne connaissance de la peinture et de sa stratigraphie, mais est aussi chronophage et nécessite la consolidation de la couche picturale avant la réalisation du relevé.
15L’autre méthode, celle du relevé à partir d’une orthophotographie est plus simple à mettre en œuvre, mais moins précise : il s’agit de produire une orthophotographie du mur avec les peintures murales, donc une image sans déformation et mesurable, et de détourer numériquement chaque couche de peinture. Ce procédé est non invasif, puisqu’il n’y a pas de contact avec la matière, et peut donc être utilisé sur des peintures fragiles. L’examen rapproché de la paroi lors de la prise des photographies permet de pallier le manque de précision de cette méthode. Ce deuxième procédé a été choisi dans l’église de Lasbordes pour trois raisons : la difficulté d’accès aux peintures, le temps imparti pour la réalisation du relevé et l’impossibilité de travailler in situ avec un échafaudage (fig. 4 et 5).
16L’orthophotographie a été générée par l’entreprise de géomètres Novatlas, puis le relevé est ensuite dessiné numériquement sur un logiciel de dessin (Illustrator). L’étape de la restitution numérique (DAO) est longue, par exemple pour les 7 m2 relevés à Lasbordes, sur plus de 100 m2 de peinture au total, il faut compter environ 30 heures de travail. Dans tous les cas, le relevé de peinture murale est un outil qui donne la possibilité de prolonger le temps de réflexion, parfois contraint par la rapidité avec laquelle doivent s’effectuer les études de terrain, mais il peut aussi servir d’outil pour la valorisation des œuvres auprès du public.
17Concentrons-nous sur la partie centrale du mur oriental, afin d’étudier plus en détail les apports du relevé pour les deux premières campagnes picturales : un cycle de la Passion et un cycle non identifié.
- 20 POISSON, 1993, p. 169.
18Le décor du cycle de la Passion s’agence en registres alternant motifs ornementaux, scènes historiées et figures en pied (campagne 1)20 (fig. 12). Le faux appareil jaune et bleu, ainsi que les frises de rubans pliés, structurent les espaces et servent de transition entre les scènes figuratives. Le Christ en majesté entouré des Quatre Vivants occupe une position centrale sur le mur. Des saints en pied, identifiés par des phylactères et des inscriptions, sont peints de part et d’autre et tournés vers lui.
19En-dessous, à gauche, certaines scènes de la Passion sont identifiables et précèdent la mort du Christ (Baiser de Judas, Arrestation du Christ, Couronnement d’épines, Flagellation), tandis que d’autres à droite sont plus énigmatiques et peuvent être rapprochées de la Résurrection (ange tenant un linge, personnage encapuchonné devant un arbre, personnage sortant d’une nuée). Le faux appareil peint au centre sépare ces deux ensembles à la temporalité différente, alors qu’au registre inférieur, il vient encadrer les dernières scènes de la Passion que sont le Noli me tangere et la Descente aux limbes. Plusieurs scènes sont malheureusement lacunaires dans ces deux registres médians. Enfin et comme fréquemment, une tenture se détachant d’un fond noir est peinte au bas du mur.
Fig. 12
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; identification des scènes de la Passion (campagne 1).
Orthophotographie © Novatlas
- 21 CAZES, 1990, p. 12.
- 22 POISSON, 1993, p. 173.
20Les architectures trilobées des encadrements, les silhouettes et les plis sont autant de marqueurs d’une production picturale du XIVe siècle. Les drapés aux plis arrondis et assez près du corps, creusés à l’aide d’une teinte sombre couvrent des corps élancés (fig. 13). Les traits du visage sont fins et tracés, non pas en noir, mais en rouge. Les pupilles noires se détachent d’yeux étirés au fond blanc (fig. 14). De fines mèches ondulées encadrent le visage. Ce sont autant d’éléments qui permettent de confirmer l’attribution de cette campagne au XIVe siècle, comme le suggéraient Jean-Paul Cazes21 et Olivier Poisson22 et de la situer plus précisément dans la première moitié de ce siècle.
Fig. 13
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; Arrestation du Christ (campagne 1).
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 14
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; visage du Christ du Noli me tangere (campagne 1), mur est.
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
21La deuxième campagne n’a fait l’objet d’aucune étude iconographique et stylistique principalement à cause de son manque de lisibilité en partie pallié par le relevé (fig. 9, 15). Pour l’instant, six des neuf scènes ont été redessinées. On retrouve dans chacune le même saint reconnaissable à son nimbe et sa tunique vert sombre aux manches festonnées noires, ce qui indique qu’il s’agit vraisemblablement d’un cycle hagiographique. Dans plusieurs épisodes, le saint dialogue avec un roi, apparemment vieillissant d’une scène à l’autre et l’action se déroule principalement en extérieur.
22La première scène regroupe quatre personnages dont un assis en noir qui tend une tige à un personnage apparemment féminin (fig. 15). Devant, le roi, reconnaissable à son manteau rouge doublé d’hermine, est tourné vers le saint en vert et semble échanger des paroles avec lui. Le saint pose la main sur son cœur et un bâton ou une crosse repose sur son épaule. La scène suivante se réduit à deux personnages situés dans un lieu architecturé. À gauche, le roi couronné esquisse des gestes de parole au saint en face. Ce dernier porte une étole rouge autour du cou que l’on retrouve dans la scène suivante.
Fig. 15
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur, mur est ; relevé des six premières scènes du cycle hagiographique (campagne 2)
© Amaëlle Marzais
23La troisième scène se déroule en extérieur comme l’indiquent les fleurs au sol et le château rouge en fond. Le roi à gauche apparaît sous les traits d’un homme mature et barbu. Le saint est agenouillé devant lui et lui serre la main, avec son bâton ou sa crosse posé sur son épaule, de la même manière que pour la première scène.
24Puis, dans un fond paysagé, le saint mène un cheval monté par un personnage à la tunique rose, qui évoque celle du roi dans la scène précédente. Malheureusement, la cinquième scène est très lacunaire. De la suivante, dans un paysage végétalisé, se distingue un personnage barbu assis à droite en train de dialoguer avec le saint agenouillé devant lui.
25Reprenons les éléments récurrents et les attributs permettant d’identifier le saint. En premier lieu, il n’est pas tonsuré et porte plus probablement une crosse qu’un bâton au regard de l’excroissance arrondie au bout de sa canne, cela nous indique qu’il s’agit vraisemblablement d’un évêque. Ensuite, il est vêtu sobrement et les scènes se déroulent principalement hors du château, dans un jardin arboré ou une forêt. Il est donc possible que le saint soit un ermite, ou au moins en contact régulier avec l’extérieur. Pour le deuxième personnage, si l’on ne peut déterminer s’il s’agit d’un même roi qui vieillit au cours des épisodes, d’abord figuré imberbe et en rouge (scènes 1 et 2) puis barbu et vêtu de rouge pâle (scènes 3, 4 et 6), ou de deux rois différents, la présence récurrente de la figure royale sur l’ensemble des scènes relevées montre son importance dans ces épisodes de la vie du saint. Dans chacune des scènes, le roi et le saint se font face et leur dialogue est signifié par une gestuelle sans contact physique composée de mains levées ou posées sur la poitrine et dans un seul cas de mains serrées (scène 3). Le saint est soit l’égal du roi, debout devant lui, soit agenouillé à ses pieds, mais jamais au-dessus de lui. Le foulard rouge noué autour du cou du saint peut rappeler son martyre, comme le portent les participants aux fêtes de la San Fermin à Pampelune rappelant la décollation de saint Firmin, ou n’avoir aucun lien avec.
26L’église de Lasbordes dépendait au Moyen Âge du diocèse de Toulouse et se trouvait dans la partie orientale de ce comté, proche de la limite de celui de Carcassonne23. Il peut donc être intéressant de rechercher des indices auprès des saints vénérés localement. La dédicace de l’édifice à saint Christophe ne nous éclaire pas sur le cycle peint dont l’histoire ne correspond à aucun moment de la vie du saint, tout comme le rattachement de la cure à la manse épiscopale de Saint-Papoul en 1496.
27Trois saints semblent se distinguer sans pour autant que l’identification ne soit tout-à-fait satisfaisante : saint Firmin (272-303) pour son foulard rouge évoqué précédemment, successeur de saint Saturnin à Toulouse et ordonné évêque à Toulouse, mais dont la vie n’est pas connue, saint Paulin de Nole (354-431), né à Bordeaux et évêque de Nole (Italie), ou alors saint Barlaam. Parmi ses actes remarquables, saint Paulin prit la place d’un esclave en Afrique auprès du gendre du roi et devint son jardinier. Son maître se rendait souvent auprès de lui pour s’entretenir de diverses questions, tant il appréciait la sagesse du saint. Lors d’une de ces discussions, Paulin annonça la mort prochaine du roi. Il demanda à rencontrer le saint, qui lui déclara qu’il était évêque dans son pays. Paulin obtint la libération des esclaves et fut renvoyé chez lui. Néanmoins, plusieurs éléments diffèrent entre le récit et la représentation, on ne retrouve pas les attributs courants de saint Paulin : un esclave captif, des chaînes ou un jardin même si cet élément peut correspondre au paysage arboré de certaines scènes, et le déroulement de l’histoire paraît inversé puisque le cycle peint commence à l’intérieur d’un château pour se terminer dans un jardin. La poursuite du relevé permettra probablement de présenter de nouvelles avancées sur l’iconographie.
- 24 MILLES, 1973, p. 5 ; VORAGINE, 1998, p. 745-759.
28Enfin, la dernière hypothèse, que Claire Boisseau (CESCM – UMR 7302, membre du GRPM) a suggérée, est celle d’une représentation de l’histoire de Barlaam et Josaphat. Les premières versions françaises du récit datent du XIIIe siècle et ont été diffusées par La Légende dorée de Jacques de Voragine24. En Inde, le roi Avennir persécutait les chrétiens et avait un fils nommé Josaphat. Son fils rencontra l’ermite saint Barlaam lorsque ce dernier apparut à la cour. Le prince se convertit au christianisme après avoir suivi les enseignements de son maître. À la suite de la conversion de son fils, le roi lui présenta un faux Barlaam, en réalité l’astrologue Nachor, pour éprouver sa foi puis une femme pour le tenter. Devant cet échec, Avennir céda à son fils la moitié de son royaume, finit par se convertir, puis lui donna la totalité de son royaume et acheva sa vie dans la pénitence. Après plusieurs années de règne, Josaphat se retira dans le désert et y retrouva son maître Barlaam. À Lasbordes, les images mettent l’accent sur les nombreux dialogues entre le roi et le saint, correspondant ainsi à la trame du récit de Barlaam, sans que des épisodes spécifiques de sa vie puissent être identifiés. Plusieurs éléments diffèrent entre le texte et la représentation : Barlaam est un moine alors qu’il porte apparemment la crosse d’un évêque à Lasbordes, l’épisode de l’astrologue n’apparaît pas et les images livrent peu d’informations quant à la teneur des dialogues : on ne sait pas si Barlaam présente ses enseignements sur la vie du Christ ou les paraboles au prince (scènes 1, 2), ou s’il parle au roi Avennir (scènes 3, 6).
29Concernant le style, la palette chromatique paraît réduite au premier regard (rouge, jaune, vert, blanc, noir), mais offre en réalité plusieurs nuances obtenues par des mélanges tels que les rouges clair et foncé, le rose, le brun, le gris et le beige. La réalisation d’un relevé a pu mettre en évidence certains détails permettant de préciser la datation à la fin du XIVe siècle ou au début du siècle suivant. Le paysage travaillé, composé d’un château, d’arbres, de fleurs et de touffes d’herbe, évoque la production du XVe siècle (fig. 16). Les carnations sont modelées subtilement avec des ombres. Les yeux sont tombants, avec une pupille noire et des iris colorés. De fines mèches bouclées encadrent les visages (fig. 17). Enfin, l’utilisation de pochoirs à fleurs stylisées relativement complexe est en vogue au XVe siècle.
30L’exécution d’un relevé a donc permis de séparer visuellement les différentes campagnes superposées, mais également de leur rendre leur lisibilité et d’apporter des éléments nouveaux pour la compréhension de l’iconographie et la datation des peintures.
Fig. 16
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur mur est ; cavalier (scène 4), cycle hagiographique (campagne 2).
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
Fig. 17
Lasbordes (Aude), église Saint-Christophe, chœur mur est ; visages du roi et du saint (scène 3), cycle hagiographique (campagne 2).
David Maugendre © Inventaire général Région Occitanie
31La valorisation est aujourd’hui une étape indispensable dans un chantier de restauration du patrimoine. La question de sa mise en œuvre, quand elle est posée, arrive fréquemment lorsque les travaux sont quasiment achevés, voire le chantier terminé. Pourtant cette étape cruciale, encore trop souvent négligée, pourrait se dérouler en parallèle du chantier de restauration. Il serait alors nécessaire qu’elle soit prévue bien en amont des travaux, au moment même de l’élaboration du cahier des charges.
32L’étude qui sert notamment de support à l’élaboration des outils de valorisation et de médiation se déroulerait ainsi dans des conditions optimales. Dans ce contexte, l’historien de l’art pourrait alors travailler en collaboration avec le conservateur-restaurateur, échanger avec tous les acteurs présents sur le chantier, apporter son expertise et consigner nombre de détails qui ne peuvent pas être réunis dans le dossier de restauration et qui sont à jamais perdus. Trop souvent, il arrive lorsque les échafaudages sont démontés, le chantier refermé, et se retrouve alors seul au pied du mur à s’interroger sur l’histoire matérielle de l’œuvre et sur la stratigraphie pour ne citer que ces deux exemples qui nécessitent, bien souvent, de croiser les regards. L’étude au cours du chantier bénéficierait à chacun, toutefois elle nécessite de prévoir en amont un financement. C’est un point crucial sur lequel on achoppe encore trop souvent.
- 25 Un des derniers exemples sur lequel l’Agence Picturales a travaillé est celui des peintures murales (...)
33Il y a 25 ans, lorsque le chantier de Lasbordes s’est terminé, ni valorisation, ni médiation pour faciliter la compréhension de ces peintures n’avaient été prévues car ce n’était ni une priorité, ni une volonté. Actuellement la situation a quelque peu changé, mais la chronologie est insensiblement toujours la même, hélas, à l’exception de quelques exemples prestigieux où des comités scientifiques pluridisciplinaires sont mis en place au début ou au cours des travaux. Le chantier terminé le propriétaire se retrouve alors démuni face à des peintures murales dont il ne possède pas les clés de compréhension pour en assurer la transmission25. C’est pourquoi, tout en restant conscient des difficultés, il apparaît nécessaire de mettre en place une nouvelle organisation afin que les compétences soient réunies concomitamment sur le chantier et que les études se déroulent dans des conditions optimales pour une meilleure transmission du patrimoine.
34À Lasbordes si l’étude est poursuivie, il sera possible d’élaborer les outils nécessaires à une meilleure compréhension de cet ensemble complexe. L’étape de la transmission des connaissances pourra alors être engagée. Plusieurs solutions virtuelles ou à mettre en œuvre in situ pourront être conçues pour sortir de l’oubli cet ensemble majeur de la peinture médiévale de l’Aude. Un témoignage d’autant plus précieux que les décors médiévaux conservés dans ce département sont rares.
35La stratégie du recours au virtuel pour appréhender globalement toutes les peintures du chœur paraît une des solutions. L’imagerie numérique26 qui en est encore à ses débuts dans le domaine patrimonial offre de nombreuses possibilités pour mettre en valeur la peinture monumentale comme le montrent nos propositions présentées dans les figures 8 à 10, la visite au couvent des Jacobins de Toulouse pendant le colloque27 ou encore le travail engagé par l’association internationale de recherche sur les charpentes et plafonds peints médiévaux28. Elle permet non seulement de dissocier les couches, mais aussi de rendre plus lisibles les images ou encore de combler les zones lacunaires en proposant une restitution virtuelle ; des étapes utiles et indispensables à la compréhension des décors de Lasbordes.
36En complémentarité avec le virtuel, la médiation plus traditionnelle in situ, ne doit pas être écartée. Dans l’église, des kakémonos faciles à mettre en œuvre, un petit livret, un système de QR-code renvoyant vers l’étude en ligne pourraient ainsi répondre aux attentes des visiteurs.
37La valorisation donne tout son sens au chantier de restauration, elle permet de faire connaître et de rendre accessible le patrimoine qui vient d’être découvert à un moment où le propriétaire comme l’affectataire sont souvent démunis pour le faire partager.
- 29 Cette proposition est établie uniquement à partir de nos expériences.
38Dans ses formes traditionnelles, elle est peu onéreuse en comparaison des travaux de restauration, peut-on imaginer consacrer entre 1,5 % et 4 %29 du montant global d’un chantier à cette ultime étape trop souvent oubliée ou réservée à des édifices et des découvertes majeurs.
39Lorsqu’elles sont pensées après la clôture du chantier, la valorisation et la médiation engendrent de nombreuses difficultés. Budgétaires d’une part, puisqu’il faut à nouveau chercher des financements à un moment où le propriétaire trouve souvent qu’il a déjà suffisamment participé, et méthodologiques d’autre part car une fois le chantier achevé il est difficile à l’historien de l’art en charge de ce travail d’avoir accès aux peintures et surtout d’échanger avec le conservateur-restaurateur, l’observateur de la matière le plus compétent.
40La présence de l’historien de l’art spécialisé en peinture murale en complémentarité avec les autres corps de métier est une nécessité sur le chantier de restauration, c’est une contrainte financière, il faut le reconnaître, mais il est possible de mieux la surmonter si elle est anticipée, chacun en connaît des exemples. Son apport à la compréhension des images comme au choix de présentation est indispensable et prépare l’ultime étape de la valorisation.