- 1 Voir : BROC, et al., 1992 ; CAUCANAS, 1995.
1Au milieu du XIXe siècle, les vignes s’étendent dans le Roussillon, une contrée jusqu’ici tributaire de sa maîtrise séculaire de l’irrigation. Les vallées y sont déjà fortement anthropisées, comme en témoigne leur réseau ancien de canaux de dérivation, qui s’est formalisé dès le Haut Moyen-Âge pour assurer les besoins agricoles et l’alimentation des moulins. Les Catalans ont acquis au fil des siècles une maîtrise de l’eau nourricière, mais n’en demeurent pas moins exposés à de nombreux aléas1, témoins de la fougue des torrents. Les territoires de l’eau roussillonnais sont caractérisés par une alternance entre abondance et pénurie : la torrentialité des cours d’eau et le climat du pays posent des problèmes de sécheresse, lorsque les chaleurs estivales se font harassantes, mais également de crues dévastatrices dans les plaines, sous l’action combinée des pluies et de la fonte des neiges sur les massifs.
2À partir des années 1840-1850, les acteurs locaux prennent conscience de la nécessité d’une organisation rationnelle des cours d’eau et mettent sur pied un programme d’aménagement hydraulique, qui se décline en deux orientations. La première consiste à autoriser de nouvelles dérivations dans des espaces montagnards en déprise, et la deuxième à établir de grands barrages-réservoirs en amont, afin de régulariser les débits des rivières et pourvoir aux besoins des plaines. Les nouveaux canaux en amont constituent autant de saignées infligées aux débits des cours d’eau, aggravant les problèmes de pénurie, et créant des conflits avec les usagers de l’aval. Quant aux projets de barrages, ils sont progressivement enterrés dans les années 1860, ces derniers étant devenus secondaires en raison du déclin des besoins d’irrigation dans les plaines, et des mutations culturales qui en découlent. En effet, portée par la conjoncture économique favorable du Second Empire, la viticulture connaît un essor et descend des coteaux où elle était jusqu’alors reléguée, pour remplacer les cultures irriguées. Elle est ainsi appelée à jouer un rôle de variable d’ajustement du stress hydrique : cette culture lucrative n’impose pas des besoins en eau importants, et a l’avantage de valoriser des terres inaccessibles au précieux liquide.
- 2 Quelques synthèses ont été produites sur l’histoire du phylloxéra en France. Voir : GALE, 2011 ; GA (...)
3Mais l’irruption du phylloxéra en 1868 sur le territoire français, qui n’arrive dans le département catalan qu’en 1879, change la donne dans les vignobles2. L’étrange maladie des vignes que génère le phylloxéra, superbement illustrée par van Gogh et son tableau La Vigne rouge à Montmajour, porte d’abord un coup d’arrêt au dynamisme de la filière. Les dégâts, au départ localisés, prennent une ampleur inquiétante à la fin des années 1870, lorsque l’invasion s’étend et se généralise sur le vignoble français (fig. 1). Alors que les savants peinent à trouver un moyen de lutter contre ce puceron dévastateur importé d’Amérique, un propriétaire du Midi provençal découvre que le phylloxéra, logé sur les racines de la vigne, ne survit pas à une inondation de plusieurs semaines.
Fig. 1
Carte des arrondissements dans lesquels la présence du phylloxéra a été constatée, dressée conformément à l’arrêté ministériel du 11 décembre 1880 (1881). Légende : les teintes vont du plus clair au plus sombre, selon le degré d’invasion du phylloxéra.
© Bibliothèque nationale de France (cote : GE C-6616)
- 3 Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales, vol. 21, 1874, (...)
- 4 La submersion, et plus largement la question de l’hydraulique agricole dans la crise du phylloxéra, (...)
- 5 Des agents chimiques insecticides, comme le sulfure de carbone ou le sulfocarbonate de potassium, s (...)
- 6 LEGROS, 2005, pp. 165-186 ; MARTIN, 2009, pp. 167-178.
4Cette technique de la submersion des vignes implique un approvisionnement en eau conséquent et n’est applicable que dans les vignobles de plaines inondables, où la topographie permet de contenir une couche d’eau suffisante pendant le temps nécessaire. L’eau, cette ressource dont la vigne n’était pourtant pas gourmande, devient un enjeu stratégique pour cette culture menacée par une espèce invasive. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées sont alors mobilisés : ils s’affairent pour faciliter la mise en œuvre de ce moyen de lutte, échafaudent des projets de canaux ou de barrages hydrauliques pour acheminer dans les parcelles viticoles « l’agent le plus actif contre le phylloxéra3 ». Cependant, les limites de la submersion sont vite éprouvées, ce qui explique par ailleurs son délaissement par l’historiographie4, et d’autres méthodes de lutte la remplacent définitivement dans les années 18805. Le procédé est coûteux, difficilement applicable sur certains terrains très perméables, et s’adresse en définitive à un nombre limité de parcelles. Les historiens se sont alors penchés sur la méthode qui a finalement triomphé : le greffage des cépages français sur des porte-greffes américains, naturellement résistants aux piqûres du phylloxéra, la vigne étant accoutumée à sa présence outre-Atlantique6. L’usage massif des porte-greffes permet de reconstituer les vastes étendues de vignes détruites à partir de la fin des années 1880, et d’intensifier la production afin de rattraper les années noires de la crise.
- 7 AUGÉ-LARIBÉ, 1905 ; PECH, 1975.
- 8 PAUL, 1996 ; MARTIN, 2009.
5On a alors beaucoup insisté sur le lien entre le phylloxéra et la mise en place dans le Midi d’une monoculture de type capitaliste7. Les importants moyens de lutte déployés contre le phylloxéra et les mutations culturales engendrées par la crise ont transformé durablement le travail de la vigne8 : le propriétaire moderne de la période post-phylloxérique doit désormais mobiliser un capital conséquent pour cultiver ses vignes, entraînant ainsi des vignerons ruinés dans le salariat agricole, et favorisant un processus de concentration des terres. Par ailleurs, poussée par la hausse des cours du vin, la spécialisation viticole se renforce dans de Midi languedocien et roussillonnais, où la vigne descend des coteaux pour coloniser les plaines fertiles. La priorité est donnée à la production massive de vin sur ces terres riches, évacuant ainsi les préoccupations qualitatives. C’est donc la crise phylloxérique qui a permis l’avènement de ces vastes océans de vignes, qui frappent encore aujourd’hui l’œil du voyageur.
6Le cas du Roussillon viticole fait office de contre-exemple dans cette chronologie tranchée9 : deux temporalités s’y articulent pendant la crise du phylloxéra. Ironiquement, le mal qu’apporte le puceron dans les vignobles français est au départ synonyme d’essor et d’ivresse économiques dans le Roussillon. Préservés du fléau jusqu’en 1879, les vignobles catalans profitent tant de la ruine des départements viticoles voisins que de la flambée des prix du vin. La superficie et la production viticoles s’envolent dans les années 1870, accélérant jusqu’à la monoculture une tendance amorcée durant le Second Empire. Cette première phase est toutefois marquée par la création d’une commission de vigilance, qui mobilise des ressources sur les traitements afin de prévenir au mieux l’arrivée imminente du phylloxéra. Le traitement par submersion est abondamment plébiscité dans les Pyrénées-Orientales, à un moment où les savants hésitent entre les différents moyens de lutte. La deuxième période correspond à la phase de lutte proprement dite contre le phylloxéra, au cours de laquelle les traitements sont expérimentés. Les ravages sont terribles pendant quelques années, à tel point que la conviction d’une disparition prochaine et inéluctable de la vigne est largement partagée dans le Roussillon. Finalement, le greffage apparaît comme une voie de sortie et se généralise à partir de 1885.
7Malgré ses échecs, la méthode de la submersion a permis une redéfinition des usages de l’eau et du sol, mais aussi la formulation de programmes d’aménagement hydraulique pour répondre à ces enjeux. La conviction dans les années 1870 que la submersion était la seule solution contre le phylloxéra a incité les vignerons à planter massivement, et de manière préventive, dans les plaines inondables du Roussillon où les vignes seraient protégées. Cette évolution chamboule la distribution spatiale des vignobles. La submersion, inapplicable aux coteaux, renforce une tendance à la spécialisation viticole dans les plaines, en même temps qu’elle réactualise la nécessité d’une régularisation des débits des cours d’eau pour répondre aux nouveaux besoins et prévenir les risques. Les projets de barrages-réservoirs dressés quelques décennies plus tôt sont alors exhumés. Si les ravages rapides du phylloxéra mettent en échec la submersion dans les années 1880, ces projets d’aménagement ne sont pas abandonnés pour autant. Initialement formulés pour sauver la viticulture roussillonnaise, ils sont alors repensés par des experts locaux dans une dialectique polyculture-monoculture, et justifiés par l’urgence de remplacer les vignes détruites par des cultures irriguées.
- 10 Sur cette notion d’hybridation, voir : FIEGE, 1999.
8En ces temps d’incertitudes et de stupeur, la crise ouvre d’abord un espace des possibles, dans lequel plusieurs orientations agricoles sont envisageables. La submersion, bien que destinée en premier lieu à la lutte contre le phylloxéra, pose la question de la disponibilité en eau, et impose de rouvrir le dossier de l’aménagement hydraulique. Ce lien entre la lutte contre le phylloxéra et l’hydraulique agricole, par lequel le Roussillon a, à un moment donné, mis de l’eau dans son vin, est un angle mort de la recherche. Il invite à repenser la nature même de la crise du phylloxéra : loin d’être une catastrophe naturelle, supposant une passivité des sociétés humaines face à l’action démiurgique de forces naturelles, cette crise révèle les failles, les fragilités, les enjeux proprement humains des systèmes agro-écologiques. Face à une telle espèce invasive, les structures agricoles du Roussillon sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont en voie de spécialisation viticole. Dans un département dépendant des revenus de la vigne, les dégâts pour l’économie rurale sont en effet décuplés. De plus, lorsque la submersion est envisagée (comme potentiel moyen de lutte), la question du stress hydrique resurgit. Cet article s’attachera donc à saisir le Roussillon comme espace composé de paysages hybrides10, c’est-à-dire façonnés tant par des processus naturels que par des médiations sociales, culturelles et techniques. Cette grille de lecture, tributaire des apports de l’histoire environnementale, permet de mieux comprendre les modalités par lesquelles la crise du phylloxéra a réactualisé dans le Roussillon le problème du stress hydrique et de sa résolution par un aménagement bien compris, façonnant ainsi durablement les territoires de l’eau contemporains.
- 11 À partir de cette note, les acronymes SASL et BASL P.-O. seront utilisés pour désigner respectiveme (...)
9Écrire l’histoire des mutations qui ont traversé les paysages catalans dans la deuxième moitié du XIXe siècle n’est pas une tâche aisée. Elle implique de dresser un tableau préalable des paysages tels qu’ils sont dans les années 1840-1850, en saisissant les caractéristiques majeures par lesquelles les contemporains l’observent à cette date. Les textes produits par des agronomes ou des ingénieurs, publiés sous les auspices du ministère de l’Agriculture ou dans les bulletins de la Société scientifique, littéraire et agricole des Pyrénées-Orientales11, sont autant de discours qui reflètent fidèlement la définition qu’ont les acteurs de leur environnement.
- 12 RIAUX, 2006, p. 107.
- 13 Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 742.
- 14 BRAUDEL, 1990, p. 285.
10Si les paysages ont une histoire, qui est d’ailleurs intimement liée à celle des hommes, on perçoit la part du milieu, relativement stable dans le temps long, une tendance lourde déterminée par des processus climatiques ou hydrologiques. Le Roussillon est composé par des espaces hétéroclites, entre bande littorale, plaines et zones montagneuses. Malgré la pluralité de ces paysages, ces espaces ne sont pas disjoints, mais traversés par des interactions entre plaines et montagnes. Ces interactions sont essentiellement le produit des influences climatiques multiples, océanique en altitude et méditerranéenne sur les terres littorales, qui agissent sur le Roussillon. Ce dernier est structuré par un ensemble de trois zones agroclimatiques12. On trouve ainsi sur la partie littorale des espèces végétales similaires à celles que l’on cultive dans le Midi de l’Espagne, des zones de piémonts où prospèrent la vigne, l’olivier ou le mûrier, et enfin des zones montagneuses, dont le climat limite les activités agricoles à l’élevage et à la céréaliculture13. Ces activités agricoles ont une profondeur historique, et font du Roussillon l’illustration parfaite de la « trilogie méditerranéenne » chère à Fernand Braudel14. Les cultures sont distribuées dans l’espace selon l’altitude en raison des différences de température. Les trois zones agroclimatiques du département montrent ainsi la permanence de cette trilogie, fondée sur la culture de la vigne, de l’olivier et des céréales. Cette toile de fond, relativement stable dans le temps long, permet de mieux saisir l’histoire des mutations du paysage roussillonnais.
- 15 BROC, 2010, pp. 159-173.
- 16 AD Pyrénées-Orientales. 12 SP 1. Perpignan, rapport du service hydraulique, 6 juillet 1877.
11Ces influences climatiques exposent l’espace roussillonnais à une variabilité spatiale et saisonnière de la pluviométrie. Cette donnée est connue des ingénieurs et agronomes qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, commencent à systématiser les mesures de la pluviosité grâce à des instruments techniques. Dans un contexte de construction des savoirs hydrologiques et météorologiques, le développement des pluviomètres, initié sur le territoire français en 1861, permet de multiplier les observations15. Les relevés pluviométriques ont été abondamment utilisés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées des Pyrénées-Orientales. Dans un rapport de 1877, l’ingénieur du service hydraulique du département Alfred Joseph Denamiel s’appuie sur les observations du docteur en médecine Jacques Finès16. Porté sur l’étude des sciences météorologiques et climatologiques, ce notable est nommé président de la commission météorologique des Pyrénées-Orientales en 1862. De son chef, il installe de nombreux observatoires dans tout le département afin d’opérer des relevés pluviométriques, qui permettent d’apprécier les volumes annuels moyens de précipitations, inégalement répartis entre les parties montagneuses et la plaine du Roussillon. Les savants locaux scrutant le territoire du Roussillon comprennent empiriquement la corrélation positive entre la pluviosité et l’altitude. Ces savoirs leur permettent d’apprécier les interrelations complexes entre la plaine et la montagne, qui périodiquement conduisent les populations à gérer des situations de pénurie d’eau et de crues. En effet, quand les chaleurs estivales sont propices à des épisodes de sécheresse en plaine, où les précipitations sont plus rares, les orages violents qui touchent les sommets en automne et au printemps gonflent les rivières, avec un risque d’inondation en aval.
12Au milieu du XIXe siècle, les plaines du Roussillon ne sont donc pas encore caractérisées par cet océan de vignes que l’on connaît de nos jours, mais donnent à voir un paysage composite, mêlant les vergers aux champs de céréales. Longtemps reléguée sur les coteaux pierreux et les parties montagneuses où l’on « tiraient des piquettes » destinées à la consommation locale, la vigne demeurait en effet un élément relativement secondaire de la polyculture roussillonnaise.
- 17 Pour approfondir cette notion, voir : FIEGE, 1999, p. 8 ; PRITCHARD, 2011, p. 19.
13Ces plaines et vallées irriguées qui sillonnent le Roussillon sont travaillées par des forces naturelles, des processus climatiques et hydrologiques, mais également par des ouvrages techniques, des canaux de dérivation et des usages agricoles. Le paysage qu’elles donnent à voir est hybride, en tant qu’il est une construction socio-naturelle, forgée sous l’action combinée des sociétés et des forces non-humaines17. Sur le paysage hybride de cette contrée méditerranéenne située entre plaines et montagnes, les interactions entre les systèmes agricoles et les processus non-humains se manifestent au sein d’un réseau hydrographique, sur lequel il convient de s’arrêter. Le Roussillon est sillonné par trois principaux cours d’eau, l’Agly, la Têt et le Tech, qui drainent les eaux des sommets pyrénéens vers la Méditerranée, et modèlent tant le paysage que les structures anthropiques. Il s’agit de fleuves côtiers, caractérisés par de faibles longueurs, associés à trois bassins versants d’envergures tout aussi modestes. Deux autres fleuves prennent également leurs sources dans le département avant de traverser des territoires voisins : l’Aude, qui prend sa source dans le massif du Carlit avant de longer le Capcir et continuer son cours vers le département du même nom, et la Sègre qui traverse la Cerdagne avant de se jeter dans l’Èbre en Espagne, dont elle appartient au bassin versant. Dans sa notice consacrée aux Pyrénées-Orientales, le cadre du ministère de l’Agriculture et du Commerce Victor Rendu rend compte du pouvoir de contrainte exercé par l’activité fluviale sur l’agriculture roussillonnaise :
- 18 Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 745.
Ces rivières alimentent une multitude de canaux d’arrosage [...]. Plusieurs d’entre elles se dessèchent avec les grandes chaleurs, et toutes grossissent après quelques heures d’une forte pluie. Ces crues occasionnent des débordements qui causent parfois de grands désastres. En 1763 et 1772, la Têt, grossie par les pluies, s’éleva presque subitement de 4 mètres18.
14Ces quelques lignes mettent en évidence le régime irrégulier des rivières du Roussillon. Tributaires des pluies automnales et de la fonte des neiges au printemps, elles alternent entre des phases d’étiage prononcé pendant les sécheresses qui tarissent les cours d’eau, et des épisodes de crues violentes. Le caractère torrentiel des fleuves côtiers du Roussillon, alimentés par les massifs pyrénéens, s’explique notamment par les fortes pentes se trouvant sur leurs parcours accidentés. De même, l’écoulement rapide de ces torrents est garanti par la morphologie des lits fluviaux qui, « pourtant très larges, ne suffisent pas à contenir les énormes masses d’eau qui s’y précipitent19 » et contribuent à l’irrégularité de régime des cours d’eau. Dans une région méditerranéenne exposée à l’alternance entre pénurie d’eau estivale et crues torrentielles, de nombreux aménagements se sont développés dès le Haut Moyen-Âge sur les principaux cours d’eau du Roussillon. La profondeur historique de l’irrigation dans cette contrée est rappelée par le journaliste et ancien communard Justin Alavaill, qui célèbre ses terres roussillonnaises en ces termes :
- 20 ALAVAILL, 1885, p. 29.
Les magnifiques vallées du Roussillon sont considérées à juste titre comme le pays classique de l’arrosage. De temps immémorial, des centaines de canaux distribuent les eaux des trois rivières, l’Agly, la Têt, le Tech, et fécondent le sol des vallons et de la plaine20.
- 21 Voir entre autres : JAUBERT DE PASSA, 1847 ; PRATX, 1903.
- 22 Pour une analyse détaillée des travaux de Jaubert de Passa, voir : INGOLD, 2009.
15L’importance de l’irrigation dans le Roussillon est signalée par un ensemble de sources imprimées, produites tout au long du XIXe siècle par des agronomes et des ingénieurs soucieux de délivrer un panorama historique de ces infrastructures21. Les travaux du notable et agronome perpignanais François Jaubert de Passa constituent une base de référence pour les acteurs impliqués dans la gestion de l’eau22. Dans un mémoire de 1821, l’agronome décrit un processus continu d’aménagement, autonome des régimes politiques. Ainsi, il affirme le poids de cette tradition de l’irrigation, qui s’est construite sur la longue durée :
- 23 JAUBERT DE PASSA, 1821, p. 262.
Tel est l’historique de nos canaux et l’origine des coutumes qui en garantissent la conservation. Ils sont l’ouvrage de dix-neuf siècles, et neuf dominations différentes se sont toutes crues intéressées à le respecter23.
- 24 Cette carte est reproduite dans : Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 769.
16Jaubert de Passa voit dans cette histoire des aménagements un processus dépolitisé, indépendant de la nature du système politique du Roussillon, qu’il soit romain, arabe, féodal ou monarchique. Or, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le rôle de l’État dans l’aménagement commence à s’affirmer. Loin de se contenter de garantir et protéger les coutumes, l’État s’est impliqué dans l’hydraulique agricole à travers ses corps d’experts. En 1874, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Antoine Tastu tente quant à lui de cartographier l’ensemble des canaux d’irrigation, exécutés ou à l’étude24 (fig. 2).
Fig. 2
Carte des canaux d’irrigation dans les Pyrénées-Orientales dressée par M. Tastu, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées (1874)
© Bibliothèque nationale de France (cote : 4-S-187)
- 25 Voir : BROC, 1983 ; RIAUX, 2007 ; RUF, 2001.
- 26 Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 762.
- 27 Ibid., p. 758.
17Sur cette carte, nous sommes frappés par la concentration des ouvrages hydrauliques autour de la Têt, notamment sur la rive droite du fleuve. La plupart des canaux exécutés, illustrés par un tracé rouge, sillonnent essentiellement le Conflent, qui est compris dans l’arrondissement de Prades, et la plaine entourant Perpignan. Cette organisation du territoire en mailles hydrauliques très denses fait de la vallée de la Têt une zone de référence pour étudier les sociétés rurales françaises à travers l’hydraulique ancienne, comme l’atteste l’abondante littérature sur la question25. À partir des données exposées par l’ingénieur en chef Antoine Tastu, l’inspecteur général Victor Rendu signale l’ampleur du réseau d’irrigation roussillonnais, composé de 580,06 kilomètres de canaux principaux et 302,55 kilomètres de rigoles secondaires qui, ensemble, arrosent en 1874 une surface totale de 26 605 hectares26. Le réseau du bassin de la Têt garantit l’arrosage de 16 982 hectares, soit 63,8 % du périmètre irrigué des Pyrénées-Orientales27 : les canaux les plus anciens, datant de l’époque médiévale, se trouvent d’ailleurs dans la plaine près de Thuir ou Perpignan.
- 28 FIEGE, 1999, p. 8.
- 29 BROC, et al., 1992.
- 30 INGOLD, 2008.
18Au-delà des conditions matérielles qu’il impose, le paysage irrigué traduit également des abstractions humaines comme l’économie agricole ou le régime juridique des eaux28. L’antériorité des pratiques d’irrigation en Roussillon a laissé des traces physiques, mais elle a aussi sédimenté des perceptions culturelles associées au territoire, des structures sociales et des formes juridiques. L’histoire des aménagements hydrauliques du Roussillon est aussi une histoire des rapports sociaux et de la dimension politique de ces canaux29. Ces derniers sont un élément clé autour duquel se structure l’organisation socio-politique des communautés d’arrosants et de leurs territoires. Les règles de partage collectif de l’eau et les droits d’usage sont en partie hérités de l’époque médiévale. Le domaine des eaux est ainsi tributaire d’une longue tradition de gestion communautaire de la ressource : des formes d’auto-organisation de tenanciers se sont fixées au cours du temps pour garantir leurs droits d’accès à la ressource30, et des concurrences d’usages ont fait leur apparition. La société locale elle-même s’est organisée autour de la maîtrise de l’eau.
- 31 Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 739.
- 32 MIAT, 1939, p. 207.
- 33 RIAUX, 2007, § 9.
- 34 Ibid., § 31.
19S’il est prudent d’éviter de parler de déterminisme hydraulique, le poids culturel non négligeable de l’irrigation se manifeste par une hiérarchisation de l’espace qui est directement dépendante de l’accès à la ressource en eau, et qui est perceptible dans la toponymie catalane. Les Catalans distinguent les terres irriguées des sols secs : ils opposent les « terras al regatin », qui renvoient aux terres arrosables, aux « terras al aspre » qui désignent les sols non irrigables31. Le terme vernaculaire « aspre » renvoie à l’âpreté, à la sécheresse du sol des garrigues et terrasses situées sur les piémonts : si le nom propre « les Aspres » se limite à désigner la plus grande portion de terres aspres, qui est la zone comprise entre la Têt et le Tech au pied du massif des Albères, l’usage de ce terme peut s’étendre à toutes les terres du Roussillon dont la nature du sol est caillouteuse et aride32. Elles occupent les trois quarts du Roussillon et sont généralement couvertes de vignes ou de garrigues. Quant aux « regatius », ils désignent les riches terres fertiles de la plaine du Roussillon, sillonnées par un réseau de canaux d’arrosage. Dans la vallée bordant la rivière de la Têt, entre Bouleternère et Le Soler, le « regatiu » porte une appellation catalane, le Ribéral, qui signifie « arrosé », « irrigué ». Le territoire est ainsi nommé et hiérarchisé selon la disponibilité en eau : la présence ou non d’infrastructures hydrauliques a un pouvoir structurant sur l’organisation spatiale du Roussillon. L’importance historique de l’irrigation a façonné des perceptions culturelles du paysage, où la maîtrise de l’eau est considérée comme une condition sine qua non de la vie des populations33, qu’il s’agisse de l’arboriculture ou de l’élevage. On célèbre une plaine riche et fertile grâce à « l’eau [qui] coule des hauteurs de l’arrondissement de Prades, pour aller féconder le Roussillon34 ». Le regatiu devient même un élément identitaire pour les Roussillonnais, qui y attachent une vision quasi édénique.
20L’état du système d’irrigation du Roussillon est en partie tributaire des progrès de l’hydraulique agricole amorcés au milieu du XIXe siècle. La multiplication des dérivations d’eau en montagne, plébiscitée par l’administration, et les nouveaux usages qui en découlent, ont accentué le stress hydrique caractéristique de cette région méridionale, et exacerbé les conflits autour de la ressource.
- 35 Sur le cas du vignoble méridional, voir : PECH, 1975.
- 36 BLOCH, 1931, p. 101.
21Les structures économiques et sociales des campagnes françaises sont bouleversées tout au long du XIXe siècle par un ensemble de mutations techniques et agronomiques. Une littérature abondante en histoire rurale a décrit ce phénomène traduisant le passage, à des dates variables selon les régions, d’une agriculture de subsistance tournée vers l’auto-consommation, à un système basé sur le modèle de l’exploitation marchande35. Les nouvelles techniques de culture, préconisées par le mouvement agronomique, et le développement des infrastructures de transport (rail, routes, canaux) permettent d’ouvrir les campagnes au grand marché national, et d’accroître les échanges commerciaux. Ces changements, rangés depuis Marc Bloch36 sous le vocable de « révolution agricole », sont largement encouragés par l’État en Roussillon dès les premières années du Second Empire. La nécessité d’adapter les structures agraires aux nouvelles conditions économiques et sociales du pays conduit l’État à déployer son action pour aménager le territoire et contrôler l’espace. Pour légitimer son intervention croissante dans le domaine de l’hydraulique agricole, l’État s’appuie sur un réseau d’institutions scientifiques et des experts mobilisés dans des services administratifs.
- 37 HAGHE, 1998, pp. 120-129.
- 38 Ibid., p. 127.
- 39 Pour des éléments de contexte de cette société savante, voir : BREJON DE LAVERGNÉE, CAUCANAS, 1993, (...)
22Si les bienfaits agricoles de l’eau sont bien connus des paysans depuis l’Antiquité, l’irrigation suscite un engouement au sein de nombreux cercles savants dans la première moitié du XIXe siècle37. De cette volonté de rationaliser l’irrigation et les usages agraires de l’eau, les savoirs relatifs à cette pratique traditionnelle dans les régions méridionales en sortent renouvelés. En régularisant le régime des eaux courantes, il s’agit de « transformer le fleuve sauvage en fleuve civilisé38 ». En Roussillon, une catégorie de propriétaires fonciers et d’érudits émerge des notabilités locales, notamment perpignanaises, et se structure au sein de l’influente SASL. C’est devant cette société savante que les questions relatives à l’irrigation sont portées39. Les travaux laissés par Jaubert de Passa, membre de cette société, témoignent de cet intérêt croissant des agronomes et des notables roussillonnais pour la maîtrise de l’eau.
- 40 BROC, 1983, p. 511.
- 41 CAPEILLE, 1914, pp. 609-610.
- 42 Le périmètre irrigué de la vallée de la Têt est passé de 12 070 à 16 982 hectares entre 1859 et 187 (...)
23À la faveur de ce contexte intellectuel, l’administration préfectorale des Pyrénées-Orientales prend appui sur les ingénieurs des Ponts et Chaussées déployés dans le département pour étendre les arrosages en montagne et réviser le partage de l’eau. En effet, par une circulaire du ministère des Travaux Publics datée de 1848, un service hydraulique est installé dans chaque département. Confié à un ingénieur en chef, ce service est chargé de l’entretien des cours d’eau non-navigables, ainsi que de l’étude des projets relatifs à l’amélioration agricole par l’irrigation ou le drainage. Si ces experts sont appelés à participer à l’aménagement du territoire, c’est une réflexion sur le rôle de l’État dans le développement de l’hydraulique agricole qui est esquissée à travers les différents projets d’infrastructures. Les progrès de l’irrigation au XIXe siècle impulsent une période nouvelle, où l’on s’attaque à la résolution des problèmes de pénurie par la science et la technique40. Dans les années 1850-1860, l’expertise apportée par les ingénieurs permet d’étendre les arrosages avec de nouveaux usages des eaux de montagne, ainsi que des eaux souterraines. De nombreuses dérivations d’eau sont autorisées à la demande des riverains dans les parties hautes du département, en Conflent ou en Cerdagne. De même, les forages à grande profondeur, appelés puits artésiens, se multiplient dans la plaine du Roussillon pour exploiter les eaux souterraines, qui constituent une source d’irrigation plus régulière. Parallèlement, un vaste programme d’aménagement hydraulique est mis sur pied par les ingénieurs, et notamment par Antoine Tastu, en poste dans le département depuis 1841, et ingénieur en chef du service hydraulique de 1866 à 188341. Ce programme consiste à établir de grands barrages-réservoirs en amont des trois principaux cours d’eau, afin d’emmagasiner les eaux surabondantes issues des pluies automnales et printanières, et de les utiliser en période de pénurie. Si ce plan d’aménagement est écarté dans un premier temps, certains projets formulés par Antoine Tastu sont repris et réalisés au siècle suivant. De même, l’ajournement de ces projets ne freine pas une extension des arrosages par des canaux plus modestes. En somme, en croisant les données exposées par Antoine Tastu dans un rapport de 1859, et celles de 1874 rapportées plus haut, on constate une augmentation de la surface irriguée dans la vallée de la Têt de 40,7 %42.
- 43 Les Primes d’honneur, les prix culturaux…, 1874, p. 769.
- 44 Sur ces conflits, voir : INGOLD, 2011 ; RIAUX, 2007 ; RUF, 2001.
24Cependant, il ne faut pas éluder les controverses suscitées par ces projets, leurs échecs, ainsi que les contraintes imposées à l’extension des arrosages. En Roussillon, l’intervention croissante de l’administration dans le domaine de l’hydraulique agricole s’est heurtée à un territoire particulier, où coexistent de nombreuses structures traditionnelles de gestion collective de l’eau. Ces structures organisent les usages de l’eau à l’échelle d’un canal ou d’une section de cours d’eau. Si elles sont sans existence légale depuis la loi Le Chapelier de 1791, qui supprime les corporations, l’administration doit composer avec ces communautés hydrauliques, autour desquelles se sont ordonnés les paysages, mais aussi la société locale, à travers des liens de sociabilité et des normes. Une loi de 1865 tente d’uniformiser les systèmes de régulation des eaux courantes en encadrant les tenanciers de canaux dans des associations syndicales autorisées (ASA), des structures qui sont toujours d’actualité. Ce sont un peu plus de 200 associations syndicales qui sont recensées par Antoine Tastu en 187243. Ces groupements n’hésitent pas à faire valoir leurs droits devant les tribunaux lorsqu’ils estiment être lésés par les nouveaux usages autorisés par l’administration. Si la question du stress hydrique en Roussillon n’est pas neuve, elle prend une ampleur considérable dans la deuxième moitié du XIXe siècle en raison de l’extension des arrosages en montagne, comme l’attestent les nombreux conflits entre les usagers historiques de l’aval et les nouveaux entrants en amont44.
25La révolution viticole du Roussillon s’inscrit dans un territoire où la polyculture est intimement liée à la maîtrise de l’eau. Le territoire est hiérarchisé selon la topographie qui détermine l’accès à la ressource : en raison de la force distributive des cours d’eau, les usagers de l’amont sont favorisés au détriment de ceux de l’aval, qui ne peuvent utiliser que l’eau restante. L’extension de la vigne sur des terrains de plaine, où l’irrigation est utilisée pour les champs de céréales ou les cultures fourragères, vient donc bousculer une écologie roussillonnaise qui repose sur un équilibre précaire de l’hydrosystème. Si dans ces terrains la fertilité est jusqu’ici déterminée par l’eau, les tensions sur la ressource hydraulique conduisent les acteurs à considérer la vigne comme une alternative.
- 45 GAVIGNAUD, 1983, pp. 279-284.
- 46 GAVIGNAUD, 1983, p. 279.
26Sous le Second Empire, les conditions matérielles de l’expansion de la viticulture roussillonnaise sont posées. La conjoncture économique des années 1850-1860 favorise la constitution d’une bourgeoisie industrielle et financière à Perpignan. L’influence de ces milieux affairistes se répercute dans l’espace politique local et national45. En outre, le protectionnisme dont a pâti le secteur viticole dans la première moitié du XIXe siècle est assoupli grâce à la politique libre-échangiste de Napoléon III. Parallèlement, les Pyrénées-Orientales sont intégrées à l’économie nationale par l’arrivée du rail : mis en service à Perpignan en 1858, il descend à Collioure en 1866 pour rejoindre la frontière espagnole en 1878. Si son développement est initialement pensé par la Compagnie des chemins de fer du Midi pour satisfaire les besoins de l’industrie minière, dans l’arrondissement de Prades notamment, le rail permet l’ouverture des campagnes au marché commun national46. Il favorise accidentellement les filières agricoles qui peuvent alors expédier leurs denrées.
- 47 RONNA, 1890, p. 116.
- 48 Enquête agricole…, 1872, p. 105.
- 49 Ces données statistiques et celles qui suivent sont issues de : Archives statistiques du Ministère…(...)
27L’extension du réseau ferroviaire au Roussillon est moins un élément premier qu’un facteur décisif du développement de la viticulture. La filière viticole n’a pu prendre son envol dans le département qu’au terme d’un processus de mutations culturales, amorcé dès le début du XIXe siècle. À mesure que le spectre de la disette s’efface, la production de céréales n’est plus fondamentale, et l’agriculture devient une branche de la production comme les autres, soucieuse de rentabilité. En Roussillon, où le prix des céréales est en baisse sous le Second Empire, le maintien d’une polyculture de subsistance n’est plus justifié. Cette tendance des prix favorise les grandes régions céréalières, qui ont pu trouver des débouchés plus larges. Mais elle pénalise les céréaliers méridionaux qui se trouvent dans l’impossibilité de compenser leurs pertes de revenus par une production accrue. Or, la pratique de la culture intensive, impulsée par l’ouverture des marchés, pousse à la spécialisation régionale dans la production la plus adaptée aux conditions écologiques. Si toutes les céréales n’exigent pas une irrigation aussi soutenue que les prairies ou les rizières, de nombreuses graminées comme le froment, l’orge ou l’avoine sont communément arrosées dans le Midi de la France à cette époque, soit pour augmenter les rendements et le poids du grain, soit pour prévenir les épisodes de sécheresse47. En Roussillon, la crainte de la pénurie d’eau estivale a pu ainsi jouer un rôle dans le déclin de la culture céréalière des plaines, et dans l’extension concomitante de la surface viticole. Dans une enquête agricole publiée en 1872, il est indiqué que la céréaliculture a considérablement diminué dans les deux arrondissements littoraux de Perpignan et Céret48. En effet, la superficie consacrée au froment, une céréale essentiellement cultivée dans les plaines, s’est effondrée entre 1835 et 1872, passant de 21 000 à un peu plus de 11 800 hectares49.
- 50 L’oïdium est une maladie cryptogamique d’origine américaine, qui touche la viticulture française da (...)
- 51 BSASL P.-O., 1870, p. 46.
28La culture de la vigne représente donc une alternative aux faibles rendements du grain en plaine, où l’irrigation des champs de céréales est par ailleurs compromise par la sécheresse et la saturation de l’hydro-système. En effet, le climat ensoleillé et la structure du sol constituent des conditions propices à l’extension de la vigne. Malgré un décrochage au début des années 1850 imputable à la crise de l’oïdium50, la surface acquise à la viticulture roussillonnaise passe de 30 000 à un peu plus de 50 000 hectares entre 1816 et 1869. L’envol de la viticulture est également perceptible dans le revenu agricole du département. Alors qu’elle rapporte un peu plus de neuf millions de francs en 1852, la vigne se hisse au premier rang de l’économie agricole roussillonnaise au début des années 1870, avec un revenu estimé entre 24 et 30 000 000 de francs. Quant aux autres cultures végétales et aux produits animaux, ils rapportent ensemble 33 000 000 de francs51. Ainsi, le revenu de 120 000 habitants, soit la moitié de la population du département, dépend de ces quelques 50 000 hectares de vignes (ce qui représente seulement un septième du territoire des Pyrénées-Orientales).
29Cette extension de la vigne dans les plaines du Roussillon introduit une division spatiale de l’agriculture, avec une spécialisation des territoires. Si les parties montagneuses sont considérées comme la source de l’abondance de la plaine, en tant qu’elles garantissent leur alimentation en eau, elles sont toutefois perçues comme un territoire aride, peu fertile et dégradé52. Compte tenu des faibles rendements de la vigne plantée sur les coteaux, le développement récent des arrosages en montagne a assigné la culture céréalière et l’élevage à ces territoires. Quant aux plaines du Roussillon, riches d’une fertilité assurée par un système d’irrigation ancien, elles sont vues comme une région prospère et abondante, où une agriculture intensive peut assurer la santé économique du département. Ce territoire a ainsi été valorisé et investi, tant du point de vue de la viticulture que des cultures irriguées. La colonisation des plaines par la viticulture a permis d’atténuer l’urgence de certains aménagements hydrauliques, initialement prévus pour répondre au stress hydrique et aux conflits entre les usagers de l’amont et ceux de l’aval. En effet, cette fièvre viticole a rendu inutiles les projets de barrages-réservoirs formulés à partir des années 1840 pour régulariser l’irrigation estivale dans les plaines. En constatant les problèmes de pénurie d’eau propres au Roussillon, l’ingénieur ordinaire Alfred Joseph Denamiel dresse en 1877 ce constat :
- 53 AD Pyrénées-Orientales. 12 SP 1. Perpignan, rapport du service hydraulique, 6 juillet 1877.
… lorsque l’oïdium, après avoir d’abord effrayé les viticulteurs, eut ensuite pour résultat d’étendre les vignes aux dépens des cultures arrosables à telle [sic] point que celles-ci se trouvèrent suffisamment pourvues par les anciennes dérivations et qu’il devint par conséquence inutile de construire des réservoirs pour les alimenter pendant l’été53.
30Concurremment aux nouveaux arrosages autorisés en montagne, des projets de vastes réservoirs sont esquissés en amont des trois vallées du Roussillon afin de pallier l’insuffisance du débit des cours d’eau pendant les périodes d’irrigation. L’historiographie a bien étudié les ressorts de ces projets de grands travaux, écartés dans les années 1860, mais elle insiste peu sur le rôle de la viticulture dans l’échec de ces projets. Le réservoir de la Bouillouse dans la haute vallée de la Têt, dont un premier projet a été dressé en 1846, est abandonné en raison de l’absence de coordination entre les propriétaires de l’amont et de l’aval. Les projets de barrages de la Fou dans la vallée du Tech, et de Saint-Arnac dans la vallée de l’Agly, sont jugés irréalisables pour des raisons techniques54. En dépit de ces arguments, qui ont eu pour conséquence d’ajourner ces projets pendant plus de quinze ans, ces promesses de barrages-réservoirs sont enterrées dans les années 1860 au moment où la production viticole décolle. L’urgence de l’irrigation estivale se fait moins pressante en raison des mutations culturales favorables à la vigne. La gestion des affaires hydrauliques du département prend un autre tournant, consistant à préserver les droits acquis des usagers de la plaine. Cette nouvelle ligne invite l’administration à se contenter d’assurer les arrosages existants, plutôt que d’étendre les périmètres irrigables en créant de nouvelles dérivations en montagne. L’administration commence donc à limiter sa politique interventionniste, dont la conséquence a été de transformer le système irrigué en un espace conflictuel. Mais ce renoncement conduit les agronomes et les services de l’État à repenser la place de la viticulture, afin de casser la dépendance de l’économie agricole du Roussillon à l’égard du potentiel d’irrigation. Le développement de la vigne dans les années 1850-1860, qui s’avère être une culture peu gourmande en eau et plus rentable, trace une perspective de relâchement des pressions sur la ressource hydraulique. Ainsi, les agronomes du Roussillon préconisent une exploitation intensive de la vigne à partir des années 1870, pour donner de la valeur aux terres à irrigation incertaine. Cette orientation de l’économie agricole permettrait d’assurer des rendements considérables avec la mise en place d’une viticulture intensive, et la sauvegarde par la même occasion du système irrigué ancien. Le développement de la vigne permet donc de casser ce déterminisme hydraulique de la société locale : la résolution des questions de pénurie d’eau passe au second plan, et le phénomène d’extension des arrosages en montagne est interrompu, permettant ainsi à la plaine de revendiquer ses droits en matière d’accès à l’irrigation.
31L’âge d’or viticole du Second Empire transforme donc l’aspect des paysages du Roussillon, un pays classique de l’irrigation qui s’engage progressivement dans la voie de la monoculture viticole. Cette trajectoire permet de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvent les territoires de l’eau au milieu du XIXe siècle, exposés à un important stress hydrique. Paradoxalement, l’arrivée du phylloxéra catalyse cette tendance à la spécialisation viticole, mais surtout elle réactualise les questions relatives à l’hydraulique agricole.
32Alors que le phylloxéra fait rage dans l’Hérault, le Gard ou le Bordelais dès le début des années 1870, les effets délétères du puceron se font sentir tardivement dans les Pyrénées-Orientales, presque dix ans plus tard. Pour autant, les acteurs du monde viticole roussillonnais ont leurs regards tournés vers les régions voisines. Ce moment qui précède l’arrivée du phylloxéra dans le Roussillon constitue une temporalité intéressante, dont une étude attentive permet d’identifier les évolutions qu’a entraînées la crise viticole, de manière indirecte. Si dans un premier temps le Roussillon est prémuni de la présence du fléau, le phylloxéra s’attache à décomposer les écosystèmes des vignobles méridionaux, et affecte le marché viticole national, appelant ainsi à des réajustements dans les vignobles encore indemnes.
- 55 GAVIGNAUD, 1983, pp. 296-337; TORRÈS, 2011, pp. 91-97.
- 56 La consultation du compte-rendu de ses travaux pour la période allant de 1871 à 1874 donne une idée (...)
- 57 GARRIER, 1989, p. 53.
- 58 Travaux de la Commission départementale de défense…, 1874, p. 2.
33Tout d’abord, une commission de vigilance est précocement mise en place dans les Pyrénées-Orientales, quand certains départements tardent à mobiliser une expertise55. Sur les instructions du ministre de l’Agriculture et du Commerce, le préfet nomme le 10 août 1871 une Commission départementale de défense contre le phylloxéra56. En effet, le ministère vient dans le même temps d’instituer à l’échelle nationale la Commission supérieure du phylloxéra en 1871, et s’attache à créer un maillage territorial de commissions départementales, chargées de lancer un vaste programme d’études et de recherches sur les moyens de combattre cette espèce invasive57. Dans le Roussillon encore indemne, cette commission ne dispose que d’un rôle d’expertise et s’occupe de « centraliser tous les renseignements, et de prendre toutes les mesures utiles pour nous prémunir contre le fléau, et, au besoin pour le combattre58 ». La commission mobilise des propriétaires éclairés, des notables et agronomes locaux, qui se déplacent dans les vignobles affectés par le phylloxéra, et prêtent une oreille attentive aux grandes réunions viticoles, ainsi qu’aux débats savants.
- 59 Pour les éléments biographiques ci-après, voir : CAPEILLE, 1914.
- 60 Cette évolution est documentée par de nombreux travaux : BOULET, 2000 ; VIVIER, 2009 ; HUREL, 2017.
- 61 VIVIER, 2009, pp. 187-205.
34Les experts appelés à siéger au sein de la commission constituent un groupe social hétérogène, dont la vocation semble tournée vers la diffusion des connaissances et des innovations agronomiques. Entre 1871 et 1874, elle a été successivement présidée par un imprimeur-libraire perpignanais influent, Charles Latrobe, puis par Numa Lloubès, un propriétaire foncier dont les activités relèvent du secteur bancaire59. De nombreux notables locaux, aux professions variées, siègent dans le bureau de la commission. On trouve des médecins ou des négociants, et finalement peu d’agronomes. Bien qu’ils évoluent dans un espace social qui n’est pas exclusivement scientifique, ces experts sont investis par des logiques notabiliaires dans la vie intellectuelle locale. L’immense majorité des membres de la commission gravitent autour d’un espace de sociabilité incontournable pour les notables roussillonnais, la SASL des Pyrénées-Orientales. L’avènement d’une telle société dans le département s’inscrit dans un contexte marqué par la participation croissante des élites intellectuelles locales, à travers des sociétés savantes, au « progrès agricole », c’est-à-dire les améliorations techniques visant à développer la production agricole et la productivité des paysans60. Ainsi, les membres du bureau de la SASL sont essentiellement des notables urbains, exerçant à Perpignan. Pour autant, la SASL se veut être une société savante, avec un recrutement sur la base de compétences mobilisables entre autres dans le domaine agronomique : la présence, parmi ces notables, de médecins ou de pharmaciens devient un gage du sérieux de cette société. Mais pour un bon nombre des membres de la SASL, leur investissement dans une telle société fait écho à leurs propres intérêts agricoles : nombreux sont les notables qui ont accès à la propriété foncière et exercent en parallèle une activité agricole61.
- 62 VIVIER, 2009, p. 298.
- 63 Rapports et délibérations du Conseil général…, 1874, p. 4.
35Ainsi, par les interrelations multiples dans lesquelles il est pris, le bureau de la SASL assure un rôle privilégié d’interface entre d’une part les petits cultivateurs roussillonnais, et d’autre part les pouvoirs locaux, les sociétés savantes de portée nationale, et l’administration. Il joue donc un rôle de taille dans l’orientation de la stratégie de lutte contre le phylloxéra. Ces élites locales utilisent par exemple leur position pour faire circuler les règles pratiques de la submersion et, appuyés par un large réseau de membres, ils se font les relais de ce procédé auprès des cultivateurs, comme en témoignent les conférences agricoles dispensées aux masses paysannes62. Enfin, leur statut notabiliaire leur permet de porter la submersion dans l’espace politique local, au Conseil général des Pyrénées-Orientales, et de faire remonter leurs demandes à l’autorité préfectorale et au ministère de l’Agriculture et du Commerce. En effet, certains membres de la commission de défense et de la SASL siègent également au Conseil général du département comme Paul Massot ou Frédéric Escanyé63. De même, les rapports de la commission de défense ou de la SASL sont régulièrement présentés au préfet devant le Conseil général à partir de 1874.
- 64 Cette notion est proposée par : VIVIER, 2009, p. 187-205.
- 65 Sur ce point, voir : LEBLANC, 2020.
- 66 BOULET, 1997, pp. 35-44.
- 67 VIVIER, 2009, pp. 187-205.
- 68 Les professeurs départementaux d’agriculture sont institués par un projet de loi du gouvernement ad (...)
36Le Roussillon a bénéficié des retours d’expérience des vignobles voisins affectés par le phylloxéra. Les moyens de lutte, et plus particulièrement la submersion, sont déjà diffusés auprès des notables et experts locaux du Roussillon avant l’arrivée du puceron. La perspective de recourir à cette méthode, alors reconnue comme le remède le plus efficace par la Commission supérieure du phylloxéra, rassure les propriétaires quant à l’imminence de l’invasion phylloxérique, et réactive des projets d’infrastructures d’irrigation. L’investissement des notables roussillonnais dans les travaux destinés à la lutte contre le phylloxéra, et leur influence auprès des propriétaires viticoles, participent d’une ascension dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des « élites du savoir pratique64 ». Le positionnement des partisans de la submersion, entre théorie et pratique, montre que la nécessité pour les agronomes de vérifier les théories en s’appuyant sur des expériences gagne en importance à cette époque. Tout d’abord, des propriétaires éclairés expérimentent des innovations agronomiques sur leurs terres. Puis parallèlement à la structuration d’un enseignement agricole et d’une discipline agronomique, une petite « élite issue de la formation professionnelle65 » se met en place. L’enseignement agricole se structure dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec l’apparition des fermes-écoles, destinées à former des ouvriers agricoles qualifiés pour les grandes exploitations66, et le développement de leçons pratiques d’agriculture dans les écoles normales primaires, chargées de former les instituteurs67. Ces derniers enseignent par la suite à leurs jeunes élèves des rudiments. L’agronome roussillonnais Joseph Labau incarne bien cette évolution de l’enseignement agricole. Professeur d’agriculture à l’école normale de Perpignan et directeur de la ferme-école départementale de Germainville de 1874 à sa suppression en 1876, Joseph Labau préside la section d’agriculture de la SASL tout au long des années 1870, et forme les petits cultivateurs du département. À partir de 1879, il devient le professeur départemental d’agriculture et utilise les conférences agricoles pour diffuser auprès des propriétaires les innovations agronomiques68.
- 69 Rapports et délibérations du Conseil général…, 1877, p. 34.
- 70 Rapports et délibérations du Conseil général…, 1874, p. 370.
- 71 Ibid., p. 62.
37Le cas de Joseph Labau mérite d’être plus amplement discuté, en raison de l’influence exercée par cet agronome, tant auprès des propriétaires que des instances chargées de la lutte contre le phylloxéra. Dans les années 1870, il se démarque comme l’un des plus fervents défenseurs de la submersion, et sa posture illustre le rôle et la place que cette nouvelle élite du savoir pratique entend occuper. En dépit de ses réserves initiales, le professeur d’agriculture Labau suit de près les expériences menées depuis 1869 par Louis Faucon, l’inventeur de ce procédé, dans son vignoble provençal69. Dès 1874, Labau relaie ces travaux, et rédige à cet effet une brochure pour préparer les propriétaires à l’exécution de ce traitement, dans l’éventualité d’une attaque du phylloxéra70. En sa qualité de président de la section agricole de la SASL des Pyrénées-Orientales, Labau engage ses confrères impliqués dans la veille contre le phylloxéra à soutenir la submersion des vignes. Afin de mettre en application cette stratégie de lutte, il se montre favorable à une politique hydraulique ambitieuse, et insiste sur l’urgence des projets de barrages-réservoirs et de barrages souterrains, dont la réalisation permettrait respectivement d’irriguer 12 000 et 4 000 hectares, portant la surface irriguée du Roussillon à 40 000 hectares71. Labau partage cette idée que l’usage de l’eau permet d’obtenir de meilleurs rendements dans les plaines. Dans un rapport du 18 avril 1876 sur le traitement du phylloxéra, inséré dans les annexes des rapports et délibérations du Conseil général des Pyrénées-Orientales, il affirme :
Il n’y a pas de petit propriétaire qui ne sache diriger le liquide vivifiant des plantes et ne connaisse l’influence heureuse de l’eau employée à l’irrigation des terres, il n’ignore pas que la culture y est plus active, intensive au premier chef et que si la production est plus abondante, le champ quadruple aussi de valeur. Le Roussillon triplerait ses revenus, si dans un moment donné, il était possible de doubler les eaux d’arrosage. [...] Et nous, pays classique de l’arrosage où tout y est favorablement disposé, l’ouvrier comme la terre, nous nous laisserions devancer dans cette œuvre qui tout en étant essentiellement locale a aussi sa valeur patriotique et sociale72.
38Pour Labau, la généralisation de la submersion ne saurait être freinée dans le Roussillon, car la plaine est déjà dotée de nombreux canaux d’irrigation et les populations rurales sont accoutumées aux techniques d’arrosage. Il laisse entendre que les infrastructures hydrauliques de la plaine du Roussillon sont suffisantes pour assurer l’inondation des vignobles existants, et prévenir ainsi l’arrivée du phylloxéra. Selon cet argumentaire, l’extension des surfaces irriguées représente simplement une aubaine économique, non nécessaire à l’application de la submersion dans le département. En ce sens, il tranche avec le pessimisme de certains experts roussillonnais qui, dès 1873, escomptent une disparition de la vigne. Au contraire, Labau se montre plutôt enthousiaste à l’égard des résultats du procédé. Cette conviction le pousse à relativiser les craintes suscitées par ce procédé :
Si j’insiste avec autant d’opiniâtreté sur le procédé de la submersion, c’est que je reconnais comme ayant une haute valeur anti-phylloxérique. Il peut être appliqué sur une large échelle dans les trois principales vallées et leurs nombreux affluents du département des Pyrénées-Orientales. Rien ne s’y oppose, nos terres sont disposées pour l’irrigation depuis des siècles73.
39Orientée vers la sauvegarde de la viticulture à hauts rendements des plaines du Roussillon, la position de Joseph Labau diffère de celle défendue par d’autres membres de la Commission départementale, qui utilisent la submersion pour opérer une reconversion des vignes.
- 74 BSASL P.-O., 1874, pp. 16-17.
40D’abord, il faut rappeler que la submersion rencontre de nombreuses réticences au sein de la Commission de défense contre le phylloxéra et de la SASL, notamment en raison de son incapacité à protéger les vignobles de coteaux. Or, c’est sur les coteaux du Roussillon que le vin de qualité est produit, et certains craignent une disparition prochaine du « meilleur vin du Roussillon, le premier vin du monde, comme l’appellent les Anglais74 ».
- 75 Travaux de la Commission départementale de défense…, 1874, p. 146-147.
41La submersion, inapplicable aux vignobles de coteaux, favorise donc les vignobles de plaines, dont on peut envisager la défense contre le phylloxéra. Malgré tout, certains promoteurs de la méthode commencent à anticiper une destruction prochaine des vignes du Roussillon sous les coups du phylloxéra, et une reconfiguration du système agricole. Un parti de l’irrigation émerge autour de la submersion, qui est instrumentalisée pour préconiser la construction d’infrastructures hydrauliques. Si la submersion est présentée comme le mobile de la réactivation de projets de barrages et de canaux, elle est cependant subordonnée à une politique hydraulique plus large. Dans un rapport de 1874 adressé au préfet au nom de la commission de défense, Numa Lloubès se montre favorable à un examen des « projets faits depuis longtemps pour construire des barrages aux sources de nos principaux cours d’eau75 ». Il argue que la généralisation de la submersion aurait l’avantage d’offrir aux propriétaires les conditions matérielles d’irrigation nécessaires à la reconversion des vignes, si celle-ci devenait impérieuse :
En admettant que des circonstances imprévues, étrangères même aux ravages du Phylloxéra, obligeassent la propriété à délaisser la vigne pour s’adonner à d’autres cultures, elle aurait conquis l’un des meilleurs et des plus utiles éléments de succès pour l’agriculture, un abondant arrosage76.
- 77 C’est ainsi que les promoteurs de la submersion sont surnommés dans les sources. On trouve égalemen (...)
42Dès 1874, les premiers submersionnistes77 roussillonnais prévoient la destruction prochaine de la viticulture, et plaident en conséquence pour la construction d’infrastructures d’irrigation qui poseraient les bases d’un retour vers la polyculture dans les plaines. Ils invitent à tempérer une tendance à la spécialisation agricole par le développement de cultures alternatives. Au-delà de la simple question de la défense des vignes contre le phylloxéra, la submersion fait resurgir cette tension entre d’une part l’extension récente de la viticulture dans les plaines, à la faveur de spéculations agricoles, et d’autre part la vulnérabilité d’un système fondé sur la monoculture en cas de crise écologique comme le phylloxéra.
- 78 BSASL P.-O., 1870, p. 42.
- 79 Ibid., p. 38.
- 80 Ibid., pp. 40-41.
- 81 Rapports et délibérations du Conseil général…, 1877, p. 36.
43À rebours de certains de ses pairs, Joseph Labau se montre peu attentif aux préoccupations portant sur la qualité du vin ou les dangers de la spécialisation. Comme l’atteste un précédent rapport de 1870 publié dans le bulletin de la SASL des Pyrénées-Orientales, Labau plaide précocement pour l’application d’une culture intensive de la vigne dans les plaines, cherchant ainsi à obtenir la quantité au détriment de la qualité78. Une telle perception se traduit par l’extension des plantations de vignes sur « toutes les terres à irrigations incertaines79 » ; en 1870, Labau affirme qu’il faut planter encore 40 000 hectares en vignes pour arriver à 100 000 hectares80. Il promeut la submersion dans un but assumé de préserver les structures agricoles de la plaine, où la culture de la vigne, qui domine depuis une date récente, est menacée par le phylloxéra et attaquée par la pyrale81. En effet, cette chenille ravageuse touche partiellement le vignoble roussillonnais dans les années 1870. Dans un rapport de juin 1877, Joseph Labau divise le Roussillon en deux systèmes agronomiques, celui de la montagne et celui de la plaine, et présente en ces termes les enjeux de la submersion :
La plaine comporte tous les systèmes de culture avec les assolements les plus variés et les plus actifs, mais celui qui prédomine est le système industriel, la culture de la vigne. Cet arbrisseau si généreux est menacé de disparaître sous les étreintes d’un insecte microscopique : le Phylloxéra82.
- 83 Ibid., p. 34.
- 84 Ibid., p. 37.
- 85 Rapports et délibérations du Conseil général…, 1878, p. 24.
44Cet équilibre dominé par la culture intensive de la vigne peut être sauvegardé par l’application de la submersion, dans l’éventualité d’une invasion du phylloxéra. Joseph Labau plaide alors pour une voie plus pragmatique et réalisable à court-terme qu’une politique hydraulique bien comprise, dont les projets de canaux ou de barrages demandent de nombreuses années d’études préliminaires et des dépenses importantes. Le programme de Labau consiste à étendre la culture de la vigne dans les plaines, où elle peut être défendue contre le phylloxéra grâce aux canaux d’irrigation existants, et à publiciser les règles pratiques de la submersion auprès des propriétaires. Certes Joseph Labau tire sa légitimité de la position qu’il occupe à la tête de la section agricole de la SASL. Mais il use aussi de sa position privilégiée de professeur départemental d’agriculture, qui le place au plus près des propriétaires. Par cette fonction, il est « chargé de faire des conférences publiques d’agriculture dans tous les chefs-lieux de canton et les principaux centres de population83 » du Roussillon ; dans son rapport du 30 juin 1877, il affirme que ses conférences ont été suivies par « une moyenne de deux cents auditeurs représentant toutes les classes agricoles84 ». En 1878, face à l’invasion du Roussillon par le phylloxéra autour de Prades, Joseph Labau exhorte à ne pas négliger la submersion, qui pourrait être généralisée dans les vallées, où 20 000 hectares, dont des vignes, se trouvent dans le périmètre irrigué85. Il ajoute :
- 86 La submersion était pratiquée en automne ou en hiver, pendant la période de repos végétatif de la v (...)
- 87 Ibid., p. 24.
Sans nul doute l’agriculture de la plaine sera modifiée et remplacée par la culture de la vigne dans tous les terrains qui, par la nature du sous-sol, pourront conserver l’eau pendant 25 ou 30 jours en hiver86 : en vue de la submersion, plusieurs propriétaires ont déjà commencé leurs plantations87.
45Il s’agit de vérifier si ce succès de la submersion au sein des organismes d’expertise roussillonnais à partir de 1876, et sa publicisation auprès des propriétaires par le professeur Labau, ont conduit à un développement de la viticulture dans les plaines. Compte-tenu des informations statistiques du vignoble roussillonnais mises en valeur par l’historiographie, il y a une corrélation évidente entre la fièvre viticole de la fin des années 1870 et le nombre croissant de terrains submersibles plantés en vignes décrit par Labau. Certes, indépendamment des retours d’expérience sur les traitements, les viticulteurs du Roussillon peuvent profiter d’une conjoncture économique favorable. Le phylloxéra affectant gravement la production vinicole, la pénurie provoque une flambée des prix dont les propriétaires roussillonnais tirent profit, en créant des vignobles à hauts rendements dans les plaines. Mais au-delà des considérations purement économiques, la perspective de submerger les vignobles, indiquée par le professeur Joseph Labau, a pu entraîner une reconfiguration écologique dans le Roussillon. En effet, la logique préventive qui sous-tend la promotion de la submersion implique une extension de la culture de la vigne dans les terres fertiles et irriguées de la plaine, avant même que le phylloxéra ne touche un seul cep dans le département.
46L’exploitation d’un corpus de sources statistiques concernant la viticulture n’est pas aisée, en raison des nombreuses imperfections qui affectent les enquêtes agricoles à cette époque. Pour les années 1870-1880, on trouve une multitude de chiffres et de données statistiques concernant la surface du vignoble roussillonnais, qui offrent des séries sensiblement différentes (fig. 3).
Fig. 3
Évolution des perceptions de la surface viticole en Roussillon (1872-1890)
© Quentin Sintès (2021)
- 88 Un champ de recherche a été ouvert dans les années 1970 pour mener un travail critique sur les cond (...)
- 89 Dans son ouvrage sur l’histoire de la vigne en Roussillon, Pierre Torrès estime la surface viticole (...)
- 90 HEUZÉ, 1875.
- 91 Enquête agricole…, 1872, p. 109.
- 92 Annuaire statistique de la France, 1878-1891.
47Face à cette profusion de chiffres divergents, il est difficile d’estimer avec un certain degré de précision la superficie viticole réelle des Pyrénées-Orientales88. Néanmoins, une exploitation de ce matériau permet d’offrir un tableau du vignoble roussillonnais, et de saisir l’assemblage écologique dans lequel il est inscrit, à travers les usages de la terre. Deux niveaux d’estimation de la superficie viticole sont donc perceptibles dans les sources. D’une part, les publications des grandes enquêtes agricoles et les données statistiques issues des archives départementales, et exploitées par Geneviève Gavignaud, tablent sur une surface viticole comprise entre 50 et 60 000 hectares tout au long des années 1870. Si l’historienne relève une surface de 55 848 hectares en 1872, d’autres publications issues de la grande enquête agricole de 1866 présentent des chiffres similaires89. Selon l’Atlas de la France agricole de 1870, le Roussillon compte 56 117 hectares de vignobles en 186990. Quant à l’enquête agricole publiée en 1872, elle fixe la surface viticole à 52 700 hectares91. Le deuxième niveau d’estimation correspond à la série des données annuelles publiées par le ministère de l’Agriculture et du Commerce92, qui portent la superficie roussillonnaise à 70 000 hectares dès 1873. Si ce chiffre stagne de 1873 à 1878, l’Annuaire statistique de la France notifie une augmentation sensible entre 1878 et 1879, où la superficie viticole grimpe à 80 000 hectares.
- 93 GARRIER, 1977, p. 269.
48Les sources convergent finalement vers la fin des années 1870, en raison d’un perfectionnement de la statistique agricole93, ce qui se traduit par une réduction de l’écart entre les différentes estimations. Dans les deux séries étudiées, la superficie viticole du Roussillon connaît une augmentation spectaculaire à partir de 1877-1878, avant de finalement chuter en 1883 en raison des ravages du phylloxéra. L’augmentation de la surface viticole se traduit dans la deuxième moitié des années 1870 par une chute concomitante de la culture des céréales. La surface totale consacrée aux céréales, après une légère augmentation entre 1873 et 1877 qui la fait grimper au-dessus de la barre des 40 000 hectares, décline de 28,68 % entre 1877 et 1882.
49Cette ivresse viticole dans le Roussillon entre 1877 et 1882 est le produit d’un concours de circonstances, et la dynamique favorable des prix, dont bénéficie le département encore préservé des dégâts du phylloxéra, n’y est pas étrangère. Cependant, les proportions dans lesquelles cette expansion s’est opérée durant ces années sont le fruit d’un intense travail de propagande sur la masse des propriétaires roussillonnais, de la part des élites locales favorables au procédé de submersion. Comme le prescrit Joseph Labau, les propriétaires-viticulteurs roussillonnais semblent avoir investi les riches plaines submersibles du département, pour obtenir des rendements plus importants, mais aussi dans un but de prévention du phylloxéra.
50Si le département ne commence à ressentir sérieusement l’ampleur des dégâts du phylloxéra qu’à partir de 1881, une autre temporalité s’ouvre avec l’arrivée du puceron en 1878. Contrairement à la période de prévention, où la promotion de la submersion s’opère exclusivement selon une logique discursive, la phase d’expérimentation des traitements, qui s’ouvre en 1880 lorsque la plaine est envahie, vient éprouver la submersion en tant que stratégie de lutte. Le moment de l’invasion du Roussillon coïncide avec la structuration par l’État d’une stratégie de lutte institutionnelle, développée dans un cadre administratif plus ou moins contraignant. L’adoption d’un traitement est donc l’aboutissement d’une négociation entre les acteurs locaux du Roussillon et le personnel de l’administration agricole. En dépit des pressions exercées par certains experts et notables submersionnistes, la submersion est peu à peu discréditée par le ministère de l’Agriculture ou certains relais locaux. En définitive son application est très restreinte dans le Roussillon, ce qui est paradoxal au regard de l’enthousiasme suscité par ce traitement dans les années 1870.
51En 1878, la crise du phylloxéra a pris une extension inquiétante au niveau national et touche désormais 39 départements viticoles. La surface de vignes détruites atteint 370 000 hectares, alors que 240 000 hectares résistent encore aux piqûres du puceron94. Le sort des vignobles français devient si critique que le gouvernement de Jules Dufaure prend la mesure de l’urgence de la situation, qui menace de la ruine des milliers de propriétaires. Alors qu’il s’est borné depuis le début de la crise à une politique du wait and see, avec la création d’un espace de délibération et d’expertise, l’État prend en main la lutte contre le phylloxéra et modifie la législation pour l’organiser dans les vignobles affectés. Il faut donc attendre dix années de crise pour que des mesures de lutte effectives soient mises en œuvre. Des mesures prophylactiques sont prises avec les lois du 15 juillet 1878 et du 2 août 1879. D’une part, ces lois instaurent un cordon sanitaire et prohibent l’importation de vignes américaines afin de freiner la propagation de l’épidémie. D’autre part, elles permettent la création de syndicats communaux de lutte, et organisent la distribution de subventions pour conduire les opérations, soit par la voie de la submersion, soit par celle des traitements insecticides. En somme, ces mesures tendent vers un contrôle étroit et accru de l’administration agricole, qui peut alors apporter son concours financier et diriger la mise en œuvre des moyens curatifs. Les partisans de tel ou tel moyen de lutte s’activent donc et lancent des tractations afin d’obtenir les faveurs de l’État.
- 95 AD Pyrénées-Orientales. 7 M 75. Perpignan, rapport de la Commission départementale contre le phyllo (...)
- 96 Rapports et délibérations du Conseil général…, avril 1880, p. 117.
- 97 Cet exemple est évoqué dans : GARRIER, 1989, pp. 59-60 ; PECH, 1979, pp. 157-171 ; PECH, 2012, pp. (...)
52Le phylloxéra arrive dans le Roussillon à un moment où l’on connaît des moyens de traitement pour lutter contre ce péril. De 1878 à 1879, sa présence se limite à quelques foyers dans les arrondissements de Prades et de Céret, et touche seulement 1 000 hectares au cœur des vignobles de coteaux95. Les dégâts ne sont pas suffisamment importants pour affecter le volume de la production viticole, mais la propagation du fléau alarme la Commission départementale de défense contre le phylloxéra, qui scrute activement les nouveaux foyers. Rapidement, le phylloxéra descend des coteaux vers la plaine du Roussillon à partir de 1880, où de nouvelles taches sont constatées autour de Perpignan96. L’arrivée du puceron dans les plaines presse les submersionnistes du Roussillon, qui se mobilisent pour obtenir de l’administration les fonds et les travaux nécessaires à l’expérimentation du procédé à grande échelle. En effet, contrairement aux insecticides comme le sulfure de carbone, le traitement par submersion n’est pas d’emblée recommandé et subventionné par l’administration. Le choix délibéré de l’administration de financer des traitements au sulfure de carbone, et la prudence affichée à l’égard de l’emploi de la submersion en Roussillon, contribuent à alimenter les demandes des notables submersionnistes. Ces demandes sont d’autant plus fortes que le recours à la submersion est favorisé et financé par l’État dans certaines régions viticoles voisines. Un cas mérite d’être signalé, celui de l’Aude et de l’Hérault, car il est abondamment commenté par les acteurs roussillonnais, et présenté par de nombreux travaux comme l’exemple le plus illustratif de ces expériences97. Il s’agit d’un projet de loi porté par le ministre des Travaux Publics Henri Varroy et promulgué le 3 avril 1880, qui autorise « l’exécution, aux frais de l’État, des travaux nécessaires pour assurer la submersion de 7 000 hectares de terrains plantés en vignes, situés le long du canal du Midi et de la Roubine de Narbonne, dans les départements de l’Aude et de l’Hérault ». Ces faits marquants poussent les acteurs roussillonnais favorables à la submersion à mobiliser de nombreuses ressources pour convaincre l’administration, et peser sur la stratégie de lutte des Pyrénées-Orientales en matière de lutte contre le phylloxéra.
- 98 TORRÈS, 2011, pp. 94.
- 99 GAVIGNAUD, 1983, p. 379.
- 100 Rapports et délibérations du Conseil général…, août 1880, p. 163.
53En dépit des arguments avancés par les partisans du procédé de submersion, de nombreuses réticences persistent parmi les acteurs du monde viticole. Les quelques expériences menées par des propriétaires roussillonnais vont par ailleurs la discréditer comme stratégie de lutte efficace. Dès l’arrivée du phylloxéra dans les plaines du Roussillon en 1880, quelques grands propriétaires tentent d’éprouver le procédé et se lancent dans des expériences sur leurs vignes, avec l’arrière-pensée de convaincre l’État de s’engager dans des travaux pour généraliser son application. En définitive, cette pratique s’est cantonnée à quelques communes du littoral, dans la Salanque notamment98, et de la plaine entourant Perpignan, dans les communes d’Alénya, Saint-Nazaire, Maureillas, Bages, Vinça, ou encore Le Soler (fig. 4). Sur les 50 000 hectares de vignobles envahis par le phylloxéra en 1882, le traitement par submersion concerne seulement 30 hectares de vignes. Ce chiffre monte à 350 hectares en 188699. Cependant, les expériences de ces propriétaires submersionnistes sont peu documentées. À partir de 1880, le professeur départemental d’agriculture Joseph Labau dispense de nombreuses conférences sur le phylloxéra et les traitements, assistées par un peu plus de six mille auditeurs, et insiste « d’une manière plus spéciale sur le procédé de la submersion100 ». Dans cette perspective, il supervise l’aménagement de 12 hectares de terrains dans la commune d’Ille-sur-Têt, et de 125 ares sur la route de Canet. Joseph Labau commente :
Beaucoup d’autres propriétaires suivent mes conseils en plantant les terres à l’arrosage à sous-sol plus ou moins imperméable. À la suite d’expériences nombreuses, faites il est vrai sur une petite échelle, je puis affirmer que l’aphidien ne vit pas au-delà de 30 jours sur une couche d’eau constante101.
54Son exemple est suivi par quelques propriétaires, qui sont quasiment tous membres de la SASL des Pyrénées-Orientales, et s’impliquent dans les organes de vigilance contre le phylloxéra.
Fig. 4
La submersion des vignes par le biais d’une pompe à vapeur
© BARRAL, 1883
55Mais les résultats mitigés de ces expériences mettent en lumière des contraintes écologiques et économiques. D’abord, l’enthousiasme suscité par la submersion est tempéré par la perméabilité du sol sur certains points de la plaine du Roussillon, et la difficulté d’obtenir de l’eau dans un hydrosystème saturé par les usages. En effet, l’efficacité de la submersion est conditionnée par le maintien d’une couche d’eau suffisante pendant plus de trente jours. Or, de nombreuses vignes de la plaine se situent sur un sol excessivement perméable, où il est difficile de maintenir sous l’eau les colonies de pucerons pendant le temps nécessaire. Dans un rapport présenté au cours de la session d’août 1880 du Conseil général, l’ingénieur en chef Antoine Tastu soulève cette question de la perméabilité du sol :
- 102 Rapports et délibérations du Conseil général…, août 1880, p. 43.
Dans des essais qui viennent d’être faits à Rivesaltes sur des surfaces d’environ quatre ares, on a dû y employer des quantités d’eau tellement considérables qu’il faudrait renoncer à la submersion si les terrains étaient dans leur ensemble aussi perméables que ceux des abords de Rivesaltes102.
- 103 AD Pyrénées-Orientales. 7 M 72. Perpignan, lettre du préfet G. Rivaud à Léon Ferrer, 21 décembre 18 (...)
- 104 AD Pyrénées-Orientales. 7 M 75. Compte-rendu d’une réunion de l’association syndicale du canal de C (...)
56En effet, si certains vignobles de la plaine de Perpignan se trouvent sur des terrains argileux et compacts, les importants vignobles de la vallée de l’Agly, qui ont connu une extension significative depuis le Second Empire, à Rivesaltes ou à Salses, sont cultivés sur des sols en partie calcaires, et donc perméables. L’autre obstacle auquel se heurtent les propriétaires favorables à la submersion est l’approvisionnement en eau. Le procédé est expérimenté par quelques viticulteurs de la plaine qui disposent déjà d’une source d’approvisionnement en eau, et qui utilisent le réseau d’infrastructures hydrauliques existant pour préparer la submersion (fig. 5). Généralement, il s’agit de propriétaires inscrits dans le syndicat d’un canal d’irrigation, ou de notables qui jouent de leurs relations pour obtenir un accès à la ressource. Dans une lettre de décembre 1880, le préfet Georges-Hilaire Rivaud mentionne le cas du grand propriétaire Auguste Lazerme. Ce dernier a demandé avec succès au maire de Perpignan, « de concert avec d’autres propriétaires voisins103 », l’autorisation de prélever l’eau du ruisseau de la ville pour submerger les vignes. D’autres propriétaires jouissent de la présence de canaux d’irrigation à proximité de leurs vignes, et disposent d’un accès en vertu de leurs implications dans les associations syndicales d’arrosants. L’exemple de la submersion menée dans la commune de Maureillas par M. Puy est intéressant, en tant qu’il implique une concertation avec le syndicat du canal de Céret. Au cours d’une réunion de l’association syndicale du 16 octobre 1881, le président Antoine Comes donne lecture d’une lettre de M. Puy qui demande à submerger ses vignes de 5,30 hectares à Maureillas104. Le président du syndicat rappelle alors une délibération du 23 mai 1880, prise par l’association, qui prévoit « d’assurer aux propriétaires, dont les vignes sont déjà inscrites sur les rôles, l’eau nécessaire à leur submersion ».
Fig. 5
Publicité pour une pompe hydraulique à vapeur destinée à la submersion des vignes (1880) ; estampe : Lithographie en couleur (65 x 86 cm). Imprimerie Jules Chéret (Paris)
© Bibliothèque nationale de France (cote : IFN-9003286)
- 105 Gérée jusqu’ici par le ministère de l’Agriculture et du Commerce, l’administration agricole obtient (...)
57Cependant, quand une source d’eau n’est pas disponible à proximité de la parcelle, ou lorsqu’il est impossible d’acheminer le précieux liquide, une pompe hydraulique à vapeur peut être employée par les propriétaires. Mais l’acquisition d’une telle machine s’avère très coûteuse. De même, la structure du système irrigué roussillonnais pose de nombreux problèmes aux entreprises de submersion. L’application du procédé à grande échelle implique une augmentation de la consommation d’eau, dans un système irrigué déjà saturé de canaux, qui appelle à son tour la résolution d’un problème écologique plus large. On craint que le débit des rivières ne suffise pas à pourvoir les vignobles de la quantité d’eau nécessaire à une inondation continue, aggravant ainsi les dépenses des vignerons. Dans une région où le développement de la viticulture a permis vingt ans plus tôt d’atténuer l’urgence d’un réagencement des usages de l’eau, la submersion des vignes réactive la question du stress hydrique et de la sécheresse estivale. Cet ensemble de contraintes écologiques, aggravé par le défaut de viabilité économique de ce procédé onéreux, dont il est presque impossible de prévoir les coûts avec précision, conduit à l’abandon de cette stratégie de lutte. À partir de 1881, le nouveau ministère de l’Agriculture105 entérine ce changement de cap dans le Roussillon. Jugée comme un procédé trop incertain pour engager un soutien financier de l’État, la submersion est laissée à la charge de l’initiative privée. L’administration s’oriente alors vers l’application à grande échelle des traitements au sulfure de carbone.
58La mise en place d’une stratégie nationale de lutte contre le phylloxéra est supervisée par le ministère de l’Agriculture et du Commerce, puis par le ministère de l’Agriculture à partir de 1881, qui prend conseil auprès de la Commission supérieure du phylloxéra, et fait exécuter ses décisions par le biais d’un personnel administratif institué à l’échelle locale. L’application d’un traitement anti-phylloxérique plutôt qu’un autre est décidée localement par l’administration. Mais la spécificité de la submersion des vignes tient au fait qu’elle mobilise parallèlement l’administration des travaux publics et l’expertise du corps des Ponts et Chaussées. En effet, l’application de ce procédé est subordonnée dans certains cas à la création d’infrastructures hydrauliques, lorsque celles-ci sont insuffisantes ou font défaut.
59En raison des pressions importantes exercées par les notables roussillonnais favorables à la submersion, l’administration des travaux publics sollicite l’expertise des ingénieurs des Ponts et Chaussées dès 1878 pour présenter des projets d’ouvrages d’art. Ces projets se heurtent aux conditions locales du département et posent des défis techniques non négligeables. L’échec progressif de la proposition de lutte submersionniste conduit les acteurs locaux à envisager ces infrastructures non plus pour protéger les vignobles de plaine par la submersion mais dans un objectif assumé de remplacer les vignes détruites par le phylloxéra. Motivés par l’urgence, de nombreux propriétaires et notables locaux préconisent d’anticiper la disparition des vignobles en augmentant les capacités d’irrigation du département.
- 106 AD Pyrénées-Orientales. 12 SP 1. Perpignan. Rapport du service hydraulique, 6 juillet 1877.
- 107 À l’exception d’Alice Ingold qui traite brièvement la question dans un article, aucun travail n’abo (...)
- 108 Archives nationales. F/10/3530. Rapport du service hydraulique, 8 février 1879.
- 109 Ibid.
- 110 Dans une lettre adressée au ministre, le préfet Doucin retrace l’historique de ces projets de barra (...)
60Par une décision du 27 janvier 1879, un service hydraulique spécial est créé dans les Pyrénées-Orientales par le ministre des Travaux publics Charles de Freycinet, à la demande du préfet. Cette initiative fait suite à l’important rapport rendu en 1877 par l’ingénieur ordinaire Alfred Denamiel, qui préconise un vaste programme d’études pour rechercher les moyens, entre autres, d’étendre la submersion des vignobles106. Cet aspect de la lutte contre le phylloxéra est une véritable zone grise de l’historiographie107. Suite à la création du service hydraulique spécial en janvier 1879, l’ingénieur qui en a la charge, Alfred Denamiel, est sollicité pour rédiger le « programme des travaux incombant au service hydraulique108 ». L’enjeu du nouveau service est ainsi présenté par l’ingénieur : « La marche rapide du phylloxéra laisse tout au plus le temps nécessaire pour préserver les vignes par la submersion si on réussit à opérer très vite109 ». Pour Denamiel, l’urgence de la situation impose d’étudier la création dans les trois vallées du département de canaux d’irrigation alimentés par des réservoirs construits en amont des cours d’eau. Ainsi, dans le prolongement de son exposé sur la submersion rédigé en 1877, Denamiel exhume des anciens projets de barrages-réservoirs, dressés pour la plupart entre 1846 et 1851110. Dans son rapport de 1877, il note :
- 111 AD P.-O. 12 SP 1. Perpignan. Rapport du service hydraulique, 6 juillet 1877.
Ces anciens projets dressés dans le seul but d’alimenter des canaux d’irrigation en été au moyen de réserves d’eau prélevées sur les débits de l’automne et de l’hiver précédents, alors considérés comme des saisons d’abondance d’eau, [...] devraient être entièrement remaniés du moment qu’il s’agirait au contraire de suppléer au moyen de réserves, à l’insuffisance des étiages d’hiver pour la submersion des vignes111.
- 112 AN. F/10/3530. Rapport du service hydraulique, 8 février 1879.
- 113 AD P.-O. 12 SP 1. Perpignan. Rapport du service hydraulique, 6 juillet 1877.
- 114 Rapport et délibérations du Conseil général…, avril 1879, pp. 18-19.
- 115 AN. F/10/3530. Lettre du préfet des P.-O. au ministre de l’Agriculture, le 23 octobre 1882.
- 116 AD P.-O. 12 SP 1. Perpignan, rapport du service hydraulique, le 7 juillet 1877.
61Dans la partie supérieure de la vallée de l’Agly, deux réservoirs sont projetés à Saint-Arnac et dans les gorges des Goulaïrous sur le Verdouble, un affluent de l’Agly. Quant à la haute vallée de la Têt, d’ambitieux projets de barrages-réservoirs sont réactivés sur les sites des Bouillouses et du Pla des Aveillans, dans la montagne du Carlit. À la lecture des rapports et délibérations du Conseil général du département, on peut voir que le retour de la question des barrages-réservoirs à l’ordre du jour est accueilli favorablement par une partie du personnel politique local. Le programme du service hydraulique spécial dressé le 8 février 1879 reprend les conclusions du précédent rapport de 1877. Si la priorité reste la mise en œuvre de la submersion, les travaux indiqués par Denamiel s’inscrivent dans une politique hydraulique plus large, qui doit conduire à « l’étude rationnelle de l’aménagement des eaux112 » et à un meilleur emploi des eaux. Les barrages-réservoirs proposés visent à retenir et emmagasiner une partie des eaux surabondantes au moment des crues, en automne et en hiver, pour les redistribuer aux rivières en période de bas étiage, lorsque la sécheresse estivale se fait sentir113. Globalement, ce programme tend vers une optimisation de la gestion des ressources hydrauliques, dont l’ambition est triple. Tout d’abord, il s’agit d’appliquer la submersion à grande échelle, ce qui pourrait être une tâche aisée selon Denamiel, car ce traitement est pratiqué en hiver, à une période où les eaux sont abondantes. Le deuxième avantage que présentent ces barrages-réservoirs concerne l’écrêtement des crues ; en retenant les eaux pluviales excessives, ces ouvrages permettent de désengorger les lits des torrents et d’atténuer les crues. Enfin, Denamiel partage l’idée de certains submersionnistes, qui utilisent la submersion des vignes pour obtenir des infrastructures et ainsi améliorer les arrosages. Les réserves d’eau constituées en hiver sont employées pour lutter contre la précarité des arrosages estivaux pendant les bas-étiages, voire pour étendre le périmètre irrigué du département. Malgré l’enthousiasme que suscitent ces projets de barrages-réservoirs, le ministre des Travaux publics fait savoir en mai 1878 qu’il ne financera pas les frais d’études de tels ouvrages, dont la réalisation se heurte à de nombreuses contraintes techniques et à la complexité des intérêts en présence114. L’administration centrale rappelle notamment que les projets de barrages-réservoirs ont déjà été amplement étudiés dans le département, et n’ont pas donné de résultats appréciables. Soit les emplacements desdits barrages-réservoirs se trouvent dans des conditions défavorables sur un sous-sol perméable115, soit les projets ne sont pas parvenus à « réunir dans un effort commun tous les intéressés116 ».
- 117 AN. F/10/3530. Lettre du ministre des Travaux Publics à l’ingénieur en chef Tastu, 29 mars 1879.
- 118 Sur les retombées de la construction de ce canal, voir : RIAUX, 2007 ; RUF, 2010, p. 150.
- 119 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1879, p. 29.
- 120 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1880, pp. 38-39.
- 121 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1879, pp. 168-169.
62Si les études relatives aux canaux de submersion ne débouchent pas sur des projets validés par l’administration entre 1878 et 1880, le service hydraulique spécial a toutefois permis quelques réalisations concrètes, principalement dans les parties supérieures des vallées. Dans sa lettre adressée à Tastu en 1879, Freycinet donne pour première instruction d’expédier les affaires urgentes du service hydraulique ordinaire, pour concentrer les efforts des ingénieurs vers la réalisation des infrastructures de submersion117. Ces prescriptions sont suivies d’effet, et le service hydraulique tâche d’achever un certain nombre de chantiers qui patinent depuis quelques années. En août 1879, le préfet annonce que le canal de Bohère, dérivé de la Têt dans la zone de Prades, vient d’être achevé. Ce canal situé en amont, dont l’idée a germé dans les années 1830, voit enfin le jour alors que sa construction est entamée depuis 1865118. Cette réalisation permet d’arroser 1 400 hectares supplémentaires et de doubler l’aire irriguée de cette région montagneuse, annonçant ainsi un regain des tensions relatives au partage des eaux en période de pénurie. Si a priori cet ouvrage vient contrarier la possibilité de satisfaire les nouveaux besoins des vignobles de plaine imposés par la submersion, l’ingénieur en chef Tastu souligne les bénéfices secondaires d’une telle extension des arrosages en amont. Il affirme que « les ravages du phylloxéra dans les vignes de cette contrée seront bien atténués par la possibilité de les transformer en champs à l’arrosage119 ». D’autres entreprises sont également achevées avec la construction en 1879 d’une partie d’un canal dans le massif des Albères, et les nouvelles dérivations effectuées en haute montagne en Cerdagne120. Enfin dans la plaine de la Salanque, au nord du département, un canal assorti d’une galerie de captation des eaux souterraines dans le lit de l’Agly est achevé à Saint-Laurent-de-la-Salanque121. Alors que les ingénieurs peinent à trouver des conditions favorables à l’établissement d’infrastructures destinées à la submersion, les seules réalisations matériellement palpables du service hydraulique spécial concernent l’amélioration des irrigations en amont, à l’exception du canal de Saint-Laurent. Les ingénieurs justifient ce bilan en démontrant les bénéfices de ces ouvrages, qui permettraient d’anticiper les dégâts du phylloxéra, et de reconvertir les vignes de coteaux jugées indéfendables. On peut donc souligner les bénéfices indirects de la submersion des vignes sur l’état des arrosages du département.
- 122 Suite aux premières réserves exprimées par l’administration des travaux publics à propos de ces ouv (...)
63En 1881, une importante sécheresse affecte le département et l’extension des dégâts du phylloxéra laisse présager une disparition prochaine des vignobles du Roussillon. De même, la politique de traitement mise en place par l’administration montre ses limites : les quelques expériences des propriétaires submersionnistes dissuadent l’administration d’employer cette stratégie de lutte, et les traitements au sulfure de carbone ne suffisent pas à enrayer la progression du phylloxéra. Des notables et autres propriétaires roussillonnais s’alarment et réclament la reprise122 des études de barrages-réservoirs pour améliorer les irrigations, et préparer une reconfiguration des assemblages écologiques du Roussillon, se traduisant par un retour à la polyculture. Cette question suscite d’ailleurs de vifs débats au sein du Conseil général, où l’autorité préfectorale et les services administratifs sont régulièrement sollicités. Au cours d’une séance du 5 septembre 1881, le conseiller général M. Ramon présente les enjeux de ces travaux :
- 123 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1881, p. 347.
Créer des réserves aux époques où l’eau surabonde pour les utiliser en temps de pénurie, tel doit être le principal objet des études confiées à ce service. La précarité des arrosages actuels, due à la multiplicité même des concessions données et surtout aux sécheresses persistantes dont nous sommes si malheureusement frappés, la nécessité de pouvoir arroser les vastes étendues de terrains qui, sans le secours de l’eau, deviendraient presque improductives après la disparition si probable de la vigne, imposent la création à bref délai de réservoirs123.
64Dans cette intervention, Ramon critique vivement l’action de l’administration des travaux publics, qui a consisté pendant les années précédentes à ouvrir de nouvelles dérivations en montagne, aggravant ainsi le stress hydrique de la région. Ramon prend acte de la probable disparition de la vigne, et justifie ainsi une politique d’aménagement susceptible de régulariser le régime des torrents roussillonnais. Le programme présenté quelques années plus tôt par le défunt ingénieur Denamiel est réactualisé en 1881, non pas pour submerger les vignobles, mais dans le but de préparer un retour à la polyculture. Face à la nécessité de prévenir les calamités agricoles qui s’annoncent avec la disparition de la vigne et les sécheresses régulières, l’ouvrage du barrage-réservoir nourrit l’espoir d’obtenir une solution technique pour optimiser les usages de l’eau, régulariser le débit des rivières, et assurer les arrosages existants.
65Les projets d’infrastructures sont alors réactivés en amont des trois principaux fleuves du département, à Saint-Arnac sur l’Agly, ou encore au Pas du Loup sur la Tech. On s’intéressera essentiellement au projet d’aménagement le plus conséquent, celui des eaux de la montagne du Carlit, dont les études sont reprises par les ingénieurs du service hydraulique en 1880. Après avoir été abandonnés par l’administration des travaux publics, car les eaux gelées en hiver ne pourraient pas servir à la submersion des vignes, les projets de réservoirs sur les sites de la Bouillouse et du Pla des Aveillans sont réactivés dans la vallée de la Têt.
- 124 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1880, p. 41.
On s’occupe de la révision des projets des réservoirs de la Bouillouse et du Pla des Aveillans qui ne peuvent être utilisés à cause de leur grande altitude, que pour les irrigations d’été. [...] Ils avaient été abandonnés parce qu’il avait été impossible d’établir une entente entre les anciens et les nouveaux arrosants. Comme la nécessité de l’irrigation se fait de plus en plus sentir, il est à espérer qu’on arrivera maintenant à de meilleurs résultats en augmentant le sacrifice demandé au Trésor public124.
- 125 AN. F/10/3530. Rapport du service hydraulique, 6 mai 1881.
- 126 Sorel est ici cité dans : AN. F/10/3530. Rapport de l’inspecteur général des Ponts et Chaussées, le (...)
66Un premier projet est dressé par l’ingénieur ordinaire Georges Sorel dans un rapport de 1881. Les ouvrages considérables de ce programme visent à retenir dans la montagne un volume d’eau de plus de 28 millions m3, pour une dépense de 1,8 million de francs, que Sorel juge relativement minime au regard des bénéfices attendus125. Ces infrastructures sont pensées pour développer les arrosages en montagne dans le bassin de la Sègre, mais aussi pour stabiliser le débit de la Têt, améliorant ainsi l’alimentation des canaux d’Ille-sur-Têt, de Thuir, de Perpignan et de Millas dans la plaine. Le travail de l’ingénieur Sorel ici consiste à démêler une réalité complexe, où des considérations techniques se nouent à des conflits d’intérêts entre les usagers de l’eau. Sorel garde en tête le caractère conflictuel du partage des eaux le long de la Têt. À ce titre, il pense qu’en raison de « la généralité des intérêts qu’ils sont appelés à desservir, les réservoirs ne peuvent être exécutés que par l’État et entièrement à ses frais126 ». En effet, il est peu probable pour l’ingénieur que les communautés d’arrosants de l’aval apportent leur concours financier à un projet qui semble favoriser les usagers de la montagne. On craint que l’eau emmagasinée ne soit en totalité absorbée par les tenanciers de l’amont, avant de desservir les canaux de la plaine.
- 127 AN. F/10/3530. Berne, lettre d’Emmanuel Arago au ministre de l’Agriculture, le 19 décembre 1882.
- 128 AN. F/10/3530. Paris, lettre du ministre de l’Agriculture à Emmanuel Arago, le 11 janvier 1883.
- 129 AN F/10/3530. Extrait des délibérations du Conseil général des P.-O. Séance du 4 avril 1883.
67L’administration tarde à examiner le projet et émet des réserves face à certaines contraintes techniques. Face aux procédures administratives qui durent en longueur, ce projet d’aménagement de la Têt est rallié par les élites locales, et plus particulièrement par le personnel politique du département, qui tente à partir de 1882 d’influer sur les décisions du nouveau ministère de l’Agriculture. Les députés et sénateurs du département s’associent pour susciter l’attention du ministre de l’Agriculture sur ces questions127. Emmanuel Arago, un personnage influent, se mobilise pour promouvoir le projet de barrage-réservoir à la Bouillouse. Fils du savant et homme d’État François Arago, sa position d’ambassadeur de France en Suisse et de sénateur des Pyrénées-Orientales l’autorise à interpeller dans une lettre le ministre François de Mahy pour qu’il se saisisse de cette grave question. Toutefois, le ministre ne semble pas disposé à agir dans le sens de ce projet : il juge que les solutions proposées par l’ingénieur Sorel sont « trop dispendieuses pour qu’on pût espérer des populations intéressées un concours qui justifiât l’intervention de l’État dans la dépense128 ». On voit ici que les raisons du refus du ministre ne sont pas essentiellement d’ordre technique. Soucieuse de préserver avant tout le vignoble du Roussillon, l’administration arbore une attitude prudente face à ces travaux qui sont susceptibles de perturber l’équilibre précaire de cet hydrosystème sous tension. Au-delà des contraintes techniques, qui peuvent être contournées selon les ingénieurs du service hydraulique, l’administration fait sienne la crainte exprimée par Sorel de tensions croissantes entre usagers de l’amont et de l’aval. Face au mutisme de l’administration qui rechigne à donner suite au projet, les élites locales tentent à nouveau d’obtenir satisfaction du ministère. Au cours d’une séance de 1883 du Conseil général, le préfet Eugène Doucin sollicite le concours de l’État dans les travaux de la Bouillouse au nom de l’intérêt général129.
- 130 AN F/10/3530. Avis de la Commission d’aménagement des eaux, le 2 juillet 1881.
68Si l’administration reconnaît que l’éventualité d’une disparition des vignobles est probable dans le Roussillon en raison des progrès du phylloxéra, elle affirme sa volonté de miser sur la sauvegarde de la viticulture. Dans un avis rendu en 1881, la Commission d’aménagement des eaux du Conseil général des Ponts et Chaussées réfute l’idée selon laquelle les vignes sont indéfendables face au phylloxéra, et par conséquent vouées à être remplacées par des cultures irriguées130. Le ministre des Travaux publics Sadi Carnot, suivant cet avis, ajourne ce projet de barrage. Il explique :
- 131 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1881, p. 349.
Le projet ayant pour but, non de combattre le phylloxéra par la submersion, mais de rendre l’irrigation possible après que les vignes auront été arrachées et rien ne prouvant que le vignoble ne puisse être maintenu par d’autres moyens, que la submersion, il n’y a pas lieu, pour le moment, du moins, de le soumettre à l’enquête d’utilité publique131.
69Ainsi, le ministre ne partage pas les schémas alarmistes d’une partie des élites locales du Roussillon. Selon lui, il n’y a pas lieu de penser que le phylloxéra vienne à bout des vignobles, rendant ainsi caduques les projets d’infrastructures visant à améliorer les irrigations. Par la même occasion, l’administration rappelle la priorité de la lutte contre le phylloxéra, qui est la sauvegarde des structures locales de la viticulture.
70Face aux multiples échecs des projets formulés par les ingénieurs qui n’emportent pas l’adhésion de l’administration supérieure des Ponts et Chaussées, ni du ministère de l’Agriculture, une contre-expertise est lancée par une initiative privée. Des entrepreneurs de travaux publics et des notables locaux, mêlés aux questions d’irrigation par des intérêts particuliers, constituent un véritable lobby de l’irrigation pour reprendre les études menées sans succès par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, et mobiliser les ressources financières suffisantes pour convaincre l’administration
- 132 AN F/10/3530. Lettre du ministre de l’Agriculture aux MM. Cotard et Bartissol, le 4 décembre 1883.
- 133 Pour une étude approfondie de ces entrepreneurs de travaux roussillonnais, voir : ESCUDIER, 2000, p (...)
- 134 Pour un regard rétrospectif sur le programme de la société d’études, voir : ALAVAILL, 1885.
- 135 Rapport et délibérations du Conseil général…, août 1882, pp. 20-27.
- 136 AN F/10/3530. Lettre de MM. Forné et Escanyé au ministre de l’Agriculture, le 13 février 1884.
71Dans une lettre datée du 8 novembre 1883, les influents ingénieurs Charles Cotard et Edmond Bartissol annoncent au ministre de l’Agriculture Jules Méline la constitution de la Société d’Études des Réservoirs et Canaux d’Arrosage des vallées de l’Agly, de la Têt et du Tech132. Autour de cette société anonyme gravitent des entrepreneurs de travaux publics133, des conseillers généraux, des notables locaux et de grands propriétaires fonciers, tous intéressés par les questions d’hydraulique agricole. On retrouve parmi les actionnaires les principaux propriétaires submersionnistes du Roussillon, comme l’entrepreneur de travaux publics Jean-Baptiste Dauderni qui possède la plus grosse part des actions, le propriétaire Charles Lazerme, ou encore Numa Lloubès. L’implication de ces anciens promoteurs de la submersion dans un projet d’irrigation mérite d’être signalée. Elle renforce l’hypothèse d’une instrumentalisation du procédé par un certain nombre de notables locaux, qui se saisissent de la lutte contre le phylloxéra pour porter la question de l’amélioration des irrigations dans les débats locaux. La société d’études peut alors compter sur ses nombreux relais dans l’espace politique départemental afin d’obtenir le plus large concours de l’administration. Elle dispose d’un accès aux colonnes du journal Le Républicain des Pyrénées-Orientales, dont le rédacteur en chef Justin Alavaill est impliqué dans le projet134. De plus, elle est soutenue par des conseillers généraux comme Élie Alavaill135, frère de Justin, ou encore des députés. Dans une lettre de 1884, les députés Jean Forné et Frédéric Escanyé interpellent le ministre de l’Agriculture pour lui demander d’apporter le soutien de l’administration à la société d’études pour mener à bien ses travaux136.
- 137 AN F/10/3530. Lettre du ministre de l’Agriculture à M. Cotard, le 14 août 1885.
- 138 ESCUDIER, 2000, pp. 75-93.
72Malgré le réexamen des projets des ingénieurs des Ponts et Chaussées par la Société d’études, les mêmes problèmes techniques sont soulevés par l’administration, et les petits propriétaires n’affichent pas une adhésion massive à l’entreprise. Parallèlement, la France viticole s’engage à partir du milieu des années 1880 dans la reconstitution des vignes sur des porte-greffes américains, déjouant ainsi les prédictions funestes d’une disparition prochaine de cette culture. Ainsi, dans une lettre d’août 1885, le ministre de l’Agriculture fait savoir qu’il ne donnera pas suite aux projets de barrages-réservoirs137. L’activité de la société d’études s’arrête là et les espoirs d’une politique d’irrigation globale sont enterrés138.
- 139 LEGROS, 2012, p. 34
- 140 Le Génie civil, 1907, p. 376.
- 141 GAVIGNAUD, 1983, p. 336.
73En somme, l’abandon du traitement par submersion dans le département des Pyrénées-Orientales n’a pas eu pour conséquence d’atténuer l’urgence de ces questions liées à l’irrigation, qui ont été précisément réactivées par la crise du phylloxéra. L’échec de ce moyen de lutte en 1882 laisse place à la conviction que les vignobles sont condamnés à être remplacés par d’autres cultures. L’histoire a finalement déjoué les prédictions funestes formulées par ces notables favorables à l’amélioration des irrigations, et les projets d’infrastructures visant à opérer un retour vers la polyculture sont ajournés par l’administration. Toutefois, la perspective de recourir à la submersion des vignes a durablement ravivé les préoccupations relatives à l’irrigation. Elle a permis à cet effet d’introduire une réflexion tant sur les dangers de la monoculture viticole en présence d’une espèce invasive comme le phylloxéra, que sur la nécessité de réintroduire des éléments de polyculture pour diversifier les sources du revenu agricole du Roussillon. Cela se vérifie également dans les régions viticoles qui ont expérimenté la méthode pendant la crise du phylloxéra. Le canal dérivé du Rhône, dressé en 1874 par Aristide Dumont pour appliquer la submersion, n’est réalisé qu’en 1955 par la Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc, mais dans le but inverse de diversifier les cultures139. L’exemple du canal de Gignac dans l’Hérault, plus directement lié à notre période, mérite d’être signalé. Construit avec le concours financier de l’État en 1879 pour appliquer la submersion des vignes, ce canal dérivé de l’Hérault a servi a posteriori à la création de prairies artificielles et à l’accroissement des rendements des cultures maraîchères140. Ces potentialités de diversification agricole ouvertes par la submersion des vignes resurgissent de plus belle à l’occasion de la crise de surproduction de 1907. Si le traitement par submersion n’a débouché sur aucune réalisation concrète en Roussillon, il a toutefois permis d’introduire une réflexion sur les limites de la spécialisation agricole. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, le Roussillon n’a pas reconstitué toutes les vignes plantées pendant la période d’ivresse viticole entre 1878 et 1882 : réduite à 42 640 hectares en 1891, la surface viticole du département remonte à seulement 55 282 hectares en 1896141.
- 142 Voir : BROC, 1973, p. 514.
74Quant aux projets de barrages-réservoirs, qui sont périodiquement enterrés et exhumés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ils ne restent pas lettre morte. Le barrage-réservoir de la Bouillouse (fig. 6), imaginé et conceptualisé par l’ingénieur Tastu, mort en 1883, est examiné à nouveau à la fin des années 1880. La Société hydroélectrique du Roussillon, de concert avec la Compagnie des chemins de fer du Midi qui cherche à assurer l’alimentation électrique de la ligne entre Mont-Louis et Villefranche-de-Conflent, prend en charge le dossier. Les travaux de l’actuel barrage-réservoir de la Bouillouse commencent donc en 1903, non plus pour des motivations agricoles, mais pour produire l’électricité nécessaire au bon fonctionnement de ce que les Catalans appellent aujourd’hui le Train Jaune142. L’ouvrage final, d’une contenance moindre que celle imaginée Tastu, est achevé en 1908, au terme de plus d’un demi-siècle d’études, de négociations et d’échecs.
Fig. 6
Les Pyrénées-Orientales. 24. Les Bouillouses : le barrage. - Toulouse : phototypie Labouche frères [entre 1909 et 1925]. - Carte postale. Support : négatif nitrate.
© AD Haute-Garonne (cote : 26 FI 66 19)
75L’épisode de la crise du phylloxéra, qui a réactivé les problèmes relatifs à l’aménagement hydraulique, permet donc de saisir la généalogie des territoires de l’eau contemporains dans le Roussillon. Le visage de la plaine, marqué par de vastes étendues de vignobles, est le produit de cette histoire tumultueuse. De même, le site touristique aujourd’hui prisé de la Bouillouse, qui a fait l’objet d’une forme de patrimonialisation des paysages après son intégration au réseau Natura 2000, est né de cette réflexion sur la place de la viticulture dans les Pyrénées-Orientales.