Nous tenons à remercier pour leur relecture et leurs conseils : Mme Jacqueline Caille, maître de Conférences honoraire, Université Paul Valéry, Montpellier ; M. Christian Douillet, historien amateur, Carcassonne.
1Les recherches récentes sur le moulin hydraulique fortifié de Canet (Aude) sont exclusivement le fruit de travaux bénévoles et universitaires. Elles ont commencé durant le DEA de F. Lombardi, dont le mémoire a été soutenu en 19851, avec le relevé d’un plan précis du moulin et de ses annexes, une ébauche de recherche historique et une étude architecturale et d’histoire de l’art comparative. Propriété privée, cet extraordinaire bâtiment historique (fig. 1 à 5) était depuis lors retombé dans son « sommeil », entamé il y a près d’un siècle lors de la désaffectation de la minoterie après un incendie.
Fig. 1
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue générale du moulin sud (au premier plan) et de l’usine nord (à l’arrière-plan) prise depuis le sud-est, avant les travaux de débroussaillement récents.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2018
Fig. 2
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue drone oblique de l’usine nord prise depuis le nord-est.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2018
Fig. 3
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue générale du moulin nord prise depuis le nord-ouest. Au premier plan, les remous causés par les vestiges de la chaussée. Au second plan, le pivot de maçonnerie terminal de cette dernière.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2018
Fig. 4
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue générale de la salle basse de l’usine nord avant nettoyage, depuis le sud-ouest.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2018
Fig. 5
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue générale de la salle haute de l’usine nord, depuis le nord-est.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2018
- 2 Le moulin de Canet est en effet inscrit sur la liste supplémentaire des Monuments Historiques depui (...)
2Un autre des auteurs a « redécouvert » le moulin de Canet il y a huit ans, intrigué lors d’une recherche internet par la mention de ce dernier dans la liste des monuments historiques de l’Aude2. Dès lors, l’étude et la mise en valeur de ce château « les pieds dans l’eau » mais aussi des moulins et de leurs mécanismes en général sont devenus pour lui un centre d’intérêt majeur.
- 3 Débroussaillement des environs du moulin, de la terrasse, du premier étage de la minoterie ainsi qu (...)
3L’essentiel des travaux sur le terrain et de recherches en archives a eu lieu durant les années 2016-2019. S. Durand a ainsi repris les interventions et les recherches sur ce bâtiment durant deux ans3, avant d’avoir la chance d’être rejoint par F. Loppe pour l’étude du bâti, F. Guibal pour une première étude dendrochronologique des pièces de bois conservées de la chaussée et F. Lombardi-Peissel pour sa vision d’ensemble des moulins fortifiés languedociens.
- 4 Professeure émérite d’histoire médiévale, membre honoraire du laboratoire LAMOP, Université Paris I (...)
- 5 Historien local, Cesseras (Hérault).
- 6 Historien local, Cruscades (Aude).
- 7 Chercheuse Inventaire, Pays Haut Languedoc et Vignobles.
- 8 Docteur en histoire médiévale ; chercheur associé au laboratoire FRAMESPA, UMR CNRS 5136, Universit (...)
4Nous avons également pu bénéficier de très nombreuses aides ponctuelles, aussi indispensables et pertinentes que désintéressées. Remercions chaleureusement Monique Bourin4 pour les copies de certaines comptabilités de baylies de l’archevêque de Narbonne et ses relectures de transcriptions, Robert Marty5 pour son aide sur la méthodologie de recherche dans des fonds d’archives régionaux et nationaux ainsi que ses transcriptions et relectures de documents, Georges Sénié6 pour ses textes inédits et ses anecdotes sur Canet, Karyn Orengo7 pour l’enrichissant partage de la recherche et des données sur les moulins régionaux et Rodrigue Tréton8 qui nous a aimablement transmis un acte inédit sur le flottage du bois et relu une partie des transcriptions.
5Merci également à Régis Aymé, Jean-Pierre Henri Azéma, Annie Bédès, Idriss Bigou-Gilles, Gilbert Cabrol, Annick Despratx, André Fraisse, Pascale et Claude Gaubert, Joëlle Aye, Jérôme Martinolle, Gérard Panisset, Luc Ponrouch, Daniel Ulldemolins et Romain Wiss pour leur participation bénévole à ce projet.
6M. Soret-Wuyts, le propriétaire actuel du moulin a également favorisé nos investigations en nous laissant aimablement mener à bien les divers travaux préalables à cet article, et ce sur plusieurs années. Ce préambule est d’ailleurs l’occasion de rappeler que le moulin de Canet reste à l’heure actuelle une propriété privée. Le site n’est pas sécurisé pour le moment et l’accès à l’intérieur des bâtiments est strictement interdit aux visiteurs, sauf autorisation expresse de M. Soret.
7La municipalité de Canet a également fait preuve d’un intérêt certain vis-à-vis de l’étude du moulin, « joyau » du patrimoine local. Citons ainsi M. le maire André Hernandez, Joëlle Canitrot-Aye élue à la culture et Nicole Gibert-Juan seconde adjointe pour leur implication.
8En dernier lieu, notons que cette étude bénévole d’un ensemble architectural ancien aussi complexe est forcément incomplète faute de contribution de spécialistes de la géomorphologie, de l’archéologie industrielle, des sciences des techniques ou encore de l’hydrologie. La mise en place à l’échelle régionale d’une prospection inventaire sur les moulins médiévaux et modernes et le lancement envisagé d’un Projet Collectif de Recherche sur le même thème donneront peut-être la possibilité de rémunérer de telles études. Nous avions par ailleurs pour but premier de publier une monographie sur le moulin mais il n’a pas été possible de trouver les financements pour éditer un volumineux livre papier. L’écriture de ce long article pour la revue en ligne Patrimoines du Sud constitue donc une précieuse opportunité de transmettre les connaissances acquises à ce jour à propos de cet édifice exceptionnel. Ce format un peu plus réduit nous a amenés à faire des choix et à laisser de côté certaines thématiques comme l’histoire contemporaine de l’usine, l’architecture de la chaussée, la tête sculptée romane, les graffiti de la salle basse, les marques de tâcheron… Nous nous efforcerons de les publier séparément par la suite afin de dresser un aperçu aussi complet que possible du site. Espérons que ce premier développement saura vous persuader de l’intérêt patrimonial majeur du moulin fortifié de Canet et des moulins fortifiés médiévaux.
9L’Aude est le plus important cours d’eau du sud-est du Languedoc. Prenant sa source sur la commune des Angles (Pyrénées-Orientales) (fig. 6) au lac d’Aude et se jetant actuellement entre Vendres (Hérault) et Fleury (Aude) (fig. 7), il mesure 223 km de longueur. Son débit est assez important, avec près de 40 m3/s de moyenne annuelle à la station de mesure Ventenac-en-Minervois près de Canet.
Fig. 6
Les Angles (Pyrénées-Orientales), vue générale de l’étang d’Aude, source du fleuve.
© S. Durand, 2022
Fig. 7
Vue aérienne de l’embouchure de l’Aude, aux cabanes de Fleury. Sur les côtés les anciennes zones palustres transformées en salines.
© Ministère de l’écologie, de l’énergie, du Développement Durable et de la Mer, 2014
- 9 Aude, Ariège, Hérault, Pyrénées-Orientales et Tarn.
10L’Aude possède un bassin versant assez vaste (6 150 km²) qui correspond à peu de choses près aux limites du département de l’Aude (11), à l’exception de l’est et du sud des Corbières drainés respectivement par la Berre et l’Agly (ainsi que son affluent le Verdouble) qui se jettent directement dans la Méditerranée (fig. 8 et 12). Ce dernier englobe le nord du massif du Carlit et l’ouest du massif du Madres (Pyrénées-Orientales et Aude), le centre et le nord des Corbières, le sud de la Montagne noire pour la partie montagneuse ainsi que l’est du Lauragais, l’ouest du Razès, le Limouxin, le Carcassonnais, le Minervois et le Narbonnais pour les vallées et la plaine. Ses principaux affluents de l’amont vers l’aval sont la Bruyante, le Rebenty, la Sals, le Sou, le Lauquet, le Fresquel, l’Orbiel, l’Argent Double, l’Orbieu et la Cesse. L’Aude et ces derniers représentent ainsi un total de 2 311 km de cours d’eau, répartis sur 419 communes de 5 départements différents9.
Fig. 8
Plan du bassin versant du fleuve Aude.
© SMMAR
11Le régime hydrologique du fleuve est de type nivo-pluvial dans la haute vallée. En aval de Carcassonne, son régime devient pluvial, d’influence méditerranéenne10.
12L’Aude s’est creusé une vallée profonde et étroite sur son tronçon amont, dans les chaînons calcaires du nord des Pyrénées (défilé de la Pierre Lys, entre autres, (fig. 9). À partir de Quillan, la vallée s’élargit progressivement mais conserve un tracé sud/nord, le plus direct pour permettre à l’Aude d’atteindre les basses terres au travers des derniers contreforts pyrénéens (fig. 10). Entre Limoux et Carcassonne, le fleuve, au cours moins pentu, commence à adopter une dynamique de plaine tout en conservant une orientation sud/nord. Sur la partie Minervoise et Narbonnaise de son cours (88 km séparent Carcassonne de l’embouchure), son lit est large (20 à 50 m de largeur) et relativement rectiligne (fig. 11), plus méandreux sur la partie Argens/Canet. La pente est désormais faible jusqu’à son embouchure (guère plus d’un mètre au kilomètre). L’Aude adopte pour son tronçon terminal une orientation légèrement est-nord-est/ouest-sud-ouest puis nord-ouest/sud-ouest dans le défilé de Lengoust puis est/ouest.
Fig. 9
Vue de l’Aude au niveau du défilé de la Pierre-Lys.
© Aslak Raanes from Trondheim, Norway — Flickr
Fig. 10
Alet-les Bains (Aude). Vue aérienne de la partie aval de la haute vallée l’Aude, encore relativement étroite et encaissée.
© S. Durand 2020
Fig. 11
Castelnau-d’Aude (Aude), vue aérienne drone du cours moyen de l’Aude, au niveau du moulin de Cassagnes.
© S. Durand 2018
- 11 Crues atteignant les 8/10 m de hauteur dans la moyenne et basse vallée et des débits de plusieurs m (...)
13C’est un fleuve relativement capricieux, soumis à de très fortes crues automnales11 causées par des épisodes méditerranéens. La dernière crue majeure (octobre 2018) a concerné la moyenne et la basse vallée. Elle a été causée par des précipitations particulièrement intenses (jusqu’à 800 mm de pluie en l’espace de 12 heures) sur les secteurs du Cabardès et du Haut Minervois, générant une lame d’eau. A contrario, les étiages des mois d’été sont particulièrement marqués, avec un débit souvent inférieur à 2m3/s dans la basse vallée.
14Ce régime hydrologique particulièrement contrasté a sans doute été un élément déterminant dans l’élaboration du plan barlong à éperon(s) d’un grand nombre de moulins médiévaux languedociens (voir infra).
- 12 CAUCANAS 1995.
- 13 MARCHANDIN 2021, p. 191 et suivantes.
15Ces derniers n’ont d’ailleurs été mis en place que sur les rivières et fleuves pérennes de la façade méditerranéenne : Aude, Orb, Hérault, Gardon, Lergue, Vidourle, Vistre et Ardèche. Plus au sud, les fleuves roussillonnais Agly, Têt ou Tech ont des débits trop faibles en été et un lit mineur très large. Le système de captage par chaussée submersible n’y était apparemment pas adapté, c’est pourquoi les moulins ont été implantés sur de longs biefs dès le Moyen Âge12. Les moulins à avant-bec ne convenaient pas non plus à des cours d’eau navigables au débit plus important. Sur le Rhône, la grande majorité des installations meunières étaient ainsi des moulins bateaux. Ceux-ci ne gênaient pas (trop) la circulation fluviale et pouvaient être déplacés pour s’adapter à la morphologie et l’hydrologie changeants des rives du grand fleuve. La cohabitation entre bateliers et meuniers sur les fleuves très empruntés comme la Seine à Paris demeurait toutefois assez compliquée13…
16Les moulins médiévaux à éperon étaient quasiment tous alimentés par des chaussées submersibles fixes en bois et maçonnerie, à l’exception de ceux situés sur l’Ardèche, car cette rivière était justement déclarée navigable par l’administration royale. Sur cette dernière, les propriétaires d’usines ne pouvaient donc installer que des chaussées submersibles « mobiles », c’est-à-dire non maçonnées. Ces simples amas de gros blocs de pierres et/ou de bois étaient emportés quasi annuellement par les crues et l’on considérait alors que la navigabilité de l’Ardèche était maintenue14.
17L’installation des bâtiments dans le lit même des cours d’eau est une autre caractéristique propre à ce type de moulins médiévaux. Elle a autorisé l’installation de roues verticales sur les deux côtés longs de ces usines. Cette morphologie pouvait également convenir dans certaines vallées encaissées peu pentues (gorges du Gardon par exemple), dont l’étroitesse n’offrait pas d’espace suffisant pour implanter une usine sur la berge.
- 15 Ainsi le moulin de la Resse à Collias (Gard), dont l’éperon a été renversé par les crues ou le moul (...)
18De manière générale, le plan barlong précédé en amont d’un éperon permettait de diminuer la force exercée par l’eau sur les moulins, en canalisant le flux vers les côtés. Lors de crues, de telles étraves souvent constituées d’une maçonnerie pleine, étaient conçues pour faire bloc, à la façon d’une pile de pont. Grâce à ces caractéristiques, un grand nombre d’édifices bâtis sur ce plan est parvenu jusqu’à nous. Malgré tous ces calculs, un certain nombre de ces usines a été détruit par la force du courant15.
- 16 Termes régionaux occitans dérivés du latin paxeria.
19Les moulins médiévaux conçus sur ce plan barlong étaient concentrés sur les moyennes et basses vallées des cours d’eau méditerranéens, à faible pente. L’installation de grandes chaussées submersibles directement en prise avec les usines avait en effet pour but de créer une hauteur de chute suffisante, augmentant ainsi la puissance des installations en comparaison de roues installées directement « au fil de l’eau », sans chute en amont. Ces chaussées, nommées localement pensières/payssières/païchères16 permettaient également de canaliser vers le moulin l’ensemble du flux d’eau disponible en période d’étiage.
- 17 Comme un grand nombre de moulins sur le Gardon, ceux de Castelnau-de-Guers sur l’Hérault ou les mou (...)
- 18 Les actes dont nous disposons n’emploient d’ailleurs jamais le terme « fortifié » à propos du mouli (...)
20Notons en dernier lieu que le terme « moulins fortifiés » est actuellement employé de façon générique pour désigner l’ensemble des usines médiévales de plan barlong à éperon(s). Un certain nombre de ces moulins, dont celui de Canet, sont effectivement dotés d’éléments de fortification active (bretèches, mâchicoulis, échauguettes, créneaux, archères…) et/ou passive (épaisseur des murs, ponts amovibles ou ponts-levis…). D’autres installations de meunerie de ce genre ne présentent aucun élément fortifié. Certains aménagements, soit extérieurs soit placés en partie supérieure, ont probablement été détruits, oblitérant le caractère fortifié d’une partie des moulins. D’autres édifices semblent en revanche ne jamais avoir été fortifiés : leurs murs sont relativement peu épais et ne sont percés d’aucune ouverture de tir. Ils sont de dimensions relativement modestes et ne se développent que sur un niveau. Ils n’étaient apparemment pas utilisés pour le stockage du grain ou de la farine comme les plus grandes usines fortifiées17. L’adoption d’un plan barlong à éperon relèverait donc plutôt d’un choix technique visant à protéger le bâtiment des assauts de la rivière. Les textes médiévaux sont par ailleurs étonnamment peu nombreux à indiquer le caractère fortifié des usines18… Il nous paraîtrait donc plus pertinent d’utiliser à l’avenir le terme de « moulins médiévaux à éperon » pour qualifier l’ensemble des édifices bâtis sur ce plan et de réserver la dénomination « moulins fortifiés » à ceux possédant effectivement des éléments de fortification indiscutables.
21L’architecture défensive appliquée aux châteaux, églises, maisons, fermes, tours s’est imposée aussi aux « usines médiévales », les moulins à eau, qui connurent un développement extraordinaire depuis les Mérovingiens et surtout du IXe au XVe siècle.
- 19 DROUYN 1860.
- 20 VIOLLET-LE-DUC 1875, article : « moulins ».
- 21 RITTER 1974.
22L’existence des moulins fortifiés est connue des historiens du xixe siècle. Ce phénomène est géographiquement répandu. Pour la Guyenne, Léo Drouyn19 en mentionne plusieurs exemples ; Viollet-le-Duc20 nous signale le moulin dit « du Roi » sur l’Aude, à Carcassonne, les moulins de Normandie, de Touraine, « usines presque toutes fortifiées », le moulin dit de la « Reine Blanche », à Melun (Seine-et-Marne), le moulin de Bagas, sur le Drot, en Gironde. Plus près de nous, Raymond Ritter cite, dans son ouvrage21, le moulin de Barbaste, près de Nérac, dans le Lot-et-Garonne, véritable forteresse. Ils sont datés entre le xie et le xive siècle.
23Cette réalité devait être vérifiée en Languedoc, plus précisément sur deux fleuves : l’Hérault et l’Aude, dans le cadre de notre recherche. C’est ainsi que j’ai effectué une prospection de terrain, le long de ces deux cours, en 1985. Avec Jacques Bousquet, mon directeur de mémoire22, à partir des prises de vues que j’avais réalisées, nous avons retenu 13 moulins, fortifiés de toute évidence ou présentant des éléments de fortification conservés dans des bâtiments remaniés au fil du temps.
24Dès les xie et xiie siècles, les moulins se multiplient le long des cours d’eau, en relation avec le développement technique et la croissance économique du Languedoc. La production des céréales augmente avec l’extension des terroirs cultivés ; elle se répand dans les basses plaines. La vie se développe aux abords des fleuves avec l’apparition de nouveaux métiers générés par les activités variées des moulins.
25La mise en valeur du sol est portée à son maximum dans le siècle qui suit la Croisade contre les Albigeois (1209-1229). Au xiiie siècle, les moulins voient leur nombre augmenter de manière importante et deviennent un outil indispensable à la production, à la vie économique. Ils sont aussi et surtout une manne financière pour leurs propriétaires.
- 23 Édouard de Woodstock (1330-1376), fils d’Edouard III d’Angleterre. Il fait la reconquête de la Gasc (...)
26Entre la Croisade contre les Albigeois et la fin de la guerre de Cent ans (1337-1453) bien que cette dernière ne touche pas directement le Languedoc, la région est menacée par les incursions des compagnies de routiers enrôlées par le Prince Noir23. Ils sévissent dans les plaines de l’Aude et plus loin encore, vers Béziers. Le moulin nécessite une protection renforcée car il est souvent isolé et attire les troupes qui pillent et détruisent sur leur passage et recherchent des vivres.
27La fortification du moulin par le village, la seigneurie ou la communauté religieuse qui le possède est nécessaire à la fois pour protéger l’usine elle-même mais aussi les récoltes et la farine qui y sont entreposées. En effet, le moulin sert également de lieu de stockage, d’abri et de tour de guet. De plus, le plan d’eau formé par la pensière, en amont du moulin, offre des conditions propices aux traversées par bacs.
- 24 Traduction : Également un très beau moulin sur la rivière Aude avec une tour et des greniers ; Il r (...)
28Une mention24 du xive siècle, au sujet du moulin de Canet précise ces fonctions :
Item molendinum valde pulchrum in fluvio Atassis cum turri et graneriis ; valet circa centum viginti sestariabladi, de arraone et frumento.
Item navem suam propriam in fluvio Atassis, quaevalet communibus annis quadraginta florenos ; non teneteam, imo dimisit.
Item leudam carrassellorum in fluvio Atassis juxta molendinum ; pro quolibet carrassio, unum denarium Narbonensem.
29Les berges de l’Hérault et de l’Aude conservent les structures de ces édifices tout à fait originaux, nous semble-t-il, parmi l’ensemble des moulins français.
30Leur histoire n’est pas toujours connue mais leur architecture nous dévoile un savoir-faire technique exceptionnel que nous devrions mieux préserver.
31Douze moulins fortifiés, sur les treize étudiés dans le mémoire, se situent sur le cours de l’Hérault ; un seul a été sauvegardé sur le cours inférieur de l’Aude, le moulin des archevêques de Narbonne, situé à Canet. Les autres sont nettement moins bien conservés voire parfois totalement détruits (fig. 12 et 13).
Fig. 12
- 25 Pour le détail des moulins de Narbonne voir CAILLE 1998 et LARGUIER 2018.
Carte de situation non exhaustive des moulins médiévaux sur le cours de l’Aude, nos recherches étant essentiellement focalisées sur la basse vallée25.
© F. Lombardi-Peissel 1985-2022
Fig. 13
Carte de situation non exhaustive des principaux moulins médiévaux sur le cours de l’Hérault.
© F. Lombardi-Peissel 1985-2022
32Les moulins étudiés sur l’Hérault se situent sur les cours moyen et inférieur et sont plus nombreux dans la basse vallée. Dix d’entre eux jalonnent le cours inférieur, du Pont du Diable à l’embouchure, à partir de Belarga.
33On note des différences architecturales et techniques selon le terrain et la configuration du cours d’eau : cours inférieur ou supérieur. Cette variabilité est due à la morphologie du fleuve et des berges : un lit plus étroit en amont et un terrain escarpé imposent des bâtiments plus petits et l’usage de la roue horizontale, alors qu’un lit plus large en aval, dans les plaines alluviales, permet de construire des moulins plus grands ou composés d’une succession de bâtiments équipés de plusieurs roues verticales.
34Nous constatons des infrastructures particulièrement bien adaptées aux terrains qu’elles occupent. Leurs plans présentent des variations selon leur disposition, leurs dimensions et leurs formes. Celles des moulins dont il est question ici témoignent d’une très bonne connaissance de la morphologie et du débit des fleuves selon les saisons et d’une maîtrise en génie civil indéniable. Elles dessinent, dès la base du bâtiment, la silhouette des superstructures à la fois fonctionnelles et défensives.
35Ces bâtiments-usines doivent résister à la force des éléments naturels – aux mouvements puissants de l’eau, aux aléas météorologiques comme les épisodes méditerranéens qui font monter rapidement le niveau de l’eau générant des crues destructrices et au vent violent de la région ; ils doivent aussi faire face aux assauts des belligérants en temps de guerre, au pillage en temps de disette. Leur système défensif présente des murs aveugles sur une bonne hauteur, des meurtrières ou archères, des terrasses munies de créneaux encore visibles pour certains, des bretèches… On peut supposer, sans toutefois de preuve à l’appui, que les meuniers étaient équipés d’armes ou entourés de gardes prêts à défendre le lieu. Comment justifier sans cela de tels aménagements si ce n’est dans le but d’envoyer des projectiles, tout au moins de dissuader les intrus.
36Composés d’un, deux ou trois bâtiments, leur originalité architecturale se caractérise surtout par la présence d’un bec ou éperon, comme une proue de navire. Cette forme est dessinée dès la base de l’édifice ; elle est nécessaire du fait de leur situation au fil de l’eau. L’éperon brise la force du courant renforcé par la pensière et venant de front. Il l’oriente aussi vers les roues situées de part et d’autre du corps principal. Ces éperons offrent au moulin une allure de tour, ce qui est encore plus évident pour celui de Canet qui en possède un en amont mais aussi un autre à l’aval.
- 26 Comme s’en fait le témoin Alphonse Daudet dans ses Lettres de mon moulin et Le Secret de maître Cor (...)
37Leurs murs épais à la base – à l’appareillage solide composé de boutisses et de carreaux, parfois fourré entre deux carreaux – renforcent leur solidité. Ils ont pu ainsi, et grâce à un entretien constant, traverser les siècles jusqu’à ce que la plupart d’entre eux soient abandonnés depuis la seconde moitié du xixe siècle et le début des minoteries à vapeur26.
38Il y a une similitude entre les plans de la majorité de ces usines, à l’exception de celui de Canet. Cela nous permet de penser qu’ils ont été construits à partir d’un modèle qui a été retenu au fil des siècles dans la région. Ce plan a peut-être été transmis d’une génération de bâtisseurs à l’autre, ces derniers étant hélas restés anonymes.
39Les plans relevés nous montrent trois catégories de moulins expliquées d’une part par leur emplacement, comme précisé plus haut, et d’autre part par des raisons économiques (financières, de clientèle et de rendement).
40Il s’agit des moulins de Figuières sur la commune d’Argelliers, (fin du xiiie siècle, début du xive siècle) et de Plancameil (fin xiie siècle), sur la commune de Saint-Guilhem-le-Désert, tous deux situés sur le cours moyen de l’Hérault, dans la zone montagneuse. Leur surface est réduite du fait du manque de place et du sol accidenté où de rares replats ont permis l’implantation des fondations : 10 m de long et 6,50 m de large avec un éperon de plus de 5 m pour le moulin d’Argelliers. Ce dernier a une base solide, les fondations appareillées sont équipées de conduits qui traversent l’éperon et débouchent dans une galerie voûtée (voûte surbaissée) où étaient placées les roues horizontales mues directement par l’eau des conduits rejetée sur une plateforme aménagée à l’arrière du bâtiment.
41Les moulins de Plancameil (fig. 15) ont une originalité par rapport au moulin de Figuières (fig. 14) : ils sont composés d’une tour à angle saillant à laquelle, au sud, est adossé à un petit moulin en moellons équarris, rectangulaire dont un angle est arrondi. Il est plus avancé dans le lit du fleuve que la tour pour des raisons techniques d’amenée d’eau. Il devait certainement être immersif lors de crues exceptionnelles. Il a vraisemblablement été rajouté postérieurement. Au sud, légèrement en retrait, le troisième moulin est d’une surface plus importante.
Fig. 14
Plans des moulins de Figuières à Argelliers (Hérault) à gauche et de Plancameil à Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault) à droite. Extrait de l’étude de 1985.
© F. Lombardi-Peissel, 1985
Fig. 15
Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault), moulin de Plancameil, vue générale.
© S. Durand 2020
42Les trois moulins sont disposés adroitement presque en enfilade de façon à exploiter au mieux l’arrivée de d’eau pour actionner un maximum de roues. La tour joue un rôle de protection et de refuge en cas de crue. Le peu de place sur la berge et l’étroitesse du cours à ce niveau ont astucieusement influencé les dispositions.
- 27 Pas de plan détaillé pour celui-ci car d’accès difficile lors de la phase d’étude du mémoire.
43Il s’agit des moulins de Belarga, des Murles (Aumes), de la Grange de Prés27 (Pézenas), de Castelnau-de-Guers, de Saint-Thibéry, de Florensac et de Bessan (fig. 16).
Fig. 16
Plans au sol des moulins de Bélarga (Hérault) en haut à gauche, de Castelnau-de-Guers (Hérault), en haut au centre, des Murles à Aumes (Hérault), en haut à droite, de Saint-Thibéry (Hérault) en bas à gauche, de Florensac (Hérault), en bas au centre, et de la Grange des Prés à Pézenas (Hérault), en bas à droite. Extrait de l’étude de 1985.
© F. Lombardi-Peissel, 1985
44De surface à peu près équivalente, les bâtiments ont tous des formes avec éperon face au courant. Ils sont positionnés au fil de l’eau, sauf celui de Florensac (le 5e sur la frise) dont les trois bâtiments barlongs ont été placés le long de la berge et ne sont pas dirigés contre le courant. La pensière, en aval, crée une retenue d’eau qui alimente le moulin. L’eau passe entre les bâtiments, s’évacue dans le bassin naturel puis, elle est rejetée dans l’Hérault par un canal de fuite, en aval.
45Du moulin des Murles à Pézenas (3e sur la frise), il ne subsiste qu’un bâtiment sur les deux figurés sur le cadastre napoléonien.
46Entre les bâtiments, l’eau circule dans un coursier ou elle est partagée entre cinq coursiers (à Bessan) à angle aigu face au courant. Un ponton est généralement construit en dalles de pierre scellées par des crampons, permettant le passage d’un terre-plein à l’autre, en aval et devant la porte de chaque bâtiment.
47On remarque que la partie pointue des bâtiments (l’éperon) n’est pas systématiquement pleine, les murs intérieurs adoptant fréquemment une forme angulaire. Au moulin de Saint-Thibéry (4e plan de la frise), subsistent des bases pleines dans la partie basse des deux bâtiments fourrées de gros cailloux que l’on voit à l’endroit où le revêtement est éventré.
48Il s’agit, sur l’Hérault, des moulins de Roquemengarde à Saint-Pons-de-Mauchiens, des Laures à Paulhan, de Conas à Pézenas, et sur l’Aude, du moulin de Canet (fig. 17).
Fig. 17
Plans au sol des moulins de Roquemengarde à Saint-Pons-de-Mauchiens (Hérault), 1er à gauche, des Laures à Paulhan (Hérault), 2e à gauche, de Conas à Pézenas (Hérault), 2e à droite et de Canet (Aude), 1er à droite. Extrait de l’étude de 1985.
© F. Lombardi-Peissel, 1985
49Ces derniers types se situent également en plaine. Le bâtiment le plus imposant est situé dans le lit du fleuve. Il s’agit de celui qui est le plus exposé au courant. Les dimensions de ces plus grandes usines sont ainsi comprises entre 18 m et plus de 24 m de long. Leur emprise au sol varie entre 150 et 250 m2. Leur espace intérieur occupe également une grande surface. En dehors du moulin des Laures (Paulhan), ceux de Roquemengarde (Saint-Paul-de-Mauchiens) et de Conas (Pézenas) ont une infrastructure et une superstructure complètes car ils ont été rénovés par leurs propriétaires actuels.
50Le moulin de Canet a un plan et une architecture différents de ceux des moulins de l’Hérault et il reste à ce titre assez exceptionnel. Ses maîtres d’ouvrage commandèrent une tour-moulin à double éperon. L’un face au courant, l’autre en aval. Ce dernier permettait probablement à l’eau qui circulait entre la tour et l’autre bâtiment fortement détruit de s’évacuer sans trop éroder les berges. Leur rôle défensif est évident et ces deux éperons forment comme un bastion à chaque extrémité, continus jusqu’au sommet.
51On remarque que l’éperon amont, dans lequel un escalier en pierre a été aménagé, est plein ; l’autre extrémité forme une pointe, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et est percée à sa base de meurtrières ayant probablement un rôle d’évacuation des eaux de crues vers l’aval.
52Autant, le plan de la tour est régulier et bien lisible, autant celui du bâtiment rattaché à la berge s’interprète difficilement. Cette partie a été utilisée jusqu’au xxe siècle. C’est un quadrilatère irrégulier de 11,20 m par 13,72 m. Il ne reste que deux pans de murs, aux étages du bâtiment, datés du xixe siècle.
53Les parties basses sont mieux conservées et nous intéressent plus particulièrement ; l’appareil des chaînages et des murs se rapproche de ceux de la tour-moulin (usine nord) par leur facture et disposition ; les soubassements pourraient ainsi être contemporains de la tour.
54On note un premier coursier entre la tour et ce bâtiment et sous ce même bâtiment deux autres biefs, l’un au centre et le second plus près de la berge.
55Le vocabulaire des moulins est complexe et variable selon les régions. Il est également mouvant selon la morphologie du site d’implantation ou le type d’énergie motrice, un même mot pouvant alors décrire des pièces ou aménagements très différents. N’ayant malheureusement pas le loisir de développer un glossaire dans cette contribution, nous donnerons seulement les hypothèses de signification pour les termes rencontrés pour un petit nombre d’usines dont celle de Canet. Pour le reste, nous vous invitons à consulter les ouvrages ou sites suivants : ARMENGAUD, RIVALS 1992, pp. 105-139 et BÉZIAN 1994, pp. 263-346 pour les moulins à vent ; CAYLA 1964 ou ALLIBERT 1966 pour les termes occitans ; ORSATELLI 1979, pp. 185-189 ; RIVALS 2000, vol. 2, pp. 212-233 ; ROUILLARD 1996 ou CAUCANAS 1995 pour des termes médiévaux au cœur du propos, les glossaires des sites histoirepassion et moulinsdefrance.
- 28 Il s’agissait d’un bien faisant partie du domaine de l’archevêque et non pas du chapitre cathédral (...)
56Le moulin de Canet a toujours été possédé par l’archevêque de Narbonne, tout au moins depuis le Moyen Âge dans le cas où le bâtiment médiéval aurait succédé à un édifice antérieur28. Il a été vendu à des particuliers comme bien national à la Révolution. Une grande majorité des archives de l’archevêché et du chapitre cathédral a malheureusement été détruite à la même époque, nous privant de fait d’un très grand nombre de documents anciens relatifs au moulin…
- 29 Par Antoine Rocque, Archives Municipales de Narbonne, MS314, vers 1640.
- 30 Par Claude Ducarouge, AM Narbonne, MS 319, vers 1680.
57Deux inventaires réalisés dans le courant du XVIIe siècle permettent toutefois de se faire un ordre d’idées de l’ampleur de ce fonds et des principaux actes relatifs à l’usine : l’inventaire Rocque29 dédié aux titres de l’archevêché et l’inventaire Ducarouge30 pour ceux du chapitre Saint-Just. Ils forment les principales sources pour l’histoire médiévale et moderne du moulin. Pour le reste, celle-ci a pu être écrite grâce à des découvertes plus ou moins conséquentes dans des fonds très variés et assez hétérogènes.
- 31 Conservée dans le fonds de la commanderie hospitalière de Narbonne (A.D.H.-G., H MALTE NARBONNE 6).
58Nous avons ainsi eu la chance de découvrir une transcription moderne intégrale de l’acte le plus ancien (1236)31, dont on connaissait seulement un résumé assez erroné dans l’inventaire Rocque. De la même façon, les documents médiévaux les plus riches en informations sur le fonctionnement et la gestion du moulin – deux comptabilités de la baylie de Canet de 1334 et 1346-1347 – étaient conservés aux Archives « Secrètes » du Vatican !
- 32 FAVATIER 1902, p. 192.
59Pour le reste, les actes d’arrentement et ceux relatifs à l’entretien des biens de l’archevêque étaient quasi systématiquement consignés dans des registres séparés des minutiers courants des notaires. Très peu ont subsisté en intégralité, seuls quelques-uns ont été mis au jour par des recherches d’érudits du XIXe siècle, au sein de brouillons de minutes de notaires32.
- 33 Les archives des moulins de Narbonne et de celui de Ferrioles à Moussan (Aude), possédés par le cha (...)
60Au final, le corpus documentaire peut sembler bien mince en comparaison de celui disponible pour d’autres moulins du secteur33, mais il parvient à donner un aperçu assez fiable du fonctionnement et de la place à l’échelon micro-régional du moulin de Canet.
- 34 15 moulins à eau en activité, 3 détruits, 20 moulins à vent et un moulin drapier détruit, le tout d (...)
- 35 LAURENT 1886, p. 15.
- 36 Ibid., p. 18.
- 37 Ibid., p. 38.
- 38 Ibid., p. 43.
- 39 Ibid., p. 22.
- 40 Ibid., p. 38.
- 41 Ibid., p. 68-69.
- 42 Ibid., p. 83.
- 43 Ibid., p. 117.
- 44 Moulin de la Vade à Pieusse banal pour les communautés d’Alaigne, Malemate, Routier et Pinollis ; m (...)
- 45 Archives secrètes vaticanes, I.E. 106A, f°29v°-30r°.
- 46 Archives secrètes vaticanes, Coll. 146, f°21v°.
- 47 Archives secrètes vaticanes, Coll. 148, f°152r°.
- 48 Ibid., f°153r°.
- 49 LAURENT 1886, p. 5 et 10.
- 50 Archives Municipales de Narbonne, MS 350.
- 51 AM Narbonne, MS 350, f°148r°.
- 52 AM Narbonne, MS 350, f°161v°.
- 53 SABARTHES 1895.
61Le Livre Vert de Pierre de la Jugie (vers 1360-1365) constitue l’un des inventaires les plus exhaustifs du domaine de l’archevêque. En ce milieu de XIVe siècle, on peut y observer une trame particulièrement dense de moulins, essentiellement bladiers (JALABERT 2009, I.4.a). L’archevêque en possédait dans quasiment toutes les localités dont il était le seigneur34. Cet état des lieux de la seigneurie archiépiscopale montre que les spécificités de chaque lieu étaient mises à profit pour moudre un maximum de farine, tout au moins proportionnellement à la production céréalière et à la demande en farine locale. Ainsi, en bord de mer, où les cours d’eau sont rares ou bien à très faible pente, un réseau très dense de moulins à vent semble avoir été mis en place : 8 moulins à vent à Gruissan35, comme à Salles d’Aude36, 4 moulins à vent à Sigean37, plusieurs moulins probablement à vent à Peyriac-de-Mer38 et un moulin vraisemblablement à vent car situé à côté du château à Montels39. Dans ces territoires littoraux seul un moulin à eau, détruit, est ainsi signalé, à Salles40. La politique d’offre en meunerie était visiblement la même dans les zones traversées seulement par de petits cours d’eau, avec des implantations de petits moulins à eau sur plusieurs sites différents, préférés à de grandes usines possédant de nombreuses roues. Dans les Corbières centrales, l’archevêque percevait ainsi des droits sur pas moins de 20 moulins, dont 4 à Laroque de Fa, qui ne lui fournissaient pourtant que 8 setiers de céréales de rente annuelle41. Dans les secteurs riverains de l’Aude (baylies de Canet, Alaigne et Quillan), l’archevêque semble en revanche avoir focalisé ses moyens sur la construction et l’entretien de grandes installations meunières possédant de nombreuses roues et centralisant la mouture des céréales de plusieurs villages environnants. Il existait ainsi quatre à cinq « usines » de ce genre, à Saint-Martin Lys (8 roues, probablement horizontales)42, à Quillan (6 roues, probablement horizontales), deux à Pieusse (quatre et huit roues)43 et à Canet (3 à 4 roues verticales). Ceux de Pieusse et de Canet semblent avoir été les plus importants, car ils étaient tous les trois banaux44. Tous généraient cependant de confortables revenus pour l’archevêque. Le Livre Vert précise seulement ceux-ci pour le moulin de Canet (120 setiers de froment et araon de rente annuelle), mais les comptabilités de baylies (voir infra) permettent de se faire une idée des recettes de trois autres. Ainsi, en 1337-1388, 385 setiers de céréales sont transportés depuis Routier et Alaigne pour être moulus au moulin de Pieusse45, ce qui sous-entend un bénéfice sur le droit de mouture d’environ 19 à 24 setiers annuels pour ces deux seules communautés. En 1339, 580 setiers environ sont portés depuis ces mêmes lieux au même moulin46, soit un droit de mouture d’environ 29 à 36 setiers. En 1346, le moulin de Quillan a été arrenté pour la somme de 111 setiers de froment47 et celui de Saint-Martin Lys a rapporté 40 setiers48. Toutes ces installations avaient donc une productivité assez équivalente, considérable pour la période. Il ne subsiste malheureusement aucun vestige des moulins de Quillan ou de Pieusse à notre connaissance, ce qui nous prive d’une comparaison architecturale entre le moulin de Canet et ces édifices qui étaient vraisemblablement ses égaux. Il est, malgré tout, peu probable que les moulins de Quillan et Saint-Martin-Lys aient possédé le même plan à éperon(s) que celui de Canet, car le régime hydrologique du fleuve est sensiblement différent en haute et en basse vallée de l’Aude. Ces deux usines étaient donc certainement des édifices plus vastes, afin d’abriter leurs nombreuses roues horizontales, probablement situées sur la rive du fleuve, beaucoup plus étroit dans son tronçon amont. En revanche, il n’est pas exclu que les moulins de Pieusse aient été des moulins à éperon (fortifiés ?), dans la mesure où de tels édifices existent à Limoux, quelques kilomètres en amont. Dans ce cas, les huit roues du moulin de la Vade auraient été réparties sur au moins deux édifices à éperon sis dans le lit du fleuve. En définitive, le moulin de Canet a visiblement été l’un des plus productifs et rentables du domaine de l’archevêque, au même titre que les trois à quatre autres plus importants sur le cours de l’Aude. On n’a pourtant pas l’impression qu’il se détachait de ces autres installations en termes de puissance développée et de rendements. Son caractère exceptionnel résidait alors plus probablement dans ses spécificités architecturales, notamment sa fortification, expliquant pourquoi il était le seul qualifié de « beau » dans le Livre Vert. Deux derniers points sont à souligner : soit les archevêques n’ont jamais eu de véritables velléités de contrôle sur les moulins de Narbonne ville, soit ils ont très tôt abandonné ces prétentions au profit du chapitre cathédral. Le Livre Vert ne mentionne ainsi que deux moulins ruinés possédés par l’archevêché à Narbonne vers 136049. Le chapitre Saint-Just a, en revanche eu la mainmise sur les usines urbaines et péri-urbaines les plus importantes durant toute la fin du Moyen Âge et la période moderne. Par ailleurs la grande majorité des moulins de l’archevêque ont été soit abandonnés soit donnés en location durant la période moderne. De tout ce réseau visiblement florissant durant le plein Moyen Âge, il ne reste ainsi que quelques lambeaux à la fin du XVIIe siècle, dans le dénombrement des biens de l’archevêché de 169050 : le moulin de Saint-Martin Lys ne fait plus partie du temporel de l’archevêque (vendu ou ruiné ?) ; il ne reste plus qu’un des deux moulins de Pieusse, lequel n’a plus que trois jeux de meules et une roue dédiée à un foulon51, et le moulin de Quillan n’y possède plus que trois jeux de meules52. Le bilan est encore plus négatif un siècle plus tard dans le « dernier Livre Vert »53 de 1790. Les grands moulins de Pieusse ont disparu entre temps, tout comme une majorité des petites usines des Corbières, ou encore les nombreux moulins à vent de Gruissan ou Salles. Celui de Canet fait office de « survivant » de cette ancienne époque, peut-être du fait de sa proximité avec Narbonne, ou bien justement car il a résisté aux aléas climatiques grâce à son architecture unique ? Quoi qu’il en soit, ces moulins ont dû se révéler plus coûteux à l’entretien que rentables au fil des siècles et l’archevêque aura préféré laisser à l’abandon ou aliéner une majorité de ce patrimoine…
- 54 L’un étant consigné dans la rubrique de Canet (AM Narbonne , MS 314, VI, f°205v.-207v.), l’autre da (...)
62L’acte le plus ancien mentionnant le moulin de Canet date de 1236. Il s’agit des délibérations d’un procès opposant l’archevêque de Narbonne à plusieurs commandeurs de maisons hospitalières régionales, pour la possession d’un assez grand nombre de biens ou de droits. L’original ayant disparu, seuls deux résumés contenus dans l’inventaire Rocque54 étaient connus jusqu’à présent. Tous les deux mentionnaient un terme assez énigmatique : le « campmol » du moulin. Ce mot évoquait un mot composé, peut-être une terre submersible à proximité de la chaussée du moulin, sans que l’on sache pourquoi la possession de cette dernière était aussi âprement disputée.
63La mise au jour d’une copie moderne en latin de l’intégralité de l’acte55 (fig. 18) a permis de lever le voile sur cette question. Le cœur du contentieux est, en effet, le caput modulus du moulin dans l’acte d’origine. Cet élément correspond à la partie de la chaussée du moulin ancrée sur la rive opposée au moulin, sur des terres fréquemment possédées par d’autres propriétaires.
Fig. 18
Présentation d’un folio de la copie de 1636 de la sentence arbitrale de 1236 au sujet d’un litige entre l’archevêque et les commanderies du diocèse de Narbonne.
© S. Durand, Géoptère archéologie
- 56 Voir les définitions caput molis, caput modulus et caput molendini dans Du Cange 1883-1887, t. 2 p. (...)
- 57 DURAND 1998, Chapitre IV. De l’incultum à l’agrosystème : La construction des terroirs.
64Dans certains textes, il semblerait que le caput modulus désigne par extension l’ensemble de la chaussée56. À Canet, ce dernier était vraisemblablement implanté sur une terre possédée par la maison des hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem de Saint-Nazaire et l’archevêque avait dû payer une redevance pour être autorisé à ancrer la chaussée à cet endroit. Selon A. Durand, ce droit « d’arrimage » à la rive opposée – appelé ripaticum – était fréquent si ce n’est systématique57. Les moulins étaient même vendus ou acensés avec leur ripaticio, c’est-à-dire la portion de rive opposée.
- 58 GÉRARD, MAGNOU 1965.
- 59 Ibid., p. 57 en 1154, acte A 48 ; p. 132 en 1144, acte A 144.
- 60 Ibid., p. 52 en 1142, acte A 42.
65Le cartulaire des templiers de Douzens58 cite plusieurs exemples similaires utilisant le terme caput aquis ou cabedag avec le même sens. Au moment de la construction de certains de leurs moulins, les Templiers ont ainsi été fréquemment amenés à payer le droit d’ancrer leur chaussée au seigneur terrestre de la rive opposée59, droit qui leur a parfois été cédé gratuitement60.
66Le procès au sujet du caput modulus du moulin de Canet a donc probablement fait suite à des ambitions financières trop importantes de la commanderie de Saint-Nazaire, qui a dû réclamer à plusieurs reprises un dédommagement à l’archevêque pour accepter définitivement la construction de la chaussée. Ce dernier aurait alors demandé aux juges de confirmer définitivement ses droits sur cette paissière, dont la « double propriété » expliquerait les termes ambigus de la délibération :
- 61 AD Haute-Garonne, H Malte Narbonne 6, n° 3. Copie de 1636 de la sentence arbitrale de 1236 au sujet (...)
Quant à l’extrémité de la chaussée de Canet qui faisait l’objet de la controverse, ledit moulin [sa chaussée] a de tout temps été rattaché à la terre de l’hôpital de Jérusalem, tout en appartenant de tout temps au susdit archevêque. Le bâti de la chaussée du moulin de Canet, dont le terrain ou lieu était l’objet de la controverse entre le seigneur archevêque et la maison de l’hôpital de Saint-Nazaire demeurera et appartiendra à perpétuité au seigneur archevêque de Narbonne61.
67En résumé, la maison hospitalière de Saint-Nazaire a tout naturellement conservé la propriété de la rive sur laquelle la chaussée était ancrée et l’archevêque la pleine propriété et jouissance de la chaussée et de l’eau qu’elle recueillait pour alimenter son moulin.
68Cet acte fournit un jalon chronologique intéressant à propos de la construction du moulin médiéval : généralement, les revendications des propriétaires des terrains de la rive opposée interviennent au moment de la construction d’un moulin ou peu après, et durent au maximum quelques années après sa mise en fonctionnement. La date de 1236 constitue donc probablement un terminus ante quem pour la construction effective de l’usine nord, tout au moins de sa base.
Fig. 19
Présentation d’un folio du registre de compte de la baylie de Canet de 1334.
© S. Durand, Géoptère archéologie
Fig. 20
Présentation d’un folio du registre de compte de la baylie de Canet de 1346-1347.
© S. Durand, Géoptère archéologie
- 62 Subdivision administrative du temporel de l’archevêque regroupant plusieurs communautés gérées par (...)
69Plusieurs registres de comptabilités des diverses baylies62 de l’archevêché de la première moitié du XIVe siècle sont parvenus jusqu’à nous grâce à leur dépôt aux archives du Vatican (fig. 19 et 20).
- 63 Il est, en fait, décédé le 1er janvier 1347.
- 64 JALABERT 2009, p. 165.
70Il est difficile d’établir les causes du versement de ces registres couvrant généralement une année civile dans un tel lieu. On pourrait y voir là une précaution de la part de deux des archevêques proches des papes d’Avignon : Gaubert de Val (archevêque de 1341 à 1346 et camérier des papes d’Avignon de 1319 à 134663) et son successeur Pierre de la Jugie (neveu du pape Clément VI, archevêque de Narbonne de 1347 à 1375), désireux de faire conserver des copies de leurs comptabilités par la papauté. Un des bayles concernés (Guillaume Boursier, bayle d’Alaigne en 1337 puis trésorier de la maison archiépiscopale en 1339) a également été soupçonné de malversations au début des années 134064, suggérant que les comptes les plus anciens ont peut-être été conservés pour faire la lumière sur cette affaire, les plus récents afin d’éviter que de telles pratiques ne se reproduisent…
- 65 M.-L. Jalabert a également étudié plus en détail la forme de ces registres dans un article de 2011 (...)
- 66 De Noël 1334 à Noël 1335, Archives secrètes vaticanes Reg. Av. 122, f°489-551, que nous nommerons « (...)
- 67 De mars 1346 à janvier 1347, Arc. Sec. Vat., I.E. 244, f°102-251, que nous nommerons « Reg. Narb. 1 (...)
71Quoi qu’il en soit, ces comptabilités représentent un éclairage inestimable sur la vie des domaines de l’archevêque, ses revenus et dépenses et les travaux engagés sur son temporel. La majorité d’entre elles a été étudiée par Marie-Laure Jalabert dans le cadre d’une thèse mettant en lumière les possessions de l’archevêque au XIVe siècle et la façon dont elles étaient mises en valeur par l’administration archiépiscopale65. Nous avons pour notre part pu consulter les deux registres conservés pour la baylie de Canet66 ainsi qu’un des deux de la baylie de Narbonne67. Nous avons également parcouru quatre registres des baylies d’Alaigne, Montels et Quillan, mais ceux-ci ne mentionnent jamais le moulin de Canet.
72Au total, on recense environ 59 items se rapportant directement au moulin de Canet dans le compte de 1334-1335, 29 dans le compte de 1346-1347 un seul dans le compte de Narbonne de 1346-1347 (voir tableau récapitulatif, fig. 21).
Fig. 21
Tableau récapitulatif des items concernant le moulin dans les comptabilités de Canet de 1334 et 1346-1347 et de Narbonne de 1346-1347.
© S. Durand, Géoptère archéologie 2022
73Malgré leurs 12 ans d’intervalle, les deux comptes de la baylie de Canet adoptent une présentation assez similaire dans laquelle les items relatifs au moulin ou aux grains moulus sont répartis en trois thèmes principaux :
-
le transfert de grains ou de farine depuis le moulin vers Narbonne et l’utilisation de ces denrées dans la cuisson de pains pour les aumônes de l’archevêque à Narbonne ;
-
les réparations sur le bâti et les équipements du moulin ;
-
les recettes (arrentement, gestion directe) et les dépenses diverses (déblaiement, marteaux achetés pour casser la glace, pont construit sur le chemin du moulin…).
- 68 Probablement de la Noël 1333 à la Saint-Jean 1334 (Reg. Can. 1334, f°542 r.), et en 1346, (Reg. Can (...)
- 69 Location de la Saint-Jean 1334 à la Saint-Jean 1335 à Raymond Medici de Ginestas (Reg. Can. 1334, f (...)
- 70 On parle de conduite directe ou selon la directe quand le seigneur faisait exploiter un fief ou un (...)
- 71 L’araon ou araou est un genre de méteil, mélange de froment et d’orge. Il avait vraisemblablement u (...)
74Il semblerait que l’archevêque opte alternativement pour une gestion directe du moulin par des employés68, ou pour sa location pour la durée d’un an par arrentement69. En se fiant à ces deux seules années, l’arrentement paraît plus rentable (recette de 352 setiers d’araon du 23/06/1334 au 22/06/1335) que la conduite directe70 (49 setiers d’araon71 pour les 6 premiers mois de l’année 1334, 205 setiers d’araon et 10 setiers de froment pour l’année 1346), auxquels il faut rajouter les dépenses de réparation des équipements et du bâti, à la charge de l’archevêque.
- 72 AM Narbonne. MS319 Inventaire Ducarouge T1 f.169v. et NARBONNE 1901, p. 541.
- 73 AM Narbonne. MS319 Inventaire Ducarouge T1 f.84v. et NARBONNE 1901, p. 542.
- 74 Si on se base sur un setier de Canet valant environ 1,02 setiers de Narbonne d’après le compte de N (...)
75On peut également se demander quelle était l’ampleur des prélèvements effectués sur les revenus du moulin, avant et après la perception de ceux-ci. Les inventaires Rocque et Ducarouge contiennent en effet deux mentions – en 1343 et en 1425 – d’une pension de 10872 puis 100 setiers73 versée chaque année au chapitre Saint-Paul de Narbonne et prélevée sur les revenus du moulin de Canet – moitié en froment, moitié en orge – plus une somme de 23 livres 16 sous 9 deniers. Ces derniers auraient donc atteint au moins 300 à 450 setiers par an durant la première moitié du XIVe siècle, la quantité de grain ou de farine prélevée étant de l’ordre de 220 à 330 hectolitres annuels74 sur un rendement estimé de 3 500 à 6 500 hectolitres, puisque le droit de mouture varie généralement entre 1/16e et 1/20e de l’ensemble. En 1425, la rente est dite « amortie ».
- 75 La quantité théorique de mouture du moulin en 1919 était en effet de 3 000 quintaux par mois en 191 (...)
76Le rendement obtenu semble donc optimal avec des équipements de mouture médiévaux. À titre de comparaison, la capacité théorique de mouture du moulin à la toute fin de son activité en 1919 n’était alors que de 7 à 10 fois plus importante75.
- 76 Ainsi, à titre de comparaison, le moulin bas de Caunes (Aude) sur la rivière de l’Argent-Double, ét (...)
- 77 B.N.F. Latin 11014. F°138.
77À l’époque médiévale il s’agit donc d’une infrastructure particulièrement active, sans doute parmi les plus grandes installations meunières rurales languedociennes76, même si les moulins de Narbonne ou du Gua, propriétés du chapitre Saint-Just, étaient encore plus rentables. Pour exemple, le moulin bas de Caunes (Aude) sur la rivière de l’Argent-Double était affermé pour seulement 16 setiers en 126977.
78Par la suite nous disposons de davantage de données pour établir une comparaison à l’échelon micro-régional pour le début de la période moderne :
-
- 78 AD Aude, G31.
- 79 AM Narbonne, MS314, inventaire Rocque, VII, f°804 r. et 807 r.
Le moulin de Canet est affermé pour 300 setiers de froment par an entre 1528 et 154278, puis pour 490 livres et 610 livres entre 1551 et 155579.
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Le moulin du Gua (Narbonne) est loué pour 950 à 1 100 setiers par an de 1536 à 154780.
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- 81 AD Aude, G31, G32, G33.
Le moulin de Ferrioles (Moussan) génère de 270 à 618 setiers par an entre 1535 et 155081.
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Le moulin de la ville (Narbonne) était affermé moyennant une rente annuelle de 1 200 à 1 355 setiers entre 1542 et 155282.
79En revanche, bien qu’implantées sur des rivières au débit régulier comme l’Aude ou la Cesse, les usines situées dans des territoires ruraux étaient visiblement moins rentables :
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- 83 AD Aude, 3E15471 ; 3E15472.
Le moulin de Malyver à Olonzac (Hérault) sur l’Aude est affermé entre 180 et 192 setiers en 1631 et 163783.
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Le moulin d’Homps (Aude) sur l’Aude est loué pour 123 setiers en 163684.
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Le moulin d’Empare à Sallèles d’Aude (Aude), sur la Cesse, est affermé entre 72 et 225 setiers entre 1585 et 161185.
- 86 Dans le cas d’un prix de vente à 14 sous le setier d’araon comme on retrouve ailleurs dans le compt (...)
80Il est en revanche difficile de préciser combien de meuniers et d’ouvriers travaillaient au moulin durant le Moyen Âge, les comptabilités livrant relativement peu d’informations à ce sujet. Seul le compte de Canet de 1346-1347 nous indique qu’au moins 6 meuniers s’y activaient. En effet, le salaire de 6 meuniers est payé avec d’autres dépenses pour la période allant de la Saint-Jean à la Toussaint. Pour la période courant du 10 janvier au 20 mai 1346, on relève également un salaire de 31 setiers d’araon pour 3 d’entre eux et un règlement supplémentaire de 12 setiers d’araon pour 3 autres meuniers. On peut supposer qu’une hiérarchie entre ces derniers, maîtres meuniers et garçons meuniers, est implicitement marquée par cette différence d’émoluments. Notons également que le salaire est versé en nature, probablement sur le grain moulu sur place, comme c’est très fréquemment le cas dans les moulins régionaux au Moyen Âge et à la période moderne. Ce salaire devait donc se situer aux alentours de 14 sous par mois pour les moins bien payés et de 1 livre 17 sous par mois pour les maîtres meuniers86.
- 87 Le forgeron de Canet intervient régulièrement pour fabriquer des pièces destinées à la machinerie d (...)
81Les comptabilités sont plus disertes au sujet de l’équipement et de la machinerie du moulin. Les dépenses engagées pour le changement ou la réparation des agrès constituent en effet l’essentiel des items et de la valeur totale des dépenses. Le moulin était visiblement équipé d’un matériel onéreux, faisant appel à des savoir-faire et des professions variés (charpentiers, maçons, forgerons87, terrassiers, …). Le moulin était, en effet, quasiment la seule « machine » du Moyen Âge. Les divers items nous dépeignent également une usine probablement très fréquentée et tournant à plein régime ; même les plus grosses pièces y étaient changées très fréquemment.
- 88 Un léger doute pourrait subsister sur le terme latin rodeto employé ici. Celui-ci pourrait évoquer (...)
- 89 Difficile de savoir si cette meulière se situait à proximité même de l’abbaye de Fontfroide ou bien (...)
- 90 Reg. Can. 1334, f°525r. « Item pro 24 aleps et 6 corbis emptis pro quadam rota molendini faciendas (...)
82Il semblerait que le moulin de Canet ait été doté au XIVe siècle d’au minimum deux ou trois roues verticales, alimentées par le bas. On retrouve ainsi l’achat d’une roue (f°525r.), de deux rouets88 (f°524v. et 525r.), de deux arbres moteurs de 2.87 cannes de longueur (5.65m) et 2 pans de largeur (0.50m) (f°536v.) ainsi que de 6 meules provenant de la meulière de Fontfroide89 (f°524v. et 525r.) en 1334-1335 (Reg. Can. 1334). Il est même précisé qu’une des roues possédait 24 aubes (aleps) et sa jante était formée par 6 pièces courbes (ou corbas)90.
83En 1346-1347 (Reg. Can. 1346), seule une roue est changée (f°91v.), trois rouets (f°91v.), ainsi qu’un « fer » de moulin (f°91v.), pouvant correspondre à la pièce faisant le lien entre l’axe de la lanterne et l’anille entrainant la meule.
84On peut ainsi émettre l’hypothèse qu’il y avait trois roues, mais que deux d’entre elles étaient plus puissantes que la troisième. Des pièces similaires sont ainsi achetées séparément : d’abord pour deux roues puis pour une autre (4 meules puis 3 meules, 2 rouets puis un rouet, …), les deux premières paires de meules achetées en 1334 coutant chacune 4 livres 15 sous alors que la dernière valait seulement 3 livres 15 sous. Il n’est toutefois pas impossible que le moulin ait été doté de seulement deux roues et que les autres pièces achetées aient été commandées en prévision d’une avarie à venir.
85Les plus petits éléments du mécanisme ou du bâti sont moins détaillés dans les comptabilités :
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- 91 Reg. Can. 1334, f°525 r. « Item pro postibus emptis apud Pipionbus pro facienda una tresmuga in mol (...)
fabrication d’une trémie neuve91 ;
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- 92 Ibid. « Pro quadam aspa cum 12 clavis positis in quodam rodeto ponde[rante] 12 libras, pro libra 5 (...)
en 1334-1335, achat d’une aspa92 ;
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- 93 Reg. Can. 1346, f°91v. « Item, pro uno torno empto ad oneradum et exonerandum blada in dicto molend (...)
en 1346-1347, achat d’un grand treuil pour monter et descendre les sacs de blé, doté d’une corde pesant 65 livres (26 kg)93 ;
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- 94 Penctinibus. Généralement ces « peignes » correspondent aux alluchons du rouet, souvent nommés penc (...)
- 95 « Sola : sablière, éléments d’une charpente, assises d’un toit ou d’un plancher sur lesquelles doiv (...)
- 96 Reg. Can. 1346, f°91 r. « Item, pro una sola unius molendini empta cum portu ». « De même, pour l’a (...)
achat de « peignes »94 et d’une « sole »95 de moulin96.
86L’ensemble des éléments des mécanismes et les outils employés pour les mettre en œuvre étaient relativement onéreux. En 1334, les meules et leur transport, rouets et leur transport et les éléments de la nouvelle roue coûtent à eux seuls 18 livres 1 sou et 8 deniers sur les 21 livres 16 sous 9 deniers de dépenses propres au moulin. De la même façon les seuls 3 rouets et le transport, la roue et le transport et le treuil et sa corde ont coûté 12 livres et 8 sous des 26 livres 7 sous et 6 deniers de dépenses pour le moulin et son accessibilité.
87Au final, le prix du transport des gros éléments et le salaire des ouvriers même qualifiés était assez faible par rapport au coût des pièces elles-mêmes. Ainsi le transport d’un rouet a coûté 2 sous 6 deniers contre 2 livres 8 sous pour son achat, soit presque 20 fois plus cher.
- 97 Reg. Can. 1346, f°91 r. « Item, pro quodam stagio facto in dicto molendino in quo jacerent monderii (...)
- 98 Ibid. « Item, pro jornalibus magistrorum et manobrarum. 16 s. 4 d. ». (« De même pour les journées (...)
88Les matériaux pour la construction d’un échafaud dans le moulin servant à entreposer la farine lors des inondations et aux meuniers pour se reposer ont coûté 2 livres 3 sous 10 deniers97, alors que le salaire des « maîtres et manœuvres » qui l’ont construit, seulement 16 sous et 4 deniers98…
- 99 L’estimation des agrès avant le début d’un bail à ferme de moulin était une pratique quasi systémat (...)
- 100 Ainsi, deux siècles plus tard, les agrès du moulin de Ferrioles étaient estimés à 145 livres en 153 (...)
89Le compte de 1334 recèle également un renseignement très précieux : il indique le prix auquel ont été estimés les agrès (ou « attras » du moulin)99. Ainsi six personnes et un clerc ayant consigné le tout ont estimé fin juin 1334 la valeur des installations du moulin à 103 livres et 1 sou (f°508r. et 529r.). C’est un montant assez considérable – environ la valeur des dépenses pour le moulin durant quatre ans – mais finalement assez faible comparé aux recettes générées par le moulin, oscillant probablement entre 200 et 400 livres par an. Il semblerait que cela soit tout à fait comparable avec la valeur des estimations des moulins ruraux les plus importants de l’époque, même si on ne dispose de quasiment aucun acte d’estimation aussi ancien100.
90Comme vu précédemment, le moulin permettait de générer d’importants profits via le droit de mouture variant entre 1/20e et 1/16e de la quantité de céréales portées à moudre. À cela devaient s’ajouter les céréales prélevées par le bayle de Canet pour l’archevêque en vertu des différentes taxes, tout particulièrement la tasque et les censives car l’archevêque était le seigneur foncier de l’ensemble des territoires de Canet, Cruscades, Fontarèche, Ventenac d’Aude et Villedaigne. En tant que seigneur ecclésiastique il percevait également la dîme sur ces zones. Il semblerait que la quasi-totalité des céréales perçues sur les revenus du moulin ait été rapidement transférée puis stockée à Narbonne, à l’exception des volumes servant à régler en nature les salaires de travailleurs œuvrant dans la baylie de Canet. En effet, en 1346, les revenus déclarés du moulin sont au total de 205 setiers d’araon et 10 setiers de froment et le bayle de Narbonne affirme avoir reçu en plusieurs fois 211 setiers d’araon et 26 setiers d’orge (mesure de Canet), soit la même valeur à quelques setiers près.
- 101 Raymond Sabatier en 1334-1335 puis Bernard Deschamps en 1346-1347.
91En revanche, les comptabilités ont mis en lumière un fait totalement insoupçonné jusqu’alors : la majorité de ces céréales ou de cette farine servait à confectionner les pains donnés lors d’aumônes par l’archevêque aux pauvres de Narbonne. Les comptes révèlent ainsi que les boulangers successifs de l’archevêque101, appelés « fourniers », faisaient de fréquents allers-retours depuis Narbonne jusqu’à Canet pour aller chercher du grain ou de la farine au moulin, ou bien pour faire la mouture au moulin et rapporter ensuite la farine à Narbonne.
- 102 Reg. Can. 1334. Le 21 août, pendant 15 jours (f°510r.), le 15 septembre durant 3 jours (f°510r.) et (...)
92Ainsi en 1333-1334, Raymond Sabatier est venu quatre fois au moulin : il y a séjourné en décembre 1333, puis à nouveau à trois reprises durant l’été 1333, pour un total de 25 jours.102. Il y a ainsi mesuré et emporté vers Narbonne au moins 297 setiers de céréales (f°518v.) durant ce laps de temps, parfois accompagné dans son travail par un aide.
93Durant cette période, la majorité des céréales destinées aux pains de l’aumône était visiblement mesurée et transportée à Narbonne très peu de temps après les moissons. Les mois d’août et septembre correspondant à l’étiage du fleuve, on peut se demander si le moulin n’était pas utilisé seulement pour entreposer du grain durant ces périodes ; servant ainsi à prélever les dîmes et les tasques, ne réalisant pas la mouture d’un tel volume de céréales avant son emport vers Narbonne.
- 103 Reg. Can. 1346. Le 24 avril et durant 4 jours avec 2 personnes (f°80v.), le 3 mai seul avec un anim (...)
94En 1346-1347, les quatre venues du fournier Bernard Deschamps ont été un peu plus espacées. Elles se sont échelonnées entre le 24 avril et le 20 septembre103. Il a fait la navette seul ou accompagné de deux à quatre personnes, et vaqué à ses travaux durant un total de 45 jours/homme. Le transport des céréales ou de la farine chargées au moulin était visiblement assez rapide, car les comptabilités de Narbonne de 1346-1347 enregistrent les rentrées de céréales envoyées depuis Canet le jour même (le 03 mai 1346) ou le lendemain (le 21 septembre 1346) de leur envoi. Cela paraît logique car le moulin de Canet n’est éloigné que de 16 kilomètres du centre de Narbonne, soit guère plus de trois heures de marche.
- 104 Reg. Narb. 1346. 30 hommes et leurs ânes ont transporté 75.5 setiers d’araon le 25 avril 1346 (f°14 (...)
- 105 5 livres le 13 avril 1334 (Reg. Can. 1334, f°538 r.), 7 livres 10 sous la dernière semaine d’août 1 (...)
- 106 2 livres et 10 sous donnés directement à Bernard Deschamps pour le transport de 100 setiers d’araon (...)
95D’importantes caravanes de muletiers devaient en revanche être nécessaires pour assurer le transport d’un tel volume de marchandises et l’on regrette de ne pas avoir pu assister à des scènes aussi pittoresques. Le compte de Narbonne de 1346-1347 indique en effet qu’entre 15 et 30 habitants de Canet et leurs ânes se sont occupés de ce charroi104 à cinq reprises durant l’année 1346. Cela représentait un coût en main d’œuvre assez considérable : en 1334, le bayle de Canet verse en 5 fois la somme conséquente de 19 livres 10 sous à Raymond Sabatier à la fois pour son salaire et pour le transport des blés de Canet à Narbonne105. En 1346, les transports de grain et de farine depuis Canet vers Narbonne coûtent 4 livres et 4 sous106. Cette dépense est désormais assumée par la baylie de Narbonne et non par celle de Canet.
- 107 Reg. Can. 1334, f°549 r.
- 108 Reg. Can. 1346, f°66 v.
- 109 Ibid., f°542 r.
- 110 Recettes de 420 setiers de froment, dont 43 setiers sur les tasques et dîmes de Canet (Reg. Can. 13 (...)
96Pour terminer, notons que seul l’araon est prélevé directement par l’archevêque afin de servir à la fabrication des pains pour l’aumône et plus rarement l’orge. C’est quasiment la seule céréale générant des revenus au moulin d’après les comptabilités. Seuls 12.5 setiers de millet (milium107), 1 setier et une poignée de froment108 en 1334 et 10 setiers de froment en 1346109, révèlent des prélèvements ponctuels sur d’autres céréales. Par ailleurs, la mouture du froment ou du millet était vraisemblablement effectuée aussi au moulin car les recettes générales de la baylie indiquent des productions importantes de froment, orge, millet et avoine en plus de celles en araon dans cette zone de la plaine de l’Aude110. Il est généralement admis que l’orge n’était pas moulue durant le Moyen Âge, d’autant plus que l’orge perlé fréquemment consommé demande un autre type de meules que celles utilisées pour la mouture du froment ou de l’araon. L’avoine était par ailleurs réservée à la nourriture animale, ce qui exclut d’emblée ces deux taxons. Il devait donc y avoir une obligation de paiement en araon du droit de mouture au moulin, peu importe la céréale amenée à moudre.
- 111 Reg. Can. 1334, « f°524 v ». « Pro gelu frangendo 7 hominibus de Caneto ». (« Pour casser la glace, (...)
- 112 Reg. Can. 1346, f°91 v. « Item, pro fusta et ferratura necessariis et emptis pro uno ponte sive pas (...)
- 113 Une dernière dépense pourrait être en lien avec une inondation dans la comptabilité de 1346 : 24 jo (...)
97Si la majorité des items des comptabilités se rapporte aux recettes et dépenses du moulin propres aux machines et au transport de céréales, les registres ont également livré des informations sur des travaux plus anecdotiques mais très intéressants. Ils permettent d’éclairer, certes de façon ponctuelle, la vie au moulin ainsi que le quotidien des habitants de Canet à la fin du Moyen Âge. Trois faits semblent indiquer que le climat était relativement mauvais en cette première moitié du XIVe siècle, avec des événements météorologiques assez extrêmes. En premier lieu, il a été nécessaire d’acheter 10 marteaux et de faire travailler 7 personnes de Canet pour briser la glace sur le fleuve car celle-ci devait immobiliser les roues du moulin durant l’hiver 1334111. De la même façon, un pont en bois a été construit en 1346 sur la rivière Jourre, située entre Canet et le moulin112 car le passage à gué de la rivière représentait un grand danger (magno periculo) pour les habitants, ce qui sous-entend de fréquentes et fortes pluies cette année-là.113
- 114 Reg. Can. 1346, f°91 v. « Item, pro 28 jornalibus hominum qui fuerunt in grava amovenda in saltu et (...)
98Le début du XIVe siècle marque la fin d’une période prospère du Moyen Âge en Languedoc et les aléas climatiques font partie de la nette détérioration qui s’ensuit. La basse vallée de l’Aude avait déjà été impactée par une catastrophe majeure en 1316 : suite à une inondation d’une ampleur exceptionnelle, le tracé du fleuve a changé sur sa partie aval. Narbonne, privée d’une grande partie du trafic fluvial et de ce lien direct vers la mer a connu des difficultés croissantes pour maintenir son activité économique. Une dernière dépense pourrait être en lien avec une inondation dans la comptabilité de 1346 : 28 journées/homme ont été employées à déblayer des gravats accumulés sur le saut du moulin114.
- 115 Reg. Can. 1334 f°533 v. « Pro quodam nuncio misso apud Capitestagnum viguerio capitulum ut veniret (...)
99On ignore par ailleurs s’il régnait déjà une certaine insécurité dans les campagnes à cette période, et aucun passage n’indique que le moulin était gardé ni d’ailleurs les convois du boulanger de l’archevêque vers Narbonne. Il est pourtant indiqué en 1334 que le bayle a envoyé une personne prévenir le viguier du chapitre à Capestang que le moulin de Canet avait été cambriolé, afin que ce dernier vienne enquêter et rechercher les voleurs115.
- 116 Achat d’une serrure pour la tour du moulin en 1334 et d’une autre pour le grand grenier du moulin e (...)
100Les serrures des portes du moulin paraissent également avoir fait l’objet d’une attention particulière : elles étaient régulièrement changées ou réparées par le forgeron de Canet116. Tout ceci semble au final, justifier les fortifications passives que possède le moulin (voir étude du bâti infra), et tend à prouver que la construction de ces ouvrages fortifiés n’était pas uniquement dictée par une volonté d’ostentation du pouvoir du commanditaire.
- 117 Il s’agit en fait d’un inventaire des droits et des propriétés sur toute la superficie de la seigne (...)
101Un document légèrement plus récent, le Livre Vert de l’archevêque Pierre de la Jugie117, rédigé durant la décennie 1360-1370, dépeint une époque moins prospère. Le milieu du XIVe siècle languedocien est en effet marqué par un très grand nombre de catastrophes : les aléas climatiques cités plus haut, la grande peste de 1348 et un climat d’insécurité latente en lien avec les événements de la guerre de Cent Ans, dont la chevauchée du Prince Noir en 1355 ou les pillages des routiers. Le moulin de Canet y est présenté comme étant valde pulchrum (« très beau ») avec sa tour et ses greniers, mais la rente annuelle a nettement diminué par rapport aux années 1334 et 1346-1347. D’après le rédacteur, il ne rapportait alors plus « que » cent vingt setiers d’araon et de froment par an, soit moins de la moitié.
102Les actes conservés relatifs au moulin de Canet sont assez peu nombreux pour la fin du Moyen Âge et la période moderne, majoritairement de simples résumés consignés dans l’inventaire Rocque (supra). Il est de facto plus difficile d’y dégager des thématiques notamment en comparaison de la masse d’informations fournies par les comptabilités de 1334 et 1346-1347.
103Nous avons pu toutefois préciser certains aspects qui n’avaient pas été évoqués dans les comptes, comme le fait que le moulin de Canet était banal, mais aussi percevoir en filigrane l’évolution du bâti du moulin et de sa machinerie. Une tendance semble enfin émerger, celle de l’augmentation progressive du coût des travaux de réparation, particulièrement sur la chaussée, diminuant nettement la rentabilité de cette usine.
104Il paraîtrait logique qu’une infrastructure aussi importante que le moulin de Canet, qui plus est placée à proximité de plusieurs villages possédés par l’archevêque (Cruscades, Fontarèche, Saint-Marcel d’Aude, Ventenac et Villedaigne) ait été banale, au minimum pour les habitants de Canet.
- 118 Ce dernier a également été cardinal de 1672 à sa mort en 1703.
- 119 AM Narbonne, MS 350, f°74 v. « Item [possède ledit seigneur archevêque] un moulin farinier noble et (...)
105Cet état de fait n’est pourtant signalé qu’assez rarement : il faut attendre un équivalent moderne du Livre Vert de Pierre de la Jugie réalisé en 1690 pour que la banalité du moulin de Canet soit explicitement mentionnée. Dans ce dénombrement des biens du temporel de l’archevêché demandé par l’archevêque de Narbonne Pierre de Bonsi118, le moulin est déclaré « banier », tant pour les habitants de Canet que pour ceux de Ventenac d’Aude, en rive gauche de l’Aude119. Il s’agit là des deux villages les plus proches du moulin (1 km depuis Canet et 1,5 km depuis Ventenac), Paraza n’étant pas une possession de l’archevêque.
106D’autres communautés plus éloignées devaient être autorisées à porter leur grain à d’autres moulins. C’est notamment le cas de Cruscades qui possédait sa propre usine sur l’Orbieu, en activité au moins durant le Moyen Âge car celle-ci est citée dans les comptabilités de 1334 et 1346.
107Il est à l’heure actuelle impossible d’établir la période à laquelle cette banalité a été instaurée. Probablement dès la construction du moulin, car la seigneurie de Canet a été donnée anciennement à l’archevêque, qui la possède déjà en 1110120.
- 121 AM Narbonne. MS 314, IV, f°286r. et f°289v.
108Trois résumés d’actes présents dans l’inventaire Rocque121 montrent que ce droit de ban sur le moulin était appliqué assez strictement par l’administration archiépiscopale ou par le fermier du moulin. À deux reprises, en 1489 et 1680, des habitants de Ventenac ont été faire moudre du grain aux moulins de Saint-Nazaire (en 1489) et de Mirepeisset (en 1680) et non à celui de Canet comme ils en avaient l’obligation. Les réactions et sanctions des gestionnaires du moulin semblent relativement diverses mais plutôt fermes à chaque fois. En premier lieu (le 05/07/1489), un envoyé de l’archevêque réunit les habitants de Ventenac et leurs syndics puis leur fait signer un acte indiquant qu’ils sont bien conscients de l’existence du droit de ban sur le moulin de Canet, et qu’ils respecteront cette obligation à l’avenir.
109On peut supposer que les fraudes devaient être relativement fréquentes auparavant, l’administration de l’archevêque aura alors voulu réaffirmer ce droit de façon à pouvoir sanctionner les contrevenants en cas de nouvelle infraction. C’est d’ailleurs le cas seulement huit jours plus tard : des habitants de Ventenac vont alors faire moudre leur grain au moulin de Saint-Nazaire. La mouture a, de ce fait, été confisquée par ordre du bayle, puis magnanimement restituée aux fraudeurs après qu’ils ont fait amende honorable.
110Cette sanction volontairement forte suivie de son annulation semble ainsi destinée à servir d’exemple, afin que la population de Ventenac rentre dans le droit chemin.
- 122 LAURENT 1886, p. 117.
- 123 LAURENT 1886, p. 104.
- 124 « Item omnes homines dicti loci [Ventenaco] sunt de districtu molendini de Caneto ». LAURENT 1886, (...)
111Pour autant, le Livre Vert de Pierre de la Jugie consigne un barème d’amendes appliquées dans d’autres moulins de l’archevêque en cas de non-respect de l’obligation de moudre au moulin seigneurial : farine confisquée dans tous les cas, 40 sous d’amende au moulin de Pieusse122 et 60 sous d’amende aux deux moulins d’Alaigne123. Il précise également que le moulin de Canet était banal pour les habitants de Ventenac124, mais ne donne pas la nature ou le montant d’une amende éventuelle.
112En 1680, le meunier Jean Cabrié chargé du moulin en afferme passe un accord à l’amiable avec Vincent Labadie de Ventenac car la mère et la femme de ce dernier sont allées faire moudre du grain au moulin de Mirepeisset « à son insu ». Ce faisant, le meunier lui rappelle son obligation dans un acte passé devant notaire et se tient quitte suite à l’assurance donnée par Labadie qu’il « le contentera de son droit de mouture » à l’avenir. Ventenac étant sur la rive opposée de l’Aude (rive gauche) à celle du moulin de Canet, il est possible que les intempéries et les périodes de hautes eaux du fleuve aient poussé la population à aller aux moulins situés sur la même rive ou sur d’autres rivières (la Cesse à Mirepeisset). Les actes de 1489 sont pourtant datés du mois de juillet, période de basses eaux, révélant que les fraudes au droit de ban du moulin devaient avoir des causes multiples, nous échappant en majorité…
113Les bacs étaient des infrastructures absolument vitales pour les communautés riveraines de grandes rivières ou de fleuves comme l’Aude, et ce jusqu’à la fin du XVIIIe siècle voire la fin du XIXe pour des petits axes comme la route Canet/Paraza.
114Les travaux de construction de grands ponts étaient en effet très longs et coûteux, c’est pourquoi seules les villes en étaient dotées au Moyen Âge (Pont « Neuf » de Limoux, Pont Vieux de Carcassonne, Pont des marchands d’origine antique à Narbonne). Des barques attachées à des cordes puis des câbles perpendiculaires à la rivière permettaient ainsi aux hommes et aux bêtes de traverser le fleuve. Ces bacs étaient menés par des barquiers ou nautoniers professionnels, résidant souvent dans une petite maison installée sur une des deux rives. Ils étaient presque systématiquement implantés sur le plan d’eau en amont de la chaussée du moulin, zone de faible courant facilement navigable.
- 125 « Item navem suam propriam in fluvio Atassis, quae valet communibus annis quadraginta florenos ; no (...)
- 126 « Item si aqua duceret navem a casu vel a fortuna alicubi, praedicti homines de Caneto tenentur pra (...)
115Si le moulin de Canet constitue le cœur de notre propos, il semble indispensable d’ébaucher une description de son bac tant les deux sont indissociables dans les actes. À Canet, les ruines de la maison du barquier sont encore visibles 400 m en amont du moulin, sur le chemin direct de Canet à Paraza. La barque apparaît très tôt dans les textes, sous le nom de navis, et le Livre Vert de 1360-1370 stipule qu’elle rapporte généralement 40 florins à l’archevêque tous les ans mais qu’au moment de la rédaction elle a été arrentée125. Il est également précisé que les habitants de Canet comme ceux de Ventenac sont tenus de remettre à flot le bac et de le ramener à son « port » gracieusement, dans le cas où ce dernier se détacherait de ses cordes et serait déposé en aval sur le rivage126. Les habitants de ces deux communautés étaient exemptés de droit de péage pour la barque en contrepartie. On ne trouve étonnamment pas de mention d’autres bacs parmi les possessions de l’archevêque. Ceux-ci étaient peut-être possédés par les seigneurs du village de la rive opposée.
- 127 Reg. Can. 134, f°490r.
- 128 Ibid. f°527v.-528r.
116Dans les comptabilités, la barque est arrentée en 1334, pour la somme de 19 livres127. Une page entière est également consacrée à ses travaux de réparation et de remise à flot128, pour un montant total de 10 livres 7 sous 10 deniers. On apprend qu’elle est régulièrement calfatée avec de l’étoupe (stupa) et de la poix (pega). Quelques membrures (corbis) sont également changées et de très nombreux clous employés.
- 129 Reg. Can. 1346-1347 f°92r.
117En 1346-1347, le bac est probablement tenu en directe comme le moulin, c’est sans doute pour cette raison qu’il n’est pas fait mention de revenus propres à ce moyen de transport. Les réparations concernent en revanche le mécanisme d’ancrage et de guidage cette année-là (achat de deux fourches tenant la corde, d’un treuil pour l’actionner et d’une corde neuve pour un total de 8 livres 4 deniers)129.
- 130 1605, 1621, 1740 et 1785.
118L’intérêt du bac pour la clientèle du moulin transparaît ensuite indéniablement dans les actes modernes. Les habitants de Ventenac devaient notamment l’emprunter très régulièrement pour satisfaire l’obligation de mouture au moulin de Canet. C’est probablement pour cette raison que les baux à ferme du XVIIe et du XVIIIe siècles130 concernent systématiquement une location conjointe du moulin et du bac. Les prix respectifs de l’afferme du moulin et de celle du bac ne sont d’ailleurs que très rarement notés séparément. Le fait de prendre un unique fermier devait assurer à l’archevêque que les gens portant du grain au moulin seraient toujours bien reçus et qu’on les ferait traverser avec toute la célérité possible.
119De nombreux actes concernant le moulin de Canet mais aussi les moulins du cours de l’Aude dans leur ensemble parlent d’une pratique et d’une profession assez méconnue : le flottage du bois et les radeliers.
- 132 Il existe à notre connaissance peu de publications dédiées sur ce sujet. Voir notamment MAFFRE 1941 (...)
120Entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, des troncs d’arbres coupés sur la frange nord-est des Pyrénées (majoritairement dans le Pays de Sault) étaient mis à l’eau aux environs de Quillan et transportés par flottage jusqu’à la basse vallée. Ce bois d’œuvre (essentiellement du sapin issu des forêts de l’archevêque à Saint-Martin-Lys, Coudons et Gébets (Aude)) était regroupé en radeaux ou « carras »132. Des « trains » de 3 à 10 radeaux étaient menés par un radelier, qui se plaçait sur une de ces embarcations de fortune et les guidait toutes lors du passage d’obstacles sur le fleuve (fig. 22). Les chaussées des moulins faisaient partie de ces obstacles, constituant de petites cascades de quelques mètres de hauteur, très périlleuses à franchir par les radeliers. C’est pour cette raison que chaque chaussée de moulin était dotée d’une large vanne – la carrassière – permettant de fournir un passage plus sécurisé aux radeaux.
Fig. 22
Burqui (Navarre (Espagne)), photographie du début du XXe siècle de radeaux de bois sur la rivière Esca.
© Diego de Quiroga
- 133 « Item leudam carrassellorum in fluvio Atassis juxta molendinum ; pro quolibet carrassio, unun dena (...)
121Les meuniers étaient généralement tenus d’interrompre leurs activités et de venir ouvrir prestement la carrassière lors du passage des carras. Cette manœuvre n’était pas trop appréciée par ces derniers car l’ouverture de la carrassière engendrait le délestage d’un fort volume d’eau de la retenue du moulin, pouvant ralentir l’activité meunière, particulièrement en période de basses eaux. Les moulins seigneuriaux possédaient parfois – comme à Canet – un droit de péage sur les carras, qui devait constituer un dédommagement pour la gêne occasionnée pour les meuniers. Le flottage du bois est ainsi mentionné pour la première fois à Canet dans le Livre Vert de Pierre de la Jugie, sous la forme d’une « leude des carras », s’élevant à un denier de Narbonne par radeau. Son prélèvement s’effectuait à côté du moulin (juxta molendinum)133. En revanche, le Livre Vert ne parle de la leude des carras pour aucun autre des nombreux moulins de l’archevêque sur l’Aude.
- 134 « Item un moulin bladier sur la rivière d’Aude avec sa tour colombier maison et estable ; Item pren (...)
- 135 « Item prend ledit seigneur dénombrant, le droit de leude des radeaux qui passent dans la rivière d (...)
122Deux autres dénombrements pour des archevêques ultérieurs rappellent ensuite l’existence de cette leude : en 1547, le droit de péage s’élève désormais à 3 deniers par radeau134 tout comme ensuite en 1690135.
- 136 AD Aude. 63C74 f°492.
123Le dernier acte relatif à la leude des carras date également de la fin du XVIIe siècle mais il est beaucoup plus complet. Il décrit ainsi les excès commis en 1670 par Isaac Teisseire, meunier et fermier du moulin de Canet, qui a commis des « violences et exactions dans la perception [de la leude] »136. Suite aux plaintes des radeliers, l’accusant d’exagérer le montant du droit de passage prévu, il est traduit devant les juges de la réformation des Eaux et Forêts de Quillan en mai 1670. Ceux-ci le condamnent assez lourdement à 25 livres d’amende, laissant penser que les faits lui étant reprochés devaient être assez récurrents. La cour confirme cependant le droit de l’archevêque et de son fermier à 3 deniers par radeau, mais le meunier devra « tenir ledit passelis dudict moulin en tel et sy bon estat que le passage des radeaux et autres bois quy seront voitturés et flottés sur ladite rivière ne soit embarassées ny empechés ».
124Plus tard, Isaac Teisseire fait appel de ce jugement et se voit finalement exonéré du paiement de l’amende en juin 1673137. Il a été appuyé dans sa demande par l’archevêque et tous deux ont produit l’inventaire de 1547 comme preuve de la validité de leurs droits sur la leude des carras.
- 138 Information orale de F. Guibal. Cette thèse est confirmée par l’étude dendrochronologique de plusie (...)
125Malgré ces aléas, le flottage du bois sur l’Aude semble avoir été une activité constante et assez soutenue, permettant d’alimenter Narbonne et sa région en bois d’œuvre. La dendrochronologie a ainsi fourni de nombreuses équivalences de cernes de croissance donc de zone de culture des arbres entre plusieurs sites régionaux, avec une très forte présomption pour une provenance des forêts du Quillanais et du pays de Sault138. Les pièces de sapin de la chaussée du moulin de Canet analysées par F. Guibal pourraient ainsi provenir de la haute vallée de l’Aude (voir infra).
- 139 C’est-à-dire à la location du moulin sur une longue durée (4 à 6 ans généralement, parfois plus).
126Les actes concernant la gestion du moulin de Canet durant la période moderne sont assez peu nombreux. L’archevêque a visiblement opté dès le XVe siècle pour un recours systématique au bail à ferme139. Les destructions d’archives de l’archevêché à la Révolution nous ont privé des registres d’afferme et d’estimations des agrès pour l’usine de Canet, et les principaux titres résumés dans l’inventaire Rocque correspondent aux faits les plus marquants de ces trois siècles d’histoire du moulin.
- 140 Enchères du moulin entre 1528 et 1542 adjugées à Johan Landron meunier de Canet pour 4 ans et 300 s (...)
127Il est donc loisible de restituer l’image d’une infrastructure au fonctionnement bien rodé, presque intégralement laissée aux bons soins des meuniers titulaires de la ferme, pour ainsi dire un long fleuve tranquille ! Cette impression, renforcée par la relative monotonie des actes d’afferme conservés ou de leurs résumés140 est sans doute trompeuse. Certes les revenus sont visiblement stables et conséquents mais il semblerait que l’entretien du moulin coûte de plus en plus cher à l’archevêché.
- 141 Voir supra.
- 142 « demeurant le Sieur archevesque exempt de faire aucunes réparations ny fournir aucunes choses néce (...)
128Le début du XVIIe siècle est visiblement une période déplorable à ce niveau. Ainsi, en 1605141, l’archevêque décide de conclure un bail à ferme (ou peut-être un bail en acapte), d’une durée beaucoup plus longue que la normale, 29 ans, afin de rentrer dans ses frais compte tenu du coût de plus en plus élevé des travaux de réparation engagés les années précédentes. Le loyer de 450 livres par an est apparemment assez modique mais permet à l’archevêque de se défausser de presque tous les travaux d’entretien du moulin ou de la chaussée142.
129Cette configuration est rare dans la formulation des contrats d’afferme, car en général le preneur se charge des petites réparations « locatives » (toits, descentes d’eau, usure normale des agrès) alors que le propriétaire est tenu d’effectuer les grosses réparations (chaussée, remplacement des meules, confortement ou reconstruction des murs) dans des délais assez courts. Le loyer est d’ailleurs souvent réduit au prorata de la durée de longs travaux qui mettent le moulin à l’arrêt. Cette nouvelle forme de contrat doit, malgré ce, convenir à l’archevêque qui loue à nouveau le moulin pour la même durée et le même prix en 1621.
- 143 « […] sur la fin du mois de febvrier dernier le débord de ladite riviere d’Aude et les glasons empo (...)
130Rapidement, ces conditions ont dû être trop contraignantes pour les meuniers et aucun candidat n’a dû se présenter pour reprendre le bail. Ainsi, en 1665, où le loyer annuel est de nouveau plus élevé (1 050 livres) et l’archevêque reprend à sa charge les grosses réparations. Trois actes successifs (1er mai, 20 puis 21 mai 1665) révèlent que la chaussée et « l’écluse » (la carrassière ? la vanne de décharge ?) ont été en grande partie détruites à cause d’une inondation et de blocs de glace sur la rivière à la fin du mois de février143. Un contrat d’une valeur de 1 400 livres (soit près d’une fois et demie la valeur annuelle du loyer) a été passé le 24 février 1665 auprès de Jean Coustans maçon de Narbonne pour effectuer les réparations.
131Parvenus au premier mai et aux basses eaux, le maître d’hôtel de l’archevêque se plaint auprès du représentant de Coustans que les travaux n’ont toujours pas été commencés, que le chaume (l’arrêt) du moulin va être inévitable si le maçon n’intervient pas au plus vite. Si ce dernier ne s’exécute pas, l’archevêque va le poursuivre en justice.
132Près de trois semaines plus tard (le 20 mai), Isac Teysseyre, fermier du moulin de Canet, se plaint auprès de l’archevêque que les réparations se font toujours attendre et qu’il ne pourra pas payer le loyer. Il somme le vicaire général de ce dernier de faire réaliser les travaux dans les meilleurs délais.
133Le lendemain, Jean Coustans s’associe avec le maître charpentier de Narbonne Jean Trémolières pour pouvoir, enfin, démarrer le chantier au plus vite. Le nouvel associé s’engage même à être à pied d’œuvre dès le jour suivant. Nous ne disposons malheureusement pas d’actes supplémentaires nous indiquant comment cette situation a été solutionnée ni quelle a été la durée du chômage du moulin cet été-là.
- 144 FAVATIER 1902 et archives de Piollé, notaire de Narbonne, feuilles volantes pour 1704 (conservées a (...)
- 145 AD Aude. G. 4. f° 85 v. à 87 v., 89 r. à 91 r.
- 146 Quota de journées de travail dues annuellement au seigneur par la population d’un lieu.
134Un demi-siècle plus tard (1704), il est de nouveau fait mention de réparations d’un montant très élevé (1 800 livres) à la chaussée et au moulin lui-même144. Pour terminer, un procès-verbal de 1767 indique que l’entretien de la payssière est « très dispendieux », qu’elle a été réparée à plusieurs reprises depuis 1753 et a même été reprise et rebâtie en grande partie durant l’été [1767], « en sorte que dans ce moment cy, elle est dans le plus parfait état145 ». Ces réparations répétées durant les XVIIe et XVIIIe siècles décrivent en filigrane une péjoration climatique durant cette époque, avec des crues très fréquentes et intenses. Le prix de ces réparations a peut-être également augmenté à la période moderne pour l’archevêque par rapport au Moyen Âge, où il devait recourir plus fréquemment au système des corvées146.
135Pour terminer, il est difficile d’expliquer l’absence de mentions de réparations à la chaussée dans les comptabilités de 1334 et 1346-1347, notamment en 1346 où de violents orages ont causé des destructions à plusieurs édifices de la baylie. La payssière a-t-elle été épargnée durant ces deux années, ou bien l’archevêque a-t-il eu recours à une main d’œuvre bénévole si ce n’est rémunérée directement par l’administration archiépiscopale centrale (maçons et charpentiers titulaires de l’archevêché) ? Le savoir-faire très spécifique de construction et entretien de telles infrastructures s’est peut-être progressivement perdu au cours des siècles. Cela pourrait éventuellement expliquer pourquoi ces travaux considérés comme « banals » et peu onéreux au Moyen Âge n’était pas ou peu mentionnés alors.
136Nous terminerons cette étude historique par l’examen des données planimétriques fournies par les actes historiques relatifs au moulin. Celles-ci sont presque toujours très succinctes et vagues, mis à part dans un long état des lieux de 1753.
137L’archéologie du bâti (infra) nous apporte une grande acuité dans la lecture de la chronologie des différents bâtiments conservés à l’heure actuelle : moulin/tour nord et moulin sud. Il reste cependant difficile de préciser si le moulin sud existait déjà pendant le plein Moyen Âge, et si une ou plusieurs roues ont été rapidement transférées depuis la tour nord vers le moulin sud.
138L’approche comparative avec d’autres moulins médiévaux installés sur l’Aude, l’Orb, l’Hérault ou le Gardon (supra) démontre que les tours barlongues à éperon(s) constituaient à l’origine les seuls bâtiments des moulins. Il pouvait y avoir sinon entre deux et cinq de ces piles disposées en ligne dans le cours du fleuve. Chacune d’entre elles était généralement dotée de deux roues verticales alimentées par le bas, une contre chaque côté long du bâtiment.
- 147 Détruit lors de la construction d’une centrale électrique à la fin des années 1970, en même temps q (...)
139La monumentalité de la tour hexagonale (usine nord) du moulin de Canet semble indiquer qu’elle a été le seul édifice à éperon édifié sur ce site. Parmi les moulins médiévaux sur l’Aude conservés en amont de Narbonne, seuls ceux de Ferrioles à Moussan (deux bâtiments à éperons) et d’Homps147 possédaient deux piles. Tous les autres ne comptaient qu’un bâtiment barlong, apparemment même le moulin du roi à Carcassonne.
- 148 Moulins de la ville (2 piles probables) et du Gua (2 piles) à Narbonne sur l’Aude ; moulin de Bagno (...)
- 149 Moulin de Ferrioles à Moussan sur l’Aude (2 piles) ; moulin de Saint-Pierre à Béziers et des Salles (...)
- 150 L’ensemble des moulins médiévaux à éperon des cours de la Lergue, du Vidourle, du Vistre et du Gard (...)
140Les causes sont sans doute multiples : les moulins à deux ou plusieurs bâtiments étaient soit implantés en ville148 soit à un emplacement où le cours du fleuve était particulièrement large149 afin de ne pas trop l’obstruer avec des constructions. Ainsi, dans la moyenne et basse vallée de l’Hérault, la majorité des moulins médiévaux possédaient deux piles ou plus, alors qu’ils n’avaient systématiquement qu’un seul bâtiment dans la moyenne et haute vallée de l’Aude et la haute vallée de l’Hérault, mais aussi sur l’ensemble du cours de rivières ou fleuves plus étroits150.
141Les textes médiévaux en notre possession ne donnent que peu de détails sur l’organisation du moulin. L’acte de 1236 nous parle bien de « moulins » au pluriel, mais cette terminologie est fréquemment employée durant le Moyen Âge pour indiquer qu’il y a plusieurs jeux de meules dans un moulin. Ainsi 1 jeu de meules = 1 moulin selon cette acception. Impossible donc de déterminer si cette mention fait référence à plusieurs édifices moulins ou à plusieurs couples de meules.
- 151 Voir note 20, supra.
- 152 Achat d’une serrure pour la tour en 1334 (Reg. Can. 1334, f° 525 r.).
142Les comptabilités de 1334 et de 1346-1347 et le Livre Vert de Pierre de la Jugie sont tout aussi succincts à ce sujet mais semblent plus fiables dans la mesure où ils répètent tous les mêmes termes. Le Livre Vert est le plus détaillé, il décrit le moulin comme : « Un très beau moulin dans le fleuve Aude, avec sa tour et ses greniers151 ». Les comptabilités parlent également d’une tour152 en 1334 et de plusieurs greniers en 1346-1347. Cette description peut tout à la fois évoquer un seul bâtiment dont on indiquerait les différentes fonctions : un moulin (fonction de production), une tour (fonction militaire) et des greniers (fonction de stockage) ; ou alors témoigner de la présence d’au moins deux voire trois bâtiments (le moulin, la tour et/ou les greniers).
143S’il n’est pas totalement exclu qu’un édifice ait été implanté dès le Moyen Âge entre la tour et la rive, sous la minoterie actuelle, il est certain que la tour nord a, dès sa construction, abrité au moins un jeu de meules, et ce jusqu’à la Révolution. La conception et l’aménagement de sa salle basse en témoignent.
144Les comptabilités révèlent l’existence probable d’au moins trois roues verticales au début du XIVe siècle (supra), impliquant vraisemblablement l’existence de deux bâtiments. Trois hypothèses peuvent alors correspondre à ces descriptions :
-
soit, l’usine nord a été la première édifiée, et moins d’un siècle plus tard un nouvel édifice (usine sud) y fut adjoint côté rive sud ;
-
- 153 Les deux étages de la salle haute ont indéniablement pu servir au stockage, et donc de greniers.
soit l’usine nord (tour) et l’usine sud sont édifiées en même temps, formant dès le départ « le moulin » avec des greniers153 ;
-
soit il existe près de la rive sud un moulin antérieur à l’actuelle usine nord, et cette dernière aurait alors été construite pour augmenter la capacité de mouture et l’espace de stockage.
- 154 Reg. Can. 1334 f°526 v.
145Il existait par ailleurs de façon plus assurée une maison à proximité du moulin à cette époque, comme signalé dans le compte de 1334 : du bois flotté a ainsi été extrait du lit de l’Aude par 8 hommes et amené jusqu’à la maison du moulin (domus molendini)154.
- 155 AM Narbonne MS 350 f°74v.
146Les documents du début de la période moderne sont un peu plus précis concernant l’agencement du moulin. Le dénombrement de 1547 pour l’archevêque Jean de Lorraine155 parle d’« […] un moulin bladier sur la rivière d’Aude avec sa tour colombier maison et estable […] ».
147Ainsi, s’il est toujours difficile de savoir à nouveau si le moulin et la tour forment deux édifices distincts ou non, cette mention montre qu’il existe en revanche désormais au moins un à deux bâtiments annexes, à savoir la maison et l’écurie, tout en fournissant également un terminus post quem pour la tour pigeonnier couronnant la tour d’escalier de l’usine nord (infra). C’est par ailleurs la première fois que la tour pigeonnier couronnant la tour hexagonale est mentionnée.
- 156 FAVATIER 1902, p. 192.
148Un peu plus d’un siècle plus tard, une première précision est fournie quant à l’emplacement et au nombre de roues présentes dans le moulin. Il est ainsi question de « la meule de la tour », qui a été endommagée par une crue et le gel sur la rivière en 1665156. Il n’y avait donc plus qu’une roue et un jeu de meules (prendre le terme de « meule » au sens d’une roue, son mécanisme et son jeu de meules) dans la tour.
- 157 AM Narbonne MS 350 f°74v.
- 158 La morphologie de la tour ne permettait visiblement pas l’installation d’une roue horizontale, qui (...)
149Quasiment dans la foulée, un dénombrement de 1690 pour Pierre de Bonsi157 donne une description brève mais détaillée des installations : « un moulin farinier noble […] construit sur la rivière d’Aude avec une grande tour au milieu de la dite rivière, dans laquelle tour il y a une mulle et dans le bastiment qui est du costé de Canet, deux autres mules. Près duquel moulin y a une écurie, un four à cuire le pain pour le service du moulin seulement, un petit jardin et hière, le tout joignant […] ». Nous avons donc dès lors la configuration qui ne changera plus jusqu’à la Révolution ; peut-être même déjà en place à la fin du Moyen Âge au moment de la construction de l’usine sud : un couple de meules à roue verticale dans la tour nord158 et deux couples de meules (probablement à roues horizontales) dans le moulin sud.
150Ce texte ne cite paradoxalement plus la maison. S’agissait-il en fait de l’étage du moulin sud servant de logement au meunier comme précisé dans l’acte de 1753 ? Il rappelle en revanche l’existence d’une écurie, désormais accompagnée d’un four à pain.
- 159 A.D.A. 73 C 87, f°73C87. « Un moulin à bled avec une tour et trois mulles moulant construit sur la (...)
151Le compoix de 1730159 reprend globalement la même version, simplifiée. Il précise seulement la superficie du moulin sud (environ 90 m²) et celle de la tour (environ 115 m²), Ces valeurs semblent ne prendre en compte que la superficie intérieure, d’un seul des niveaux.
- 160 A.D.A. G. 4. f° 85 v. à 87 v., 89 r. à 91 r.
- 161 A.D.A. G5, p. 24.
152L’acte le plus précieux et détaillé, bien que malheureusement assez tardif (1753160) est un extrait d’une vérification générale des possessions de l’archevêque Charles-Antoine de Laroche-Aymon. Cet état des lieux fait visiblement suite à plusieurs archiépiscopats ou l’entretien du domaine n’a pas été une priorité. Il consigne scrupuleusement un instantané de l’état des installations, et préconise les réparations qu’il conviendra d’y effectuer. Un procès-verbal de 1767 vérifie ensuite si ces travaux ont été réalisés conformément aux recommandations161.
153La totalité du texte de 1753 est reproduite en annexe (annexe n° 1). Celui-ci est très dense et sa formulation parfois assez nébuleuse. L’agencement décrit semble reprendre à peu de choses près la disposition actuelle des bâtiments, à l’exception de la zone de la minoterie où nous avons extrapolé le plan du moulin sud.
154Partant des indications planimétriques du P.V., nous avons tenté de fournir des plans de l’organisation du moulin de Canet en 1753, en reportant les passages de l’état des lieux à l’emplacement leur correspondant (fig. 23 à 27).
Fig. 23
Plan extrapolé du rez-de-chaussée de l’usine nord, avec les citations du Procès-Verbal de 1753 au-dessus des emplacements qu’elles semblent décrire : n °1 : « La chaussée de ce moulin est fort dégradée et risque une chutte prochaine à la première innondation, attandu qu’il y manque une partie de braguiers ou liernes tant en travers qu’en long ; qu’il y manque aussy une grande partie de banquals en long et en travers, grande quantité d’enquessements ; beaucoup de pilots ; et enfin elle se trouve partie déffailhante vers le millieu de sa longueur, auquel effet nous dits experts après l’avoir vériffiée et examinée du fond en comble avons observé qu’il est nécessaire de changer ou remettre à neuf quatre vingts pilots ou eguilles tant dans l’intérieur de la dite chaussée que à l’extérieur vers la chutte des eaux et contre le dernier banqual ou testière qui termine ladite chaussée l’on changera aussi la quantité de cent soixante canes de banquals tant en long qu’en travers le tout fait des bastardes excepté ceux qui sont qui sont au haut et au bas de ladite chaussée qui seront faits des majouriés, il y sera changé aussy cent soixante canes de tirans ou braguiers faits de filates, le tout bien assujety et chevillé aux pilots ou éguilles, la plus grande partie des pare planches seront changées, et remplacées aux endroits où il en manque le tout fait avec de bones planches et clouées aux dits banquals et tirans ou braguiers, la partie déffailhante de cette chaussée sera remise dans son état et le remplissage sera fait de gros moilon bien et duement conditionné ; toute la pierre de taille qui fait la dernière assize de l’entière chaussée sera remise dans l’état partout où il en sera nécessaire et l’on réparera aussy le mur de déffense, le tout fait conformément à son premier état » ; n° 2 : « qu’il est indispensable de réparer le fondement de l’angle de l’éperon qui sert de contrefort a la chaussée ; auquel il sera fait un empâtement d’environ trois pieds de large qui se terminera par un talus de deux pieds de haut, la dernière assise duquel cy bien que celle qui doit terminé ledit épenchoir cy dessus, seront scelées avec des crampons de fer et plomb le tout bien et duement conditionné » ; n° 3 : « l’on garnira avec soin tous les joints qui sont dégradés au dessous de la superficie des eaux et ce aux murs de ladite tour et dudit éperon du cote dudit épenchoir » ; n° 4 : « l’épenchoir au glassis qui fait aller la mulle de la tour lequel est construit en pierre de taille, est dégradé dans plusieurs endroits ; il est nécessaire de le réparer dans son extrémité vers la chutte des eaux » ; n° 5 : « réparer la banquette et fondement du mur de la tour du cotté dudit épanchoir » ; n° 6 : « il y a encore une autre porte a laquelle il faut faire la même réparation qu’à la précédente, cette porte communique aussi à un éperon joignant lequel est la chaussée » ; n° 7 : « après cette porte nous avons trouvé à droite un petit escalier en pierre de taille ensuite duquel est un passage dans l’épaisseur du mur qui conduit à un autre escalier aussi en pierre de taille qui mène sur la voute du plain pied de cette tour ces escaliers et les murs qui les entourent ont besoin de réparer et d’en déblayer les ordeures qui y sont déposées » ; n° 8 : « l’on remétra dans un état solide le chantier qui suporte l’arbre couché de la mulle qui est à la dite tour et réparé les piliers qui sont au dessus du res de chaussée et qui supportent la dite mulle » ; n° 9 : « les murs qui entourent cette tour depuis la superficie des eaux jusqu’aux créneaux qui sont au comble ont besoin de regarnir les joints et réparer certaines dégradations qui y sont avec de la bonne pierre de taille et les crépir tant en dedans qu’en dehors » ; n° 10 : « Le plain [pied] de cette tour est couvert d’une voute, les joints dégradations et crépis de laquelle seront réparés comme ceux des murs » ; n° 11 : « au fonds de cette tour et joignant la porte qui va au glassis, nous avons trouvé une autre porte à laquelle il faut faire une fermature en bois de sapin garnie de la ferrure nécessaire » ; n° 12 : « A gauche vers le fond de cette tour il y a une porte à laquelle il faut faire une fermature en bois de chesne garnie de la ferrure nécessaire. Cette porte communique au glassis dud[i]t moulin » ; n° 13 : « à l’extrémité d’un de ces ponts il y a une tour dépendante du moulin. Les jambages en pierre de taille de la porte d’entrée de cette tour ont besoin de réparer cette porte est sans fermature [...]par cette porte on descend par deux marches qu’il faut faire en pierre de taille dans le plain pied de cette tour lequel nous avons trouvé rempli de limon » ; n° 14 : « l’empalement qui est au haut dudit glassis sera réparé des vieilles pièces qui proviendront dudit glasssis » ; n° 15 : « le glassis qui est entre ledit moulin et la tour auquel nous avons observé que les lambourdes sont rompues ; et partie des pièces qui y sont attachées par dessus ont besoin d’être changées auquel effet l’on changera à neuf lesdites lambourdes qui auront leur prises de chaque bout au murs du moulin et de la tour, l’on démontera en entier ledit glassis et il sera refait de la même façon qu’il est à pr »sent en y changeant toutes les pieres qui se trouveront défectueuses et l’on observera de les travailler par les cottés et par-dessus afin que les eaux ne filtrent point à travers des fondements dudit moulin et de ladite tourn » ; n° 16 : « L’on y fera trois gardefols du meme bois » ; n° 17 : « A gauche du plain pied de ce moulin il y a deux ponts en bois séparés par un massif de maçonnerie ».
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2022
Fig. 24
Plan extrapolé du rez-de-chaussée de l’usine sud, avec les citations du Procès-Verbal de 1753 au-dessus des emplacements qu’elles semblent décrire n° 1 : « l’on remplacera les pierres de taille qui manquent à la banquette qui est au mur du moulin joignant ledit glassis, observant de cramponner tous les joints de ladite banquette » ; n° 2 : « l’on réparera certaines dégradations auxdits murs du moulin et de la tour, lesquelles dégradations seront réparees en pierre de taille » ; n° 3 : « le plain pied du moulin est un massif de maçonnerie n’y ayant qu’un épenchoir pour conduire l’eau aux mules. Le plancher qui est au dessus est porté par plusieurs poutres, partie desquelles sont cariées [de] même qu’une partie des chevrons et des planchers, on lèvera ce plancher en laissant subsister les meilleures poutres, ensuite on le refera en y changeant douze des plus mauvais chevrons et toutes les planches qui se trouveront défectueuses, on metra trois poteaux sous les trois prèmieres poutres du côté de la porte ou il y a un perond, ces trois poteaux seront posés sur des pierres de taille et l’on metra entre la poutre et le poteau un sabot de trois pieds de longueur pour soulager lesdites poutres » ; n° 4 : « l’on refera à neuf l’empalement de la seconde mulle » ; n° 5 : « il est necessaire aussy de remettre certaines pierres de taille qui manquent aux fondements des murs dans l’interieur dudit moulin et sous les deux arceaux vers ladite sortie des eaux » ; n° 6 : « l’on réparera les deux entremuits qui servent à déposer les grains pour les moudre » ; n° 7 : « il suffira de réparer les planches de la lune à la mulle qui est à droite, la plus près de l’entrée, de même réparé les planches qui servent de couverture à ladite mulle » ; n° 8 : « rembrayer au besoin sera ledit mur jusques sous l’arceau des mulles » ; n° 9 : « à gauche du plain pied de ce moulin il y a deux ponts en bois séparés par un massif de maçonnerie » ; n° 10 : « l’on y fera trois gardefols du même bois » ; n° 11 : « à droite sur ce palier avons trouvé une porte à laquelle il faut changer le seuil » ; n° 12 : « à la gauche de ce moulin il y a une porte à laquelle est un perond » ; n° 13 : « la porte de ce moulin est au midy [...] la fermature en de bois de sapin à deux vanteaux » ; n° 14 : « sortant de ce moulin et tournes à droite nous avons trouvé un escalier en pierre de taille fermé par un mur de chifre qui en fait la rampe » ; n° 15 : « sous cet escalier est une loge pour les cochons à laquelle il faut faire une fermeture à la porte garnie de la ferrure nécessaire » ; n° 16 : « de plus avons vériffié les murs qui forment le renfort qui est derrière le moulin tant du cotté de la chutte des eaux qui font moudre que du cotté de la dessente vers le nord, lesquels murs sont partie dégradés, il est nécessaire de réparer lesdits murs desdits cottés et y remplacér toutte la pierre de taille qui y manque, et remettre en état celle qui s’est déplacée et dérangée par le coulant des eaux qui viennent dudit moulin » ; n° 17 : « l’on rembrayera aussi au besoin le mur du pillier qui est derrière ledit moulin ».
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2022
Fig. 25
Plan extrapolé de la salle haute de l’usine nord, avec les citations du Procès-Verbal de 1753 au-dessus des emplacements qu’elles semblent décrire : n° 1 : « ce grenier prend jour au nord par une fenestre la fermature de laquelle a besoin de refaire à neuf en faisant reservir la même ferrure » ; n° 2 : « à la fermature de la porte par laquelle nous sommes entrés sur cette voute il y manque un verouil qu’il y faut remplacer » ; n° 3 : « les murs qui entourent cette tour depuis la superficie des eaux jusqu’aux créneaux qui sont au comble ont besoin de regarnir les joints et réparer certaines dégradations qui y sont avec de la bonne pierre de taille et les crépir tant en dedans qu’en dehors. L’on réparera certaines dégradations auxdits murs du moulin et de la tour, lesquelles dégradations seront réparées en pierre de taille » ; n° 4 : « à l’extrémité de ce grenier avons trouvé un escalier en pierre de taille construit dans un angle, cet escalier a besoin de réparer et d’y faire un gardefol » ; n° 5 : « après cet escalier on a trouvé une porte après laquelle un autre escalier en pierre de taille entouré de même, duquel il faut réparer les marches et regarnir les joints » ; n° 6 : « le dessus de cette voute sert de grenier il est carrellé en briques ayant besoin de réparer » ; n° 7 : « ce grenier est couvert d’une voute en pierre de taille à laquelle il faut réparer quelques dégradations, regarnir les joints et fermer les trous qui y sont inutilles » ; n° 8 : « étant descendus au grenier sur la droite avons trouvé sur la droite une porte avec sa fermature a deux vanteaux qu’il faut refaire en bois de puplier la même ferrure pouvant reservir il y sera mis seulement une serrure neuve et un loquet » ; n° 9 : « aprés cette porte l’on trouve un pont en bois composé de deux grosses pièces posées l’une près de l’autre garnies de chaque cote d’une rempe en bois, ce pont communique du grenier à l’apartemens du munier […] ».
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2022
Fig. 26
Plan extrapolé du premier étage de l’usine sud, avec les citations du Procès-Verbal de 1753 au-dessus des emplacements qu’elles semblent décrire : n° 1 : « ce pont communique du grenier à l’apartemens du munier où il y a une porte à laquelle il faut faire les mêmes réparations qu’a la précédente » ; n° 2 : « on réparera l’évier et on réparera a neuf le cabinet en plâtre qui est à l’angle opposé » ; n° 3 : « dans une de ces pièces il y a une chemine » ; n° 4 : « le comble de ce moulin est a deux eaux » ; n° 5 : « trois fenestres éclairent ces pièces [...] on metra deux verouils à celles qui sont au midy » ; n° 6 : « le cabinet en plâtre qui y est joignant la porte d’entrée » ; n° 7 : « à droite sur ce palier avons trouvé une porte à laquelle il faut changer le seuil » ; n° 8 : « sortant de ce moulin et tournés à droite, nous avons trouvé un escalier en pierre de taille fermé par un mur de chifre qui en fait la rampe ».
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2022
Fig. 27
Plan extrapolé de la terrasse de l’usine nord, avec les citations du Procès-Verbal de 1753 au-dessus des emplacements qu’elles semblent décrire : n° 1 : « et d’y remplacer les gargouilles en pierre de taille et les faire de façon qu’elles jettent l’eau à environ un pied de distance des murs » ; n° 2 : « les murs qui l’entourent sont terminés par des créneaux dont il faut regarnir les joints » ; n° 3 : « l’escalier qui conduit au comble est couvert d’une voute » ; n° 4 : « au bout de cet escalier avons trouvé une porte dont il faut réparer les jambages et le seuil et y faire une fermature à neuf garnie de la ferrure nécessaire » ; n° 5 : « par cette porte nous avons observé qu’il est nécessaire de réparer le tuille à canal qui est sur le comble de la tour ».
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2022
155Les aménagements dans la tour étaient sensiblement les mêmes qu’à l’heure actuelle, reprenant en grande partie la disposition médiévale. Seules les portes au nord-ouest et au sud-ouest de la salle basse, actuellement obturées étaient encore ouvertes. Elles permettaient d’accéder depuis la salle des meules à la chaussée côté nord-ouest et probablement à la carrassière côté sud-ouest.
156Le sol de cet espace entre la tour nord et le moulin sud, coursier à l’heure actuelle voûté et recouvert par les étages de la minoterie, était visiblement maçonné de pierres et de poutres, afin d’éviter que la base des deux bâtiments ne soit sapée par le passage de l’eau. Il est d’ailleurs probable que le terme de « glassis » utilisé pour qualifier cette zone, mais aussi le canal qui alimentait la roue verticale de la tour ait signifié « bief ou coursier », mais qu’il était désigné ainsi car le sol était pavé de blocs de pierre de taille, à la façon d’un glacis de fortification.
- 162 Le terme de roue ou roue verticale n’est pas employé dans le texte mais il est fait mention de « l’ (...)
157La roue verticale162 adossée au mur nord-ouest de la tour était par ailleurs encore en activité. Le plancher qui était placé au-dessus de la corniche de la salle basse, dont les empochements très rapprochés sont visibles à l’heure actuelle, n’existait apparemment plus au XVIIIe siècle car les inspecteurs ne parlent ici que de la voûte. Cet espace de stockage était vraisemblablement submergé assez régulièrement lors des crues et ce niveau avait dû être démonté anciennement.
158Il semblerait que le plancher de la salle haute de l’usine nord ait également été démonté durant la période moderne. Il n’est plus mentionné dans cette visite de 1753. Une des petites portes que l’on observe actuellement au nord-est et au nord-ouest de cette salle, laquelle devait initialement permettre d’accéder à la coursive extérieure avait été partiellement obturée et « dans l’épaisseur du mur » un « cabinet [avait été] aménagé ».
- 163 B.N.F., département Estampes et photographies, H11851-852 [RESERVE B-7-Ft 5].
159Sur la terrasse, deux éléments retiennent l’attention : en premier lieu, il est question d’un « tuille à canal qui est sur le comble de la tour », indiquant qu’à cette époque, un toit garni de tuiles canal devait couronner le moulin nord. Impossible de préciser s’il s’agissait d’un toit à deux pentes principales et deux petits pans pour la couverture des becs comme on peut apercevoir pour le moulin du roi (Carcassonne) sur une illustration de 1462163 (fig. 28) ou bien d’un toit quasiment plat couvert de tuiles. Aucun ancrage de poutre n’est actuellement apparent sur les murs latéraux de la terrasse, mais la partie supérieure des créneaux a été partiellement détruite.
Fig. 28
Carcassonne (Aude), moulin du Roi ; vue détaillée de l’édifice. Extrait de : La Cité et le Bourg de Carcassonne. Estampe, année 1462.
©B.N. n° 5074. VAII T1 H111 B51-852
160Le moulin sud devait être plus exigu que la minoterie actuelle. On observe à la base du mur nord-est de cette dernière un coup de sabre qui correspond probablement à l’ancien angle est de l’édifice. Les côtés amont et aval de cette usine étaient donc plus courts alors. L’édifice devait quant à lui mesurer la même longueur que la minoterie actuelle, pour des dimensions totales d’environ 7.50 m (NO/SE) par 10.85 m (NE/SO) contre 13.65 m (NO/SE) par 10.85 m (NE/SO) à l’heure actuelle.
161Le rez-de-chaussée est décrit comme étant « un massif de maçonnerie n’ayant qu’un épanchoir pour conduire l’eau aux mules ». La disposition était donc sans doute assez similaire à l’actuel : un large coursier occupait le sous-sol du moulin et on distingue encore les vestiges de deux roues à cuve à l’extrémité aval de ce dernier.
- 164 AD Aude, G. 4. « […] le plancher qui est au dessus [des meules][…] »
- 165 Ibid. « […] « […] rembrayer au besoin sera ledit mur jusques sous l’arceau des mulles […] ». À prox (...)
- 166 Ibid. « […] sous les deux arceaux vers ladite sortie des eaux […] »
162Le canal pénètre dans le bâtiment via une ouverture voûtée basse percée dans le mur sud-ouest et en ressort de la même façon côté nord-est. De nos jours, ce bief est voûté côté amont sur les 2/3 de sa longueur. On y distingue deux mises en œuvre différentes : l’une constituée de blocs de grès qui couvre seulement l’ouverture dans l’épaisseur du mur sud-ouest et une autre d’environ 3 m de longueur en blocs de tuf et quelques blocs de grès. En 1753, ce canal n’était pas voûté à l’intérieur de l’usine sud mais recouvert d’un plancher164. Les meules se trouvaient sans doute sur une voûte, disposition très fréquente dans les moulins à roue horizontale languedociens165. La fuite des eaux devait s’effectuer via deux ouvertures sur arc dans le mur nord-est166. Cet élément a dû être modifié ultérieurement car une seule ouverture à arc en anse de panier est visible à l’heure actuelle.
163Le procès-verbal ne donne aucune information sur les roues de ce moulin sud. Il s’agissait assurément de roues horizontales (rodets) car il n’y a pas suffisamment de place pour loger deux roues verticales et leur mécanisme à l’intérieur même du coursier.
- 167 Lors de son étude, F. Lombardi-Peissel a pu repérer un massif de maçonnerie contre l’angle ouest de (...)
164Seul un des petits massifs de maçonnerie extérieurs, visibles à la base de l’usine sud sur les cartes postales anciennes et jusqu’aux années 1980167, n’a pas encore été recouvert par les limons. Son assise supérieure est encore visible, constituée de gros blocs de pierre de taille. Certains, très longs, sont manifestement remployés. Une large agrafe en fer en U renversé est scellée sur le sommet du parement nord. Elle dépasse de ce dernier d’environ 10 cm, laissant un espace vide pour glisser une grande planche. Son pendant est visible côté usine nord, sur le seuil de la porte de la salle basse. Toutes les deux devaient servir d’ancrage à une planche formant un petit pont entre la rive et l’usine nord, comme visible sur une carte postale vers 1900 (fig. 29).
Fig. 29
Canet (Hérault), moulin de Canet ; carte postale du début du XXe siècle (oblitérée en 1907) donnant une vue générale du moulin depuis le nord-est.
Collection S. Durand. © Édition G.P
165Le premier étage de l’usine sud était divisé en trois pièces lors de la visite de 1753. Ce niveau servait de logement pour le meunier. On serait tentés de le relier à la « maison » dont il est question dans les descriptions de 1334 et 1547. L’accès à cet étage se faisait par deux portes. L’une, à l’extrémité sud-ouest du mur sud-est était desservie par un escalier extérieur adossé à la façade principale du bâtiment.
166Peu de détails sont donnés sur les appartements du meunier. Ils étaient apparemment divisés en 3 pièces. La porte sud, à laquelle on accédait côté sud par un escalier doté d’un palier extérieur, devait déboucher sur la plus grande d’entre elles. Cette dernière disposait d’une cheminée, ainsi que de deux « cabinets en plâtre ».
167Les deux autres pièces devaient occuper la moitié nord-est de l’étage, sans plus de précisions. Elles consistaient peut-être en une chambre et éventuellement un débarras, voire deux chambres ? Il existait par ailleurs une seconde ouverture à l’extrémité nord-est du mur nord-ouest. Elle faisait face à la grande porte de la salle haute de l’usine nord.
168Un pont en bois porté par deux grosses poutres permettait de relier les deux bâtiments. Ce dernier était en pente nord/sud : le 1er étage de l’usine nord était vraisemblablement plus haut que celui de l’usine sud du fait de l’importante hauteur sous voûte de sa salle basse. Le procès-verbal précise qu’il conviendra de clouer des liteaux à plat sur le tablier pour assurer une bonne adhérence sur cette surface pentue.
- 168 Vraisemblablement des tuiles courbes.
169En dernier lieu, notons que ce moulin sud était couvert par un toit à double pente mais le type de couverture168 n’est pas détaillé.
170Une écurie et un four placés dans un bâtiment sur la rive sont également mentionnés, confirmant ainsi les citations de 1547 et 1690.
171L’estimation pour les travaux préconisés lors de la visite de 1753 a atteint en définitive le montant considérable de 10 598 livres, soit l’équivalent de 5 ans et demi de loyer de l’afferme signée en 1752169.
172La grande majorité comprend les réparations de la chaussée (8 462 livres), réaffirmant, si besoin était, le coût et la fréquence des gros travaux de remontage de cette dernière. La description des éléments constitutifs de la payssière est également particulièrement intéressante, mais l’étude détaillée du bâti de cet élément restera à mener. Des sondages archéologiques au niveau du tronçon encore quasiment intact apporteraient à coup sûr des informations inédites sur cette architecture hybride maçonnerie/pierre brute/charpente de pieux et poutres. Les prélèvements dendrochronologiques réalisés sur quelques pièces de bois subsistant dans la partie la plus endommagée de la chaussée ont, pour l’heure, fourni un précieux jalon chronologique (infra).
- 170 AD Aude, 1 Q 376.
- 171 AD Aude, 3 E 11677, f°506.
- 172 AD Aude, 3 Q 18/48 f°195v.-196r.
173Nous n’aurons pas plus le loisir de détailler ici l’histoire contemporaine du moulin de Canet, qui fera l’objet d’une publication postérieure. On en retiendra seulement que, comme tout bien appartenant au clergé, il a été vendu à la Révolution. Un groupement de meuniers l’a acquis en 1791170, sans doute pour s’assurer un approvisionnement en farine de qualité et à prix fixe. Le moulin est rapidement revendu à des bourgeois (dès 1797171 puis 1807172) et a fonctionné au ralenti jusqu’en 1859. La famille Barthès de Roubia va alors agrandir l’usine sud et moderniser l’ensemble pour créer une minoterie.
174Les descendants de cette lignée demeureront propriétaires de l’usine jusqu’au début du XXe siècle. Un des meuniers, Louis Armengaud, va ensuite racheter la minoterie en 1927. La transaction ne lui a probablement pas été profitable car l’usine a pris feu un an après, en novembre 1928.
175Un concurrent important, Louis Ponrouch du moulin de Saint-Nazaire, distant de quelques kilomètres seulement, rachète la minoterie et sa clientèle pour peu cher l’année suivante. Il n’a jamais remis le moulin en service et ce dernier n’a depuis bénéficié d’aucun travail de rénovation ou de consolidation. L’usine possédait 5 paires de meules mues par des roues à cuve à la fin du XIXe siècle, toutes placées dans la minoterie sud ; avant d’être équipée de cylindres et de plansichters durant ses quatre dernières décennies de fonctionnement (fig. 30).
Fig. 30
Carte de visite du début du XXe siècle de P. Darbon de Lézignan-Corbières, représentant la minoterie Marc Boyer.
Collection S. Durand © Lithographie de F. Laffont, Narbonne
- 173 Probablement une turbine de basse chute type turbine Kaplan.
- 174 A.D.A : 3E19360, acte n° 341.
176Le meunier locataire en 1894 avait même projeté d’installer une turbine173 pour remplacer 3 des 5 roues à cuve174. Aucun aménagement subsistant encore à l’heure actuelle ne permet de dire si cette dernière a bel et bien été mise en place. Si tel était le cas, la turbine aura été installée dans le coursier central de l’usine sud car le bief entre les deux usines est encore occupé par deux roues à cuve (fig. 31 et 32).
Fig. 31
Canet (Aude), moulin de Canet, vue générale de la maçonnerie supérieure des deux roues à cuve implantées dans le coursier central, depuis le nord-est.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2019
Fig. 32
Canet (Aude), moulin de Canet, vue de détail de la dernière roue horizontale en acier conservée de la minoterie, dans son bâti en cuve. L’alimentation (au-dessus sur le cliché) était tangentielle.
© S. Durand, Géoptère archéologie, 2019
177Les dernières paires de meules en silice datant de la fin du XIXe siècle ont été laissées à leur emplacement d’origine après l’installation du mécanisme à cylindres et elles étaient encore toutes en place en 2015. Le propriétaire actuel a depuis démonté les 3 paires placées le plus au sud-ouest, qui avaient été fortement altérées par l’incendie de 1928 (pierre rubéfiée en surface et partiellement éclatée).
178La chaussée ou payssière du moulin de Canet est un barrage submersible d’environ 70 m de longueur qui aurait donc été édifiée pour la première fois dans les années 1230 comme le suggère le texte de 1236 (supra). Les affouillements contemporains ont révélé son armature composée d’une véritable charpente de grosses poutres horizontales et de rangées de pieux verticaux. Le tout était rempli de pierres pour former un bloc solide, puis entouré de murs maçonnés. Les travaux devaient coûter particulièrement cher en raison de la mise en place des batardeaux et de l’intervention de plusieurs corps de métier (maçons, charpentiers, carriers…). La position même de la chaussée, quasiment perpendiculaire au flux de l’eau, devait en outre la rendre particulièrement vulnérable lors de crues.
179La partie centrale de cet ouvrage a été volontairement détruite dans les années 1950, à la demande de propriétaires riverains qui estimaient que sa présence accentuait l’érosion des berges en aval. Paradoxalement, les photos aériennes anciennes175 prouvent, qu’au contraire, la rive côté Paraza a été rognée de près de 50 m de largeur depuis lors… Quoi qu’il en soit, alors que des rangées de pieux étaient encore visibles à cet emplacement dans les années 1980, il ne subsiste à l’heure actuelle que quelques pieux de la rangée amont ainsi que quatre grandes sablières horizontales formant le fond de la chaussée.
180Des prélèvements dendrochronologiques ont été réalisés le 14 septembre 2017 à la tarière de Pressler sur douze pièces de bois, six implantées à proximité de la rive droite et les autres en rive gauche (pieux) (fig. 33). L’examen au microscope optique des caractères anatomiques visibles sur coupes minces selon les plans radial, tangentiel et transversal, mené sur consultation des atlas d’anatomie du bois (Jacquiot et al. (1973 ; Schweingruber 1978, 1990), a mis en évidence l’utilisation majoritaire du sapin (Abies alba Mill.) sur neuf pièces, et l’emploi moindre du chêne caducifolié (Quercus sp.) sur trois pièces. Parmi les 12 sections transversales recueillies, aucun synchronisme inter-pièce satisfaisant n’a été obtenu. Toutes les chronologies individuelles ont alors été comparées à un ensemble de chronologies de référence et moyennes du sapin, réalisées sur d’autres sites audois (Guibal, non publié). Il en ressort que la chronologie individuelle CA06 synchronise de façon répliquée sur la période 1347-1469 avec les chronologies moyennes de deux sites de Lagrasse (Presbytère ; t = 6.38 ; maison Sibra : 7.60), et d’une maison à plafond peint située rue de Verdun à Carcassonne (4.25). Toutes ces corrélations sont confirmées par une bonne concordance visuelle des courbes des variations interannuelles des épaisseurs des cernes (fig. 34).
Fig. 33
Tableau récapitulatif des prélèvements dendrochronologiques effectués sur les pièces de bois de la chaussée.
© F. Guibal, I.M.B.E., 2018
Fig. 34
Synchronisation graphique de la chronologie moyenne de l’échantillon CA06moy. (pièce de bois de la chaussée du moulin de Canet) et de la chronologie moyenne de site de la Maison Sibra à Lagrasse (Aude) (chronologies standardisées).
© F. Guibal, I.M.B.E., 2018
181Compte tenu que, chez le sapin, les cernes périphériques de l’aubier ne se distinguent pas des cernes internes du duramen, et vu que la datation dendrochronologique ne porte ici que sur une seule pièce, la prudence doit être de mise pour avancer une période d’abattage, aussi est-il recommandé de considérer la date de formation du dernier cerne daté comme un terminus post quem : le sapin d’où provient cette pièce de bois a été abattu quelques années après 1469.
182Le moulin de Canet se compose de deux ensembles distincts édifiés côte à côte (fig. 39) :
-
- 176 Canal de fuite dans l’alignement de 3,80 m de largeur.
L’usine nord correspond à un grand bâtiment hexagonal de forme oblongue d’environ 200 m² au sol, implanté nord-est/sud-ouest à 15 m de la rive droite de l’Aude. Au nord, il est séparé d’un massif maçonné (extrémité de la chaussée) par un coursier de 1.85 m de large176 dans lequel devait être placée une roue verticale.
-
L’usine sud, d’environ 150 m² au sol, est implantée sur la rive droite et séparée de l’usine nord par une carrassière de 3 m de large, autrefois un coursier alimentant une seconde roue verticale. Ces deux ensembles ont été réunis à l’époque contemporaine par les maçonneries de la minoterie, détruite par l’incendie de 1928.
183Cet ensemble est assis en plaine, sur une vaste nappe d’alluvions composée de limons, sables et graviers (noté Fz). Il n’existe donc aucun banc de pierre exploitable à proximité, obligeant les bâtisseurs à importer la totalité des matériaux de construction.
184L’examen de la construction révèle quatre types différents de pierres dans ces constructions et a permis de localiser leur provenance (fig. 35) :
Fig. 35
Essai de localisation des carrières de matériaux.
© fond de plan : Infoterre BRGM H de la Boisse ; interprétation : Pierres et Monuments ; DAO : F. Loppe, 2022
-
Type 1 (fig. 36). Un calcaire fournissant des moellons aux cassures conchoïdales de couleur gris clair, vraisemblablement extrait d’un petit affleurement localisé calcaro-dolomitique du Lias (Hettangien-Sinémurien), au sud du village de Roubia, sur la rive gauche de l’Aude, à seulement 200 m de son lit et à 3,8 km en amont du moulin (noté I1-4).
-
Type 2 (fig. 36). Un grès aux tons gris foncé, plus rarement jaune ou rouge (oxydes de fer), provenant d’un banc localisé de molasse de Carcassonne composé de conglomérats, grès, et marnes gréseuses fluviatiles (Cuisien-Bartonien) des Unités de Montbrun, Tourouzelle, Argens (noté e4-6). Ces éléments sont notamment concentrés sur une nappe ovoïde d’environ 200 m de diamètre autour de la tour médiévale de Montrabech, à seulement 140 m au sud de l’Aude (rive droite), et à environ 4,2 km à l’ouest du moulin de Canet.
Fig. 36
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue détaillée du parement extérieur de la partie haute du mur MR3. Moellons de calcaire dolomitique de couleur gris clair (type 1) et de marne gréseuse gris foncé (type 2).
© S. Durand, Géoptère archéologie, 5/04/2019
-
Type 3 (fig. 37). Un calcaire jaune à grain fin provenant de nappes de calcaires et marnes lacustres et lagunaires (Miocène moyen) implantées à 1,5 km au sud du cours de l’Aude, et à 4,6 km au sud-ouest du moulin (noté m2b).
Fig. 37
Canet (Aude), moulin de Canet ; vue plongeante sur les dernières marches de la cage d’escalier ESC3 permettant d’accéder à la terrasse supérieure (niveau 3). Degrés réalisés en calcaire lacustre (type 3).
© F. Loppe, ALC archéologie, 3/09/2022
-
Type 4 (fig. 38). Un calcaire jaune-ocre à la surface irrégulière trouée en raison de la présence de nombreux fossiles. Contrairement aux précédents, ce gisement se trouverait à l’est, au niveau d’une nappe de colluvions peu épaisse sur la molasse marine du Miocène (noté m2a), sur laquelle est assis le village de Raissac d’Aude, à 2,8 km du moulin.
Fig. 38
Canet (Aude), moulin de Canet ; tourelle d’escalier ESC3. Vue détaillée du parement extérieur du mur MR8. Pierres de calcaire marin, (type 4, en bas et formant la chaîne d’angle).
© F. Loppe, ALC archéologie, 3/09/2022
- 177 MESQUI 1991, p. 25.
- 178 CHAPELOT 2005, p. 154 ; HOCQUET 1995.
- 179 On estime généralement qu’un char à quatre roues peut emporter 2,5 tonnes de charge utile (POLGE 19 (...)
185La présence des deux premiers gisements en amont du moulin et à une très faible distance de l’Aude soulève la question du transport. Malheureusement, les documents médiévaux sur la navigabilité de l’Aude font pour l’instant défaut pour savoir si des bateaux peuvent y convoyer des pierres comme sur la Loire177 ou la Charente à la même époque, fleuve où on a notamment retrouvé l’épave d’Orlac (XIe siècle), grand chaland monoxyle de 15 m de long capable d’emporter jusqu’à 8 tonnes de fret (sel, vin, pierres) pour seulement 0,45 m de tirant d’eau178 . On peut donc raisonnablement se demander si le convoyage des pierres de type 1 et 2 jusqu’au moulin de Canet aurait pu être réalisé par ce moyen, ou du moins par des barges ou des radeaux capables d’emporter un poids bien plus important que des chars à bœufs179, et ce d’autant que la distance à parcourir est faible (5 km par voie fluviale) et la rupture de charge pratiquement nulle.
186Quoi qu’il en soit, l’édification du moulin de Canet fut assurément une entreprise difficile et onéreuse, comme pour toute construction de cette ampleur et de cette qualité. Elle a été encore complexifiée par la nécessité de bâtir dans le lit de la rivière, opération requérant d’importants moyens humains et techniques (batardeaux, pieux de fondations, etc.).
187Par ailleurs, les deux usines n’ont pas connu le même destin, et ne sont pas dans le même état de conservation : l’usine nord n’a pratiquement subi aucune modification depuis son édification, essentiellement parce qu’elle a résisté à toutes les crues. Elle montre une construction régulière organisée en phases successives linéaires horizontales, entrecoupées d’arrêts de chantier, qui aurait pu s’étaler sur une période de plusieurs dizaines d’années. L’usine sud en revanche, moins solide, a dû bénéficier au fil des siècles de nombreuses reconstructions après des dégâts dus aux crues, aboutissant à un édifice hétérogène aujourd’hui très ruiné.
188Cette construction d’une qualité exceptionnelle résiste depuis près de 800 ans à tous les caprices de la nature et en particulier aux crues de l’Aude.
189Haute d’environ 22 m, elle est pourvue à l’ouest d’un éperon face au courant (murs MR5 (L : 7.40m) et MR6 (L : 7.90m)) ayant son pendant côté oriental (murs MR3 et MR4). Le corps principal est encadré par deux murs rectilignes MR2 (nord) et MR1 (sud) de 14 m de long.
- 180 Le choix de cette technique d’échafaudage avait-elle pour but d’éviter l’intrusion des flots impétu (...)
190Cet ensemble bâti de grandes dimensions (L x l : 25 x 9,85 m) se compose de trois niveaux superposés, dont deux voûtés (fig. 39, 40 et 41) : une salle basse accueillant autrefois les meules et leurs mécanismes sous un plancher, une salle haute vraisemblablement destinée au stockage des sacs de farine, et une plateforme auparavant crénelée servant de niveau défensif, à laquelle on accède par un escalier aménagé dans l’éperon ouest. La construction ne comporte aucun trou de boulin, laissant penser à l’utilisation d’échafaudages accolés à deux rangs de perches pour l’ensemble des phases (BAUD et al. 1996, p. 18, 19). D’ailleurs, si l’on en juge par les nombreux clichés des moulins à eau régionaux, il semble s’agir là du procédé quasi-exclusivement retenu pour édifier ces constructions180.
Fig. 39
Canet (Aude), moulin de Canet ; plan général du niveau 1.
© relevé : S. Durand, Géoptère archéologie, compléments DAO : F. Loppe, ALC archéologie, 2022
Fig. 40
Canet (Aude), moulin de Canet ; plan général du niveau 2.
© relevé : S. Durand, Géoptère archéologie, compléments DAO : F. Loppe, ALC archéologie, 2022
Fig. 41
Canet (Aude), moulin de Canet ; plan général du niveau 3.
© relevé : S. Durand, Géoptère archéologie, compléments DAO : F. Loppe, ALC archéologie, 2022
191L’étude a permis de mettre en évidence six phases de construction entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine, chacune divisée en sous-phases (annexe 2).
- 181 PHALIP 1992, p. 69, 70.
- 182 Ibid., p. 72.
192Les phases I et II de l’usine nord montrent des caractères homogènes : portes en plein cintre et à linteaux (simples ou en bâtière), jours à fente droite et ébrasement unique, escalier en gaine dans l’épaisseur des murs, voûte en berceau/en carène. Ces éléments sont à rapprocher des observations réalisées sur le moulin de la Tour ou de Plancameil (Saint-Guilhem-le Désert, Hérault), édifié dans le dernier tiers du XIIe siècle, puis restauré et fortifié à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle181. Toutefois, à Canet, la présence concomitante d’arcatures brisées dans les murs MR1 et MR2 (ARC1 à ARC6), le petit et moyen appareil de grès soigneusement ajusté, et la corniche en quart-de-rond incitent à envisager une période postérieure. D’ailleurs, pour le moulin de Roquemengarde, « la présence d’arcs pour raidir les maçonneries, tant pour les tours que pour les courtines, est caractéristique des constructions castrales du second tiers du XIIIe siècle (Coucy-le-Château, 1225/1242 ; Najac, 1253 ; Alleuze, 1250, Angers, 1230-1240 ; Coudray-Salbart, Aigues-Mortes…)182 ».
- 183 LARPIN, MAZERAN, 2007.
- 184 GARRIGOU-GRANDCHAMP, GRUBERT, SCELLÈS, 1990, p. 126, 129, fig. 29.
193En effet, la coexistence contemporaine d’arcs en plein cintre (POR1, POR2), d’arcs brisés (ARC1 à ARC6) et d’arcs surbaissés (arrière-voussure POR2) est un phénomène observé dans la région pour le XIIIe siècle, comme à Villemagne-l’Argentière dans l’Hérault183. La présence d’un escalier pris dans l’épaisseur des murs couverts par des dalles peut aussi se constater sur des constructions des XIIIe et XIVe siècles, par exemple dans une maison de Puylaroque184 (Tarn-et-Garonne).
194Les phases I et II du moulin seraient donc vraisemblablement attribuables aux environs des années 1230, le terminus étant donné, au moins pour la phase I, par la mention de 1236, laquelle suppose à tout le moins un moulin en partie édifié, et peut-être en activité (supra). On ne sait cependant si ce document fait référence à l’usine nord ou à l’usine sud, voire aux deux édifices.
- 185 BAYROU et al. 2000, p. 143, fig. 83.
- 186 BAYROU 1988, p. 109.
- 187 GARRIGOU-GRANDCHAMP, GRUBERT, SCELLÈS, 1990, p. 124, fig. 22.
195La phase III reprend globalement les caractères architecturaux des phases I et II, à quelques nuances près : une voûte en berceau brisé reposant sur des arcs doubleaux et une ouverture POR9 dont le linteau s’appuie sur des coussinets en quart-de-rond, comme on peut l’observer par exemple au milieu du XIIIe siècle sur les forteresses royales de Peyrepertuse185 ou Puilaurens186, dans l’Aude. Par ailleurs, le style du culot sculpté zoomorphe renvoie à des exemples connus d’animaux fantastiques, comme les harpies d’une cheminée d’une maison de Puylaroque, datée des XIIIe-XIVe siècles, et dont le style est proche187. Cette phase de chantier peut donc vraisemblablement être datée du milieu ou de la seconde moitié du XIIIe siècle.
196Durant cette phase IV-A l’amélioration des dispositifs de défense active (hourd partiel dans le mur MR5f, archères à étrier) et la mise en place de l’escalier en vis ESC3 peuvent être rapprochés d’autres édifices :
-
Le moulin de Bessan (Hérault), daté avec son binôme de l’usine ouest de la seconde moitié du XIIIe siècle188.
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- 189 « Sur l’élévation ouest, des lauzes (traces de toit ?) s’intercalent entre l’arase de la partie moe (...)
La condamnation des archères à étrier A11 à A14 de la façade nord témoigne de la modification d’un projet originel, comme on peut le voir sur la courtine et l’élévation occidentales de l’ancien logis du château de Najac (Aveyron), datées des environs du milieu du XIIIe siècle189.
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- 190 GARDEL, LOPPE 2022, p. 239-241.
Une récente étude sur les quatre châteaux de Lastours (Aude) permet de situer l’apparition de l’escalier en vis et des archères à étrier sur deux des forteresses (Tour Régine et Quertinheux) dans les années 1255-1259190, soit peu après le milieu du XIIIe siècle.
197Ainsi, comme le suggère L. Bayrou, il semble donc possible d’attribuer les modifications de cette phase IV-A à la seconde moitié ou à la fin du XIIIe siècle, voire au début du XIVe siècle191.
198Durant la phase V, un pigeonnier est aménagé au sommet de la tourelle d’escalier puis, à l’époque contemporaine (phase VII-B) quelques modifications mineures sont réalisées en lien avec l’installation de la minoterie.
199Cette construction édifiée sur la rive droite de l’Aude n’est séparée de l’usine nord que par l’étroit espace de la carrassière (3.65 m).
200Elle conserve d’intéressants vestiges circonscrits dans un espace de 11,2 x 13,7 m (153 m²) que d’anciennes cartes postales permettent d’entrevoir partiellement quelques années avant l’incendie de 1928.
201Par ailleurs, grâce aux informations fournies par la visite de 1753 (supra) et aux maçonneries subsistantes, on peut avoir une idée relativement précise des dispositions antérieures à l’époque contemporaine.
202Des vestiges médiévaux seraient conservés au niveau des bases (phases I-A) mais la plupart des maçonneries visibles semblent attribuables à la fin de cette période (phase V) et aux époques moderne (phase VI) et contemporaine (phase VII ; annexe 2).
203Le moulin de Canet est un exemple particulièrement monumental des moulins médiévaux fortifiés languedociens mais reste par ailleurs une usine meunière tout à fait dans la norme. Il s’inscrit visiblement dans une campagne massive de construction d’édifices au plan barlong à éperon, centrée sur un intervalle de temps assez court (100 à 150 ans, entre la toute fin du XIIe siècle et la fin du XIIIe ou le tout début du XIVe siècle) et dans un contexte géographique et morphologique bien précis.
204Les éléments à notre disposition sont assez minces pour éclairer l’ensemble des causes de l’apparition de ce type d’édifices – qui d’ailleurs ne sont quasiment jamais explicitées dans les documents historiques - mais plusieurs critères ont visiblement été déterminants.
- 192 Par exemple la grange de Fontcaude à Ouveillan (Aude) ou celle de Gaussan à Bizanet (Aude), dépenda (...)
205La première moitié du XIIIe siècle paraît avoir été une période très prospère en Languedoc, avec un optimum climatique, de bons rendements agricoles et un bon maillage « industriel » (moulins à farine, martinets, foulons…) des principaux cours d’eau. Les terroirs sont alors exploités de façon quasi intensive et devaient générer d’importants excédents alimentaires notamment captés par les divers prélèvements seigneuriaux. La construction de grands moulins dotés de vastes salles pouvant faire office de greniers comme à Canet aurait alors permis une certaine centralisation des récoltes par l’administration seigneuriale (l’archevêque dans notre cas). Ces moulins sont d’ailleurs contemporains de vastes granges cisterciennes fortifiées régionales192, avec lesquelles ils partagent une partie de leur vocabulaire architectural.
- 193 Quelques propriétaires seulement dans la moyenne et basse vallée : chapitre Saint-Just et domaine d (...)
- 194 Souvent avant même la Croisade contre les albigeois.
206Sur le fleuve Aude, la quasi-totalité de ces usines fortifiées était par ailleurs possédée par des seigneurs ecclésiastiques durant le plein Moyen Âge193 et les quelques édifices initialement bâtis par des alleutiers ou des seigneurs laïques ont rapidement été légués par ces derniers à des religieux194. Ces moulins/greniers leur étaient d’autant plus utiles pour stocker et transformer les grains issus des dîmes.
207La construction du moulin de Canet semble avoir été enclenchée durant les années 1220/1230. Avec la Croisade, le contexte régional est de plus en plus troublé. On peut d’ailleurs supposer que les seigneuries ecclésiastiques aient été fréquemment la cible de razzias de la part des seigneurs faydits ou de leurs proches. La fin de la décennie 1210 et le début des années 1220 constituent en effet un temps mort de la Croisade où la mainmise des seigneurs du nord de la France sur le Languedoc s’atténue temporairement. Durant cette période, le légat du pape Arnaud Amaury occupe le siège archiépiscopal de Narbonne. Son implication dans la première phase de la Croisade, notamment au massacre de Béziers en 1209, lui ont certainement valu une grande hostilité de la part d’une partie de la population locale. Ce prélat aurait ainsi eu bien des raisons de commanditer l’édification du moulin de Canet : mettre en sécurité les céréales qu’il prélevait sur la baylie de Canet soumises à ces incursions mais aussi réaffirmer la prospérité de son domaine et sa puissance propre. Pierre Amiel, son successeur, pourrait également avoir eu l’initiative de la construction. L’étude architecturale a quoi qu’il en soit révélé que le chantier s’était échelonné sur plusieurs années voire plusieurs décennies, avec un seul niveau prévu dans un premier temps. Plusieurs archevêques successifs ont ainsi porté et étoffé ce projet.
- 195 Narbonne est notamment attaquée et en partie incendiée entre les 8 et 10 novembre 1355 (CAILLE 2009 (...)
208La fourchette chronologique globale de mise en place des moulins fortifiés languedociens est ponctuée d’autres épisodes de troubles. Entre la croisade contre les Albigeois et la fin de la guerre de Cent Ans (1453), la région est notamment menacée par les incursions des compagnies de routiers enrôlées par le Prince Noir qui sévissent dans les plaines de la rive gauche l’Aude195 et vers Béziers. Souvent isolés, les moulins nécessitent une protection renforcée, car attirant immanquablement les troupes à la recherche de vivres. La défense de cet outil de production et de ses réserves de grain et de farine est ainsi essentielle à la seigneurie ou aux villageois.
- 196 ARMENGAUD, RIVALS 1992 ; BELMONT 2016, p. 672, 673.
209D’ailleurs, pendant la guerre de Cent Ans ou peu après, on fortifie également des moulins à vent en les mettant hors de portée de l’ennemi, au sommet des tours du château ou de l’enceinte urbaine, comme dans la Drôme sur la tour de Crest en 1394, sur les tours d’Avar et du Connétable de la cité de Carcassonne en 1462, ou en Dauphiné aux XVe-XVIe siècles (Vassieux-en-Vercors196).
- 197 BELMONT 2016, p. 672.
210Le moulin à blé est, en effet, un objectif militaire de première importance, dont la destruction peut affamer très rapidement l’ennemi pour l’obliger à se rendre : « en l’incendiant ou même simplement en brisant ses meules d’un coup de masse, une armée ennemie pouvait priver toute une communauté de son pain quotidien » car « à une époque où la consommation de miches et de couronnes atteignait un kilo à un kilo et demi par jour et par personne, on mesure l’impact qu’une telle destruction pouvait avoir après quelques jours de siège197 »
- 198 Notamment les échauguettes au sommet des avant-becs sur les moulins de Bessan ou une des tours des (...)
- 199 Même si ce terme de « beau » est fréquemment utilisé dans le Livre Vert, comme si les rédacteurs av (...)
211La monumentalité d’un grand nombre de moulins fortifiés languedociens et l’abondance d’éléments défensifs parfois plus ostentatoires que véritablement fonctionnels198 sous-entend également une volonté très nette d’affirmation du pouvoir (souvent seigneurial) de leurs commanditaires. À Canet, édifice plutôt « sobre » du corpus, cette surenchère de moyens est soulignée par l’ampleur du bâtiment et la superposition de ses deux salles voûtées. Un pigeonnier culminant à plus de 20 m au-dessus du fleuve, symbole typique des prérogatives seigneuriales, a également été ajouté au sommet. L’aspect très ostentatoire d’une telle installation restait d’ailleurs flagrant un siècle après la construction : le Livre Vert de l’archevêque soulignait ainsi le fait que le moulin de Canet était « très beau » non pas qu’il était fortifié, ou rentable199…
- 200 Avec, comme à Canet, des avant-becs pleins, tout au moins dotés de maçonneries épaisses de plusieur (...)
212Le plan des moulins à éperon languedociens médiévaux découle apparemment d’un contexte géographique et politique bien particulier. La morphologie « en pile de pont » de ces usines est en effet induite par le besoin d’offrir le moins de prise possible à l’eau. Cette forme profilée, mais aussi l’épaisseur de leurs murs200 sont en effet d’excellents moyens de faire face à la puissance et la soudaineté des lames d’eau lors des crues des fleuves à régime méditerranéen. La répartition géographique de ces usines coïncide d’ailleurs exactement avec celle des grandes rivières ou fleuves languedociens au débit assez important et régulier, presque tous flottables mais non navigables, qui sont tous soumis aux épisodes méditerranéens.
213La présence sur plusieurs sites d’au moins deux édifices échelonnés perpendiculairement au lit du cours d’eau, se situant parfois très à l’intérieur du lit mineur, questionne. Certes ces bâtiments à éperons étaient très bien bâtis et robustes mais cela revenait à les exposer encore plus aux dégâts des flots. L’élaboration de ce plan pourrait alors avoir été dictée par une transposition littérale du plan des ponts médiévaux par les architectes de l’époque.
214La forme hexagonale rare du moulin de Canet comporte qui plus est un bec à l’amont mais aussi à l’aval, à l’instar de certaines piles de ponts, comme celles du Pont-Vieux à Carcassonne (première moitié XIVe siècle). Ce dispositif avait-il pour objectif de réduire les angles morts pour la défense tout en augmentant la superficie des salles, ou bien d’éviter les tourbillons d’affouillement des eaux à la sortie des deux coursiers, potentiellement dommageables pour la stabilité de l’édifice ?
- 201 S’agit-t-il du même type d’aérations que celles observées sur certains moulins de l’Hérault, comme (...)
215Deux autres exemples de moulins fortifiés aux plans comparables à celui de Canet peuvent être cités, tous deux sur l’Aude : celui de Sournies à Limoux, malheureusement très dénaturé aujourd’hui, et le moulin du Roi à Carcassonne, au pied de la pente nord de la Cité (fig. 28) : la célèbre estampe de 1462 représente en effet cette construction comme une haute tour à trois pans aveugles pourvue d’une toiture, sous laquelle on distingue des créneaux ou des aérations201. En tenant compte de la perspective, cet édifice aurait pu posséder un plan hexagonal proche, voire identique à celui de Canet. La disparité des maçonneries conservées au niveau de l’éperon du bec amont montre qu’il a subi de nombreuses réfections tout au long de son histoire, très vraisemblablement en raison des nombreuses crues auxquelles il a dû faire face. Toutefois, un vestige de parement à bossage encore en place laisse penser qu’il aurait pu être élevé sous le règne de Philippe le Hardi, à la fin du XIIIe siècle, en s’inspirant peut-être de celui de l’archevêque de Narbonne, distant seulement d’une quarantaine de kilomètres à l’est… (fig. 42).
Fig. 42
Carcassonne (Aude), moulin du roi, vestiges de l’éperon.
© S. Durand
216Un tel élément de comparaison nous donne pleinement conscience de la puissance et des réseaux de pouvoir dans lesquels les commanditaires de ces moulins à éperon s’inscrivaient. Le domaine des archevêques de Narbonne était, nous l’avons vu, l’un des plus étendus de France en ce début de XIIIe siècle. Ces derniers avaient ainsi les ressources pour engager des architectes particulièrement chevronnés, comme ce fut le cas pour les différents remaniements du palais archiépiscopal ou la construction de la cathédrale gothique de Narbonne. Ces maîtres d’œuvre auraient alors mis au point une morphologie et des solutions technologiques répondant parfaitement au contexte hydrologique local.
- 202 Moulin des Laures à Paulhan (Hérault), moulin de la Baume à Poulx (Gard), moulin de l’évêque à Sain (...)
217Il semblerait d’ailleurs que les plus vieux moulins à éperon languedociens connus ne possèdent pas ou peu d’éléments de fortification active202 ; que le but premier de leur plan était la robustesse et non la fortification. La volonté de transformer ces édifices en de véritables petits châteaux s’est cependant affirmée très vite et la courte évolution de ce type de construction a été accompagnée d’une multiplication et d’une sophistication sans cesse accrue des signes extérieurs de fortification.
218Ces moulins étaient tous dotés d’une chaussée submersible maçonnée (ou palsiera) barrant diagonalement toute la largeur du cours d’eau. Ce type d’alimentation en eau semble dérivé des chaussées de petits moulins implantées sur des rivières ou des ruisseaux à plus faible débit. Il permettait de faire converger tout le volume d’eau disponible vers le moulin en période d’étiage.
219La chaussée était cependant une structure particulièrement élaborée et onéreuse à entretenir. La complexité de son architecture (composée de bois, de pierre brute et de maçonnerie) et la difficulté à la mettre en œuvre en milieu humide devaient requérir des savoir-faire très spécialisés. Durant la période moderne, les travaux d’entretien de la chaussée de Canet ont par ailleurs été de plus en plus fréquents, probablement en raison d’une péjoration climatique. Cette configuration devait toutefois être la plus rentable sur les grands cours d’eau non navigables car les chaussées ont perduré jusqu’à la période contemporaine, avant d’être pour la plupart remplacées de nos jours par des barrages. Sur l’Aude, un certain nombre d’usines électriques actuelles sont d’ailleurs toujours alimentées par une paissière.
- 203 « La turbine permet d’obtenir par l’intermédiaire d’un mécanisme élémentaire un mouvement rotatif d (...)
- 204 « Un des avantages principaux de ce type d’installation est sa simplicité de construction et d’entr (...)
- 205 Essentiellement des moulins à farine, à tan, à plâtre…
- 206 Moulin de Bertrand à Argelliers et de Plancameil à Saint-Guilhem-le-désert.
- 207 Peu d’édifices de ce type sont malheureusement conservés. Ils accompagnent toujours un moulin tour. (...)
220La grande majorité des moulins à éperon médiévaux languedociens était équipée de roues verticales – généralement deux par bâtiment – placées à l’extérieur des grands côtés des édifices. Ce type d’entrainement, grâce à son arbre moteur horizontal, pouvait mettre en jeu des installations artisanales (foulons, martinets, …)203 contrairement au roues horizontales204, seulement employées pour des installations de mouture à meules205. Dans le cas des moulins étudiés dans cette contribution, principalement bladiers, c’est plutôt le plan qui semble avoir conditionné le type de roue. La roue horizontale devant obligatoirement être placée à l’intérieur d’un bâtiment – car les meules sont placées directement au-dessus – elle nécessite l’installation d’un coursier intérieur. Cela aurait impliqué ici de percer la base des éperons des moulins pour la prise d’eau de ces canaux et ainsi les affaiblir nettement. Cette configuration existe, mais seulement sur quelques moulins de la haute vallée de l’Hérault206, et semble se rapprocher de celle d’un autre type de moulins régionaux plus rares et plus difficiles à dater : les moulins submersibles207. Ceux-ci sont d’ailleurs souvent présents sur les mêmes sites.
- 208 C’était également peut-être le cas dans l’Aude, où le moulin fortifié de la Tour à Paziols (milieu (...)
- 209 PHALIP 1992, p. 94.
221Le moulin de Canet était vraisemblablement doté de deux ou trois roues verticales à l’origine. Durant la période moderne, une des roues verticales de l’usine nord a été démontée et supplantée par deux roues horizontales dans l’usine sud. La coexistence des roues verticales et horizontales sur un même moulin de plaine est un phénomène assurément rare208, puisque dans l’Hérault « toutes les usines subsistantes sont à roues verticales en situation de plaine dès le XIIe siècle209 », comme on peut notamment le voir sur le moulin de Roquemengarde (Saint-Pons de Mauchiens, Hérault).
222Pour les moulins médiévaux héraultais par exemple, la roue horizontale est plutôt réservée aux petits cours d’eau au débit irrégulier. La roue verticale équipait en revanche les usines de plaine, même si « la présence de moulins à roue horizontale pour quelques sites de plaine ne doit pas être occultée » (ibid., p. 94). Le département de l’Hérault n’aurait pour sa part « pas privilégié un système plutôt qu’un autre », puisqu’au XIXe siècle encore, « il existe autant de roues horizontales que de roues verticales210 ».
- 211 Il en est ainsi dans la proche région de causse du Minervois héraultais, où le moulin Haut de Miner (...)
- 212 La réalité du terrain étant bien sûr beaucoup plus nuancée, en témoigne l’exemple provençal : « La (...)
223Ces disparités tiendraient à des facteurs techniques, économiques et humains : les zones de montagne, souvent paysannes et alleutières, privilégient la roue horizontale. Celle-ci est parfois associée à des moulins intermittents à réservoir (resclause211), alors que la plaine et les seigneurs qui la contrôlent étaient bien plus favorables à la roue verticale, correspondant mieux aux objectifs d’une production intensive212.
- 213 Exemple du moulin de Castelnau d’Aude (Aude), possédant un très beau portail doté d’un linteau en a (...)
224Pour Canet, on est d’ailleurs probablement passé d’un moulin à trois roues verticales à une usine combinant les deux systèmes dès la fin du Moyen Âge. Si on manque malheureusement de données et de sites de référence pour la période moderne, il semblerait que, dès la fin du Moyen Âge, les moulins neufs soient implantés sur la berge et non dans la rivière. Ces constructions nouvelles (dont la configuration de l’usine sud pourrait témoigner) sont majoritairement dotées de roues horizontales213, placées à l’intérieur des bâtiments. C’est donc vraisemblablement la recherche d’une robustesse accrue des installations qui a justifié le passage d’un système à roues verticales vers une installation à roues horizontales ou mixte. Il s’agirait donc d’un ajustement en fonction de la morphologie des sites et non pas d’un retour en arrière technologique.
- 214 LOMBARDI 1985, p. 15.
225Ainsi, l’usine nord, fortifiée, possédait à l’origine deux roues verticales et trois niveaux, dont deux vastes salles voûtées redivisées par des planchers de stockage servant de greniers à blé214. La défense était essentiellement assurée par les archères de la salle haute et des fentes de tir à étrier sur la façade sud de la plateforme sommitale. L’usine sud, de plan rectangulaire, abritait deux jeux de meules à roue horizontale et – en tout cas au XVIIIe siècle – le logement du meunier.
- 215 Selon L. Bayrou « la datation d’une telle structure est délicate ; il est possible, cependant de la (...)
226Édifié dans le courant du XIIIe siècle215, le moulin de Canet est un édifice unique à plus d’un titre ayant fonctionné durant près de 700 ans avant d’être définitivement abandonné dans le premier tiers du XXe siècle à la suite d’un incendie.
227Le type des moulins à éperons languedociens et par extension celui des moulins fortifiés sur ce plan mériterait une étude beaucoup plus approfondie, dans la lignée du travail universitaire pionnier qui, dès 1985, avait mis en lumière le moulin de Canet et douze autres usines médiévales héraultaises216. Il semble être le reflet d’un contexte bien particulier – période de prospérité économique couplée à des troubles militaires, nette volonté de réaffirmation du pouvoir des seigneurs régionaux – qui expliquerait par ailleurs la brièveté de ce phénomène architectural et sa singularité par rapport aux moulins fortifiés d’autres régions. Il est toutefois légitime de se questionner sur la quasi-absence de moulins de la fin de la période médiévale ou de la période moderne sur les mêmes cours d’eau : s’agit-il véritablement d’une pause dans la création de nouvelles usines venant s’ajouter à un réseau déjà très dense qui répondait largement aux besoins d’une population décimée par la peste de 1348 ? Les édifices médiévaux étaient-ils tellement solides qu’il n’était pas nécessaire de les remplacer par des constructions plus récentes ? Ou bien la mise en œuvre des moulins postérieurs était plus fruste, de sorte qu’ils ont été quasiment tous détruits par les crues ?
228Le moulin de Canet est aujourd’hui un monument privé abandonné et menacé de disparaître, sinon du paysage, du moins de la mémoire des hommes, en raison de son isolement et de l’absence totale de mise en valeur patrimoniale et touristique.
229Ce travail espère ainsi avoir modestement contribué à la redécouverte de cet édifice qui recèle encore bien des secrets.