1Sur la bordure méridionale du Massif central, dans la Montagne noire, coule le Sor. Longue d’une soixantaine de kilomètres, cette rivière prend sa source dans la commune d’Arfons (Tarn), près du hameau des Escudiès, à 760 m d’altitude et vient grossir l’Agout en amont du pont de Vielmur-sur-Agout, à l’altitude de 160 m (fig. 1).
Fig. 1
Le Sor et son bassin versant. Infographie B. Pousthomis sur fond de carte extrait de : Direction Départementale des Territoires du Tarn, Plan de Prévention des Risques naturels prévisibles. Risque inondation sur le bassin versant du Sor. Note de présentation, août 2019, site internet https://www.communautesoragout.fr/data/medium-note.pdf, (consulté le 11 décembre 2020).
© Bernard Pousthomis, 2021.
- 1 Construction achevée en 1956 et première mise en eau en 1957.
- 2 Trois crues furent particulièrement ravageuses et exceptionnelles : 16 juin 1702, 23 mai 1910 et 3 (...)
- 3 PPRNP, p. 12.
2Son cours présente une dissymétrie bien marquée entre la Montagne noire, aux gorges entaillées et aux fortes pentes, et la plaine en aval de Durfort où il reçoit la majorité de ses affluents. En amont, son cours n’est pas très abondant mais, avant la construction du barrage des Cammazes qui a permis de le réguler1, il connaissait de brusques variations conduisant à une crue dévastatrice tous les 30 à 50 ans et à des crues de moindre intensité tous les 5 à 20 ans2. Le régime « pluvial océanique à composante méditerranéenne-montagnarde3 » en est la cause. Si l’influence océanique domine en raison d’un bassin versant orienté à l’ouest, la proximité de la mer (environ à 100 km à vol d’oiseau) confère une longue période de sècheresse durant l’été et surtout des évènements pluvieux parfois violents.
- 4 « Moulin bladier » : à blé.
« Moulin foulon (ou drapier) » : moulin à battre (ou fouler) des pièces (...)
3Dans sa partie amont, dès le Moyen Âge, le Sor fait l’objet de modifications pour l’installation de moulins bladiers, de moulins foulons et de martinets4 sur lesquels nous reviendrons plus loin. S’ils sont multiples dans la vallée de Durfort, dans la plaine, la faible pente de la rivière n’a permis l’implantation que de rares moulins.
- 5 Le nom de « rigole des consuls » est dû à Albin BOUSQUET (BOUSQUET).
- 6 CALVET, p. 201 à 205.
4Peu après son débouché dans cette plaine anciennement marécageuse du Sorézois et du Revélois, le cours du Sor s’oriente vers le nord à un peu plus d’un kilomètre de Revel, bastide fondée en 1342 sur une très légère éminence, quasiment sans cours d’eau. Il semble que cette prise de distance avec le Sor ait été dictée par la volonté de se protéger de ses crues. L’approvisionnement en eau, nécessaire à la ville, a donc été réalisé dès la fondation de la bastide par le creusement d’une « rigole des consuls »5 branchée sur le Sor au niveau du Pont-Crouzet, entre Sorèze et Revel6. C’est cette même rigole qui a été réaménagée par Pierre-Paul Riquet en 1667, dite « rigole de la plaine », pour en faire une des principales alimentations du Canal du Midi. Initialement, la « rigole de la montagne », qui capte l’eau du versant méditerranéen de la Montagne noire, venait grossir le Sor au lieu-dit Conquet (commune de Saissac), ce qui augmentait les dégâts en période de crue. L’alimentation du « réservoir » de Saint-Ferréol par le ruisseau du Laudot étant jugée insuffisante, en 1686-88 Vauban raccorde cette « rigole de la montagne » au Laudot, au niveau de la commune des Cammazes.
5Beaucoup plus récemment, le cours a été recalibré dans la plaine, entre le confluent du Laudot et Soual, secteur où le lit très sinueux et faiblement encaissé causait de multiples débordements7.
- 8 PCR, Rapport 2021-22, vol. 3, 483 p.
- 9 Première mention de moulin en 1255, arrêt de l’activité du dernier martinet en 1993.
6Un fois ce tableau général dressé, c’est à la vallée du Sor que nous nous intéresserons tout particulièrement, et plus précisément entre le chaos granitique de Malamort, en amont, et le débouché de la vallée, en aval du village de Durfort. En effet, dans le cadre d’un projet collectif de recherche (PCR), aidé par la DRAC d’Occitanie (Service Régional de l’Archéologie), l’étude historique et archéologique de la vallée de Durfort nous a conduit à réaliser un inventaire chronologique de tous les moulins et martinets bâtis sur le Sor8. Ce patrimoine industriel présente un intérêt certain par son ancienneté et sa durée9 et le nombre exceptionnel d’usines, près de quarante sur 3,5 km.
- 10 Terrains précambriens et paléozoïques métamorphiques.
- 11 La plus importante, haute de 15 m, a été malencontreusement comblée par des travaux d’enfouissement (...)
7Pour ce qui concerne le cadre géographique et topographique de cette vallée, le Sor l’a profondément entaillée dans le massif de la Montagne noire, traversant des terrains métamorphiques (schiste, gneiss)10, ce qui donne des terrains imperméables à l’écoulement lors de fortes précipitations. Ce secteur montagnard, courant d’Arfons à Durfort, forme un bassin versant boisé, aux pentes très marquées et à la vallée très encaissée. Après le barrage des Cammazes la rivière présente une dénivellation de plus de 300 m en quelques kilomètres, dénivellation particulièrement forte au lieu-dit Malamort avec une moyenne de 5 % (50 m pour 1 km), localement de 13 ou 14 % en plusieurs cascades11. Cette forte pente transforme la rivière en torrent et, jusqu’en 1957 (barrage des Cammazes), ces conditions conduisaient la vallée du Sor à connaître des crues concentrées et rapides où les zones inondables étaient réduites à peu de choses et les crues non ralenties (fig. 2).
Fig. 2
Durfort (Tarn), Le Sor dans la vallée, au niveau du barrage détruit du martinet de La Peyre.
© Bernard Pousthomis, 2021.
8Si, de la préhistoire au XIIe siècle, l’homme s’est implanté sur le plateau de Berniquaut qui domine les vallées de l’Orival et du Sor - entre Durfort et Sorèze - cette dernière ne semble pas occupée avant le Moyen Âge. Elle relève alors du domaine des Trencavel, au contact direct de celui du Comte de Toulouse dans la plaine. Le castrum de Roquefort, qui verrouille le fond de vallée au-dessus de Malamort, est la résidence des seigneurs locaux, vassaux des Trencavel, de qui relève également le castrum de Durfort. Ce dernier, perché à mi-pente du versant nord de la vallée, en contrôle l’entrée. Fondé à la fin du XIIe siècle, il est abandonné durant la période de calamités qu’a connue la région au tournant des XIVe et XVe siècles, mais peut-être aussi car jugé malcommode et éloigné des quelques terres labourables et des outils de production que sont les moulins. Le vieux castrum est donc progressivement délaissé au profit du village actuel de fond de vallée dont la création semble engagée à la fin du XIIIe ou le début du XIVe siècle.
- 12 Bien qu’obligées de lâcher l’eau de leur bassin les unes après les autres pour faire fonctionner l’ (...)
9Les moulins et martinets hydrauliques de la vallée ont profondément modifié le cours du Sor en y aménageant de multiples barrages et biefs (fig. 3). Leur nombre exceptionnel est d’abord dû aux qualités de la rivière, la plus abondante du piémont nord de la Montagne noire, et à sa forte pente. Même durant l’étiage (juillet et août) il était possible de faire fonctionner les usines12. Le chapelet d’usines qui a fait l’objet de nos études, situé uniquement sur la commune de Durfort, ne forme qu’une partie d’un ensemble plus important qui comprend les moulins hydrauliques situés dans les communes de Sorèze et des Cammazes (fig. 4). Ainsi, au-delà de Malamort, le cadastre dit napoléonien en porte cinq : quatre moulins bladiers, dont au moins un très probablement d’origine médiévale, et une papèterie installée en 1826. En aval de Durfort, dans la plaine, six moulins bladiers hydrauliques existaient sur la commune de Sorèze, entre Durfort et le Pont-Crouzet, dont certains dès le XIIIe siècle. Cela conduit donc, en tout, à une quarantaine de sites sur le Sor répartis sur 5,5 km environ et bien plus de manufactures, certaines ayant deux fonctions ou deux usines de même fonction.
Fig. 3
Durfort (Tarn). Martinets de Combenègre et du Rec d’en Barret. Plan de principe de biefs. Infographie B. Pousthomis sur fond de plan AD Tarn 7 S 1249, 6 août 1848, dossier « USINE DE CUIVRE (1820-1851) ».
© Bernard Pousthomis
Fig. 4
Durfort, Sorèze et les Cammazes (Tarn). Carte des moulins et martinets localisés sur le Sor, dans les communes de Durfort, Sorèze et les Cammazes. Les noms sont tirés de la documentation antérieure à 1940. Infographie B. Pousthomis, 2021.
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- 13 POUSTHOMIS-DALLE, p. 117-128.
- 14 CHAPUIS. Malheureusement, les cotes des Archives départementales du Tarn y sont erronées : les réfé (...)
- 15 AD Tarn, 69J2, Cartulaire de l’abbaye de Sorèze.
- 16 Il s’agit en fait d’un recueil d’analyses d’actes compilés par les Mauristes au XVIIe siècle.
- 17 AD Aude, cote 62 C 18, 27 liasses papier. Il s’agit d’une recopie partielle de la fin du XVIIe sièc (...)
- 18 Compoix de 1559 : AD Tarn, E 1540, CC1, Durfort, in-folio, 101 feuillets papier ; Compoix de 1615 : (...)
- 19 Cadastre de Durfort de 1835.
- 20 AD Haute-Garonne, 8 B 57, E3.
10La publication de N. Pousthomis-Dalle sur les moulins et martinets de la vallée du Sor13 avait déjà abordé le sujet, de même que la thèse d’ethnologie soutenue en 1989 par Marcel Chapuis14 apportait de solides connaissances pour le XIXe et la première moitié du XXe siècle. Mais la documentation aujourd’hui dépouillée a permis de localiser les moulins et martinets, comprendre et dater les aménagements réalisés sur la rivière, et rédiger une monographie pour chaque usine (fig. 5). Le « cartulaire » de l’abbaye de Sorèze a fourni l’essentiel des données relatives au Moyen âge15. Bien que peu nombreux et rarement précis16, ces documents ont tout de même permis de situer quatre des moulins bladiers et/ou foulon existants aux XIIIe, XIVe et XVe siècles. Ensuite, les compoix de Durfort de 148417, 1559 et 161518 ont permis la localisation des usines hydrauliques existant à ces dates, en les confrontant au plan cadastral de 183319. Ce sont là les informations anciennes les plus fiables, comme le cadastre dit napoléonien pour ce qui concerne l’iconographie. Il existe bien quelques dessins de la fin du XVIIe siècle, liés au projet du Canal du midi, mais peu précis pour ce qui concerne le tracé de la rivière. Toutefois, un plan d’arpentement de 1666 situe et représente schématiquement quatre moulins et martinets sur cette même rivière20.
Fig. 5
Durfort (Tarn). Localisation des moulins et martinets de la vallée du Sor. Infographie B. Pousthomis 2020 sur fond de plan cadastral 1833.
© Bernard Pousthomis
11Aux Archives départementales du Tarn les séries G, O, P, Q et S ont fourni des cartes de la rivière, plans, relevés et projets des XIXe et XXe siècles. De plus, la copie d’une enquête menée en 1943-1944 par le Musée National des Arts et Traditions Populaires21 renseigne sur les martinets alors en activité. Diverses enquêtes orales auprès des « anciens » de Durfort ont apporté leur lot d’informations et enfin, ce travail a nécessité de multiples prospections pédestres dans le cours de la rivière en été comme en hiver…
- 22 La comptabilité de Francesco di Marco Datini, un grand négociant italien, renseigne sur la qualité (...)
- 23 AD Aude, cote 62 C 18.
- 24 AD Haute-Garonne, 8 B 57 E3, Eaux et forêts, Castelnaudary, reconnaissance pour la forêt de Combenè (...)
12Ainsi, dès 1255 pour les moulins bladiers et dès 1280 pour les moulins foulons est exploitée la force motrice du Sor. L’industrie drapière est alors florissante en Lauragais et les productions de Durfort sont répertoriées dans les grandes foires régionales de la fin du XIVe siècle et jusqu’en Italie22. L’effondrement de cette industrie dans le Midi au XVe siècle, en raison de la guerre de Cent ans et de la concurrence des draps de Flandre entre autres, est sans doute à relativiser pour Durfort car, en 1484, les foulons constituent les 3/4 de l’industrie hydraulique sur le Sor. En outre, au milieu du siècle, le seigneur de Durfort commande l’aménagement technique d’un moulin drapier. Dans le dernier quart du XVe siècle, ces foulons constituent l’activité largement dominante, devançant la meunerie alors que le travail du métal au martinet est cité pour la première fois en 148423 et en 148524. Les termes même de « moulin dit martinet » et de « deux moulin martinet » semblent alors traduire un type de machine encore peu courant voire de création récente. Au XVIe siècle, le commerce du drap retrouve son importance en Languedoc et donc dans la lisière de la Montagne noire. Mais Durfort n’est plus cité comme lieu de production alors que le nombre de moulins foulons sur le Sor progresse encore avec la création de huit moulins drapiers (bladier-drapier pour l’un d’eux). Il est fort probable que la vente des draps de Durfort soit alors assurée par Sorèze où s’effectuait le travail de teinturerie au moins depuis le XVe siècle.
13En 1559 le nombre de sites d’usines a augmenté et avec eux celui des mécaniques. À côté de la progression des moulins foulons, le compoix de 1559 porte la création de trois sites de martinets (totalisant cinq marteaux) et on commence à noter le remplacement de deux foulons par des martinets. Le nombre de ces derniers augmente après cette date jusqu’à se substituer progressivement aux foulons, de la seconde moitié du XVIe au début du XVIIe siècle (fig. 6). Techniquement, cela ne pose pas de problème majeur : dans un moulin drapier et dans un martinet le battement alternatif d’un outil, dû à un arbre à came mu par la force hydraulique, est le même. Seul le râteau de foulage est remplacé par un marteau pilon (lo mal en occitan). Ce phénomène se poursuit en 1615 avec cinq martinets qui remplacent des moulins drapiers et un à la place d’une ancienne meunerie. Ils constituent désormais l’activité hydraulique première et pour plusieurs siècles. Quant à l’industrie du drap dans cette bordure de la Montagne noire, après s’être à nouveau relevée elle eut encore à souffrir des guerres de Religion puis des conséquences de la révocation de l’édit de Nantes (1685). Il faut attendre le début du XIXe siècle pour voir les manufactures de Castres, Mazamet et Saint-Pons remettre à l’honneur la fabrication des draps dans la Montagne noire. À Durfort, le dernier moulin foulon cesse son activité vers 1926. Ensuite se développent trois usines d’effilochage ou filatures, toutes situées en aval du village. En quelque 130 ans, le travail du métal, très mineur au départ, devient donc dominant, véritable reconversion des moulins foulons attestés depuis le milieu du XIIIe siècle. Quant aux moulins bladiers, leur nombre est stable et n’atteindra jamais la dizaine. Il en est de même pour les scieries, très peu présentes.
Fig. 6
Durfort (Tarn). Graphique de l’évolution du nombre de moulins, martinets et scieries. Infographie B. Pousthomis.
© Bernard Pousthomis
- 25 AD Tarn, C 1237, Biens incultes. Document du 17 septembre 1734.
14Outre le cadre économique et commercial régional, il ne faut pas négliger l’impact qu’ont pu aussi avoir les fréquentes inondations sur ces reconversions de moulins. Un texte de 1734 nous renseigne sur les dégâts causés : « … les inondations de la rivière de Sor qui coule dans le consulat a anciennement emporté trois martinets a cuivre, deux moulins foulons pour lapresage des draps, et un moulin farinier qui étaient construits sur cette rivière […], labandon et destruction de ces martinets, foulons et moulins ont entrainé celui des maisons et autres fonds attenants et les locaux sont devenus totalement inhabitables par les grands ravages causés par les inondations de la rivière. Depuis ces abandon plusieurs autres moulins quil y avait sur cette rivière ont été convertis en martinets, à force quil sen trouve aujourd’hui sufisament pour la manufacture de cuivre qui se fabrique dans ce canton…25 ».
15S’il est raisonnable de penser que la grande majorité des usines est en place dès le bas Moyen Âge, au milieu du XVIe tous les méandres du Sor, sans exception, sont recoupés par des biefs qui reçoivent une ou plusieurs usines. Mais c’est le début du XVIIe siècle qui semble marquer le climax des industries hydrauliques dont le nombre se maintient jusqu’à la première guerre mondiale. À partir de là, le total de ces mêmes usines se réduit, les moulins bladiers et les martinets suivant une même courbe descendante, et les moulins drapiers étant remplacés par quelques usines d’effilochage puis des filatures.
16Aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, une majorité de moulins drapiers ont cette seule fonction contrairement aux moulins bladiers qui, à deux exceptions près, sont couplés avec une fonction de foulon dans un même bâtiment. Dans ce cas, nous ignorons quelle pouvait être l’organisation de mécaniques aussi différentes à partir du bief. Enfin, une scierie (ressègue) est associée à un moulin bladier et deux autres à un moulin drapier. En revanche, un seul site comporte à la fois un martinet et un moulin foulon, et encore sont-ils dans deux bâtiments distincts. Par ailleurs, si les moulins drapiers sont nombreux sur le Sor, les compoix ne mentionnent aucune filature. Sans doute faut-il en déduire qu’avant le XIXe siècle nombre des tâches précédant le foulonnage (triage, cardage, lavage et tissage) étaient réalisées dans les villages voisins ou à domicile. On note aussi l’absence de teinturerie, mais ce travail est connu comme spécialité de Sorèze aux XVe et XVIe siècles où la faiblesse du ruisseau Orival n’autorise pas de moulins.
- 26 LARGUIER, p. 83 et 84.
17À titre de comparaison, dans l’Aude, au XVIe siècle, la moitié des moulins, qu’ils soient à vent ou à eau, travaillent pour la meunerie, moins du quart sont des foulons et 12 % des moulins sont à pastel. De plus, en Lauragais, un moulin sur deux était consacré au pastel26. Ces chiffres mettent en lumière la particularité des moulins du Sor, marquée par une faiblesse des bladiers (moins du quart des manufactures), l’importance des foulons (près de la moitié), la présence « hors norme » des martinets (un tiers des usines) et l’absence totale de moulins à pastel.
18Pour ce qui est de la répartition des activités, si les moulins drapiers sont distribués indistinctement tout au long de la rivière, les moulins bladiers sont concentrés en aval, entre village et plaine, donc proches des terres agricoles. Quant aux martinets, ils sont tous en amont dans la vallée à l’exception d’un seul, en aval du village (fig. 7 à 11).
Fig. 7
Durfort (Tarn). Le martinet de la Claverie vu de la route. Au premier plan, le Sor (sous le pont). Derrière le martinet : le bief. Cliché B. Pousthomis, 2011.
© Bernard Pousthomis
Fig. 8
Durfort (Tarn). Plan et élévation du martinet de En Carrat, 29 août 1840.
© AD Tarn, 7 S 2300 (Dossier « Construction d’un moulin à blé́ (1824-1859) »)
Fig. 9
Durfort (Tarn). Martinet de la Claverie. Les dispositifs de la chute d’eau et la roue. Cliché B. Pousthomis, 2011.
© Bernard Pousthomis
Fig. 10
Durfort (Tarn). Intérieur du martinet du Saut des Rouls au milieu du XXe siècle.
© Collection privée
Fig. 11
Durfort (Tarn). Intérieur du martinet de Saint-Étienne haut vers 1960. Le martinet et la forge.
© Collection privée
- 27 Avant de prendre le nom souvent donné de « Forge à la catalane ». CANTELAUBLE, 2005, p. 43-70.
19L’originalité de l’industrie du métal, surtout du cuivre, qui a longtemps fait la renommée de Durfort, mérite que l’on s’attarde sur l’origine et l’évolution des martinets. La très forte progression de leur nombre, entre 1484 et 1615, laisse supposer une industrie peu ancienne, on l’a vu, bien que le principe technique soit connu en Europe depuis le XIIIe siècle, voire plus tôt, et possiblement né en Ariège27. On peut supposer que les premiers martinets travaillent le fer, peut-être celui extrait des mines exploitées depuis le Moyen Âge à l’est de Sorèze, sur le plateau du Calel entre autres, la mention de travail du cuivre étant bien plus tardive. En revanche, aucun texte ni l’archéologie ne font mention d’une activité de réduction du minerai dans la vallée du Sor, le métal arrivant sans doute affiné sans qu’on puisse exclure un recyclage de vieux fer.
- 28 AD Tarn, 3 E 48/134, transcription manuscrite de Laurent Thuriès, et AD Aude 3 E 1013 f° 132, Fonds (...)
- 29 CHAPUIS, p. 226. Soit environ 3 000 t. annuelles pour une vingtaine de martinets.
20Les martinets sont souvent associés par paires, sans que soit précisé s’ils travaillent le fer ou le cuivre avant 1797. La première mention connue de travail du cuivre à Durfort remonte à 1624 ou 162728. S’agissant d’une vente conséquente de « coupes noires » (ébauches de récipients au sortir du martinet) à des chaudronniers de Carcassonne, il semble que l’activité soit déjà bien établie. Jean Delmas, ancien archiviste de l’Aveyron et spécialiste de l’histoire du travail du cuivre en Rouergue, suppose que cette technique a pu être importée à Durfort par des rouergats ou des auvergnats issus donc de régions où on la maîtrisait depuis longtemps. Il est certain qu’on trouve des relations commerciales entre Durfort et l’Auvergne jusque dans le premier tiers du XXe siècle. De plus, certains noms de familles (Chayla, Bessous, …) seraient originaires de ces régions. Durfort et sa région proche ne connaissent pas de mine de cuivre, tout au moins pouvant produire en quantité suffisante. La matière première n’a donc jamais été le minerai brut mais le cuivre de récupération (dit « vieux cuivre »), parfois complété par du métal affiné (dit « cuivre neuf ») provenant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne ou d’Angleterre lorsque le premier venait à manquer. Il faut réaliser qu’avant 1914 – et sans doute en était-il de même à l’époque moderne – un martinet pouvait travailler 150 tonnes de cuivre par an29. Mais, outre l’Auvergne et le Rouergue, il ne faut pas négliger de possibles liens avec l’Ariège, autre région où le travail du cuivre a été pratiqué plus tôt qu’à Durfort et à qui ont pu être empruntés des systèmes techniques tels que la soufflerie à eau sur laquelle nous reviendrons.
- 30 Recopie du questionnaire de 1919 sur l’industrie du cuivre à Durfort dans le Rapport d’enquête du M (...)
21Si le travail du cuivre a fait la réputation de Durfort jusqu’à la fin du XXe siècle, le martinet n’était qu’une étape dans la production des ustensiles de cuisine, essentiellement des chaudrons et du matériel de cuisine, avant la diversification d’après-guerre en objets divers et de décoration. L’ébauche ou « coupe noire » était transmise au chaudronnier qui, dans les ateliers du village - souvent une partie du domicile - façonnait l’objet pour lui donner sa forme définitive prête à la vente. La documentation ne renseigne pas avant le milieu du XIXe siècle, mais on sait qu’à cette époque, 29 martineurs travaillaient pour 40 chaudronniers, le tout formant près de la moitié de la population active de Durfort. Jusqu’à cette date l’aire commerciale des productions de Durfort devait être au plus régionale. Mais, en 1919 elle couvrait le Midi, le Centre, l’Est et l’Espagne, et vers 1930 tout le Sud-Ouest et plusieurs points hors région (Corse, Vendée, Manche, région parisienne, Alsace, Sud-Est, Savoie et Alpes, Pyrénées)30.
22Partant des données d’ensemble connues au XVIIe siècle, le nombre d’usines diminue peu au XVIIIe siècle, pour se maintenir jusqu’à la première guerre mondiale. Cette dernière, qui suit la crue destructrice de 1910, amorce une nette réduction des martinets, et les moulins drapiers disparaissent alors que les moulins à blé se maintiennent encore. La perte de main d’œuvre qualifiée due à la Grande Guerre n’arrange pas les choses surtout lorsqu’on sait qu’il faut 3 ans pour former un chaudronnier et 10 ans pour un martineur. La tentative de relance par un appel à de la main d’œuvre italienne se voit suspendue par la seconde guerre mondiale qui marque un nouveau coup d’arrêt. On recense ainsi, en 1943, 4 martinets à cuivre et une seule minoterie. La plupart des usines ne redémarreront pas après la guerre malgré une nouvelle opération de débauchage d’ouvriers italiens.
23Il ne reste donc plus que 3 martinets en état de fonctionner en 1987 et le dernier a fermé ses portes en 1993 à la prise de retraite de Giordano Ferrari, dernier maître martineur d’Europe.
24On a vu que les moulins et martinets sont répartis tout au long du Sor, soit environ un tous les 150 m. La pente du Sor est suffisante pour que les biefs recoupent tous les méandres du Sor, avec donc la construction d’autant de barrages, et ce dès les XVIe et XVIIe siècles, avec généralement une usine par bief donnant ainsi une chute d’eau au niveau de la roue à pales de l’ordre de 3 à 4 m. Toutefois, dès que la pente est moins forte le barrage est plus élevé (jusqu’à 3,20 m au lieu de 1 m à 1,50 m en moyenne) ou bien un bief peut alimenter de deux à cinq usines. Sur les 17 barrages ou chaussées qui barraient la rivière au cours des siècles, 11 subsistent. Ils sont bâtis en pierre et leur longueur est, bien entendu, déterminée par la largeur de la rivière (fig. 12). Ces longueurs sont donc variables, de 10,20 à 24,50 m. Le barrage du martinet du Plo de la Jasse (n° 8) porte encore les stigmates des dégâts causés par une crue (celle de 1910 ?). La maçonnerie désarticulée a fait l’objet d’une réparation de fortune en la couronnant de deux longues poutres de bois. Ce sont sans doute de telles poutres qui étaient mises en œuvre en période d’étiage afin de faire monter le niveau de l’eau dans le Sor et ainsi mieux alimenter les biefs.
Fig. 12
Durfort (Tarn). Le barrage du moulin du Chayla. Cliché B. Pousthomis, 2021.
© Bernard Pousthomis
25Les plans du XIXe siècle et les vestiges actuels indiquent que l’entrée de tous les biefs était fermée par une porte à guillotine, sans doute de bois à l’origine et en métal plus récemment. Ce dispositif permettait de calibrer le débit d’eau dans le bief mais aussi de le limiter pour empêcher d’ennoyer l’usine.
26Quant au nom des usines, il n’a jamais été réellement figé dans le temps, certaines en ayant changé sept à onze fois du Moyen Âge à nos jours. Aussi loin que l’on puisse remonter, dans leur grande majorité ce sont les lieux-dits d’implantation qui les définissent : « A Combe nègre », « Al sigano », « À la jasse », « À la layrounière (ou Layronnière) », « Al baux », « À Saint Estephé », « Tirant au cimetière », « À la porte d’amont ( », « Al baralet (ou Barralles) », « À la font temerigue », « À la mégeanne ». D’autres ne portent pas de nom et sont dits dans les textes « sur la rivière ». En revanche, nombre des moulins situés sur le territoire de Sorèze, entre Durfort et le Pont-Crouzet, portent depuis le Moyen Âge les noms très évocateurs de moulins « de l’Abbé », « du Chapitre » et « du Purgatoire », détenus qu’ils étaient par l’importante abbaye de Sorèze.
27Il faut attendre le cadastre dit napoléonien pour fixer un nom à chaque usine, soit en reprenant des toponymes anciens (« Rec d’en Barret », « Saint-Etienne », « Plo de la Jasse », etc.) et en attribuant un nom aux autres. Ces derniers sont liés soit à leur localisation géographique (« Saut des Rouls », « Moulin haut du Pouzadou », « Moulin bas du sol », etc.), soit empruntant le nom de famille de propriétaires (« Le Chayla » et « En Peyre »), soit encore par référence à une activité particulière tel que « La Clavelerie » (puis « La Claverie », ancienne fabrication de clous) ou « La Rassègue » (ancienne scierie).
28Aujourd’hui, les "anciens" du village n’ont souvenir que des deux-tiers environ des derniers noms de ces usines, et encore ne sont-ils pas d’accord entre eux.
29Enfin, alors qu’on pensait ces noms figés par le cadastre, l’Administration a introduit des erreurs de localisation à un groupe de martinets de la vallée en décalant les noms, ces erreurs se reportant malheureusement sur les documents administratifs fonciers et sur les cartes IGN.
30Voilà donc décrit le contexte industriel de cette vallée liée aux caractéristiques du Sor et si particulier dans le Midi. On ne peut parler d’un long fleuve tranquille... En effet, si les Durfortois ont su exploiter au mieux la rivière Sor dès le Moyen Âge, ils ont eu aussi la nécessité d’adapter leur production – donc leurs outils – aux fluctuations économiques du marché régional, cela dans un esprit de véritables entrepreneurs, achetant, vendant, diversifiant leur patrimoine industriel.
31La dernière minoterie a cessé son activité vers 1955/60, au profit des minoteries implantées sur le Sor dans la plaine de Sorèze, dont une toujours en activité. Les trois usines d’effilochage ou filatures, toutes situées en aval du village, qui perpétuaient le travail du drap à Durfort ont cessé entre 1950 et 1995, le marché étant capté par les grandes manufactures de Castres, Mazamet et Saint-Pons. Enfin, le dernier quart du XXe siècle a vu la disparition des deux derniers martinets et donc du savoir-faire des martineurs, en particulier avec le décès, en 2021, de Giordano Ferrari dernier maître-martineur d’Europe. Mais l’évolution du travail du cuivre depuis la fin du XIXe siècle faisait figure de mort annoncée par une perte de main d’œuvre qualifiée dans les années 1930/40 et la fermeture progressive des usines hydrauliques.
- 31 Mais certains martinets utilisent encore le soufflet à cames au début du XXe siècle.
- 32 CANTELAUBE-VERNA, p. 67 à 69.
32Le Sor est donc le moteur des usines à grain, à drap et à métal. Mais la rivière remplit bien d’autres besoins. Pour rester dans le domaine technique, la soufflerie des forges des martinets était anciennement produite par des soufflets mus par un arbre à came entraîné par une roue hydraulique. Elle est progressivement remplacée par la trompe hydraulique à partir du XVIIe siècle31. Utilisant le principe du souffle d’air ressenti au pied d’une cascade, le principe de la trompe à eau repose sur une chute d’eau qui, dans une colonne, crée une pression d’air par effet Venturi. Cette technologie, dont on trouve la première mention en 158932, apparaît dans les Pyrénées audoises au début du XVIIe siècle avant de se diffuser en Catalogne, Béarn et Languedoc.
33Outre l’alimentation des moulins et martinets, les biefs et le Sor sont largement utilisés pour l’irrigation nécessaire aux jardins qui jalonnent la rivière depuis le Moyen Âge, aux quelques terres du fond de vallée et davantage à celles de la plaine (fig. 13), ce qui a entraîné de multiples conflits de gestion de l’eau bien connus pour le XIXe siècle. De plus, par l’intermédiaire d’un bief, le Sor alimente le village, à savoir, anciennement le fossé de la ville sur les trois faces non bordées par la rivière, de nos jours encore le lavoir communal, sur la place du Sol, et les rigoles qui coulent au centre des deux rues qui étaient indispensables aux chaudronniers de cuivre pour le « récurage », c’est-à-dire le lavage des pièces de cuivre après décapage à l’acide (fig. 14).
Fig. 13
Durfort (Tarn). Plan d’irrigation des terres à l’ouest du village, entre Sor et bief du martinet d’En Carrat en 1927.
© AD Tarn, 7 S 1825 (Dossier « Moulin de La Planque (1920-1931) : établissement d’une prise d’eau... »).
Fig. 14
Durfort (Tarn). Une rue du village de Durfort. Cliché B. Pousthomis, 2022.
© Bernard Pousthomis