- 1 Les termes désignant les zones et les fabriques dans ce jardin varient d’un texte à l’autre. Nous u (...)
1Entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, le banquier Albert Kahn (1860-1940) a fait construire différents styles de jardins et de scènes paysagères dans son domaine de Boulogne-Billancourt. Philanthrope, il a également entrepris une vaste campagne photographique et cinématographique à travers le monde afin d’enregistrer et de présenter la diversité des activités humaines sur la planète. L’ensemble de ses jardins et de sa collection d’images (autochromes et films) forme aujourd’hui le socle des collections du musée départemental Albert-Kahn. Dans la présentation officielle ainsi que dans la majorité des recherches publiées, une grande attention est portée à la genèse de l’un de ses éléments patrimoniaux les plus célèbres : le jardin japonais (Bonhomme, 1990 ; Corneloup et Tivolle, 2015 ; Tivolle, 2015 et 2018 ; Cluzel et al., 2018). Grâce à ces études, nous savons que ce jardin japonais se composait de deux parties qui ont été construites à dix ans d’intervalle à la suite de trois séjours de Kahn au Japon. D’abord vers 1897-1900, dans une parcelle de 900 m2 au sud-est, « un village japonais1 » a été créé avec six fabriques, dont notamment deux pavillons transportés du Japon et un pavillon de thé, accompagné d’un aménagement paysagé avec des pots de fleurs et des arbustes. Ensuite, vers 1908-1909, Kahn a prolongé cet espace japonais vers l’ouest pour créer « un sanctuaire japonais miniature » de 5 000 m2 avec des fabriques imitant quelques monuments qu’il aurait vus lors de son dernier voyage, tels que la façade du temple Kiyomizu, le sōrintō et le pont rouge de Nikkō. Le lien direct entre cette création paysagère et les voyages d’Albert Kahn permet de considérer ce jardin comme une œuvre personnelle du banquier qui, certes aidé par des professionnels, a voulu recréer l’atmosphère du Japon dans sa propriété. Pourtant, aujourd’hui, seuls deux portiques, les deux pavillons, un petit bâtiment appelé bains et le pont rouge survivent, le reste des fabriques ayant été détruit ou remplacé et les jardins largement remaniés. Nous constatons ainsi un décalage entre l’image commune de ce jardin japonais, attachée à la figure de son fondateur, et la réalité matérielle du lieu.
2Pour comprendre l’évolution de ce jardin après la période de fondation, nous nous intéressons aux deux interventions japonaises qui ont eu lieu dans la deuxième moitié du xxe siècle, moins connues et moins étudiées. Il s’agit du réaménagement de la partie du village japonais par le jardinier Iwatani Kōzō à l’occasion de l’installation d’un nouveau pavillon de thé offert par l’école de thé Urasenke en 1965 puis, dans la deuxième moitié des années 1980, de l’aménagement d’un « jardin japonais contemporain » réalisé par l’agence Takano Landscape Planning, qui est venu remplacer la quasi-totalité du sanctuaire japonais miniature. Pour ce faire, nous avons interviewé les intervenants principaux, c’est-à-dire Iwatani Kōzō (1936-2013) pour le premier aménagement, et Takano Fumiaki (1944-2021) ainsi que son associé Kanekiyo Norihiro (1957-) pour le second. Notre enquête s’est également appuyée sur la consultation de documents provenant de leurs archives personnelles et sur des textes publiés qui nous ont permis de vérifier et de compléter ces renseignements. Outre quelques plans et photographies, nous avons trouvé trois articles écrits par Iwatani (1966 ; 1985 ; 1987) et un entretien de Takano et Kanekiyo mené par un historien des jardins (Kuitert, 2008). À partir de ces informations, nous tentons de reconstituer les détails historiques de chaque projet et examinons comment ces intervenants ont réarticulé les espaces de ce jardin. Nous analysons aussi leurs motivations et convictions en tant que concepteurs, avec une perspective large sur le contexte culturel, voire politique, qui les entourait. Nous mettons ainsi en lumière le double rôle que joue ce jardin comme lieu d’interventions japonaises : d’un côté, vitrine des idées concernant le jardin japonais et, plus généralement, la culture japonaise, qu’ils veulent promouvoir auprès du public français, et de l’autre, laboratoire pour expérimenter de nouvelles conceptions de jardins japonais qui seraient plus difficiles à mettre en œuvre dans un contexte plus ordinaire à l’intérieur du Japon. En revanche, nous n’avons eu accès ni au fonds du musée Albert-Kahn concernant cette période, ni aux archives d’autres administrations publiques françaises pour connaître les programmes des acteurs français et leurs réactions par rapport aux travaux des Japonais. Espérant explorer ceux-ci ultérieurement, nous nous concentrons dans cet article sur les témoignages japonais pour reconsidérer ce jardin en tant qu’œuvre qui évolue, voire se transforme, au fil du temps, sous diverses influences qui viennent du Japon.
3La propriété boulonnaise d’Albert Kahn est entrée dans le patrimoine du département de la Seine en 1936, après la faillite d’Albert Kahn qui a continué à y séjourner jusqu’à sa mort en 1940. Le site a été ouvert au public pour la première fois en 1937. L’état des jardins entre cette date et le milieu des années 1960 est peu connu : rare document disponible, un livret publié en 1963 explique que l’adaptation du jardin privé à l’usage public a entraîné des modifications, telles que l’élargissement d’allées, la création de ronds-points, l’installation de bancs, ainsi que la sélection de végétaux pour protéger des essences rares et le renforcement de massifs pour bien délimiter les différentes scènes du jardin (Joffet, 1963).
4Concernant la partie japonaise, il semble que la situation n’ait pas beaucoup changé pendant ces années-là, si ce n’est la disparition de la pagode dans un incendie en 1953. Quant au pavillon de thé qui était placé au milieu du village japonais, en face des deux pavillons, il a survécu jusqu’en 1965, même si son état s’est dégradé comme celui des autres fabriques. Une carte postale ancienne le montre avec son toit différent de l’original qui était couvert de chaume ou de roseaux (figure 1). Le terrain dans cette zone était engazonné, planté d’arbustes, traversé par quelques chemins marqués de pas irréguliers et descendait doucement vers les deux pavillons est et ouest. Un cèdre pleureur envahissait l’espace du côté est du pavillon de thé. Selon le témoignage d’une visiteuse en 1964, un treillis de glycine se trouvait aussi à sa proximité et des nymphéas flottaient dans un bassin entouré de roseaux (Iwaki, 1965).
Figure 1. Carte postale ancienne montrant le pavillon de thé dans le village japonais, date inconnue
Source : collection de Romain Billon.
- 2 Le Kyoto Shimbun confirme que cette réparation a eu lieu dans son édition du soir du 18 décembre 19 (...)
5La situation a commencé à changer vers la fin des années 1950. Selon un article du 16 mars 1959 du Kyoto Shimbun, journal quotidien local de Kyoto, l’ambassade du Japon à Paris a lancé un appel au don pour la réparation d’une « maison japonaise » délabrée. En effet, le département de la Seine avait suspendu les travaux faute d’argent et par manque de matériaux spécifiques comme des tatamis et des fusuma (portes coulissantes) qu’il fallait apporter du Japon. Tomiie Hiroyasu, architecte installé à Kyoto, a répondu à cet appel, en offrant trois cent mille yens. Il a été remercié par Jean-Louis Vigier, président du conseil municipal de Paris, lors de sa visite à Kyoto le 15 mars, en présence de Takayama Gizō, alors maire de Kyoto (« Pari no ‘nihon no ie’ o saiken shite », 1959). En mai 1959, ce dernier s’est rendu à son tour à Paris, a visité le jardin de Boulogne et exprimé son souhait de réparer, avec le don de Tomiie, le pavillon de thé qui était l’édifice le plus endommagé (Takayama, 1959)2.
6Les choses évoluent alors rapidement : vers 1963, le département de la Seine a envisagé une restauration plus complète du jardin. La ville de Kyoto s’est engagée à la financer à la hauteur d’un million de yens, financement prévu dans le cadre d’échanges culturels entre Kyoto et Paris. À ce projet s’est jointe l’école de thé Urasenke à la fin de 1964. Le nouveau maître de thé Sen Sōshitsu XV (1923-), qui venait juste de succéder à son père Sen Sōshitsu XIV (1893-1964), a rencontré Takayama, le maire de Kyoto, le 18 décembre, en compagnie de Hagiwara Tōru, ambassadeur du Japon à Paris, pour proposer sa contribution (« Nihon teien, ryōshi de shūfuku », 1964). L’école de thé a ainsi offert un nouveau pavillon de thé et a envoyé trois charpentiers et un jardinier à Boulogne pour le montage et l’installation. Les travaux ont eu lieu entre septembre et décembre 1965, et le pavillon, baptisé Seifū-an (pavillon aux érables verts), a été officiellement inauguré par Sen Sōshitsu XV en avril 1966 (figure 2).
Figure 2. Le nouveau pavillon de thé et le jardin de thé
Source : Préfecture de la Seine et al., Le Pavillon de thé au jardin japonais Albert-Kahn, 1966, n. p.
7Le chantier a été réalisé par une équipe japonaise composée de quatre artisans qui ont collaboré avec des ouvriers locaux : le jardinier Iwatani Kōzō, ainsi que les deux charpentiers Takeshita Manjirō (dates inconnues) et Yamamoto Ken’ichi (dates inconnues) qui travaillaient sous l’ordre du maître-charpentier Nakamura Sotoji (1906-1997). Les trois premiers sont arrivés à Paris le 29 août et le dernier le 24 septembre. Takeshita et Yamamoto, après avoir démonté l’ancien pavillon et installé le nouveau, sont rentrés au Japon le 14 novembre, tandis qu’Iwatani est resté jusqu’à la mi-décembre pour parfaire le jardin autour du pavillon (Iwatani, 1966).
- 3 Kōetsuji-gaki et yotsume-gaki sont des types de clôtures basses, utilisées comme ornement de jardin (...)
8La comparaison du plan établi par Iwatani (figure 3) avec le plan antérieur à son intervention (figure 4) montre que le nouveau pavillon de thé a été installé légèrement plus loin par rapport aux deux autres pavillons japonais et que le terrain qui l’accueille a été aplani et dégagé de sa végétation. Aussi ce nouvel espace se démarque-t-il du reste du village japonais, au moyen de clôtures en bambou (kōetsuji-gaki au nord et yotsume-gaki à l’est3) et d’un écran végétal le long de la rivière au sud. Cet écran végétal est constitué d’une dizaine d’arbres à feuilles persistantes comme des conifères qui appartiennent à la famille des cyprès du Japon (chabo-hiba et hiba). À l’endroit où il y avait l’ancien pavillon de thé et un petit étang, est installé un dispositif de lave-mains, appelé tsukubai en japonais. Celui-ci est composé d’une vasque en pierre et d’une fontaine en bambou, à côté duquel prend place une lanterne basse. Les deux chemins dessinés avec des dalles irrégulières conduisent vers le pavillon de thé, passant par le tsukubai. Iwatani est aussi intervenu dans l’espace derrière le pavillon, en supprimant les bambous et en effaçant une allée. Il a également enlevé la glycine et les nymphéas qui étaient mentionnés dans le récit de la visite de 1964 que nous avons déjà évoqué.
Figure 3. Plan du jardin de thé, établi par Iwatani Kōzō après l’achèvement
Source : collection d’Iwatani Kōzō.
Figure 4. Plan de l’ensemble du jardin japonais d’Albert Kahn, avril 1965
Annotations en couleur par l’auteur de l’article.
Source : collection d’Iwatani Kōzō.
9En somme, le pavillon de thé d’Urasenke a transformé une partie du village japonais de Kahn en un espace rigoureusement dédié à la cérémonie du thé. Le plan adopté par Iwatani montre qu’il a renversé la hiérarchie qui existait entre les deux pavillons japonais et le pavillon de thé ancien. Ce dernier était plus petit, vraisemblablement fermé sur trois côtés par des murs, et entouré d’une végétation dense. Même la façade ouverte ne donnait pas, selon le plan d’avril 1965 (figure 4), sur un espace vide, mais sur un petit cours d’eau. Il fallait donc y accéder en empruntant des chemins étroits broussailleux et des pierres de gué traversant le cours d’eau. On voit que le nouveau pavillon de thé, quant à lui, s’impose comme l’élément central du village japonais, bien qu’il soit plus petit que les deux autres fabriques et qu’il en soit séparé par des écrans de conifères et des clôtures en bambou. Ces barrières végétales sont plutôt là pour orienter l’attention du visiteur et faire qu’il se concentre sur la cérémonie à laquelle il va assister dans le pavillon. Le seuil marqué par un portillon à l’est de la zone, les chemins en pas irréguliers et le tsukubai encadrent un passage ritualisé aussi bien visuel que physique. Le choix des arbres à feuilles persistantes s’explique par le besoin du maintien de ce cadre spatial tout au long de l’année. La note itaru machiai, c’est-à-dire « vers le lieu d’attente », apparue sur le plan d’Iwatani, indique que les deux autres fabriques sont considérées comme des antichambres pour la cérémonie du thé.
10Iwatani a conçu ce jardin de thé pour accueillir un nombre important de participants et mettre la cérémonie en scène devant cette audience : le pavillon se déploie une fois qu’on enlève les portes coulissantes amovibles sur deux façades, vers une véranda dite engawa et un terrain vide couvert de graviers et non pas d’un tapis de mousse (figure 5). Cela permet aux visiteurs de regarder depuis l’extérieur le rituel de préparation du thé qui se déroule à l’intérieur. Les deux parois intérieures (côté au nord et fond à l’ouest du pavillon) qui ne s’ouvrent pas en totalité disposent pour l’une d’une fenêtre circulaire et pour l’autre d’une alcôve qu’on agrémente d’un rouleau de calligraphie et de fleurs le jour d’un événement. Elles servent ainsi d’arrière-plan à la cérémonie du thé, créant un fond pittoresque devant lequel se tient le maître de cérémonie. Ce cadre permet aussi d’installer des bancs autour du pavillon pour servir du thé à une dizaine de personnes sans qu’ils n’aient besoin de se déchausser. Le travail d’Iwatani et des charpentiers reflète ainsi l’idée du commanditaire sur ce que devait être la cérémonie du thé dans ce contexte, c’est-à-dire une scène pour la promotion du thé ritualisé.
Figure 5. Le pavillon de thé Seifū-an ouvert lors d’une cérémonie
Source : Hiromi Matsugi, juin 2009.
11Au cours de son séjour en région parisienne, Iwatani est intervenu ailleurs que dans ce jardin de thé. Au jardin Kahn, il lui a aussi été demandé de réaménager au fond du sanctuaire japonais un espace qui était situé légèrement en contrebas du reste et où étaient entreposés des déchets végétaux (figure 4) (Iwatani, 1985). Il y a construit un jardin sec avec des rochers et des graviers (figure 6). Ce jardin sec, aujourd’hui disparu, était conçu en suivant l’expression symbolique des pierres telle qu’on l’observe dans les jardins des temples zen à Kyoto. En arrière-plan, il a dressé verticalement une demi-douzaine de grands rochers et a disposé au centre une pierre plate horizontale, qui symbolisaient un paysage de montagne avec une chute d’eau. Cette composition ressemblait à celle du jardin du temple Daisen-in au sein du monastère Daitoku-ji. Au premier plan, quelques rochers parmi le gravier représentaient les bateaux en quête du trésor de l’île des Immortels, soit un arrangement de pierres dit yodomari-ishi qu’on retrouve par exemple dans le jardin du temple Saihō-ji (Iwatani, novembre 2010).
Figure 6. Le jardin sec conçu par Iwatani Kōzō dans le jardin japonais
Source : Préfecture de la Seine et al., Le Pavillon de thé au jardin japonais Albert-Kahn, 1966, n. p.
- 4 Archives de la mairie de Kyoto.
12Iwatani a également travaillé dans le jardin des serres d’Auteuil pour y installer une grande lanterne de pierre qui venait d’être offerte par la ville de Kyoto à Paris. Ce cadeau de jumelage a été financé par Sano Tōemon (1928-)4, jardinier de Kyoto qui avait collaboré avec l’artiste Isamu Noguchi (1904-1988) lors de la construction du jardin japonais au siège de l’Unesco à Paris en 1958. Aux serres d’Auteuil, sur une bande étroite à côté du pavillon ouest, Iwatani a posé quelques rochers et planté des bambous pour mettre la lanterne en scène. Il a ensuite construit un pont en zigzag dans une des serres pour l’exposition annuelle de chrysanthèmes (Iwatani, 1987). Il fut également sollicité dans la nouvelle résidence de l’ambassadeur du Japon à Paris pour donner des conseils sur son aménagement paysager (Iwatani, 1966). Toutes ces activités d’Iwatani témoignent d’un regain d’intérêt pour le jardin japonais, dont les Japonais ont assuré la promotion dans un premier temps, et qui a été bien accueilli par les Français. Le salaire d’Iwatani a été payé par la ville de Paris, se souvient-il, et a augmenté au fur et à mesure de son séjour, probablement comme signe de reconnaissance à l’égard de son travail (Iwatani, octobre 2010).
13Entre 1965 et 1987, Iwatani est revenu au jardin Kahn à quatre reprises pour effectuer des tailles sur les arbres et des restaurations sur les éléments comme les clôtures en bambou, le lave-mains et les pas irréguliers. Lors de sa visite en 1987, il a organisé une cérémonie du thé où il a servi environ quatre-vingts visiteurs dans le jardin de thé qu’il a conçu (Iwatani, 1987).
14Le jardin de thé et le jardin sec d’Iwatani ont modifié le sens du jardin japonais d’Albert Kahn. Le livret publié en 1966 par la préfecture de la Seine pour célébrer ces nouvelles créations met l’accent sur la spiritualité du jardin japonais, assurée par une sobriété végétale et une articulation spatiale qui restreint le mouvement corporel. Sur le jardin sec, le livret précise :
« Destiné à être vu d’un point fixe, on ne s’y promène pas. Toute la composition, accessible d’un seul regard, doit inciter à la méditation qui élève l’esprit. Les éléments de suggestion, choisis parmi les matériaux les moins sujets à modification dans le temps (roches, pierres, graviers, mousse), sont des évocations abstraites des grands paysages de la nature réduits à l’échelle humaine » (Préfecture de la Seine et al., 1966, n. p.).
- 5 Un court texte de deux pages dans le même livret, intitulé « Petite histoire du jardin japonais », (...)
De la même manière, le jardin de thé est présenté comme un moyen de se purifier « afin de se débarrasser de toutes les souillures du monde extérieur et devenir ainsi plus réceptifs » à la cérémonie, ainsi que pour se transporter « dans un monde loin de toutes préoccupations matérielles » (ibid.). Ce discours sous-entend que ces jardins japonais, qu’on doit appréhender mentalement voire spirituellement, se singularisent du modèle occidental d’agrément comme du jardin japonais de Kahn dans son état original qui procurait seulement un plaisir sensoriel5.
- 6 Voir les correspondances pour le projet de l’Unesco dans les archives du Noguchi Museum, Long Islan (...)
15Ce renouveau du jardin japonais est le résultat d’un effort conjoint du gouvernement japonais, de la ville de Kyoto et de l’école de thé Urasenke. Ils se sont mutuellement soutenus pour faire converger leurs intérêts et faire émerger cette nouvelle image du jardin japonais, incarnée par le travail conceptuel d’Iwatani. Dans les années 1950, le jardin japonais était un outil de diplomatie culturelle pour les représentants du Japon à l’étranger. Ils cherchaient à rétablir des liens amicaux avec les autres pays, afin de redonner au Japon une place sur la scène internationale après la défaite de la Seconde Guerre mondiale. En particulier, aux États-Unis, les jardins japonais servaient de symbole de paix, pour renforcer la nouvelle coalition nippo-américaine induite par la guerre froide. Par exemple, au Japanese Tea Garden de San Francisco, une grande lanterne de la paix a été offerte par le consul général du Japon et un jardin sec a été ajouté en 1953, un an après la normalisation des relations américano-japonaises. En 1954, une maison japonaise traditionnelle et un jardin japonais ont été construits temporairement au Museum of Modern Art de New York, fruit d’une coopération américano-japonaise avec un financement de John D. Rockefeller III. En 1960, l’enceinte de l’ambassade du Japon à Washington D. C. a accueilli un pavillon de thé et un jardin. En France aussi, les diplomates japonais ont aidé à la réalisation d’un jardin japonais au siège de l’Unesco à Paris, conçu par l’artiste américain Isamu Noguchi (Matsugi, 2018, ch. 3.1.). Ce n’est donc pas un hasard si l’appel au don de l’ambassade du Japon pour une restauration du jardin Kahn a été lancé à la fin de 1958, au moment de l’achèvement du jardin de l’Unesco. Le nom du diplomate Hagiwara Tōru apparaît aussi bien dans le dossier du jardin de l’Unesco que dans le projet du jardin Albert Kahn6.
- 7 Avant Tokyo, Kyoto fut la capitale du Japon de 794 à 1869.
- 8 Les textes en langue étrangère, lorsqu’ils sont cités ici et plus loin, sont traduits en français p (...)
16Cette valeur diplomatique du jardin japonais a commencé à se généraliser au niveau des villes à partir du milieu des années 1960, par des jardins construits et offerts dans le cadre d’échanges culturels entre municipalités jumelées (Makita et Suzuki, 2015). La participation à la restauration d’un jardin japonais, comme l’a fait la ville de Kyoto pour le jardin Albert Kahn, peut être aussi reconsidérée dans cette perspective. La visite du maire Takayama à Paris en 1959 avait pour objectif de renforcer le lien avec la capitale française, avec laquelle il avait signé un pacte d’amitié en 1958. Il était accompagné d’une délégation comprenant Sen Sōshitsu XIV de l’école Urasenke, un peintre d’un style traditionnel nommé Miwa Chōsei (1901-1983) et des hommes d’affaires comme le président du journal Kyoto Shimbun et le président du chemin de fer local Keifuku. Ces personnalités ont fait le tour de villes d’Europe occidentale et des États-Unis. À Boston, une autre destination importante, Takayama a signé un accord de jumelage, offert un pavillon de thé et inauguré une exposition sur les arts japonais. Une telle opération a permis de regrouper les arts traditionnels sous la bannière de l’ancienne capitale impériale7 et de les exposer à l’étranger afin de promouvoir, en retour, le développement du tourisme international à Kyoto. Au cours de cette tournée, Takayama a remarqué la popularité du jardin japonais : « partout sont créés des jardins japonais qui sont appréciés8 » (Takayama, 1959, p. 121). Sans doute a-t-il compris que ces jardins, tout en offrant un espace de repos et de loisir aux populations locales, pourraient servir de point d’ancrage et de lieu de promotion de la culture japonaise.
17La campagne internationale menée par l’école de thé Urasenke a rejoint les efforts des diplomates et des dirigeants municipaux. Le futur Sen Sōshitsu XV avait déjà commencé la promotion auprès des visiteurs américains durant l’occupation et, dès 1951, il s’était mis à voyager fréquemment à l’étranger pour construire un réseau international (Hirota, 2012). Son programme consistait à créer des bureaux locaux, à donner des conférences et à faire des démonstrations de cérémonie du thé devant différents publics (Hōunsai Sen Sōshitsu konomimono shūsei, 1996). Offrir des pavillons de thé et aménager des jardins de thé était un autre moyen de développer le réseau à l’étranger. Sous la tutelle de Sen Sōshitsu XIV, l’école en faisait construire dans des villes d’Amérique du Nord et du Sud telles que Boston (en coopération avec la ville de Kyoto en 1959), Honolulu, São Paulo, Pasadena en Californie et New York (dans le cadre de l’exposition universelle de 1964) (Urasenke Tantansai ihōshū, 1965). Le pavillon de thé du jardin Albert Kahn, quant à lui, a été le premier que Sen Sōshitsu XV a fait construire en son propre nom. Son objectif était sans doute de marquer son intronisation en tant que grand maître de l’école Urasenke en 1964, à la suite du décès de son père, et aussi de trouver un point d’ancrage pour le marché européen que l’école n’avait pas encore exploré.
- 9 Okakura Tenshin est un critique d’art ayant travaillé pour les institutions culturelles sous le gou (...)
- 10 Suzuki Daisetsu (ou Daisetz) est un philosophe qui, par ses activités d’écrivain, d’éditeur et de c (...)
18Sen Sōshitsu XV explique, dans un article de 1966 rapportant l’engouement pour les pavillons de thé, que c’est, par excellence, un lieu permettant, pour les étrangers, de découvrir la grâce et la sérénité de la culture japonaise et, pour les Japonais, d’établir des relations amicales avec eux (Sen, 1966). La logique qui sous-tend ce discours, et qui fait écho à celui des théoriciens comme Okakura Tenshin9 (1863-1913) ou Suzuki Daisetsu10 (1870-1966), se résume en trois points : un pavillon de thé, conçu par des artisans de qualité, mais qui apparaît simple et rustique, offre la sobriété et la quiétude, qualités alternatives à la richesse matérielle de la société moderne industrialisée. La cérémonie du thé, elle-même, incarne cette quintessence de la culture japonaise raffinée, car elle réunit dans son espace, et convoque dans son rituel, tous les arts traditionnels comme la poésie, la calligraphie, la poterie et l’arrangement floral. Enfin, la cérémonie du thé, étant l’occasion de recevoir des invités avec grand soin, est associée à la convivialité. Elle sert ainsi de symbole de paix permettant d’effacer le visage belliqueux du Japon que la guerre avait mis en avant. Mobilisé pendant la guerre et entraîné pour les attaques suicides, destin auquel il a échappé, le jeune maître de thé met l’accent sur le sens pacificateur de la cérémonie du thé qui rend sa cause encore plus noble. Ces qualités attribuées au thé ont convaincu les autorités publiques japonaises de soutenir la promotion internationale de l’école Urasenke comme un ambassadeur et un porte-drapeau de la culture nationale.
- 11 La région d’Ishikawa a un lien historique avec Urasenke qui remonte au xviie siècle : le fondateur (...)
19Le jardinier Iwatani Kōzō était un personnage idéal pour incarner ce message à la fois universel et nationaliste de l’école Urasenke dans le nouveau jardin de thé d’Albert Kahn. Il est né dans une famille de jardiniers à Komatsu dans la préfecture d’Ishikawa au nord-ouest de l’archipel, région qui perpétue la tradition du thé11. Malgré son jeune âge, il avait alors vingt-huit ans, il a été choisi pour cette mission à l’étranger grâce à un lien que son père entretenait avec Sen Sōshitsu XV et à son aisance en langue anglaise qu’il avait acquise lors d’un séjour en Afrique. Il pratiquait lui-même le thé et aspirait à une carrière internationale à travers le jardin et la cérémonie du thé. Avant de partir à Paris, il a fait un stage intensif chez Urasenke à Kyoto pendant six mois. Comme il se le remémore avec fierté dans ses textes sur ses séjours en France, il a intégré l’enseignement de Sen Sōshitsu XV et l’a appliqué avec enthousiasme dans son travail de concepteur et constructeur. Dans son article de 1987 qui présente un résumé de sa conférence à Paris, il écrit :
« Aujourd’hui, nous les jardiniers, créons des jardins de thé qu’autrefois des maîtres de thé concevaient. C’est pourquoi nous devons acquérir une connaissance générale sur la cérémonie du thé, en plus de notre savoir sur le jardin proprement dit » (Iwatani, 1987, p. 152).
20À la fin des années 1980, le jardin japonais d’Albert Kahn a connu une grande modification : l’agence Takano Landscape Planning y a construit « le jardin japonais contemporain » remplaçant « le sanctuaire japonais en miniature » qui occupait environ les trois quarts de sa superficie.
21Vers 1985, Takano Fumiaki, paysagiste japonais et gérant de l’agence qui porte son nom, installé à Tokyo, a entendu parler du projet de réaménagement du jardin japonais d’Albert Kahn lorsqu’il visitait l’ambassade du Japon à Paris. Son agence venait juste d’achever quatre jardins japonais pour l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) à Fontainebleau. Après une visite du jardin Kahn en compagnie d’un membre de l’ambassade, Takano a rencontré le responsable de l’urbanisme du département des Hauts-de-Seine qui lui a exposé les deux enjeux majeurs de ce projet : l’état du jardin japonais dégradé après de longues années sans entretien approprié, dû à une méconnaissance de la gestion des jardins japonais, et le projet de construction d’une galerie pour exposer la collection d’autochromes d’Albert Kahn (Kanekiyo, mai 2011). Il faut savoir que l’administration du site a évolué depuis l’intervention d’Iwatani en 1965. Le démantèlement du département de la Seine avait entraîné un changement de propriétaire en 1968, et sous la direction du département des Hauts-de-Seine nouvellement créé, les recherches sur la collection d’images et sur les activités humanitaires du banquier avaient progressé pendant les années 1970 et 1980. Le site est ainsi devenu un musée départemental en 1986 avec sa collection de photographies et ses jardins. La galerie d’exposition devait occuper l’espace de l’ancien abri antiaérien qui se trouvait en dessous de la colline, à l’extrême sud du jardin japonais. Kanekiyo, associé de Takano et responsable de la construction, se souvient que le jardin, en dehors du jardin de thé qui était plutôt bien entretenu, était envahi par des arbres et des feuilles mortes et que l’eau ne circulait plus dans la partie ouest. Il ne se rappelle pas avoir vu les répliques de monuments japonais telles que les portiques shintoïstes torii et le sōrintō.
22Les Hauts-de-Seine souhaitaient procéder au réaménagement du jardin dans le cadre d’un échange culturel avec le Japon qui finançait donc la moitié du projet, c’est-à-dire soixante millions de yens. Takano, après quelques négociations infructueuses avec des organismes japonais, a obtenu l’accord de Murata Osamu qui était à la tête d’une association pour la promotion des arts traditionnels japonais à l’étranger. Il a ainsi été décidé que la France payerait pour les travaux et les matériaux achetés en France, et que le Japon financerait la conception, la gestion de la construction et les frais nécessaires pour apporter les matériaux japonais. Pour la conception, l’agence a présenté une proposition en deux étapes, qui n’a pas suscité beaucoup de commentaires de la part du maître d’ouvrage. L’équipe a travaillé ensuite sur place pour élaborer les dessins d’exécution et superviser la construction. Le plan a alors été réajusté au niveau des détails, en réponse à un certain nombre de demandes émises par le commanditaire, comme celle sur la sauvegarde d’arbres, du pont rouge et du portique. Par ailleurs, le financement japonais a été suspendu au milieu du projet, à la suite de la faillite de l’entreprise de Murata qui subventionnait l’association. L’agence Takano a ainsi été obligée de réduire le coût du travail de conception. Le chantier a été néanmoins achevé en 1990.
23Ce jardin japonais contemporain se déploie autour d’un bassin entouré d’un quai linéaire au nord, et d’une colline et d’un îlot, tous deux au contour circulaire, au sud (figure 7). La bordure sud du jardin monte abruptement et touche le mur du musée qui est derrière. Une allée étroite et serpentine parcourt cette zone en hauteur, plantée d’arbres et d’arbustes au travers desquels le promeneur entrevoit le paysage en contrebas. Depuis le sommet de la colline s’offre une vue panoramique sur le bassin. La partie ouest du jardin, quant à elle, constitue une zone un peu à part. Le bassin se prolonge mais se rétrécit en dessinant des courbes délimitées par deux parcelles pentues, et se termine par une spirale en siphon à l’extrême sud-ouest du site. Comme on le voit sur son plan, la composition générale de ce jardin est géométrique : elle est structurée par des cercles grands et petits qui se succèdent autour du bassin et qui sont reliés par des chemins linéaires ou sinueux.
Figure 7. Le plan du jardin japonais contemporain, 1990
Source : collection de Takano Landscape Planning.
24Une autre caractéristique formelle de ce jardin est le traitement diversifié des surfaces et, dans certains endroits, ornemental. On remarque, par exemple, de gros galets arrondis qui couvrent les éléments sculpturaux (figure 8), des blocs de granit taillés qui forment des remparts saillants, des tuiles en losange qui soulignent des gradins, des motifs en spirale et circulaires dessinés par des galets, ainsi que l’alternance de tuiles grises et de porcelaines tricolores qu’on trouve sur le sol, clin d’œil à l’amitié franco-japonaise (figure 9).
Figure 8. Vue du jardin japonais contemporain
Des empilements de galets, le pont rouge, le cèdre de l’Himalaya, le hêtre pleureur et la colline d’azalées (du premier plan à l’arrière-plan).
Source : Hiromi Matsugi, octobre 2010.
Figure 9. Traitement diversifié et ornemental des surfaces
Source : Hiromi Matsugi, mai 2011.
- 12 Ce portique a depuis été réinstallé à la liaison entre le jardin contemporain et le village japonai (...)
25Le jardin japonais de Takano est en rupture avec le passé et cela à deux niveaux. D’abord, peu de chose évoque l’existence de l’ancien jardin qu’il a remplacé. Celui-là était caractérisé par une végétation dense, de petits chemins et une série de monuments japonais en miniature. De cela, survivent seulement deux arbres et deux fabriques : un cèdre de l’Himalaya et un hêtre pleureur qui se trouvent désormais côte à côte sur l’îlot central ; le pont rouge, restauré et réinstallé près de ces arbres (figure 8) ; enfin un portique en bois qui est déplacé du milieu à la bordure nord-ouest12. Si ce jardin rompt avec le passé de ce lieu qui reflétait la vision pittoresque d’un voyageur français du début du xxe siècle, il ne renoue pas pour autant avec la tradition japonaise du jardin qui est une autre possibilité de forme du passé. En effet, il ne ressemble à aucun des modèles connus au Japon, tels que le jardin sec ou le jardin de thé auxquels Iwatani Kōzō s’était référé pour sa création deux décennies auparavant. Dans le jardin de Takano, il y a des éléments qu’on trouve souvent dans les jardins au Japon, comme des chemins avec des dalles de pierre irrégulières, une cascade composée par des rochers non taillés, une petite fontaine de bambou dite shishi-odoshi, un passage en planches de bois décalées qui traverse un champ d’iris dans l’eau. Mais, ces éléments ne forment pas un ensemble cohérent ; ils sont mélangés avec d’autres éléments hétéroclites comme des cônes et des motifs en spirale.
26C’est par d’autres moyens adaptés au grand public français de la fin du xxe siècle que Takano donne unité et cohérence à son jardin. Il explique son plan comme un paysage allégorique composé de différentes scènes qui représentent des étapes majeures de la vie d’Albert Kahn. À l’est, près de l’entrée, un cône qui déverse de l’eau sur de gros galets évoque sa naissance et la difficulté dans sa jeunesse ; au milieu, le bassin large et tranquille illustre son succès professionnel ; les empilements de galets représentent une de ses actions humanitaires, la collection d’images appelée les « Archives de la Planète » (figure 8) ; ensuite, les murs de pierre déchiquetés font allusion à sa faillite ; et enfin sa mort est symbolisée par un petit bassin en pierres noires dans laquelle l’eau se jette en spirale (Takano Landscape Planning Co., Ltd., s. d.). Cette écriture narrative et biographique du paysage permet à Takano de connecter son œuvre au personnage de Kahn et ainsi d’harmoniser son intervention avec le reste du site, malgré son style clairement différent.
27Takano propose également de repérer les éléments opposés et complémentaires à partir desquels les visiteurs sont invités à découvrir de multiples nuances qui existent dans la nature. Cela est indiqué avec des lignes axiales sur le plan, comme l’axe du début de la vie et celui de la mort qui se croisent entre les deux arbres situés au centre (figure 7). Le premier axe part du cône blanc illustrant la naissance de Kahn, situé à l’est, alors que le second émane du cône noir inversé situé à l’ouest, se référant à sa mort. Au cours de la construction, l’équipe a sillonné les rivières de France pour ramasser des galets de différentes couleurs et en a revêtu les murs et le sol du jardin pour créer une gradation chromatique entre le noir et le blanc (Kanekiyo, juin 2022). Les deux arbres constituent, eux aussi, un axe : le cèdre est considéré comme masculin avec son gros tronc linéaire et le hêtre pleureur féminin avec ses branches fines et tombantes. Avec ces axes et la narration biographique, Takano établit une grille de lecture symbolique du paysage qui est schématisée et accessible pour les personnes qui ne connaissent pas les codes du jardin japonais.
28L’approche de l’agence Takano peut être qualifiée de postmoderne : déconstruire l’idée commune du jardin japonais telle qu’elle a été élaborée et popularisée au cours des xixe et xxe siècles au Japon et en Occident (Katahira, 2014 ; Yamada, 2005). Les éléments habituels dans l’imaginaire du jardin japonais sont repris, comme le pont rouge et la cascade de rochers, mais décontextualisés et recomposés dans un nouveau paysage avec des éléments appartenant à d’autres registres. Cette remise en question du jardin japonais canonisé semble être motivée par une position critique de l’agence Takano. Celle-ci s’oppose à tout un système culturel qui entoure le phénomène du jardin japonais et qui marginalise d’autres aspects de la culture japonaise. L’agence explique le principe conceptuel de son projet en ces termes :
« La beauté japonaise est souvent représentée par les termes de wabi et sabi qui forment une beauté sophistiquée, stoïque et minimaliste [« less is more » dans le texte original en anglais]. Beaucoup de jardins japonais sont créés sur la base de ce concept. Nous avons voulu exprimer dans ce jardin une beauté plutôt primaire et vernaculaire, qu’on retrouve dans la culture jōmon et le monde ornemental et coloriste de la geisha et du tatouage » (Takano Landscape Planning Co., Ltd., s. d.).
Jōmon est le nom d’une ère préhistorique du Japon qui couvre une très longue période du xe millénaire av. J.-C. au iiie siècle av. J.-C. Cette ère est caractérisée par un type de poterie ornée de motifs faits par corde que les archéologues appellent jōmon. Les spirales qui apparaissent dans le jardin d’Albert Kahn sont en effet un élément représentatif de cette culture primitive.
29Takano s’inspire d’une nouvelle théorie avancée par le philosophe Umehara Takeshi (1925-2019), selon laquelle la culture japonaise se diviserait en deux zones géographiques qui correspondent à deux ères préhistoriques : le nord-est serait la zone de la culture jōmon et le sud-ouest la zone de la culture yayoi (Takano, 2020). Ces deux cultures sont décrites par une logique dichotomique : les peuples jōmon, plus anciens et plus primitifs, avaient pour écosystème la chasse, la pêche et la cueillette et évoluaient dans un environnement principalement composé d’arbres à feuilles caduques, tandis que les peuples yayoi, plus tardifs et plus civilisés sous l’influence continentale, pratiquaient l’agriculture et leur environnement était dominé par des arbres à feuilles persistantes. Leurs céramiques sont lisses, sans ornement et fonctionnelles. Dans le nord-est, explique Takano, la vie et la nature apparaissent cycliques et plus dynamiques, tout comme les motifs spiralés que l’on retrouve sur les céramiques jōmon. Cette interprétation de la culture jōmon dans les années 1980 permet à Takano de relativiser tout le système sur lequel était assise l’esthétique du jardin japonais et d’appréhender la culture japonaise comme une cohabitation entre deux caractéristiques contradictoires telles que la sobriété et l’exubérance, le minimalisme et l’ornementation, le monochrome et le multicolore, l’art des élites et la culture populaire, la vision d’un monde fondé sur la nature immuable des arbres à feuilles persistantes et celle d’un monde fondé sur la nature changeante des arbres à feuilles caduques. Dans le jardin d’Albert Kahn, sans éliminer les composants du jardin japonais classique, la conception de l’agence Takano introduit d’autres éléments comme les cerisiers et les érables qui animent le cycle des saisons par leurs couleurs.
30Kanekiyo Norihiro, qui a supervisé le chantier pendant un an et demi, insiste sur le mode de travail préconisé à l’époque :
« Nous avons travaillé selon les règles que nous avons établies pour que tout le monde, y compris les ouvriers algériens, les comprenne. Nous voulions éviter le mode de création du maître-artisan. Nous avons installé des maisons containers et hébergé des touristes japonais et autres qui ont participé à la construction » (Kanekiyo, juin 2022).
L’agence se félicite aussi de la diversité de nationalités des contributeurs à ce projet, en clin d’œil à l’idéal d’Albert Kahn qui rêvait de l’harmonie et de la coopération entre les différents peuples. Ici, à l’opposition entre, d’un côté, la culture primitive et populaire et, de l’autre, celle des élites, s’ajoute l’opposition entre le travail des artisans qualifiés, sous-entendu les jardiniers japonais professionnels, et le travail des ouvriers et des amateurs. Peut-on voir ici un rejet de la société hiérarchisée et l’aspiration à une société plus horizontale ? Quoi qu’il en soit, la valorisation de la culture jōmon, qui regroupe des critiques d’ordre esthétique, géographique et professionnel, met le doigt sur la légitimité d’un style national homogène de jardin.
31L’agence Takano est connue pour sa prise de position précoce favorable à une pratique paysagiste alternative par rapport au courant dominant de l’époque. Son fondateur Takano Fumiaki a étudié le paysagisme aux États-Unis au début des années 1970. Il explique qu’il a voulu s’éloigner du monde étroit du jardin japonais pour aller vers de nouveaux domaines, notamment celui de l’architecture de paysage (Takano, mai 2011). Il a été très influencé par le mouvement People’s Park qu’il avait découvert aux États-Unis. Ce mouvement, ayant émergé à l’université de Californie à Berkeley et typique des étudiants des années 1960, prônait la création participative, voire autonome, des parcs par les habitants des lieux. De retour au Japon, il a intégré petit à petit des approches expérimentales similaires dans ses projets d’aires de jeux. Le mode de construction collective et l’organisation horizontale du travail chers à cette agence y trouvent leurs racines. À partir de la fin des années 1970, l’agence est intervenue dans la construction des grands parcs nationaux qui sont à la mode dans les années 1980. Ces projets ont été, quant à eux, l’occasion de réfléchir sur les modèles paysagers régionaux. L’agence a travaillé, en particulier, pendant près de dix ans, pour la création du parc national Michinoku dans le département de Miyagi. C’est pour ce parc situé dans la région nord-est, considérée comme le foyer de la culture jōmon, que Takano a créé le motif de la spirale et d’autres formes paysagères qui interprètent et valorisent le rapport de l’homme avec la nature de cette région. Le jardin du musée Albert-Kahn a été créé quelques années après le parc Michinoku qui a, de toute évidence, influencé sa conception.
32Le jardin japonais du musée Albert-Kahn mérite d’être reconnu non seulement comme œuvre du fondateur qui cristallise sa passion pour le Japon entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, mais aussi comme le témoin d’autres aménagements successifs qui reflètent l’évolution des relations franco-japonaises et de la place du jardin dans ces dernières. Les Japonais, notamment leurs représentants officiels, ont considéré ce site comme un lieu de promotion pour leur culture et pour les liens amicaux entre les deux pays. Les Français ont pu voir de leur côté cette collaboration comme un moyen d’obtenir des aides techniques et financières. Du point de vue des concepteurs japonais, c’est un des rares sites permanents en France où ont été expérimentées de nouvelles tendances paysagères propres à la deuxième moitié du xxe siècle au Japon. Le pavillon de thé Seifū-an et son jardin sont les premiers d’une série de constructions similaires que les villes japonaises et l’école de thé Urasenke ont offertes de par le monde, ce qui illustre l’intérêt pour la cérémonie du thé et son esthétique minimaliste à cette période. Le jardin de Takano, quant à lui, déconstruit cette idée de jardin japonais sobre et présente un paysage inspiré par d’autres courants existant au Japon. Ces deux interventions se révèlent ainsi contradictoires sur la question de l’essence même et des principes fondamentaux du jardin japonais. Nous pouvons les interpréter comme une évolution stylistique ou idéologique, mais aussi comme deux tendances qui coexistent dans le monde des paysagistes contemporains au Japon : d’une part, le maintien d’une grande tradition de savoir-faire professionnels hérités de génération en génération, et, d’autre part, le dépassement et le renouvellement de celle-ci. Dans le double rôle qu’assure le jardin Albert-Kahn pour ces concepteurs japonais, la distance physique et culturelle avec le Japon semble avoir permis d’accomplir des réalisations fortes de sens, car elle a accordé une certaine liberté au travail de conception. De plus, les effets de contraste créés par l’œuvre réalisée par rapport à son environnement proche mettent leur travail davantage en valeur.
L’auteure de l’article remercie Romain Billon, ancien jardinier du musée départemental Albert-Kahn (2001-2021) pour ses renseignements et expertises.