- 1 Kirk, 1981, p. 62-68.
- 2 Kirk, 1981, p. 63.
- 3 Kirk évoque d’une part le rituel au cours duquel Eumée consacre par le feu des os, mais non spécifi (...)
- 4 Cf. Il. 1, 447-460 ; Il. 2, 401-429 ; Od. 3, 4-9 ; Od. 3, 443-463 ; Od. 9, 550-553 ; Od. 12, 353-36 (...)
1En examinant les écueils à éviter pour comprendre le « sacrifice grec », G. S. Kirk a dûment mis en avant les singularités qui distinguent les rituels homériques des thysiai qui nous sont connues par des sources plus récentes1. Il a ainsi plaidé pour une analyse des premiers qui soit affranchie des présupposés venant de l’étude des secondes. Se prêtant lui-même à l’exercice, il souligne le fait que, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, « sacrifices for special occasion or for special purposes (…) emphasize different parts of the possible sequence of ritual actions2 ». Cette remarque, qui s’appuie sur les exemples fournis par deux cérémonies très particulières3, pourrait en fait être appliquée à l’ensemble des récits homériques décrivant une séquence rituelle composée de la mise à mort d’un animal domestique et du partage de sa carcasse entre les hommes et les dieux4. Aucun ne ressemble en effet tout à fait à un autre : dans l’Iliade et dans l’Odyssée, l’immolation de bovins, de caprins ou d’ovins, suivie de la consécration de leurs fémurs par le feu, est présentée comme une performance religieuse minutieusement théâtralisée, offrant à chaque nouvelle occasion un spectacle singulier.
2Il convient d’interroger la signification des variations qui différencient, de manière plus ou moins importante, deux scènes en apparence analogues. Elles concernent principalement le choix des gestes à accomplir, la disposition des acteurs et la distribution des rôles parmi eux. Une étude attentive des textes suggère qu’elles dépendent étroitement de la composition du groupe assemblé et de la signification attribuée au rituel. De fait, puisque seule la crémation, productrice de graisse odorante, intéresse les dieux homériques, les divers éléments qui l’accompagnent pourraient avoir une fonction sociale plutôt que religieuse. Il s’agirait à la fois de refléter et de cimenter l’organisation des communautés en assignant à chacun le rôle adapté à son statut.
- 5 Les datations indiquées se situent, sauf mention contraire, avant notre ère.
3Les descriptions de l’Iliade et de l’Odyssée, malgré le caractère palimpsestique de ces œuvres, dessinent un paysage religieux bien cohérent. Plus proches des réalités de l’âge du Fer que de celles de l’âge du Bronze, les mentions homériques offrent un éclairage permettant en particulier de comprendre la diffusion massive, au viiie siècle5, dans le monde grec égéen, du rituel de crémation des os.
- 6 Od. 13, 24-28. Voir par exemple :
4Dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les descriptions des cérémonies au cours desquelles des fémurs sont prélevés, préparés et brûlés pour les dieux sont variées. Elles peuvent simplement mentionner le choix des animaux à immoler et le moment critique de la consécration par le feu6, ou au contraire s’étendre sur plusieurs dizaines de vers, dans lesquels l’abondance de détails donne à voir un spectacle théâtralisé. Aucune n’est cependant identique à une autre, et l’usage de formules similaires ne fait que souligner la singularité de chaque mise en scène. La comparaison de deux passages, Od. 3, 443-463 et Il. 2, 401-429, montre que les variations peuvent concerner d’une part la disposition des acteurs et d’autre part la séquence des actes accompagnant les crémations.
5En Od. 3, 443-463, Nestor et sa famille s’assemblent pour immoler une génisse indomptée, aux cornes plaquées d’or, en l’honneur d’Athéna :
Περσεὺς δ’ ἀμνίον εἶχε. γέρων δ’ ἱππηλάτα Νέστωρ
χέρνιβά τ’ οὐλοχύτας τε κατήρχετο, πολλὰ δ’ Ἀθήνῃ
εὔχετ’ ἀπαρχόμενος, κεφαλῆς τρίχας ἐν πυρὶ βάλλων.
αὐτὰρ ἐπεί ῥ’ εὔξαντο καὶ οὐλοχύτας προβάλοντο,
αὐτίκα Νέστορος υἱός, ὑπέρθυμος Θρασυμήδης,
ἤλασεν ἄγχι στάς· πέλεκυς δ’ ἀπέκοψε τένοντας
αὐχενίους, λῦσεν δὲ βοὸς μένος· αἱ δ’ ὀλόλυξαν
θυγατέρες τε νυοί τε καὶ αἰδοίη παράκοιτις
Νέστορος, Εὐρυδίκη, πρέσβα Κλυμένοιο θυγατρῶν.
οἱ μὲν ἔπειτ’ ἀνελόντες ἀπὸ χθονὸς εὐρυοδείης
ἔσχον· ἀτὰρ σφάξεν Πεισίστρατος, ὄρχαμος ἀνδρῶν.
τῆς δ’ ἐπεὶ ἐκ μέλαν αἷμα ῥύη, λίπε δ’ ὀστέα θυμός,
αἶψ’ ἄρα μιν διέχευαν, ἄφαρ δ’ ἐκ μηρία τάμνον
πάντα κατὰ μοῖραν, κατά τε κνίσῃ ἐκάλυψαν,
δίπτυχα ποιήσαντες, ἐπ’ αὐτῶν δ’ ὠμοθέτησαν.
καῖε δ’ ἐπὶ σχίζῃσ’ ὁ γέρων, ἐπὶ δ’ αἴθοπα οἶνον
λεῖβε· νέοι δὲ παρ’ αὐτὸν ἔχον πεμπώβολα χερσίν.
αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ μῆρ’ ἐκάη καὶ σπλάγχνα πάσαντο,
μίστυλλόν τ’ ἄρα τἆλλα καὶ ἀμφ’ ὀβελοῖσιν ἔπειρον,
ὤπτων δ’ ἀκροπόρους ὀβελοὺς ἐν χερσὶν ἔχοντες.
« Perseus avait le vase pour le sang. Nestor, le vieux meneur de chevaux, ouvrit la cérémonie en prenant de l’eau pour se laver les mains et des orges à répandre. Il pria abondamment Athéna et offrit les prémices, en jetant dans le feu des poils de la tête. Après qu’ils eurent prié et jeté en avant les orges, aussitôt le fil de Nestor, le bouillant Thrasymède, se tint près et frappa. La hache coupa les tendons cervicaux, et la bête tomba inerte. Entonnèrent alors l’ololugè les filles, les brus et la digne épouse de Nestor, Eurydice, l’aînée des filles de Clymène. Les hommes, de leur côté, saisirent la bête et la soulevèrent au-dessus du sol aux larges voies. Pisistrate, le meneur d’hommes, l’égorgea, son sang noir s’écoula, et l’âme quitta les os. Ils la démembrèrent vite, détachèrent les fémurs suivant le rite, les dissimulèrent entièrement sous une double couche de graisse, et posèrent sur le tout des chairs crues. Le vieillard les brûla sur les bûches, et versa sur eux, en libation, le vin étincelant. Auprès de lui, les jeunes gens tenaient dans leurs mains les broches à cinq dents. Une fois les fémurs consumés et les viscères consommés, ils détaillèrent le reste des viandes, les embrochèrent, et les firent rôtir en maintenant de leurs mains les broches à la pointe acérée. » (Trad. P. Mazon, modifiée)
6Le poète ne donne aucune indication concernant la manière dont se placent les personnages, mais il les sépare en trois groupes, auxquels sont attribués des tâches spécifiques. Nestor, roi de Pylos, chef de famille, et maître de cérémonie, accomplit les premiers gestes, prononce la prière solennelle au nom de tous, et consacre les offrandes dans le feu. Les fils aînés se chargent des opérations honorifiques associées à la mise à mort, sans laquelle il n’y aurait pas de fémurs à brûler : l’un assomme la génisse, l’autre l’égorge, un troisième recueille son sang. Aux plus jeunes échoit la cuisine. Les femmes, enfin, accompagnent les actes des hommes d’un cri qui leur est propre. Les rituels préliminaires, accomplis en commun, garantissent la cohésion du groupe. Les opérations de découpe bouchère ne sont pas assez valorisées pour qu’il ait semblé pertinent de préciser qui les accomplit.
7Au contraire, quand Agamemnon invite les rois achéens à partager un bœuf en l’honneur de Zeus, en Il. 2, 401-429, les officiants sont disposés en cercle et accomplissent la plupart des tâches ensemble :
αὐτὰρ ὃ βοῦν ἱέρευσε ἄναξ ἀνδρῶν Ἀγαμέμνων
πίονα πενταέτηρον ὑπερμενέϊ Κρονίωνι,
κίκλησκεν δὲ γέροντας ἀριστῆας Παναχαιῶν,
Νέστορα μὲν πρώτιστα καὶ Ἰδομενῆα ἄνακτα,
αὐτὰρ ἔπειτ’ Αἴαντε δύω καὶ Τυδέος υἱόν,
ἕκτον δ’ αὖτ’ Ὀδυσῆα Διὶ μῆτιν ἀτάλαντον.
αὐτόματος δέ οἱ ἦλθε βοὴν ἀγαθὸς Μενέλαος·
ᾔδεε γὰρ κατὰ θυμὸν ἀδελφεὸν ὡς ἐπονεῖτο.
βοῦν δὲ περιστήσαντο καὶ οὐλοχύτας ἀνέλοντο·
τοῖσιν δ’ εὐχόμενος μετέφη κρείων Ἀγαμέμνων·
Ζεῦ κύδιστε μέγιστε κελαινεφὲς αἰθέρι ναίων
μὴ πρὶν ἐπ’ ἠέλιον δῦναι καὶ ἐπὶ κνέφας ἐλθεῖν
πρίν με κατὰ πρηνὲς βαλέειν Πριάμοιο μέλαθρον
(…)
Ὣς ἔφατ’, οὐδ’ ἄρα πώ οἱ ἐπεκραίαινε Κρονίων,
ἀλλ’ ὅ γε δέκτο μὲν ἱρά, πόνον δ’ ἀμέγαρτον ὄφελλεν.
αὐτὰρ ἐπεί ῥ’ εὔξαντο καὶ οὐλοχύτας προβάλοντο,
αὐέρυσαν μὲν πρῶτα καὶ ἔσφαξαν καὶ ἔδειραν,
μηρούς τ’ ἐξέταμον κατά τε κνίσῃ ἐκάλυψαν
δίπτυχα ποιήσαντες, ἐπ’ αὐτῶν δ’ ὠμοθέτησαν.
καὶ τὰ μὲν ἂρ σχίζῃσιν ἀφύλλοισιν κατέκαιον,
σπλάγχνα δ’ ἄρ’ ἀμπείραντες ὑπείρεχον Ἡφαίστοιο.
αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ μῆρε κάη καὶ σπλάγχνα πάσαντο,
μίστυλλόν τ’ ἄρα τἆλλα καὶ ἀμφ’ ὀβελοῖσιν ἔπειραν,
ὤπτησάν τε περιφραδέως, ἐρύσαντό τε πάντα.
« Agamemnon, seigneur des hommes, consacra un bœuf gras de cinq ans au tout-puissant fils de Cronos. Il invita les Anciens, élites de tous les Achéens, d’abord Nestor et le seigneur Idoménée, puis les deux Ajax et le fils de Tydée, et, en sixième, Ulysse, rusé à l’égal de Zeus. Ménélas à la voix puissante vint de son propre chef, car il connaissait en son cœur les projets de son frère. Ils se mirent autour du bœuf, et prirent les grains d’orge. Priant en leur nom, le roi Agamemnon dit à haute voix : ‘Ô Zeus très glorieux, très grand ! Dieu des noires nuées, qui habite l’éther ! Ne laisse pas le soleil se coucher et l’ombre survenir, que je n’aie d’abord jeté bas, la face en avant, le palais de Priam, noirci par la flamme, et livré ses portes au feu dévorant (…)’.
Il dit, mais le fils de Cronos ne se disposa pas à exaucer ses vœux. Il agréa ses offrandes, mais ajouta à sa peine amère. Une fois leur prière achevée et leurs orges répandues, ils relevèrent d’abord les mufles, puis égorgèrent et dépecèrent. Ils prélevèrent les fémurs, les cachèrent sous une double couche de graisse, et disposèrent sur le tout des chairs crues. Ils les brûlèrent sur des bûches sans feuille. Après avoir embroché les viscères, ils les tinrent au-dessus du feu. Une fois les fémurs consumés et les viscères consommés, ils détaillèrent le reste des viandes, les embrochèrent, et firent rôtir le tout avec soin, avant de le retirer du feu. » (Trad. P. Mazon, modifiée)
8Participent à la cérémonie Agamemnon lui-même, qui offre l’animal, ainsi que certains chefs achéens qu’il a conviés près de lui. Le poète cite Nestor, roi de Pylos, Idomeneus, roi de Crète, les deux Ajax, respectivement rois Salamine et de Locride, Diomède, roi d’Argos, Ulysse, roi d’Ithaque, ainsi que Ménélas, roi de Sparte. La cérémonie commence comme celle que préside Nestor : tous sont amenés à prendre les orges et seul l’officiant principal prononce la prière solennelle au nom de tous. Certaines formules sont rigoureusement identiques et apparaissent suivant le même ordre. Des variations peuvent cependant être observées. Les officiants se mettent en cercle autour de l’animal. Il ne semble pas être question de se laver les mains. La mise à mort ne comporte que deux étapes, puisque la bête n’est pas assommée. Aucune mention ne suggère que le sang est recueilli. L’ololugè des femmes ne se fait pas entendre. Enfin, les participants font presque tout ensemble. La distinction entre un officiant principal et des officiants auxiliaires n’est pas très nette, puisqu’aucun personnage n’a le privilège d’effectuer seul une manipulation.
- 7 Saïd, 1979 ; Saïd, 1998.
- 8 Ch. Stocking a appliqué une méthode similaire, basée sur la notion d’interformularité, aux cérémoni (...)
9La complexité de ces séquences et les variations qui les distinguent ne semblent pas dues à la fantaisie d’un poète qui aurait souhaité développer une description plutôt que d’autres, passer sous silence certains éléments et non d’autres. De fait, depuis la fin des années 1970, les spécialistes tendent à reconnaître une fonction narratologique à la présence et à l’absence d’une mention attendue dans une « scène typique » : l’usage homérique de la formule est en fait assez souple pour permettre au poète d’exprimer précisément ce qu’il veut exprimer dans un contexte donné. Notamment, les travaux fondateurs de S. Saïd sur les repas des prétendants de Pénélope7 ont montré en quoi l’emploi des mêmes expressions dans différents passages autorise des comparaisons qui révèlent, à travers l’analyse des écarts observables, la signification des épisodes dans leur contexte. La méthode de l’auteur peut être appliquée sans peine aux récits évoquant le rituel de consécration des fémurs : chaque mise en scène paraît calibrée pour donner à voir la signification des cérémonies8. Il s’agirait de représenter une performance rituelle de manière à ce qu’elle reflète et consolide les hiérarchies organisant une communauté.
- 9 Hitch, 2009.
- 10 Stocking, 2017.
10L’idée selon laquelle, dans les épopées homériques, la pratique des cultes serait liée à l’organisation sociale des communautés a récemment fait l’objet d’une attention particulière de la part des chercheurs anglo-saxons. S. Hitch a publié la première étude systématique des représentations associées au « sacrifice » dans l’Iliade9. Il s’agit pour elle d’opposer les figures d’Agamemnon et d’Achille : le premier, à travers le contrôle qu’il exerce sur la répartition des viandes au cours des cérémonies, se présente résolument comme le chef de l’expédition, le roi des rois achéens ; par son refus d’organiser les rituels ou d’y participer, le second exprimerait sa nature semi-divine. Ch. Stocking s’appuie également sur les modalités du partage des carcasses pour comprendre les fonctions des « sacrifices » dans la Théogonie, l’Hymne homérique à Déméter, l’Hymne homérique à Hermès, et dans l’Odyssée10. À travers la distribution inégalitaire des morceaux, le patriarcat qui caractérise la communauté des immortels structurerait également la société des hommes. Ces réflexions peuvent et doivent être approfondies au moyen d’un examen associant la lecture de l’Iliade à celle de l’Odyssée, et mettant en avant non plus le partage des viandes, mais plutôt la distribution des prérogatives parmi les acteurs rassemblés pour consacrer par le feu des fémurs. Cet examen, en éclairant sous un jour nouveau la corrélation entre le rôle religieux et le statut social, invite à affiner et à questionner les conclusions déjà formulées.
- 11 Cp. Il. 1, 447-460 ; Od. 14, 419-448.
- 12 Cf. Il. 4, 48-49 ; Il. 22, 169-172 ; Il. 24, 33-34 ; Il. 24, 69-70.
11Le caractère particulièrement fourni des séquences rituelles menées par Nestor et par Agamemnon n’est pas sans parallèle dans l’Iliade et dans l’Odyssée11. Il interpelle cependant. On peut en effet se demander quelle est la fonction des éléments variés qui accompagnent la mise au feu des offrandes, quand seule celle-ci semble intéresser les dieux. Quand ces derniers soulignent les raisons pour lesquelles ils chérissent tel ou tel personnage, ils ne valorisent en effet que les fémurs brûlés et les libations dans les flammes, qui produisent la fumée odorante dont ils se repaissent. Il n’est jamais question de disposition en cercle, de pureté, d’orges, de coup de hache, ni de sang recueilli12. Certains gestes doivent avoir une fonction religieuse, parce qu’ils favoriseraient la réussite de la communication avec le divin, mais il semble que l’agencement des officiants comme la multiplication des actions accessoires permettent surtout d’attribuer à chacun un rôle adapté à son statut.
12La cérémonie que Nestor préside en Od. 3, 444-463 est avant tout un événement familial. Seuls sont admis à participer activement le roi de Pylos, ses fils, sa femme et ses filles. C’est bien la cohésion d’une famille qui s’affirme à travers la pratique des cultes : au cours de la séquence les acteurs ont une fonction adaptée à leur rang. Le chef préside la cérémonie, et exerce une fonction cultuelle majeure. Parce qu’il prononce la prière solennelle et consacre les offrandes, il a le privilège de communiquer avec les dieux, au nom de tous. Les actes associés à la mise à mort et à la cuisine sont répartis entre ses fils. Les plus importants semblent réservés aux aînés. Plus les personnages sont âgés, plus leur place au sein de la famille est éminente, plus le rôle qui leur échoit semble proche du cœur de la cérémonie, de la crémation des fémurs par lesquels les dieux jugent la piété des hommes. La répartition des prérogatives reflète ici, et donc entérine sans doute, l’ordre social qui régit les relations au sein de ce groupe.
- 13 Cp. Od. 4, 759-761. Quand Pénélope se rend dans une pièce haute de son palais pour implorer Athéna, (...)
13Les femmes sont exceptionnellement présentes, et elles se bornent à accomplir des actions caractérisées comme étant féminines. Rien n’interdit de penser qu’elles prient et jettent en avant les orges durant les rituels préliminaires. Les verbes εὔξαντο, « ils prièrent » (Od. 3, 447), et προβάλοντο, « ils jetèrent en avant » (Od. 3, 447), sont au pluriel, et leur sujet n’est pas exprimé. Si tel est le cas, alors elles ne feraient rien d’autre que ce que peut faire une femme seule quand elle souhaite demander quelque chose aux dieux13. En revanche, le contraste produit par le balancement entre le pronom féminin αἱ, au vers 450, et le pronom masculin οἱ, au vers 453, suffit pour suggérer que l’épouse, les filles et les brus de Nestor ne participent pas à la seconde partie de la cérémonie, qui s’ouvre après la mort de la génisse. Elles ne sont pas amenées à manipuler la bête, la carcasse, les offrandes, ou encore les chairs crues. Ce sont des tâches exclusivement réservées à la gent masculine. Elles peuvent seulement accompagner la mise à mort d’un cri spécifiquement féminin.
14Dans aucun autre passage le poète ne décrit une cérémonie familiale, et cela explique probablement le caractère exceptionnellement riche et fourni de cette séquence : il s’agit de la seule scène d’immolation où le poète donne les noms propres des personnages chargés d’effectuer seuls des actes rituels à côté de l’officiant principal, où les femmes jouent un rôle, où la mention du vase au sang paraît importante, où la mise à mort se compose de trois étapes, le coup de hache, le soulèvement de l’animal, et enfin l’égorgement. La multiplication des actes, accomplis par les membres d’une famille en fonction de leur rang, sans que personne ne reste oublié ni passif, permet de marquer l’appartenance au groupe, et la place de chacun au sein du groupe.
15La mise en scène des performances religieuses peut tout autant exprimer les hiérarchies régissant l’organisation de la communauté assemblée, que la volonté des officiants d’abolir entre eux toute forme de hiérarchie. C’est ainsi qu’il faut comprendre la description de la cérémonie au cours de laquelle les compagnons d’Ulysse immolent les vaches du Soleil, en Od. 12, 353-364 :
αὐτίκα δ’ Ἠελίοιο βοῶν ἐλάσαντες ἀρίστας
ἐγγύθεν· – οὐ γὰρ τῆλε νεὸς κυανοπρῴροιο
βοσκέσκονθ’ ἕλικες καλαὶ βόες εὐρυμέτωποι· –
τὰς δὲ περιστήσαντο καὶ εὐχετόωντο θεοῖσι,
φύλλα δρεψάμενοι τέρενα δρυὸς ὑψικόμοιο·
οὐ γὰρ ἔχον κρῖ λευκὸν ἐϋσσέλμου ἐπὶ νηός.
αὐτὰρ ἐπεί ῥ’ εὔξαντο καὶ ἔσφαξαν καὶ ἔδειραν,
μηρούς τ’ ἐξέταμον κατά τε κνίσῃ ἐκάλυψαν,
δίπτυχα ποιήσαντες, ἐπ’ αὐτῶν δ’ ὠμοθέτησαν.
οὐδ’ εἶχον μέθυ λεῖψαι ἐπ’ αἰθομένοισ’ ἱεροῖσιν,
ἀλλ’ ὕδατι σπένδοντες ἐπώπτων ἔγκατα πάντα.
αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ μῆρ’ ἐκάη καὶ σπλάγχνα πάσαντο,
μίστυλλόν τ’ ἄρα τἆλλα καὶ ἀμφ’ ὀβελοῖσιν ἔπειρον.
« Ils se mirent aussitôt en chasse et s’approchèrent des meilleures vaches du Soleil : elles ne paissaient pas loin de la nef azurée, ces belles vaches cornues au front large ! Ils les entourèrent, prièrent les dieux, et prirent les tendres feuilles d’un chêne aux branches élevées, car ils n’avaient pas d’orge blanche dans la nef garnie de bancs. Quand ils eurent prié, égorgé, et dépecé, ils prélevèrent les fémurs, les cachèrent sous une double couche de graisse, et disposèrent sur le tout des chairs crues. Comme ils n’avaient plus de vin à offrir en libation sur les parts brûlant, ils répandirent de l’eau suivant le rituel, et firent rôtir les entrailles. Une fois les fémurs consumés et les viscères consommés, ils détaillèrent le reste des viandes et les embrochèrent. » (Trad. P. Mazon, modifiée)
- 14 C’est par exemple ce que fait Euryloque, quand il propose à ses pairs d’immoler les vaches du Solei (...)
16Les compagnons d’Ulysse, qui n’ont pas le droit de tuer les vaches du Soleil, officient en tâchant d’apaiser, par avance, le courroux de la divinité offensée. Ils ne disposent cependant pas des éléments requis pour que le rituel soit juste, et sont contraints de remplacer les orges par des feuilles de chêne, puis le vin par l’eau. Le reste évoque les séquences présidées par Nestor ou par Agamemnon, au détail près que tous les verbes désignant les actes sont ici conjugués au pluriel. C’est ensemble que les compagnons prient, jettent les feuilles, mettent à mort, dépècent, découpent, prélèvent et préparent les offrandes, pour enfin les brûler et verser sur elles la libation. La répartition des rôles reflète ici l’idée que le groupe se compose de membres égaux. De fait, leur chef et roi, Ulysse, ne participe pas – il n’arrive qu’après la cérémonie. Même si certains compagnons sont plus charismatiques que d’autres, on ne peut pas dire qu’en l’absence du roi l’un d’entre eux prend sa place. Les plus influents ne font que proposer énergiquement, ils ne sont pas en position de donner des ordres14.
- 15 Cf. à propos de la délimitation des espaces sacrés, dans les épopées homériques, et à l’époque arch (...)
- 16 Cf. Mehl, 2002.
- 17 L’expression est empruntée à l’essai fondateur de M. Finley, The world of Odysseus. Finley, 1954.
17Le fait que les officiants se disposent en cercle permet également de mettre en scène l’homogénéité du groupe. De fait, dans les épopées homériques, il ne semble pas nécessaire de délimiter, matériellement ou symboliquement, l’espace choisi pour les cultes15. La circumambulation autour de l’autel, qu’évoquent les sources classiques16, est inconnue des héros du « monde d’Ulysse17 ». La volonté de marquer les contours de l’espace choisi pour la performance rituelle aurait donc une fonction sociale, et non religieuse : les assemblées qui se placent en cercle manifestent et revendiquent l’égalité des membres qui les composent.
18Quand Agamemnon convie les chefs Achéens à immoler un bœuf avec lui pour honorer Zeus, les actes sont tous accomplis en commun, une fois l’oraison énoncée. Les participants jettent ensemble les orges, s’occupent ensemble de la boucherie et mettent tous ensemble les fémurs à brûler. Les verbes qui désignent ces actions sont au pluriel. Dans cette scène où les prérogatives sont partagées, le poète présente certes Agamemnon comme étant le chef de l’expédition mais, parmi les autres rois, il n’est qu’un primus inter pares. Les souverains, pour officier, se sont ainsi dûment placés en cercle18. Ainsi donc, si on met l’accent non pas sur le contrôle du partage des viandes, mais sur la fonction effective des personnages au sein des cérémonies, la prééminence d’Agamemnon n’est pas si évidente.
19Les communautés d’égaux peuvent se composer d’aristocrates partageant un même rang royal ou de compagnons d’armes affranchis de la tutelle de leur chef, mais il peut aussi s’agir de l’ensemble des mortels soumis aux volontés des dieux. C’est ce que suggère la séquence rituelle décrite en Il. 1, 447-460 :
τοὶ δ’ ὦκα θεῷ ἱερὴν ἑκατόμβην
ἑξείης ἔστησαν ἐΰδμητον περὶ βωμόν,
χερνίψαντο δ’ ἔπειτα καὶ οὐλοχύτας ἀνέλοντο.
τοῖσιν δὲ Χρύσης μεγάλ’ εὔχετο χεῖρας ἀνασχών·
(…)
αὐτὰρ ἐπεί ῥ’ εὔξαντο καὶ οὐλοχύτας προβάλοντο,
αὐέρυσαν μὲν πρῶτα καὶ ἔσφαξαν καὶ ἔδειραν,
μηρούς τ’ ἐξέταμον κατά τε κνίσῃ ἐκάλυψαν
δίπτυχα ποιήσαντες, ἐπ’ αὐτῶν δ’ ὠμοθέτησαν·
καῖε δ’ ἐπὶ σχίζῃς ὁ γέρων, ἐπὶ δ’ αἴθοπα οἶνον
λεῖβε· νέοι δὲ παρ’ αὐτὸν ἔχον πεμπώβολα χερσίν.
αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ μῆρε κάη καὶ σπλάγχνα πάσαντο,
μίστυλλόν τ’ ἄρα τἆλλα καὶ ἀμφ’ ὀβελοῖσιν ἔπειραν,
ὤπτησάν τε περιφραδέως, ἐρύσαντό τε πάντα.
« Alors aussitôt ils disposèrent, en l’honneur du dieu, l’hécatombe sacrée en ordre autour de l’autel bien construit. Ils se lavèrent les mains, et prirent les grains d’orge, et Chrysès, à voix haute, pria en leur nom, les mains tendues vers le ciel.
(…) Une fois leur prière achevée et leurs orges répandues, ils relevèrent d’abord les mufles, puis égorgèrent et dépecèrent. Ils prélevèrent les fémurs, les cachèrent sous une double couche de graisse, et disposèrent sur le tout des chairs crues. Le vieillard les brûla sur les bûches, et versa sur eux, en libation, le vin étincelant. Auprès de lui, les jeunes gens tenaient dans leurs mains les broches à cinq dents. Une fois les fémurs consumés et les viscères consommés, ils détaillèrent le reste des viandes, les embrochèrent, et firent rôtir le tout avec soin, avant de le retirer du feu. » (Il. 1, 447-460. Trad. P. Mazon, modifiée)
20Les Achéens ont violemment courroucé Apollon en enlevant l’enfant unique de son prêtre chéri, Chrysès. Pour l’apaiser, ils envoient une délégation rendre la fille à son père, et offrir au dieu, en guise de réparation, une hécatombe à immoler. Le chef de la délégation est certes Ulysse, roi d’Ithaque, mais le maître de cérémonie est ici le prêtre, qui prononce la prière solennelle et consacre les offrandes. Tous les Achéens, sans distinction, se sont placés en cercle autour l’autel, près duquel doit se tenir l’officiant principal ; ils se chargent ensemble des mises à mort et des opérations de boucherie. Il s’agit ici de montrer que les hiérarchies sociales s’effacent derrière les impératifs religieux. Le prêtre, plus proche des dieux, se place au-dessus du roi. Quel que soit leur rang social, tous les mortels sont égaux eût égard au courroux des immortels.
21À travers l’agencement des performances rituelles, les héros homériques montrent leur respect des hiérarchies traditionnelles, ou au contraire affirment leurs velléités égalitaires. L’exemple des compagnons d’Ulysse donne à voir des sociétés où le pouvoir du roi, loin d’être absolu, se trouve dilué et potentiellement nié. Les mises en scène religieuses semblent ainsi être employées pour suggérer des nuances dans la distribution des pouvoirs. Les tendances égalitaires ne concernent cependant pas les personnages qui, ne possédant pas d’animaux, ne peuvent offrir aux dieux les fémurs qui justifient leurs faveurs. Les femmes et les hommes trop démunis ne peuvent qu’exercer un rôle religieux subalterne, qui reflète et confirme leur statut social inférieur.
- 19 Saïd, 1979 ; Saïd, 1998 ; Stocking 2017.
22Dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, l’agencement des séquences rituelles comprenant l’immolation d’un animal domestique et la crémation de ses fémurs revêt bien une fonction sociale : la distribution des prérogatives comme la disposition des acteurs au cours des cérémonies reflète et entérine la place de chacun au sein des groupes assemblés. S’agissant de la corrélation entre rôle cultuel et statut, les deux épopées homériques conservées présentent une cohérence remarquable. Malgré le fait qu’elles se composent d’éléments agrégés pendant des siècles, il convient donc de suivre les pistes tracées par S. Saïd et par Ch. Stocking19, et de parler d’un paysage religieux homérique, structuré par des normes et par des règles spécifiques.
- 20 Carlier, 1984.
- 21 Dickinson, 1986.
- 22 Mazarakis-Ainian, 1997, p. 358-371.
- 23 Finley, 1954. Le détail de ses analyses a cependant été contesté, cf. en dernier lieu Saïd, 2010, a (...)
23Ce paysage religieux peut ne pas être totalement artificiel, mais bien évoquer des éléments de réalité. P. Carlier a montré que les royautés homériques doivent davantage refléter les royautés de l’âge du Fer que celles de l’âge du Bronze20. O. Dickinson a également souligné que les aristocrates des épopées, des propriétaires terriens impliqués dans l’agriculture et l’élevage, seraient plus proches des chefs des époques géométriques que les rois mycéniens21. Plus récemment, A. Mazarakis-Ainian a montré que, du xie au viiie siècle, les maisons des dignitaires sont à la fois un espace pour les banquets et pour les cultes communautaires : il ne manque pas de noter les parallèles possibles avec les mégara des rois homériques22. Ces divers travaux suggèrent que, comme l’avait pressenti M. Finley23, les institutions et structures sociales du « monde d’Ulysse » forment un système, qui doit avoir eu pour modèles les réalités de l’âge du Fer. La comparaison entre le paysage religieux homérique et les données livrées par l’archéologie des cultes va dans le même sens. Par la fonction sociale qu’elles attribuent aux séquences rituelles, l’Iliade et l’Odyssée reflètent des principes d’organisation qui semblent particulièrement caractériser le viiie siècle.
24Au viiie siècle, l’aménagement de l’espace où consacrer n’est pas neutre. Dans certains contextes, comme à Zagora, sur l’île d’Andros, le lieu de culte de la communauté urbaine est étroitement associé à la maison du chef. Dans d’autres contextes, en revanche, comme à Emporio, sur l’île de Chios, ou à Érérie, en Eubée, il semble au contraire que les communautés ont souhaité affranchir le sanctuaire urbain de la tutelle d’un dignitaire. La scène de la performance peut être installée de manière à entériner ou à récuser le lien qui s’établit entre puissance sociale et prééminence religieuse.
- 24 Cf. Cambitoglou, 1988, 1992, pour la publication des fouilles. Pour la mise au point la plus récent (...)
25Au centre de l’habitat géométrique de Zagora, dans la seconde moitié du viiie siècle, un lieu de culte à ciel ouvert a été installé dans une cour devant le complexe H19, qui devait être une maison de chef24 : un mur de soutènement délimite une terrasse où est construite une structure en pierre ayant servi d’autel. Maigres sont les indices permettant de préciser la nature des rituels accomplis là. Dans les couches associées à l’autel ont été trouvés des fragments de vase et des os d’animaux. Les rapports archéozoologiques disponibles ne sont pas du tout détaillés. Ils suggèrent seulement que des carcasses ont été manipulées : pour la période géométrique ont seulement été identifiés deux os de porcins immatures et un fragment bovin. Les traces de feu relevées ne permettent aucune conclusion, mais on pourrait éventuellement supposer le dépôt de jeunes animaux. À l’époque archaïque, l’autel est incorporé dans le temple consacré à Athéna, et accueille des consécrations par dépôt.
26Quoi qu’il en soit, l’espace du culte semble avoir été approprié pour les cérémonies de partage : les hommes s’y seraient réunis pour partager entre eux des repas, et pour partager avec les dieux leurs biens, et peut-être leurs nourritures, par le biais d’offrandes. Les dignitaires habitant la seule maison ouverte sur la zone de l’autel devaient contrôler la tenue de ces rituels. La topographie du site suggère ainsi que les chefs de l’âge du Fer ont eu des prérogatives religieuses importantes : ils devaient garantir la consolidation des liens entre les membres de la communauté d’une part, et entre les mortels et les immortels d’autre part, à travers la distribution des viandes.
- 25 Cf. Boardman, 1967 ; le dernier point sur la question est présenté dans Mazarakis-Ainian, 1997.
- 26 Pour les inventeurs, le bon état de conservation du matériel du sanctuaire géométrique pourrait s’e (...)
- 27 C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit l’inventeur, qui hésite à parler d’autel précisém (...)
27Le sanctuaire d’Emporio à Chios25 présente des caractéristiques similaires à celles du sanctuaire de Zagora. Dans le cas de Chios, cependant, il ne semble pas exister de lien entre le lieu de culte et la maison du chef. Les différences entre ces deux sites contemporains suggèrent la coexistence, à la fin du viiie siècle, de deux manières d’intégrer la religion à la société. À Emporio, comme à Zagora, le sanctuaire est installé au sein de l’habitat géométrique. La structure A, aménagée à cette époque, doit avoir été un autel. Parmi le matériel contemporain pouvant lui être associé, on cite notamment divers vases de qualité, plutôt bien conservés26, mais aussi des figurines féminines, animales, des outils textiles, et divers ustensiles et armes en métal. Aucune trace de feu n’a été identifiée à proximité, mais on sait qu’il a servi de table à offrandes une fois intégré à la cella du temple du vie siècle. De même que l’autel de Zagora, la structure A d’Emporio peut avoir été utilisée pour les consécrations par dépôt plutôt que pour les crémations27. Il est possible que le sanctuaire ait également abrité le partage de repas. Les publications ne mentionnent pas la découverte d’os d’animaux, mais parmi le matériel trouvé figuraient des couteaux et des broches. L’hypothèse de la cuisson viandes n’est donc pas à exclure. Les lieux de culte de Zagora et d’Emporio pourraient ainsi avoir eu des fonctions similaires. Ils restent tous deux en fonction à l’époque archaïque après l’abandon de l’habitat. Des inscriptions du vie siècle nous apprennent que le sanctuaire d’Emporio est alors consacré à Athéna.
- 28 Mazarakis-Ainian, 1997, p. 197-198.
28À Chios, le lieu de culte, implanté au sommet de la citadelle, a été séparé de la ville basse par un mur d’enceinte. Ce dernier, peut-être érigé vers 700, serait contemporain de la construction de l’autel, ou alors légèrement postérieur. Le sanctuaire, isolé de l’habitat, n’était sans doute pas particulièrement lié à la maison du chef. Celle-ci devait se trouver dans la ville basse. Un seul bâtiment, appelé par les fouilleurs le Mégaron Hall, a été construit à l’intérieur de l’enceinte. Il pourrait s’agir du premier temple, d’un bâtiment pour les banquets communs, mais, pour A. Mazarakis-Ainian, c’était une demeure de dirigeant28. Le fait est que les fouilles de l’intérieur de la structure, considérablement perturbé, ne permettent pas d’en déterminer la fonction. Supposer qu’il s’agit d’une salle de banquet paraît d’autant plus séduisant que l’hypothèse s’accorde avec les indices matériels suggérant la préparation de repas de viandes au sein de l’espace sacré.
29Les sanctuaires de Zagora et d’Emporio présentent donc des similitudes fonctionnelles, mais ils ne sont pas du tout intégrés à l’habitat de la même manière. Les différences topographiques pourraient refléter des différences concernant la place du sacré dans la communauté. À Zagora, le sanctuaire, ouvert, est intimement lié à la maison d’un chef pouvant ainsi exercer une surveillance sur sa fréquentation et sur les rituels qui y sont accomplis. Aucun bâtiment indépendant ne semble avoir été réservé pour les repas pris en groupe, mais on aurait identifié une salle de banquet dans la demeure. Les élites au pouvoir ont donc joué un rôle particulièrement important lors des partages entre les hommes et vraisemblablement aussi avec les dieux. À Emporio, en revanche, le sanctuaire semble conçu très tôt comme un espace fermé et rien ne permet de penser que l’accès est contrôlé par un dignitaire. Les banquets auraient été organisés dans un bâtiment idoine et intégré dans l’enceinte sacrée, mais rien ne permet de penser qu’il était réservé aux élites. Ces dernières peuvent avoir eu un rôle religieux important, articulé autour de la possibilité de fournir des viandes à partager, mais la possibilité d’honorer les dieux en consacrant des offrandes dans un espace adapté permettait de manifester sa piété sans nécessairement passer par l’intermédiaire d’un chef.
- 29 cf. Verdan, 2013. Certaines des hypothèses développées par S. Verdan au sujet de l’histoire du site (...)
- 30 cf. Verdan, 2013, p. 49-50 ; Huber et Méniel, 2013, p. 248-249.
30Des remarques similaires peuvent être formulées à propos de l’aménagement du sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros, à Érétrie29. La reconstitution de l’histoire du site fait l’objet de débats, mais il semble s’agir d’un bon exemple témoignant des stratégies déployées par les communautés grecques du viiie siècle pour affranchir les cultes de la tutelle des chefs. La structure St12, implantée dans un espace à ciel ouvert entouré de bâtiments et de structures diverses, aurait été un autel30. Les deux bâtiments construits à côté de lui, les édifices Ed150 et Ed1 ont dû avoir un statut particulier. Le premier aurait été une salle pour des banquets communautaires. On y a trouvé, in situ, les vestiges d’un cratère monumental. On ne peut guère déterminer si le second était plutôt un temple, ou plutôt une maison de chef. Il est abandonné dans la seconde moitié du viiie siècle, quand on construit l’hékatompédon absidal Ed2, dont la destination est manifestement religieuse. Clairement orienté vers l’autel, il devait s’agir d’un temple dans lequel on entreposait les offrandes.
31Quelle qu’ait été la fonction de l’édifice Ed1, il semble qu’à partir de la seconde moitié du viiie siècle, les pratiques et l’aménagement du site évoluent de concert, témoignant de la même volonté d’amoindrir la prééminence religieuse des élites. La zone perd définitivement toute fonction domestique et est entièrement affectée à la pratique des cultes : si tel était le cas auparavant, plus aucune maison ne semble placée de manière à pouvoir contrôler l’accès au lieu de culte de la communauté. Les rituels admis se diversifient. Dans la première moitié du viiie siècle, ils comprenaient exclusivement des banquets et des crémations, des activités qui laissent la part belle aux hommes possédant, capables de fournir les ustensiles et les animaux requis. Avec la construction de l’hékatompédon absidal pour recevoir les dépôts, on inscrit dans l’espace l’idée que l’expression de la piété ne doit plus nécessairement passer par le truchement d’un notable possédant du bétail.
32L’installation de la scène accueillant les performances rituelles reflète et entérine l’organisation du groupe social concerné. Il peut s’agir d’admettre ou au contraire de récuser la prééminence religieuse des dignitaires. Le changement du décor est volontiers soutenu par une diversification des performances : garantir l’indépendance religieuse de ceux qui ne disposent ni du statut ni des richesses nécessaires pour partager une carcasse passe aussi par la promotion de pratiques qui demandent peu de ressources, comme les offrandes par dépôt de vases miniatures. De fait, la crémation des os d’animaux n’est pas seulement mise en scène de manière à refléter les hiérarchies, elle est très tôt présentée comme un moyen privilégié pour les cimenter.
- 31 C’est l’opinion que défendent, notamment, les fouilleurs de Méthana et d’Eleusis. Cf. Hamilakis et (...)
- 32 cf. Reese, Rose et Ruscillo, 2000 ; Stanzel, 1991.
- 33 Huber, 2003.
- 34 Tous les sanctuaires nouvellement établis au viiie siècle ne semblent pas avoir accueilli des consé (...)
33La pratique consistant à honorer les dieux en leur consacrant par le feu des os prélevés sur des animaux immolés pourrait avoir fait partie du paysage religieux des Grecs dès le xiiie siècle31, mais force est de constater que les contextes où elle serait attestée sont rares avant le viiie siècle, à partir duquel ils se multiplient considérablement. Pour ne citer que ces exemples, à Kalapodi et à Kommos, deux sanctuaires importants et pourtant fréquentés depuis le second millénaire, les premiers assemblages d’os choisis pour être brûlés dateraient de ce siècle32 ; à Erétrie, le sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros comme l’« aire sacrificielle » située au nord de celui-ci33 intègrent d’emblée une structure pérenne adaptée aux crémations rituelles. Si la pratique est mieux documentée, ce n’est pas seulement parce que les sanctuaires nouveaux se multiplient34. Elle se répand parce qu’elle gagne en popularité. La confrontation des sources textuelles et archéologiques éclaircit ce phénomène. Les représentations associées à la consécration par le feu d’ossements en font un acte de culte privilégié à la fois par les élites et par les communautés plus larges de petits possédants souhaitant une distribution plus étendue des prérogatives religieuses et sociales. Les performances des aèdes auraient diffusé les idées nourrissant les valeurs sociales attachées aux performances religieuses.
34Dans les épopées homériques, la crémation de parts de carcasses, accompagnée, ou non, d’une libation, apparaît comme étant l’acte de culte par lequel les dieux jugent la piété des hommes. Tous les animaux ne sont pas aptes à fournir matière à offrandes. Les os doivent être prélevés sur des bovins, des caprins, des ovins, ou des porcins. Il n’est pas question de brûler les parts d’un chien ou d’un lièvre qu’on aurait attrapé. Ceux qui ne disposent pas de bétail ne peuvent donc se permettre de consacrer ce qui plaît le plus, et donc d’obtenir des faveurs divines plus marquées. Cette prérogative échoit aux prêtres comme Chrysès et aux hommes possédants. Pour demander des bienfaits, les démunis et les femmes, qui ne détiennent rien, sont contraints de prier en évoquant les offrandes consacrées par les hommes auxquels ils sont soumis. Placés dans une position d’infériorité sociale et économique, ils se trouvent également dans un état de dépendance religieuse.
35Quand Pénélope va prier Athéna, en Od. 4, 759-767, elle a beau se présenter propre devant la déesse et lui apporter en offrande une corbeille d’orges, elle doit, pour lui demander de veiller sur son fils, évoquer le souvenir des fémurs gras que son roi et mari, Ulysse, a brûlés en son honneur :
ἡ δ’ ὑδρηναμένη, καθαρὰ χροῒ εἵμαθ’ ἑλοῦσα,
εἰς ὑπερῷ’ ἀνέβαινε σὺν ἀμφιπόλοισι γυναιξίν,
ἐν δ’ ἔθετ’ οὐλοχύτας κανέῳ, ἠρᾶτο δ’ Ἀθήνῃ·
« κλῦθί μευ, αἰγιόχοιο Διὸς τέκος, Ἀτρυτώνη,
εἴ ποτέ τοι πολύμητις ἐνὶ μεγάροισιν Ὀδυσσεὺς
ἢ βοὸς ἢ ὄϊος κατὰ πίονα μηρία κῆε,
τῶν νῦν μοι μνῆσαι καί μοι φίλον υἷα σάωσον,
μνηστῆρας δ’ ἀπάλαλκε κακῶς ὑπερηνορέοντας. »
ὣς εἰποῦσ’ ὀλόλυξε, θεὰ δέ οἱ ἔκλυεν ἀρῆς.
« S’étant lavée puis revêtue d’un vêtement sans tache, elle monta vers la chambre haute avec ses suivantes, elle remplit la corbeille d’orges et pria Athéna : ‘Entends-moi, fille de Zeus portant l’égide, Atrytonée ! Si Ulysse aux mille ruses a jamais consumé pour toi, en sa demeure, les fémurs gras d’un bœuf ou d’un mouton, qu’il t’en souvienne ! Sauve mon fils ! Déjoue, des prétendants, la criminelle audace !’ Elle dit et entonna l’ololugè. La déesse entendit sa prière. » (Trad. P. Mazon, modifiée)
36Dans une autre scène, en Od. 17, 58-60, elle implore Zeus en promettant des consécrations à venir :
ἡ δ’ ὑδρηναμένη, καθαρὰ χροῒ εἵμαθ’ ἑλοῦσα,
εὔχετο πᾶσι θεοῖσι τεληέσσας ἑκατόμβας
ῥέξειν, αἴ κέ ποθι Ζεὺς ἄντιτα ἔργα τελέσσῃ.
« S’étant lavée puis revêtue d’un vêtement sans tache, elle promit d’immoler de parfaites hécatombes à tous les dieux, si Zeus prenait un jour le soin de les venger. » (Trad. P. Mazon, modifiée)
37La reine ne peut évidemment tenir seule la promesse qu’elle formule : elle n’aurait pas pu la présenter si cela ne lui avait pas été conseillé par son fils Télémaque, qui, en l’absence de son père, le roi légitime, est en fait le maître de la maison et des biens qu’elle contient.
38L’importance cultuelle accordée dans les épopées homériques à la consécration par le feu d’ossements animaux, et surtout de fémurs, pose ainsi le problème de la situation des personnages qui ne disposent pas de bétail à immoler. La protection divine à laquelle ils peuvent prétendre semble être surtout fonction de la piété des hommes dont ils dépendent : subordonnés au sein des communautés, ils le sont aussi du point de vue de leur rapport aux dieux. L’idée que l’accès aux faveurs divines dépend d’abord de la possession d’animaux permet de penser que, de la même manière, la distribution des prérogatives religieuses doit être d’abord et avant tout liée au statut social de l’officiant. Le genre, à lui seul, ne semble pas pouvoir motiver une prescription rituelle. Les femmes ne seraient peut-être pas exclues des opérations sanglantes de mise à mort, de découpage, de préparation et de consécration des offrandes animales parce qu’un règlement religieux, qui n’est jamais exprimé, leur aurait interdit la manipulation de carcasses. Elles se tiennent éloignées de l’autel ou du foyer parce que, dans les sociétés homériques, leur genre est lié à un statut social qui leur défend de posséder des animaux, ou même d’ailleurs de posséder quoi que ce soit.
- 35 Le nom « Argiens » en vient même à être utilisé pour désigner l’ensemble des Grecs. À propos de l’i (...)
39On peut se demander dans quelle mesure ces représentations, véhiculées dans les chants composant l’Iliade et l’Odyssée, n’ont pas contribué à accroître la popularité du rituel de crémation des os. Les dignitaires, qui étaient d’ailleurs en mesure de solliciter et de récompenser les aèdes, auraient favorisé cette pratique car elle leur est apparue comme un moyen d’affermir une domination peut-être déjà vacillante. Ce n’est sans doute pas un hasard si les Argiens, qui ont une importance considérable dans l’épopée35, sont les seuls Grecs du continent à avoir inhumé, au viiie siècle, leurs chefs avec des broches et des repose-broches. Ces ustensiles, associés au rôtissage des viandes, symbolisent le lien entre le pouvoir, la possibilité de partager la viande, et la prééminence religieuse.
40Des obéloi et des chenets ont été trouvés à l’intérieur de plusieurs sépultures argiennes aménagées dans la seconde moitié du viiie siècle, mais la plus fournie, la mieux conservée, et la plus connue, est sans conteste la tombe 45 du Quartier Sud36. Le défunt a été inhumé, vêtu de son armure, dans une ciste d’une taille démesurée, dont la couverture devait s’étendre sur une longueur d’environ 3 mètres. La tombe a été perturbée, et sans doute en partie pillée, à l’époque romaine, mais la richesse du matériel conservé reste exceptionnelle. Outre une cuirasse et un casque à cimier, P. Courbin mentionne divers vases, mais aussi des anneaux en bronze et en or, ainsi que deux haches à double tranchant, douze obéloi, et deux chenets dont l’avant et l’arrière évoquent respectivement la proue et la poupe d’un navire de guerre. P. Courbin n’a trouvé aucune arme offensive, mais les fers de lance et pointes de flèche ont pu être dispersés et perdus quand la tombe a été violée.
- 37 Courbin, 1983.
- 38 Si cette hypothèse est juste, alors elle permettrait de comprendre pourquoi ces tombes sont relativ (...)
41On reconnaît volontiers dans les obéloi des objets avec une valeur normée, employés pour les transactions dans un système proto-monétaire. C’est sans doute le cas en Argolide au début de l’époque archaïque, et peut-être dès le viiie siècle37. Les exemplaires des tombes argiennes auraient été perçus comme des offrandes pécuniaires, ou comme des éléments de mobilier susceptibles de marquer l’opulence du défunt. Il semble cependant que ceux de la tombe 45 ont été manipulés du vivant du défunt pour rôtir. C’est du moins ce que suggèrent les traces de feu prouvant que les chenets, eux, ont bien été utilisés. Les broches pourraient ainsi renvoyer à une aisance certaine, mais elles semblent surtout rappeler une fonction essentielle de leurs propriétaires au sein de la communauté : c’est grâce à eux que la viande est partagée. À la fin du viiie siècle, à l’époque où a été aménagée la tombe 45, les banquets pouvaient volontiers accompagner la consécration par le feu des fémurs des animaux abattus, comme c’est le cas dans les épopées homériques. Le défunt n’aurait pas seulement été un banqueteur actif, mais aussi un maître de cérémonie, capable de fournir les outils, et sans doute aussi les animaux, pour nourrir les hommes et honorer les dieux. Il aurait disposé de prérogatives religieuses reflétant sa prééminence sociale, et plaçant les autres membres du groupe dans un état subalterne38.
- 39 Des inventaires de lieux de culte argiens fréquentés au viiie siècle sont proposés dans Hägg, 1992 (...)
42La mise en scène de la prééminence sociale et religieuse au cours des funérailles aurait en fait servi à revendiquer la jouissance de prérogatives sans doute déjà vivement contestées : dans la seconde moitié du viiie siècle se développent à Argos de petits sanctuaires indépendants, installés dans des zones vierges d’habitations, inadaptés aux consécrations par le feu ou au partage de viandes, mais où les offrandes par dépôt les plus modestes étaient bienvenues39.
43L’Iliade et l’Odyssée donnent à voir le rituel consistant à brûler pour les dieux des os d’animaux comme étant un spectacle théâtralisé. Il est volontiers mis en scène de manière à affirmer les principes qui régissent l’organisation des communautés assemblées, et parmi eux la nécessaire prééminence de possédants. À travers la distribution inégalitaire des prérogatives, chacun des officiants se charge des tâches qui correspondent à son statut. Au contraire, la disposition en cercle comme la distribution égalitaire des prérogatives manifeste l’homogénéité du groupe, et l’abolition des hiérarchies. Celle-ci ne concerne guère que les hommes disposant de bétail : parce qu’elle est représentée comme l’acte de culte par lequel les dieux jugent la piété des hommes, la crémation des fémurs de bovins, de caprins, ou d’ovins réactualise, à chaque performance cultuelle ou poétique, le lien entre ascendant social et maîtrise de prérogatives religieuses critiques.
- 40 Homère serait bien ainsi le « poète des siècles obscurs » que décrit Dickinson, 1986.
44On ignore dans quelle mesure les épopées homériques et les conceptions qu’elles véhiculent étaient bien diffusées dans le monde grec au viiie siècle, mais elles semblent bien refléter les réalités de cette époque40. Les vestiges archéologiques laissent en effet supposer que le rituel de consécration des os gagne en popularité alors que s’oppose la tendance à affirmer et à récuser la prééminence religieuse des dignitaires. L’aménagement de lieux de culte communautaires aux abords de maisons de chefs laisse penser que ces derniers contrôlaient les rituels qui y étaient pratiqués, et ainsi la bonne marche de la communication avec le divin. Ils faisaient alors office à la fois de metteurs en scène et d’officiants principaux. Ils se faisaient sans doute aussi régisseurs, puisque, comme l’illustre le matériel de la tombe 45 d’Argos, ils disposaient des ressources requises pour pourvoir aux cérémonies.
45Diverses stratégies ont été développées pour défaire le lien entre la prééminence sociale, la possibilité de partager des viandes, et l’exercice de prérogatives religieuses critiques. La scène des performances peut avoir été installée en terrain neutre, dans un sanctuaire indépendant de la tutelle des élites. Les performances peuvent avoir été variées, et la promotion de pratiques modestes peut avoir contrebalancé l’importance accordée à la crémation des os. Ces stratégies ne sont nulle part représentées dans les épopées homériques, qui glorifient les chefs d’un temps antérieur à celui de l’installation des cités grecques. Elles se distinguent ainsi radicalement de l’esprit des poèmes hésiodiques, où les mises en scènes pompeuses n’ont plus guère de sens : il suffit alors, pour plaire aux dieux, de faire ce que l’on peut avec ce que l’on a41.