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Ô andres theoi ! (Zeus tragédien 15, 2). Sur le tissu paradoxal des assemblées divines chez Lucien

Ô andres theoi! (Zeus Traogedus 15, 2). The paradoxical fabric of the divine assemblies in Lucian
Corinne Bonnet
p. 73-86

Résumés

En apostrophant les dieux réunis en assemblée comme andres theoi, le Zeus de Lucien joue sur le rapprochement entre assemblées divines dans l’Olympe, telles qu’Homère les met en scène, et assemblées humaines dans le cadre institutionnel de la polis. En partant prioritairement du traité de Lucien intitulé L’Assemblée des dieux, on propose ici une analyse de la manière dont Lucien joue des références homériques, tout en faisant écho à certains débats, anciens et de son temps, sur le statut des dieux et l’accueil des dieux étrangers.

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Texte intégral

1. Mômos à la Tribune, ou l’incertaine citoyenneté des dieux1

  • 1 Qui mieux que Marie-Françoise Baslez a, par ses travaux, donné à voir et à comprendre la complexité (...)
  • 2 Voir notamment Bompaire, 1958 ; Branham, 1981 ; Jones, 1986 ; Camerotto, 1998 ; Briand, 2009 ; Nì M (...)
  • 3 Sur le fonctionnement des assemblées homériques et les enjeux, narratifs et autres, qui s’y déploie (...)
  • 4 Cf. Hésiode, Théogonie, 214 ; voir aussi Platon, République, VI, 487a.
  • 5 Les critiques de Xénophane (fr. 14, 15 et 23 DK) sont significativement parvenues jusqu’à nous par (...)
  • 6 Hérodote II, 53.

1Dans le dialogue intitulé L’Assemblée des dieux (theôn ekklèsia), Lucien met en scène une singulière délibération entre les citoyens de l’Olympe. L’ordre du jour porte sur le statut des dieux métèques et sur les abus dont souffre le « corps civique » des dieux. Lucien s’amuse, ici comme ailleurs, à parodier le fonctionnement de la polis, mais aussi à parodier Homère2. Comme à l’Assemblée, seuls les dieux ayant l’âge adéquat sont autorisés à prendre la parole et, comme dans le texte homérique, les dieux réunis donnent à voir leur statut et leurs fonctions, leurs divisions ou leurs alliances3. C’est précisément dans l’entrelacement de ces deux registres de satire – politique et littéraire – que se déploie le comique de Lucien. Il veille à mettre en scène la réunion des dieux, selon la tradition (ek tou nomou : Assemblée des dieux, 1), de sorte que c’est Hermès qui invite les dieux à se réunir et à s’inscrire pour monter à la tribune. Intervient aussitôt l’un des personnages principaux de la pièce de Lucien : Mômos, personnification divine de la Raillerie et du Sarcasme, fils de Nuit dès Hésiode4, l’un des masques préférés de Lucien. Mômos est le premier et, à dire vrai, le seul, à s’exprimer dans ce qui se dessine d’emblée comme une « parodie » d’assemblée démocratique. Adepte de la parrhèsia, Mômos présente l’avantage, aux yeux de Lucien, de parler franc, de ne pas mâcher ses mots. Il soumet donc sans détour à Zeus, ainsi qu’à toute l’Assemblée réunie, mais étrangement coite, une série de vives récriminations sur la présence d’intrus dans l’Olympe qui, sans y avoir droit, prennent leur part aux sacrifices. Loin d’être très originaux ou incisifs, ces discours sur la prolifération incontrôlée de figures plus ou moins divines proviennent du grand réservoir d’arguments que, très tôt, dès l’époque archaïque, avec Xénophane notamment, les Grecs ont formulés à l’encontre de la « fabrique » du divin5. Hérodote, dans un très célèbre passage, évoque sans détour le processus de théopoièsis, si l’on peut dire, quand il affirme, au sujet d’Homère et d’Hésiode, que « ce sont eux qui ont forgé (poièsantes) pour les Grecs une théogonie », et qui ont attribué aux dieux des dénominations, des modes d’action, des apparences et des parts d’honneur6. En bien des occasions, comme dans l’Assemblée des dieux, Lucien interroge frontalement et toujours ironiquement le processus de production d’un divin multiforme, capable de répondre aux attentes tout aussi multiples et saugrenues des communautés humaines. Il questionne aussi sa mise en tradition, l’imaginaire partagé des Grecs de son temps, le grand réservoir fictionnel de figures, de formes, de tableaux, d’anecdotes ou d’aventures qui semblent pourtant si vrais…

  • 7 Iliade, XVI, 431-461. Sur la possibilité pour les dieux de sauver les hommes « aisément, quand ils (...)

2Dans le dialogue qui s’instaure, au sein de l’Assemblée, entre Zeus et Mômos, sont convoqués à la barre tous les topoi qui n’ont cessé de circuler depuis des siècles sur le tissu paradoxal des dieux, chez Aristophane et les autres comiques, chez les tragiques et les philosophes, pour aboutir aux apologistes chrétiens, pourfendeurs des « idoles » du paganisme. Lucien, qui ne manque pourtant jamais d’inspiration, choisit délibérément, en se moquant des dieux incertains, d’ironiser sur des poncifs d’une grande banalité, forgés et véhiculés par les hommes, que les dieux eux-mêmes finissent étonnamment par colporter. Mômos, en tant que railleur et râleur professionnel, fait ainsi feu de tout bois. Il dénonce, par exemple, Dionysos « qui n’est même pas Grec par sa mère, mais Syrophénicien » (Assemblée des dieux, 4 : oude Hellèn mètrothen alla Syrophoinikos) dans la mesure où il descend, par Sémélè, du célèbre Cadmos, pas plus grec d’ailleurs que le cortège dionysiaque de Satyres et de Silènes. Cependant, lorsque Mômos veut s’en prendre à Asclépios et Héraclès, Zeus l’exhorte à s’abstenir, révélant au grand jour ses préférences personnelles. Lucien tourne ainsi en dérision l’autorité suprême du roi des dieux, qui fait preuve de favoritisme, un motif qui fait peut-être subtilement écho à la tentative avortée d’intervention de Zeus, dans l’Iliade. Attendri par le sort qui attend son fils Sarpédon, destiné à mourir7, Zeus envisage, en effet, de le sauver, avant d’être vigoureusement admonesté par Héra et de renoncer à agir selon ses intérêts personnels plutôt que selon la justice cosmique qui fixe le destin de chacun.

  • 8 Sur ces sujets, voir Rochette, 2010.
  • 9 Thucydide III, 38, 3. Cf. Villacèque, 2013.

3C’est du reste Zeus en personne qui devient, de suite après, la cible de Mômos : ne dit-on pas qu’il est mort en Crète ? Et qu’il a la mauvaise habitude de s’unir à des mortelles ? Mômos dénonce dans un même élan les dieux étrangers comme Attis, Sabazios et Mithra « qui ne sait pas un mot de grec » (Assemblée des dieux, 9 : ho Mithrès ekeinos, ho Mèdos (…) oude hellènizôn tèi phônèi)8, ou encore Zalmoxis, Anubis, Apis et tous ces misérables dieux thériomorphes des rives du Nil. Il s’en prend aussi aux « dieux bâtards », tels Trophonios ou Théagène, dont l’origine est floue. Des récriminations analogues sont formulées à l’encontre des personnifications divines, comme la Vertu, la Nature, le Destin et la Fortune, des « noms sans fondement et vide de sens » (Assemblée des dieux, 13 : anypostata kai kena pragmatôn onomata), qu’invoquent les philosophes mais que Zeus en personne n’a jamais eu l’occasion de voir. Si nombreux sont les dieux que les hommes finissent par les dédaigner, voire les mépriser ! Car, si l’on peut dire, trop de dieux tue le divin. Mômos laisse ainsi entrevoir la faillite du système sacrificiel, et par-delà du système divin. Les membres de l’Assemblée finissent quand même par réagir à cette rude charge de Mômos et se mettent à siffler ; Lucien fait exploser le thorybos sur l’Olympe comme sur la Pnyx, mais le « peuple » est, de part et d’autre, « spectateur de paroles et auditeur d’actions », selon l’expression paradoxale inventée par Thucydide dans l’invective que lance Cléon contre les Athéniens réunis en assemblée, en 427 av. J.-C.9 La scène imaginée par Lucien est donc tissée de références, parsemée de clins d’œil, nourrie d’allusions et d’imitations déformantes.

  • 10 Voir notamment Bonnet, sous presse.

4Sous couvert de parrhèsia, Mômos tient en vérité des propos de Café du commerce, destinés à amuser le public de Lucien, qui rit des dieux, tout en riant de lui-même, qui brocarde les dieux de Lucien et ceux d’Homère, qui s’esclaffe des dieux de la tradition et de ceux qui peuplent la polis gréco-romaine de son temps. L’humour de Lucien est, en effet, presque toujours à double tranchant. Porte-parole de sa malice et de sa verve, Mômos balance à grand coup de rhétorique des critiques éculées sur les dieux, leurs mérites incertains, leur origine étrangère, leur pedigree contestable… Rien de tout cela n’est inédit, mais tout est, dans le chef de Lucien, parfaitement intentionnel, car l’humour surgit du fait qu’il contextualise un discours foncièrement humain, banal et trivial, dans le cadre d’une assemblée divine. Le décalage, qui consiste à montrer les dieux se déchirant comme des hommes et contestant la qualité de leurs voisins d’assemblée, ce décalage, soigneusement cultivé tout au long de la pièce, est la clé du comique de situation, si fréquemment sollicité par Lucien dans ses compositions. Face à Mômos le contestataire de l’Olympe qui déclame des banalités, Zeus incarne, comme l’exige la tradition remontant à Homère, une autorité inébranlable, quoique vaguement ramollie, qui finit par trancher au terme de l’assemblée, sans qu’aucun autre dieu ne se soit exprimé, signe sans doute de son incontestable ascendant. Pourtant, nombreuses sont les compositions de Lucien qui questionnent, sur le mode goguenard ou franchement caustique, la puissance divine de Zeus et son autorité sur les autres dieux ; nous aurons l’occasion d’y revenir10.

  • 11 Pour une mise en avant du possible contexte historique qui servit de toile de fond à cette composit (...)

5Au terme d’une délibération fantasmatique, Mômos propose néanmoins un décret au peuple de l’Olympe ; sur le modèle d’une cité qui vérifierait ses registres d’état civil et redéfinirait les règles d’accès à la citoyenneté11, les membres de l’ekkèsia divine sont invités à adopter des mesures visant à limiter la qualité de citoyen de l’Olympe. S’inspirant de la terminologie et des formulaires des décrets athéniens, voici le début de l’énoncé de Mômos :

« En assemblée légitimement convoquée, le septième jour du mois, Zeus étant prytane ; Poséidon, proèdre, Apollon, épistate, et Momôs, fils de la Nuit, greffier, Hypnos a proposé ce qui suit » (Assemblée des dieux, 14).

  • 12 Iliade, XIV, 271-276. Sur ce célèbre épisode de la Dios Apatè, voir Pironti, 2016.

6Hypnos, le frère de Mômos dès Hésiode, intervient donc, lui aussi, pour mettre de l’ordre dans la cohue des dieux. Sa mention pourrait renvoyer à la passivité d’une assemblée somnolente, à moins qu’il ne s’agisse d’une autre allusion homérique, comme nous allons le voir. Pour éviter qu’ambroisie et nectar en viennent à manquer et que, sur terre, les dieux étrangers gagnent le premier rang dans la faveur des hommes, Hypnos propose qu’une nouvelle assemblée se réunisse au solstice d’hiver, pour élire sept arbitres, choisis parmi les dieux reconnus, trois de l’ancien Conseil (Boulè) du temps de Cronos, et quatre parmi les douze dieux, dont Zeus, leur chef suprême. Ces arbitres devront, avant de remplir leur mission, prêter le serment requis par la loi et jurer par le Styx. Lucien glisse ici une référence à peine voilée au passage homérique où une alliance entre Héra et Hypnos, précisément, est fondée sur un serment analogue, afin de berner Zeus12. Quoi qu’il en soit, les dieux dûment indiqués dans la proposition de décret émanant d’Hypnos auront pour tâche d’apprécier la qualité divine de chacun des citoyens présumés de l’Olympe, en confirmant ou infirmant leur statut. Mais ce n’est pas tout : il s’agit de surcroît de mettre de l’ordre dans une société divine excessivement chaotique et mal organisée ; c’est pourquoi le décret d’Hypnos, exposé par Mômos formule une injonction surprenante à l’égard des dieux :

  • 13 Assemblée des dieux, 16 : ergazesthai de ta autou hekaston, kai mète tèn Athènan iasthai mète ton A (...)

« Chacun vaquera à ses propres occupations ; Athéna ne guérira plus, pas davantage qu’Asclépios ne vaticinera, ni qu’Apollon ne fera seul toutes ces choses ; il en choisira une seule, et sera soit devin, soit citharède, ou encore médecin13. »

7Ce curieux passage, qui joue sur les divers sens d’erga, les « travaux » des dieux, donc leurs champs de compétence et leurs modes d’action, semble aller à l’encontre de la vision que nous, modernes, nous sommes forgés des « configurations » du polythéisme, mais en fait il révèle comment Lucien, en poussant jusqu’à l’absurde les critiques du monde divin, finit par esquisser une cité des dieux aberrante, au sein de laquelle la puissance multiforme du divin est réduite à un « métier » humain, inscrit dans une case bien délimitée. De surcroît – c’est la dernière phrase du texte du décret –, défense est faite aux philosophes de « modeler » (anaplattein) des noms divins illusoires et de raconter des niaiseries sur ce qu’ils ne voient pas (tois de philosophois proeipein mè anaplattein kena onomata mède lèrein peri hôn ouk isasin : Assemblée des dieux, 17).

8Au terme de la lecture de cette proposition de décret portant sur la régulation du divin, Zeus salue la justesse du propos et fait mine de demander à ses concitoyens de l’approuver, mais, avant même que se manifeste la moindre réaction, il choisit de le proclamer sans autre forme de procédure. Une fois de plus, Lucien s’amuse avec les paradoxes de la situation cocasse qu’il a créée de toutes pièces : Zeus, souverain des dieux parachuté dans une assemblée démocratique, ne sait comment partager le pouvoir. Il invite les dieux à répondre à la prochaine convocation d’Hermès et à « apporter ici leurs lettres de créance (gnôrismata) et des preuves (apodeixeis) convaincantes, patronyme et matronyme, mention de la tribu, phratrie, ainsi que du comment et pourquoi l’on est devenu dieu. Si l’on n’est pas en mesure de fournir ces documents, les arbitres s’inquiéteront peu de savoir si l’on possède un grand temple sur la terre et si l’on passe pour un dieu aux yeux des hommes (hoi anthrôpoi theon auton einai nomizousin). » (Assemblée des dieux, 19). Les intrus seront expulsés de la cité des dieux.

9L’Assemblée des dieux apparaît ainsi comme un pastiche jouant sur un double registre : celui, humain, des délibérations de la polis démocratique, censée fonctionner sur le mode participatif, égalitaire et délibératif, mais dominée par quelques ténors qui s’imposent aisément sur un public passif et muet, juste bon à faire du boucan, et le registre des assemblées divines, telles qu’Homère, en particulier, les met en scène dans l’Iliade et l’Odyssée. L’amalgame délibéré entre ces deux niveaux produit un effet comique et satirique apte à amuser les foules qui possèdent les codes culturels de l’un et de l’autre.

10Sans trop démêler les fils de cette astucieuse composition, nous allons à présent revenir sur le sous-texte qui nourrit tout l’art satirique de Lucien et sert à construire une forte complicité avec son public, à savoir l’épopée : comment Lucien s’en empare-t-il et en joue-t-il ? comment détourne-t-il Homère tout en lui rendant hommage ? quels traits, dans les assemblées divines homériques, ont-ils pu stimuler la verve comique de Lucien ?

2. Les assemblées divines d’Homère à Lucien

  • 14 Pour un répertoire, voir Briand, 2009, p. 27-29. Voir aussi Bouquiaux-Simon, 1968.
  • 15 Voir notamment Bowersock, 1969 ; Anderson, 1976 ; Jones, 1986 ; Goldhill, 2001 ; Mestre, Gomez, 201 (...)
  • 16 Cf. Angeli Bernardini, 1996.
  • 17 Cf., en particulier, Briand, 2009, 2015.

11Dans l’œuvre de Lucien, innombrables sont les passages où les références à Homère affleurent14 ; on a repéré plus de deux cent cinquante références, allusions, citations… de sorte que l’on peut dire qu’Homère constitue le socle le plus massif des stratégies littéraires mises en place par Lucien. Il recourt donc très fréquemment aux dieux de l’épopée, si connus, en quelque sorte gravés dans les esprits, pour créer, ou mieux recréer des scènes, à la fois attendues et ahurissantes, ou plaisamment curieuses, dans lesquelles est activé le double registre de l’imitation et de la subversion, de la proximité et de la distance, ou encore de la réminiscence et du décalage. Le public de Lucien était, comme nous aujourd’hui, dérouté et amusé par l’usage pertinent, mais insolite, sur le mode de la parodie ou du pastiche, qu’il faisait du grand réservoir homérique de situations, personnages, bons mots, métaphores, etc., bref de tout un savoir partagé et encore très vivace dans le contexte de l’Empire gréco-romain et de la Seconde Sophistique15. Ce patrimoine prestigieux, mais peut-être un peu « vieillot », Lucien le détourne avec désinvolture autant qu’il le célèbre inlassablement. Avec Homère, comme avec Hésiode16, mais aussi avec les tragiques et les comiques, en d’autres termes avec les grands modèles du passé, Lucien a un rapport de grande complicité et intimité, mais tout autant de liberté et d’autonomie qui conduit à diverses formes de transgression ou de subversion destinées à surprendre, amuser et séduire17.

12S’agit-il, pour autant, comme on le lit souvent, dans le chef de Lucien, de critiquer ou de ridiculiser la manière dont Homère et Hésiode ont mis en scène les dieux ? Aurait-il plus largement eu l’intention d’épingler la « religion » ? Lucien s’en prendrait-il aux dieux d’Homère pour les relativiser ou les vider de leur substance ? Rien n’est moins sûr. Lucien ne doit pas être lu comme on lirait Voltaire, tel un esprit fort qui sape les fondements des pratiques et croyances traditionnelles, mais plutôt comme un Molière ou un Scarron, à la recherche d’effets drolatiques et de décalages burlesques, qui véhiculent conjointement quelques messages sur l’état de la société et certaines inepties ou extravagances.

  • 18 Pour plus de détails, voir Bonnet, 2016, y compris sur les différences de traitement entre Iliade e (...)

13Dans le cas qui nous occupe, Lucien s’inspire des assemblées divines chantées par Homère, un canevas sur lequel il brode pour activer les connaissances du public et en même temps le surprendre. Revenons donc vers Homère pour mieux comprendre les enjeux liés à ces scènes délibératives hautement stratégiques dans la perspective de l’intrigue narrative de l’Iliade et de l’Odyssée18. On dénombre, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, une vingtaine de passages où les dieux sont réunis en assemblées pour délibérer ; ils sont plus nombreux à Troie, logiquement, que durant le nostos d’Ulysse.

Iliade

Odyssée

I 533-611

I 26-95

IV 1-74

V 1-43

V 367-430, 755-766, 868-898

VIII 325-366

VII 443-463

XII 376-388

VIII 1-40 et 397-484

XIII 127-158

XV 4-77, 78-148 et 168-235

XXIV 472-486

XX 4-60

XXII 166-187

XXIV 23-119

  • 19 Iliade, I, 1-7 ; trad. P. Mazon légèrement revue.

14Comme l’a bien perçu Lucien, qui amplifie ce trait dans la confrontation avec l’agitateur Mômos, ces réunions collégiales posent la question de l’articulation entre l’accomplissement de la volonté souveraine de Zeus, la fameuse Dios boulè, avec toute la polysémie que véhicule le substantif boulè, « volonté », « conseil », mais aussi « Conseil » comme institution civique, et le fruit des délibérations de l’Assemblée (ekklèsia) des dieux réunis. Rappelons que c’est sur une décision lourde de conséquences que s’ouvre en effet l’Iliade, lorsque, sans avoir fait l’objet d’aucun débat collectif, mais en accord avec le dessein insaisissable de Zeus, s’enclenche la mémorable colère d’Achille19 :

« Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’accomplissement (eteleieto) du dessein de Zeus (Dios boulè). »

  • 20 Sur l’importance de la notion d’epainos dans le monde de l’épopée, voir Elmer, 2013.

15Si Zeus a tout décidé dès le début, à quoi bon discuter ? On pourrait même dire : à quoi bon le récit de tous ces combats, puisque le sort de Troie est déjà tranché ? En fait, ce qu’Homère suggère, c’est que, si Zeus est bien lié par la promesse faite à Thétis, de permettre à Achille de retrouver sa « part d’honneur », dans l’accomplissement de cette promesse, il y a place pour bien des indécisions, donc des choix. Le récit de l’Iliade est donc tout en méandres, sinuosités, inflexions, émotions et confrontations, même si le cap général est indiqué par Zeus. Dès lors, même si la décision de Zeus s’impose à tous, parce que nous sommes en régime polythéiste, chaque dieu doit recevoir sa part d’honneur, qui se manifeste dans un espace d’action et de négociation. C’est cette gestion « chorale » du cours des choses que l’épopée nous donne à voir, un polythéisme à l’œuvre, entre Troie et Ithaque, entre tensions et collaborations, autorité et compromis, pourvu que l’epainos (l’« estime sociale ») soit préservé20 et chanté, avec le kleos des héros morts, par l’aède. Les scènes d’assemblées divines jouent par conséquent un rôle crucial dans le déploiement du récit.

16Ainsi, dans l’Iliade, trois grands débats sur le sort de Troie et de ses champions (chants 4, 15, 22) structurent le poème et scandent la progression du récit ; ils montrent comment un consensus de plus en plus large, quoique toujours épineux et instable, se forme parmi les dieux. Les scènes « ecclésiastiques » fonctionnent en d’autres termes comme des carrefours narratifs où les intrigues sont mises en débat et réorientées. Leur récurrence tisse un fil rouge qui parcourt toute la performance poétique et en éclaire le cheminement. Ces séquences délibératives ont en outre vocation à impliquer le public dans les tourments d’un monde certes ordonné par la volonté de Zeus, mais encore tiraillé par des instances multiples, de l’ambition personnelle à l’empathie pour la souffrance des hommes. Les auditeurs et spectateurs, concernés par les dilemmes posés aux dieux, se trouvent, avec eux, tiraillés entre plusieurs logiques. Ainsi, dans le cadre de la performance aédique, le cercle des interlocuteurs s’élargit-il jusqu’à englober tout le public qui « participe » émotionnellement aux débats des dieux comme à ceux des hommes, Grecs ou Troyens.

  • 21 Cf. VIII 19-27 : « Suspendez donc au ciel un câble d’or ; puis accrochez-vous-y, tous, dieux et dée (...)
  • 22 Cf. le célèbre passage de Thucydide II, 65, où il estime que ce n’était qu’une démocratie en parole (...)
  • 23 Cf. Titanomachie fr. 11 Bernabé : schêmat’Olympou ; sur les configurations ainsi désignées, voir Pi (...)

17Or, comme cela n’a assurément pas échappé à Lucien, autour d’Achille et d’Agamemnon, d’Ulysse ou de Nestor, dans le cadre des délibérations humaines, le laos sert de toile de fond muette aux prises de parole des grands ténors, de même que, dans l’Olympe, rares sont ceux qui osent se mesurer à Zeus, la foule des dieux restant prudemment dans l’ombre d’Héra, Athéna ou Poséidon, les plus véhéments dans les assemblées. Spectateurs muets, auditeurs silencieux, les seconds rôles n’en assurent pas moins le caractère collectif du théâtre délibératif : le débat fait exister le groupe en tant que tel et apporte un surcroît de légitimité à la boulè du plus fort ou du plus sage. En réduisant l’assemblée des dieux à un dialogue entre Zeus et Mômos, Lucien a amplifié le fait que ces réunions ne sont qu’une caricature de démocratie où l’un ou l’autre soliloque, tandis que la masse écoute passivement. La célèbre image de la chaîne d’or à laquelle Zeus menace de suspendre les dieux rebelles à son autorité montre bien que l’ensemble des dieux ne pèse pas lourd face au leader et souverain de l’assemblée des dieux21. Derrière la métaphore ludique du tir à la corde, Zeus donne à voir, de manière saisissante, l’assemblée divine verticalisée, comme suspendue à un fil : en haut Zeus, en bas tous les autres dieux. Sur le registre horizontal, lorsqu’Homère décrit les dieux siégeant sur l’Olympe, il recourt à la préposition para, qui signifie « auprès de », « à côté de », par référence à Zeus, et non pas à des termes qui renverraient à la circularité, comme le meson des assemblées humaines. Les dieux sont en quelque sorte les « assistants » de Zeus, qui s’assoient en contrebas de la cime la plus élevée, réservée au père des dieux. Sous couvert de collégialité, les assemblées divines sont en fait le lieu de l’affirmation et de l’exhibition du pouvoir de Zeus, issu d’une lutte acharnée contre les puissances chaotiques, qu’il est le seul à tenir à distance. Les échanges verbaux entre les dieux, au sujet de leur positionnement dans le conflit achéo-troyen et de l’issue de la guerre, ou du retour des héros dans leur foyer, sont l’occasion de mettre en évidence le rôle surplombant de Zeus, chef d’orchestre cosmique de la société des dieux, un peu, pourrait-on dire, comme l’était, en son temps, Périclès envers les Athéniens22. La complexité des assemblées divines tient donc au fait qu’elles visent tout à la fois à asseoir l’autorité suprême de Zeus et à architecturer une société divine plurielle, travaillée par des parentés, des affinités, des alliances, mais aussi des ambitions et des frustrations. Sur les chemins que le destin des hommes sont amenés à emprunter, la négociation reste donc relativement ouverte et c’est dans cet espace de potentialités que les dieux se meuvent, s’affrontent, s’ajustent les uns aux autres, et se donnent à voir dans toute la complexité de leur schèmata, pour reprendre l’expression de la Titanomachie23.

  • 24 Iliade, XVI, 431-461.

18Ce jeu entre les puissances divines au sein des assemblées est particulièrement bien illustré par la question du destin de Sarpédon, l’un des nombreux fils de Zeus, engagé dans la guerre en tant que fidèle allié de Priam et roi des Lyciens. Au livre XVI de l’Iliade, Sarpédon se prépare à affronter Patrocle dans un duel qui lui sera fatal. Sachant que la mort attend son rejeton, Zeus éprouve pour lui de la pitié et vacille face à sa propre boulè24.

« Mais mon cœur est anxieux et, au fond de moi, agite un double dessein ;
Vais-je le ravir vivant au combat, source de pleurs,
Pour le déposer ensuite dans le gras pays de Lycie ?
Ou vais-je, à l’instant, l’abattre sous le bras du fils de Ménœtios ? »

  • 25 Sur cette double qualification d’Héra, sœur et épouse de Zeus, avec lequel elle entretient une rela (...)
  • 26 Sur ce registre très important dans l’épopée, voir supra, note 18.
  • 27 Cf. supra, p. 74.

19Ici, Zeus entre, en quelque sorte, en délibération avec lui-même, un processus interrompu par Héra, son « ennemie intime » et « épouse définitive »25, qui devine ses pensées et réagit vigoureusement, dans la mesure où toute décision contraire au sort fixé collectivement pour les mortels engagerait l’ensemble des dieux : « assurément tous les autres dieux ne t’approuveraient pas (epaineomen)26 », sentencie Héra, avant d’ajouter : « Une autre chose je dois te dire, et toi, mets-toi la bien en tête ! Si tu renvoies Sarpédon vivant chez lui, fais attention qu’ensuite quelqu’un d’autre parmi les dieux ne veuille, lui aussi, sauver son fils de la bataille violente ! ». Impossible pour les dieux de gérer le destin du monde sur la base d’intérêts personnels ou « privés » ; leur horizon est et doit rester l’équilibre général, le kosmos. Comme souvent dans le poème, la rude confrontation entre le couple divin débouche sur un rituel d’apaisement : ne pouvant sauver Sarpédon, Zeus verse quelques gouttes de sang sur le sol pour l’honorer juste avant que Patrocle ne l’abatte. On a suggéré ci-dessus que Lucien ait pu s’inspirer de cette scène lorsqu’il défend, face à Mômos qui les raille, ses propres descendants ou favoris27.

  • 28 Platon, République, II, 379-380. Cf. notamment Lacore, 2003.

20Un autre trait que Lucien a pu s’approprier, tout en le déformant, c’est le jeu de miroir, chez Homère, entre les assemblées humaines et les assemblées divines, un peu comme s’il s’agissait d’un concerto. Cependant, là où Lucien s’amuse à réduire le fonctionnement de l’Olympe à celui de la Pnyx, dans l’épopée, le jeu de miroir sert surtout à souligner tout ce qui différencie les délibérations humaines des échanges divins. Les immortels ont pour eux la connaissance de l’avenir (le telos) là où les hommes s’affrontent dans l’ignorance de leur propre destinée. Quoi qu’il en soit, la scène délibérative qui voit les dieux se concerter, avant et après la prise de Troie, n’a rien de futile ; ce n’est pas un boudoir ridicule et pernicieux, comme le suggérait Platon, contempteur de l’anthropomorphisme homérique28, mais au contraire un observatoire privilégié pour comprendre les dynamiques propres à un monde divin fluide, à géométrie variable, en constante reconfiguration, en dépit de certaines contraintes d’ordre notamment généalogique. Les assemblées divines donnent à voir l’usage et le partage de la parole parmi les dieux, ainsi que la mise en place, par ce biais, de l’autorité de Zeus. Que deviennent tous ces ingrédients chez Lucien, auquel il est temps de revenir ?

3. Quand Lucien revisite Homère

21Dans L’Assemblée des dieux, comme dans d’autres pièces issues de sa plume, tels les Dialogues des dieux ou le Zeus tragédien, Lucien joue avec les dieux en tant que créations littéraires, en tant qu’« icones », pourrait-on dire au sens moderne du terme. C’est précisément dans le Zeus tragédien, qui constitue un diptyque assez réussi avec le Zeus confondu, que Lucien met dans la bouche d’Hermès la harangue qui a servi de titre à cette contribution. S’amusant avec la question du pouvoir (dynamis) des dieux et de leur dignité (timè), Lucien place Zeus sous les projecteurs, accablé de malheurs, subissant la tragédie au lieu de l’orchestrer, comme c’est le cas chez Homère. En proie aux pires angoisses quant au devenir des dieux négligés par les hommes influencés par les discours des philosophes, Zeus déambule inquiet dans les rues d’Athènes, après avoir participé au Pirée à un sacrifice offert par un armateur. Ce sont les theôn pragmata qui sont en danger (Zeus tragédien, 3) : « savoir si nous devons encore être honorés et garder les offrandes qu’on nous fait sur terre, ou bien être tout à fait négligés et compter pour rien ». Face à un tel danger, Hermès propose de convoquer une assemblée et Zeus l’invite à le faire en mêlant « à la proclamation quantité de ces vers d’Homère, comme lorsqu’il nous convoquait. Tu dois t’en souvenir » (Zeus tragédien, 6). Zeus demande ensuite à Hermès de ranger les dieux selon leur valeur (axian : Zeus tragédien, 7), non pas la timè au sens homérique ou hésiodique du terme, mais la matière ou la valeur artistique de leur statue ; devant les dieux en or, puis ceux en argent, enfin les dieux en ivoire, en bronze, en marbre, le tout-venant fait sans art étant entassé à l’écart. Lucien s’amuse à brouiller les pistes, les dieux étant leur statue, c’est-à-dire des poièmata, des « créations » humaines. Soucieux d’ordre et de hiérarchie, Zeus applique des critères ridicules, qui font en même temps écho à la pratique des fidèles de l’époque de Lucien, attirés par l’éclat des statues les plus grandes, les plus belles, les plus riches. Au moment d’intervenir devant ses congénères, Zeus est pris de trac et cherche en vain l’exorde de son discours, envisageant même de recycler un passage homérique (Iliade, VIII, 5). Hermès lui suggère de s’inspirer plutôt de Démosthène, et c’est ainsi que sort « Messieurs les dieux » (ô andres theoi), si joliment chargé d’ambivalence, si familier aux oreilles des Athéniens et pourtant surprenant !

  • 29 Sur l’origine syrienne de Lucien et ce qu’il en fait, voir la belle analyse d’Andrade, 2013, p. 261 (...)

22Les dieux d’Homère, comme ceux d’Hésiode ou des tragiques, fournissent donc à Lucien une matière connue de tous et apte à favoriser les divertissements intertextuels ou métalittéraires. Lucien s’empare de ces fictions vivaces dans la mémoire de chacun et les cuisine à sa sauce, en créant un effet de décalage, en injectant une bonne dose de dérision et en montant en épingle les paradoxes d’un imaginaire aussi glorieux que dérisoire. Tout l’art du Syrien29 consiste à se livrer, avec une bravoure à nulle autre pareille, à une distorsion délibérée des grands modèles et des lieux communs, à pratiquer le détournement des identités et des contenus à forte portée mémorielle ou culturelle. À le lire, on ne sait plus si ce sont les hommes qui agissent comme les dieux, ou vice versa.

  • 30 Lucien, Histoires vraies, II, 23-24. Sur les stratégies mise en place par Lucien dans ce passage, v (...)

23Un passage amusant du livre II des Histoire vraies30 rend bien compte du lien paradoxal, admiratif et irrévérencieux à la fois, qui unit Lucien à Homère. Héros d’un voyage imaginaire, présenté comme « vrai », Lucien rencontre l’illustre poète et le questionne sur ses origines, qui seraient, comble de surprise, babyloniennes ! Après quoi, Lucien décrit la manière cocasse dont se réalise une sorte de relais entre les deux auteurs :

« À mon départ, il (= Homère) me donna les livres à apporter aux hommes de chez nous. Mais nous les avons perdus ensuite, comme tout le reste. Voici le début du poème : ‘Et maintenant chante-moi, ô Muse, dis-moi le combat des héros morts’ »

  • 31 Cf. Bouquiaux-Simon, 1968,

24Lucien, passeur du legs homérique, l’a donc égaré en route ! Cette mésaventure exprime parfaitement sa relation ambivalente au grand modèle de la paideia grecque : Lucien s’affranchit avec désinvolture de toute servitude littéraire. Il en donne immédiatement la preuve, en parodiant le début de l’épopée. Dans sa pseudo-citation, en effet, on ne reconnaît ni le début de l’Iliade (« Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée »), ni celui de l’Odyssée (« Chante-moi, Muse, l’homme aux mille ruses »), à moins qu’il ne s’agisse d’un écho, déformé lui aussi, à l’Énéide de Virgile (« Je chante les combats et ce héros qui le premier »). Lucien affiche ici la liberté avec laquelle il traite Homère, soulignant d’un même geste son infinie fécondité littéraire et culturelle. Sur le mode paradoxal, à la façon d’un prestidigitateur, Lucien fait revivre Homère et les assemblées de dieux, avec les ressorts multiples que nous avons analysés ci-dessus. En jouant délibérément avec les références homériques, avec l’autorité de Zeus ou les contestations de ses « collègues » de l’Olympe, Lucien crée des effets de mise en abyme, qui montre néanmoins une intimité sans faille avec tout ce petit monde de personnages, de lieux, d’épisodes, avec les bons mots, les effets de style, de vocabulaire ou de métrique, comme l’a bien montré Odette Bouquiaux-Simon, dès 196831.

  • 32 Pour cette notion, voir Bompaire, 1958, en particulier p. 689-692.
  • 33 Juvénal, Satires, III 62. Cette critique, qui voit l’Euphrate et l’Oronte se déverser dans le Tibre (...)
  • 34 Cf. notamment Belayche, 2000. Sur cette question et le comportement excessivement superstitieux des (...)
  • 35 Platon, Lois X, 899b 9.
  • 36 Pétrone, Satyricon, 17.

25L’Assemblée des dieux est donc bien, pour reprendre les termes de Jacques Bompaire, une « fantaisie homérique »32, dans laquelle Lucien jongle subtilement avec toute une série d’ingrédients homériques et de références partagées : l’autorité écrasante de Zeus face aux autres dieux, le statut de la parrhèsia en contexte politique et la passivité des citoyens face aux grands parleurs de l’Assemblée, les interrogations sur la légitimité des dieux étrangers, etc. Le comique de la situation dérive du fait que Lucien, au contraire d’Homère qui différencie soigneusement assemblées humaines et assemblées divines, décrit les délibérations des dieux, « Messieurs les dieux », en adoptant le modèle de fonctionnement de l’ekklésia athénienne. Ce décalage entre modèle et pastiche permet de revisiter, sur le mode burlesque, l’Olympe homérique décrit comme une démocratie humaine, trop humaine, risible (plutôt que ridicule) et oiseuse, colportant des propos de Café du commerce, sans hauteur ni majesté. Parmi les poncifs qui circulent parmi les dieux, il en est un qui occupe ici le devant de la scène : l’invasion de l’Olympe par des dieux venus d’ailleurs, au pedigree douteux. Depuis Juvénal au moins, on le sait, le flux de personnes, biens, idées ou comportements, et encore de dieux, en provenance de l’Asie, faisait l’objet, au sein de l’Empire gréco-romain, d’une critique acerbe de la part de certains, en particulier les défenseurs de la tradition ancestrale ou du mos maiorum33. Volontiers considérés comme étranges, voire indignes, parce que différents – plus colorés, plus bruyants, plus « inspirés » ou au contraire trop secrets – ces cultes avaient mauvaise presse, à Rome en particulier, et heurtaient la sensibilité de ceux qui s’en tenaient à la dignitas et à la severitas de la religion publique traditionnelle34. Certes, comme le dit Platon, « le monde est plein de dieux »35, mais il a pu sembler inquiétant qu’il soit plus facile de croiser un dieu qu’un homme, comme le prétend Pétrone au ier siècle de notre ère36. C’est pourquoi la légitimité même de ces dieux « métèques » était objet de controverse dans l’espace public, ce que Lucien répercute en attribuant aux dieux eux-mêmes de tels débats.

26Pour conclure, on retiendra que les assemblées homériques constituent pour Lucien une matière première d’autant plus attractive qu’elle fait partie de la culture commune, au même titre que les règles de fonctionnement de la polis démocratique athénienne. Lucien s’en empare, les relaie, les transforme, les entrelace, tout en forçant le trait sur les travers physiques ou moraux des dieux, sur leurs difficultés relationnelles, sur leur comportement aberrant pour mieux faire émerger les paradoxes d’un imaginaire partagé et les tensions d’un présent controversé. Lucien ne vise pas à saper le divin, mais il en joue et s’amuse avec la société des dieux autant qu’avec celle des hommes, en recourant au pastiche et à la parodie. Ce sont en première instance les créations des poètes qui intéressent Lucien, ces figures épiques, tragiques ou comiques, devenues le patrimoine commun de l’hellénisme, masques prestigieux et comiques à la fois, que le petit Syrien met en scène avec virtuosité pour provoquer, à son tour, plaisir et émotion parmi un public qui l’admire et lui permet de vivre, lui aussi, entre deux mondes si différents, sa petite partie d’origine et l’ample tribune de la paideia gréco-romaine.

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Bibliographie

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Notes

1 Qui mieux que Marie-Françoise Baslez a, par ses travaux, donné à voir et à comprendre la complexité du tissu social de la polis grecque ? C’est en hommage à sa science rigoureuse et créative, et au nom de notre longue et belle amitié que je lui offre ce texte.

2 Voir notamment Bompaire, 1958 ; Branham, 1981 ; Jones, 1986 ; Camerotto, 1998 ; Briand, 2009 ; Nì Mheallaigh, 2014 ; Briand, 2015. Plus spécifiquement sur les Dialogues des dieux, voir Dolcetti, 2012.

3 Sur le fonctionnement des assemblées homériques et les enjeux, narratifs et autres, qui s’y déploient, cf. Bonnet 2016, avec une riche bibliographie antérieure.

4 Cf. Hésiode, Théogonie, 214 ; voir aussi Platon, République, VI, 487a.

5 Les critiques de Xénophane (fr. 14, 15 et 23 DK) sont significativement parvenues jusqu’à nous par Clément d’Alexandrie, en particulier le livre V des Stromates. Sur toute cette tradition critique ou sceptique, voir maintenant Motte, 2000 ; Whitmarsh, 2015.

6 Hérodote II, 53.

7 Iliade, XVI, 431-461. Sur la possibilité pour les dieux de sauver les hommes « aisément, quand ils le veulent », mais aussi la prégnance du Destin dans un tel cadre, voir Herrero de Jauregui, 2016. Sur cet épisode, cf. infra, p. 80-81.

8 Sur ces sujets, voir Rochette, 2010.

9 Thucydide III, 38, 3. Cf. Villacèque, 2013.

10 Voir notamment Bonnet, sous presse.

11 Pour une mise en avant du possible contexte historique qui servit de toile de fond à cette composition de Lucien, cf. Oliver, 1980, qui fait référence à une réforme de l’Aréopage athénien en 165 apr. J.-C. et estime donc que Lucien fait écho à l’actualité de son temps.

12 Iliade, XIV, 271-276. Sur ce célèbre épisode de la Dios Apatè, voir Pironti, 2016.

13 Assemblée des dieux, 16 : ergazesthai de ta autou hekaston, kai mète tèn Athènan iasthai mète ton Asklèpion chrèsmôidein mète ton Apollô tosauta monon poiein, alla hen ti epilexamenon mantin è kitharôidon è hiatron einai. Pour la vision platonicienne de la spécialisation des dieux, voir République II, 381b-c.

14 Pour un répertoire, voir Briand, 2009, p. 27-29. Voir aussi Bouquiaux-Simon, 1968.

15 Voir notamment Bowersock, 1969 ; Anderson, 1976 ; Jones, 1986 ; Goldhill, 2001 ; Mestre, Gomez, 2010 ; Bozia, 2015.

16 Cf. Angeli Bernardini, 1996.

17 Cf., en particulier, Briand, 2009, 2015.

18 Pour plus de détails, voir Bonnet, 2016, y compris sur les différences de traitement entre Iliade et Odyssée.

19 Iliade, I, 1-7 ; trad. P. Mazon légèrement revue.

20 Sur l’importance de la notion d’epainos dans le monde de l’épopée, voir Elmer, 2013.

21 Cf. VIII 19-27 : « Suspendez donc au ciel un câble d’or ; puis accrochez-vous-y, tous, dieux et déesses : vous n’amènerez pas du ciel à la terre Zeus, le maître suprême, quelque peine que vous preniez. Mais si je voulais, moi, franchement tirer, c’est la terre et la mer à la fois que je tirerais avec vous. Après quoi, j’attacherais la corde à un pic de l’Olympe, et le tout, pour votre peine, flotterait au gré des airs. Tant il est vrai que je l’emporte sur les dieux comme sur les hommes. » (trad. P. Mazon). Au début de ce livre VIII (1-40), Zeus intime à chacun de lui obéir ; il en vient alors à menacer de frapper les dieux rebelles au nom de l’ordre, le kosmos, qui doit régir l’Olympe et il envisage de précipiter les félons dans le Tartare, comme il le fit jadis pour les Titans.

22 Cf. le célèbre passage de Thucydide II, 65, où il estime que ce n’était qu’une démocratie en paroles, mais qu’en fait c’était l’exercice du pouvoir par le premier citoyen (hypo tou prôtou andros archè).

23 Cf. Titanomachie fr. 11 Bernabé : schêmat’Olympou ; sur les configurations ainsi désignées, voir Pironti, 2017.

24 Iliade, XVI, 431-461.

25 Sur cette double qualification d’Héra, sœur et épouse de Zeus, avec lequel elle entretient une relation d’une grande complexité, autour de la notion d’union et de souveraineté, voir le livre récent de Pirenne-Delforge – Pironti, 2016.

26 Sur ce registre très important dans l’épopée, voir supra, note 18.

27 Cf. supra, p. 74.

28 Platon, République, II, 379-380. Cf. notamment Lacore, 2003.

29 Sur l’origine syrienne de Lucien et ce qu’il en fait, voir la belle analyse d’Andrade, 2013, p. 261 ss.

30 Lucien, Histoires vraies, II, 23-24. Sur les stratégies mise en place par Lucien dans ce passage, voir Briand, 2006 ; Courrent, 2011.

31 Cf. Bouquiaux-Simon, 1968,

32 Pour cette notion, voir Bompaire, 1958, en particulier p. 689-692.

33 Juvénal, Satires, III 62. Cette critique, qui voit l’Euphrate et l’Oronte se déverser dans le Tibre, n’est pas incompatible avec une certaine admiration pour ce que l’on appelle les « sagesses barbares » : cf. Momigliano, 1979 ; Aufrère – Möri, 2016.

34 Cf. notamment Belayche, 2000. Sur cette question et le comportement excessivement superstitieux des dévots à Rome, voir Estienne, 2001.

35 Platon, Lois X, 899b 9.

36 Pétrone, Satyricon, 17.

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Pour citer cet article

Référence papier

Corinne Bonnet, « Ô andres theoi ! (Zeus tragédien 15, 2). Sur le tissu paradoxal des assemblées divines chez Lucien »Pallas, 104 | 2017, 73-86.

Référence électronique

Corinne Bonnet, « Ô andres theoi ! (Zeus tragédien 15, 2). Sur le tissu paradoxal des assemblées divines chez Lucien »Pallas [En ligne], 104 | 2017, mis en ligne le 17 août 2017, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/7273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.7273

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Auteur

Corinne Bonnet

Professeur d’Histoire grecque
Université Toulouse Jean Jaurès
PLH-ERASME (EA 4601)
cbonnet[at]univ-tlse2.fr

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