Les Territoires d’une Historienne
Texte intégral
L’histoire est un combat de l’esprit, une aventure, et, comme toutes les équipées humaines, ne connaît jamais que des succès partiels, tout relatifs, hors de proportion avec l’ambition initiale, comme de toute bagarre engagée avec les profondeurs déroutantes de l’être, l’homme en revient avec un sentiment aigu de ses limites, de sa faiblesse, de son humilité.
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, 1954.
- 1 P. Lévêque, Paul de Tarse et d’ailleurs : Marie-Françoise Baslez, Saint-Paul, Dialogues d’histoire (...)
1En 1992, dans les Dialogues d’Histoire ancienne1, Pierre Lévêque livrait un compte rendu enthousiaste et élogieux du Saint-Paul de Marie-Françoise Baslez, paru en 1991 chez Fayard, qui a connu plusieurs rééditions et traductions et qui a fait connaître son auteur auprès du grand public. Pierre Lévêque écrivait notamment :
« On a hâte de mieux connaître ce mystique aux facettes si réalistes et c’est là que M.-F. Baslez se révèle un guide incomparable. Ses études antérieures, la finesse de ses analyses du processus religieux, sa vaste culture anthropologique lui permettent de mettre en pleine lumière l’homme de dieu, mais tout autant ses dons très humains de communication, ou sa maîtrise de l’espace politique romain au sein duquel s’incarne sa prédication, ou les compromissions qu’il doit accepter pour survivre dans cet espace. »
2Voilà une manière bien élégante et appropriée de souligner les qualités d’historienne de Marie-Françoise Baslez. Les collègues et amis réunis en ce volume ont souhaité rendre hommage à ses dons de « guide incomparable », à sa capacité d’ouvrir de nouveaux chantiers, de tracer de nouvelles voies, originales et audacieuses, à son inlassable engagement au service d’une histoire décloisonnée, en prise avec les interrogations du présent, tournée autant vers les spécialistes que vers un large lectorat. Dans ses nombreux travaux, Marie-Françoise Baslez a su analyser la complexité des interactions entre les religions du monde gréco-romain, en y incluant le judaïsme hellénisé, le christianisme des premiers siècles et les religions dites orientales. Sensibilisée à l’apport de l’anthropologie pour penser les relations hommes-dieux, elle a aussi enrichi ses travaux de perspectives sociologiques, en s’interrogeant sur le fonctionnement et l’apport de diverses communautés : associations d’étrangers au sein de la polis grecque ou communautés chrétiennes comme ferment de la première Ekklèsia. Cette veine sociologique l’amène aussi à s’intéresser aux persécutions, aux martyres, au destin singulier d’un Paul ou à la construction d’une mémoire partagée chez les juifs ou les chrétiens, et plus récemment aux bâtisseurs de l’Église que sont les premiers évêques. Alliant les questionnements sur le « pourquoi » et le « quand » le monde antique est devenu chrétien, elle travaille la dimension religieuse dans toute l’ampleur de l’Antiquité et du monde méditerranéen, en privilégiant une approche plurielle des processus culturels qui sont à l’œuvre dans les textes. Et c’est cette méthode qui fait l’unité d’un parcours de recherche initié par l'étude des inscriptions laissées par les étrangers à Délos, poursuivi dans le sillage des voyages en Méditerranée, notamment celui de saint Paul, orienté ensuite vers la Bible comme source historique et prolongé maintenant par l’exploration de la plus ancienne littérature chrétienne.
3Les textes, en effet, sont au cœur des publications de Marie-Françoise Baslez. Ils sont pris en compte non pas comme des unités littéraires, mais comme des documents, des objets de l’histoire culturelle, à replacer dans des séries et des contextes. Le comparatisme qu’induit cette démarche n'a cessé de nourrir les approches décloisonnées dont nous parlions ci-dessus ; Bible et Histoire en est une remarquable illustration. Inscriptions, papyrus, vestiges archéologiques, images servent ainsi à faire « la part du milieu » ; ils nécessitent une appréhension fine de chaque typologie de documents et des langues ou styles concernés. C’est une autre marque de fabrique de la production scientifique de Marie-Françoise Baslez : la précision philologique, la sensibilité au vocabulaire et à la phraséologie, le travail au plus près de la matière textuelle. Ce travail minutieux permet en outre de « déconstruire » les textes, d’en faire émerger les strates de composition et, par conséquent, les horizons historiques sous-jacents autant que les lectorats potentiels. Événements, personnages, institutions, modes de pensée, représentations sont ainsi replacés dans un processus de « mise en tradition » ou de « mise en mémoire » qu’il revient à l’historien d’interpréter comme tel, dans ce qu’il implique de ressaisie du passé, de réécriture, mais aussi de créativité et d’interaction avec le temps présent. L’étude des religions pose toujours la question du rapport entre histoire et tradition. Les études de sociologie religieuse de Marie-Françoise Baslez sont donc complémentaires d’une approche plus classique, qui consiste en une approche rétrospective visant à déterminer quand les choses commencent et comment elles évoluent, à l’échelle d’une large communauté, comme celle des Athéniens, des juifs ou des chrétiens. Encore faut-il aussi observer et comprendre comment elles se configurent localement, en se focalisant sur tel ou tel creuset, association ou groupe, voire sur un individu (Paul ou Apollonios de Tyane, par exemple), afin de mesurer la part des singularités confrontées à la montée en puissance de l’universalisme.
4La carrière de chercheuse de Marie-Françoise Baslez a été menée de pair avec une carrière d’enseignante dans des lieux très divers : à l’université de Nanterre, d’abord, puis à partir de 1974 à l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles, dont elle avait elle-même été l’élève huit ans auparavant. Lorsque l’ENSJF fusionna, en 1984, avec l’École Normale Supérieure, elle poursuivit sa carrière dans cette nouvelle ENS, où elle a animé un séminaire jusqu’à la retraite. En 1992, elle devint professeur à l’université d’Orléans, puis rejoint l’université de Rennes, de Paris XII-Créteil, et, pour couronner son parcours, en 2010, l’université de Paris IV-Sorbonne.
5Tels sont, trop brièvement esquissées, les lignes de force de l’œuvre d’une historienne qui a su toucher de nombreux territoires, tout en donnant à l’ensemble de sa production une remarquable cohérence, et d’une enseignante attentive, amicale et stimulante. Son attention à la formation des jeunes chercheurs, son souci de parler au grand public, son charisme d’enseignante et son sens intense de l’amitié sont autant de raisons, à nos yeux et à travers ce volume, de saluer son apport à nos champs disciplinaires et à nos propres réflexions. Voilà pourquoi une belle et ample assemblée (ekklèsia) de collègues et ami(es), qui aiment débattre de science et qui ont partagé avec Marie-Françoise Baslez un bout de ce chemin aventureux, un moment de ce « combat de l’esprit » qu’est le métier d’historien, ont mis en commun leurs pensées pour donner naissance à ce recueil d’hommage : koina ta tôn philôn !
Toulouse et Paris, le 18 février 2017
Notes
1 P. Lévêque, Paul de Tarse et d’ailleurs : Marie-Françoise Baslez, Saint-Paul, Dialogues d’histoire ancienne, 18/1, 1992, p. 302-305.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Corinne Bonnet et Françoise Briquel Chatonnet, « Les Territoires d’une Historienne », Pallas, 104 | 2017, 9-11.
Référence électronique
Corinne Bonnet et Françoise Briquel Chatonnet, « Les Territoires d’une Historienne », Pallas [En ligne], 104 | 2017, mis en ligne le 17 août 2017, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/7093 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.7093
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