- 1 Pailler, 2006.
- 2 Posidonius, F 67 EK. J’adopte ici la numérotation de l’édition d’Edelstein et Kidd (1972), qui à la (...)
- 3 F 273 EK (dans la même veine, cf. Diodore de Sicile, V 27, 4).
- 4 F 273 EK.
- 5 F 240a EK.
1Si le lexique celtique de l’or a récemment livré quelques-uns de ses secrets grâce aux travaux de Jean-Marie Pailler1, il reste difficile de savoir quelle place occupait précisément ce métal dans le système de valeurs des sociétés gauloises, passé le stade des généralités qui valent pour toutes les cultures de l’Antiquité. Le seul témoignage sur lequel on puisse faire fond est indirect et lacunaire. Il tient dans quelques lignes sauvées par Strabon et Athénée du naufrage de l’œuvre de Posidonius et se limite à des instantanés sans contexte apparent : la prodigalité le roi Luern jetant de l’or et de l’argent aux foules qui suivent son char2, l’inviolabilité des dépôts d’or dans les sanctuaires3, les lingots bruts d’or et d’argent immergés dans les étangs de Tolosa4, le travail des femmes dans les placers helvètes5…
2Les interrogations que soulèvent ces textes ont trait, presque toujours, à leur véracité. On se demande s’ils peuvent être tenus pour des reflets fidèles des pratiques, des normes et des représentations gauloises ; on cherche à mesurer l’écart qui les sépare des faits enregistrés par l’archéologie. Mais cette confrontation restera vouée l’échec si elle n’est pas précédée par l’élucidation de la logique interne des fragments conservés, des rapports qui les unissent entre eux et des liens qui les rattachent au reste de l’œuvre de Posidonius. Sans cette mise en perspective, il serait illusoire de prétendre déterminer avec exactitude la nature et la portée des déformations que Posidonius – géomètre, météorologue, philosophe, ambassadeur, voyageur curieux de tout, styliste flamboyant, bref tout sauf le Grec abstrait et désincarné que mettent en scène, volens nolens, les théoriciens d’une anthropologie de la « rencontre culturelle » – a fait subir aux réalités du monde gaulois.
- 6 Malitz, 1983. La période traitée va, selon toute vraisemblance, de 145 à 86 av. J.-C.
- 7 Athénée, Deipnosophistes, IV 151e.
- 8 Pour les stoïciens, la sumpatheia qui lie tous les êtres s’explique par la présence animatrice en c (...)
- 9 Hahm (1989) a donné l’étude la plus approfondie et la plus éclairante sur cet aspect de la méthode (...)
3C’est à cette analyse préalable que je souhaite contribuer ici, en comparant entre eux les fragments de Posidonius qui évoquent les comportements de trois peuples gaulois face à l’or et à ses usages. Avant d’entrer en matière, il me paraît important de rappeler que les fragments de Posidonius qu’on qualifie d’ethnographiques ne proviennent pas d’un ouvrage ou d’une section d’ouvrage qui aurait eu pour seul objet la description des coutumes étranges d’un certain nombre de peuples barbares. L’œuvre de Posidonius est toute entière celle d’un philosophe, et plus précisément celle d’un philosophe stoïcien. Les 52 livres de ses Histoires6, d’où proviennent la plupart des fragments concernés, ne sont pas une simple suite à Polybe : ils ont été composés, nous rappelle Athénée, « conformément à la philosophie qu’il avait adoptée »7. À ce titre, les réflexions historiques, géographiques et ethnographiques de Posidonius sont marquées par deux préoccupations constantes. La première : mettre au jour les liens de co-affection (sumpatheia)8 qui unissent entre eux des phénomènes apparemment aussi divers que les révolutions des astres, les marées, les zones climatiques, les catastrophes naturelles, les caractères des peuples, les migrations et les destins individuels. La seconde, qui découle de la première : débrouiller la causalité des événements et des actions humaines, que ce soit à l’échelle individuelle ou à celle d’une cité ou d’un peuple9.
- 10 Strabon, II 3, 8 : « il y a chez lui beaucoup de recherche sur les causes » (πολὺ γάρ ἐστι τὸ αἰτιο (...)
- 11 Kidd, 1988, p. 310.
- 12 « Posidonius seems to have been obsessed with the duty to identify the character of both individual (...)
4Cette entreprise méthodique de recherche des causes fondée sur l’enquête de terrain et l’autopsie, ce tour d’esprit « étiologique » qui provoqua l’agacement de Strabon10, donnaient aux écrits géographiques et historiques de Posidonius une coloration unique qu’on ne peut entrevoir que dans quelques fragments assez longs pour qu’y soit préservé l’enchaînement des idées du texte originel. En ce qui concerne les Celtes, l’impression de se trouver face à une collection d’anecdotes ou de curiosités exotiques sans signification particulière est due au fait que la plupart des fragments viennent d’un auteur, Athénée de Naucratis, qui ne s’intéressait qu’aux usages liés à la nourriture et au banquet11. Ce prisme donne une image complètement faussée de ce qu’était en réalité le projet ethnographique de Posidonius : un moyen de mettre en lumière les relations de causalité qui existent entre un milieu naturel et le caractère du peuple qui l’habite, puis entre le caractère de ce peuple et ses actions12. Pour reprendre les termes de I.G. Kidd, « of this potent historical brew, only the superficial froth has survived ».
- 13 Il est question dans ces fragments de comportements collectifs, généralisés à l’échelle d’un peuple (...)
5Il est malgré tout possible de mettre au jour des correspondances révélatrices, même dans des fragments qui ne conservent que des débris mutilés du raisonnement du philosophe. C’est ce que je tenterai de faire dans les trois textes suivants qui évoquent les usages de l’or chez les Tolosates, les Helvètes et les Scordistes13.
- 14 Cette reconstitution complète et précise celle que j’ai récemment proposée (Moret, 2012, avec la tr (...)
6Ce passage n’est pas une citation littérale, mais un résumé d’un développement de Posidonius qui visait à démontrer que la légende de l’or de Delphes pillé par les Gaulois de Brennos en 279, puis ramené à Toulouse par des Tectosages qui avaient participé à cette expédition, et finalement volé en 106 par le général romain Caepio, était dépourvue de tout fondement. Son argumentation se développe en deux temps et en sept points14 :
1. Les masses d’or et d’argent déposées dans le sanctuaire et dans les étangs sacrés de Tolosa ne pouvaient pas provenir de Delphes, pour quatre raisons :
1.1. Le trésor de Tolosa contenait des masses de métal brut, à la différence ce celui de Delphes, composé d’objets travaillés.
1.2. À l’époque de l’invasion gauloise de 279, « le sanctuaire de Delphes se trouvait déjà vide de ce genre d’objets, car il avait été pillé par les Phocidiens pendant la Guerre Sacrée », en 356.
1.3. « Même si quelque chose avait été laissé sur place [par les Phocidiens], nombreux auraient été ceux qui se le seraient partagé », les Tectosages ne représentant qu’une fraction de l’armée de Brennos.
1.4. Après l’attaque de Delphes, les Gaulois furent vaincus et dispersés et ne purent retourner dans leur patrie.
2. Cette accumulation extraordinaire de trésors constitués de métaux précieux à l’état brut pouvait en revanche avoir une origine locale, pour trois raisons :
2.1. La région de Tolosa était « riche en or » (πολύχρυσος).
2.2. Ses habitants « vivaient sans luxe » (οὐ πολυτελῶν τοῖς βίοις) et ne recherchaient donc pas l’or et l’argent pour leur satisfaction personnelle.
2.3. C’étaient des hommes « qui craignaient les dieux » (δεισιδαίμονες), et « nombreux étaient ceux qui déposaient des offrandes, sans que personne osât y toucher ». La piété multipliait les dépôts d’or et d’argent que la crainte des dieux rendait inviolables.
- 15 L’arrière-plan historiographique et idéologique de l’« affaire de l’or de Tolosa » est abordé dans (...)
7C’est dans la deuxième partie que Posidonius introduit des considérations psychologiques sur les Gaulois. Je limiterai mes commentaires à cet aspect d’un texte par ailleurs exceptionnellement dense et complexe15.
- 16 On trouvera le détail des discussions et les références dans Kidd, 1988, p. 840 et Hahm, 1989, p. 1 (...)
- 17 En particulier Jacoby, Malitz, Kidd et Hahm. Seul Theiler (1982, II, p. 37) l’attribue, sans argume (...)
- 18 C’est ce que suggère Kidd, 1988, p. 840. Selon lui l’occasion de cet excursus éthique aurait pu êtr (...)
- 19 Cf. Hahm, 1989, p. 1344, qui suit sur ce point l’avis de Jacoby et de Malitz.
8Le fragment 240a se présente comme une collection d’exemples de comportements suscités par la possession des métaux précieux, dans diverses situations géographiques et historiques. Les opinions divergent sur son origine16. Pour la plupart des commentateurs17, il provient des Histoires : soit d’un excursus où Posidonius les aurait lui-même réunis, pour en faire « des anecdotes historiques au service d’une ethnologie philosophique », destinée en l’occurrence à illustrer les effets corrupteurs de l’or et de l’argent18, soit de trois ou quatre passages différents des Histoires, et dans cette hypothèse c’est Athénée qui aurait opéré le regroupement19. L’analyse du passage fait apparaître, comme on va le voir, deux blocs quasi indépendants, sans lien organique entre eux en dehors de la référence à l’or et aux passions qu’il déclenche. J’incline donc à penser qu’Athénée a rapproché artificiellement deux fragments extraits de deux développements différents. Mais il est souvent difficile d’apprécier le degré d’intervention d’Athénée sur les textes qu’il utilise. Il n’est donc pas tout à fait impossible que nous ayons affaire à une citation issue d’un seul passage, mais tronquée, dans laquelle Athénée n’aurait retenu que quelques exemples en faisant disparaître la plus grande partie de l’argumentation qui les accompagnait et leur donnait sens.
9Posidonius s’intéresse dans une première partie aux effets des conditions géographiques et géologiques sur les comportements humains à l’égard de l’or et de l’argent, en opposant deux cas de figure. Certaines régions périphériques du monde celtique sont des pays de cocagne où l’or est si abondant et si facile à se procurer que son exploitation est confiée aux membres les plus faibles du corps social, par exemple chez les Helvètes (§ 233 d) :
- 20 Traduction de B. Louyest, 2009, partiellement modifiée.
Sans doute existe-t-il des endroits où ce genre de métal apparaît en surface, s’il est vrai qu’aux limites de la terre habitée, même les ruisseaux ordinaires charrient des paillettes d’or que les femmes et les hommes de faible constitution séparent du sable par tamisage, lavent et portent au creuset, comme cela se pratique, aux dires de mon compatriote Posidonius, chez les Helvètes et chez certains autres Celtes.20
- 21 Démétrios de Phalère est cité ici par l’intermédiaire de Posidonius (cf. Kidd, 1988, p. 838).
10Autre exemple d’abondance merveilleuse dans ces régions lointaines : les incendies de forêts des monts Rhipées, que Posidonius identifie aux Alpes, font couler l’argent à la surface du sol. Mais la situation que connaissent les Grecs est bien différente : chez eux l’argent n’est accessible qu’au prix de pénibles efforts dans des « mines profondes et misérables » (βαθείαις καὶ κακοπαθέσι μεταλλείαις), ce qui attise la cupidité des hommes et, comme le dénonçait déjà Démétrios de Phalère en modifiant les termes d’une énigme célèbre, les conduit à perdre ce qu’ils possèdent dans la quête illusoire d’un profit incertain (§ 233 e)21. Le texte ne situe pas ces mines, mais l’évocation de leur grande profondeur et la référence à l’Athénien Démétrios de Phalère ne laissent aucun doute : il allait de soi pour le lecteur d’Athénée qu’il s’agissait des mines du Laurion en Attique.
11En l’état, ce premier développement est bancal : d’un côté, Posidonius souligne les conséquences morales néfastes de la rareté des métaux précieux dans le monde grec, mais en regard rien n’est explicitement inféré de son abondance « aux limites de la terre habitée », hormis une information d’importance somme toute secondaire sur l’organisation du travail chez les Helvètes. L’or et l’argent recueillis sans effort par les Gaulois corrompent-il moins que l’argent extrait des « mines de misère » de l’Attique ? Telle est la question qui, me semble-t-il, sous-tend le passage, mais elle n’est pas posée, sans doute parce qu’Athénée a omis de reproduire une partie du développement de Posidonius. Nous verrons plus loin que le fragment F 272 EK permet de lever cette difficulté en restituant l’argument manquant. Sans entrer dans l’examen comparatif des deux fragments, notons dès à présent que cette première partie est un bon exemple de la façon dont Posidonius mettait en œuvre sa méthode étiologique, remontant jusqu’aux causes physiques (l’accessibilité du minerai) pour expliquer la diversité des comportements humains et la gradation des effets corrupteurs de l’appétit pour l’or.
12Le point de vue est différent dans la deuxième partie du fragment, à partir du § 233 f. Posidonius s’y intéresse aux règles que certaines sociétés se sont fixées pour se protéger des dangers que leur fait courir la passion du luxe et des métaux précieux. Les deux cas évoqués tendent à montrer que la prohibition de l’or est pratiquement inefficace et moralement erronée. Premier exemple : les Lacédémoniens ont interdit l’or et l’argent sur leur territoire, mais n’ont pas tardé à contourner ou même à enfreindre cette loi, s’exposant autant que d’autres à la corruption (§ 233 f). Deuxième exemple (§ 234 a-c) :
- 22 Il s’agit des Scordisques, peuple du centre des Balkans qu’eurent à affronter les Macédoniens puis (...)
- 23 Traduction de B. Louyest, 2009, modifiée.
Les Gaulois qui portent le nom de Scordistes22 ne font pas rentrer d’or sur leur territoire, mais lorsqu’ils pillent et ravagent une terre étrangère, ils n’oublient pas l’argent au passage. Leur tribu est ce qui reste des Gaulois qui attaquèrent avec Brennos l’oracle de Delphes (…). Ces gens maudissent l’or et le prohibent dans leur patrie en raison des maux nombreux et terribles qu’il leur a causés, mais ils se servent de l’argent et commettent en son nom des crimes nombreux et terribles. Et pourtant ce n’est pas la nature des objets pillés qu’ils auraient dû bannir, mais plutôt l’impiété qui les avait conduits à commettre le pillage sacrilège. S’ils s’interdisaient d’introduire aussi l’argent sur leur territoire, ils commettraient des crimes pour le bronze et le fer ; et si ces métaux n’avaient pas cours chez eux, ils poursuivraient leur folie guerrière pour obtenir à manger, à boire et tout ce qui est nécessaire pour vivre.23
13La conclusion de cet exemple, en forme de démonstration par l’absurde, vaut aussi pour le précédent : Posidonius affirme avec force que le ferment de corruption n’est pas dans l’objet, dans le métal, mais dans les passions humaines.
14Dans un long fragment consacré à la migration et aux invasions des Cimbres, Posidonius présente les Helvètes comme « des hommes qui possédaient beaucoup d’or, mais qui étaient de mœurs pacifiques » (πολυχρύσους μὲν ἄνδρας εἰρηναίους δέ), ce qui fait écho au fragment 240a que nous venons de résumer. Mais il enchaîne aussitôt :
- 24 D’après le contexte il s’agit des Cimbres.
- 25 Ma traduction.
Néanmoins, voyant que la fortune amassée par les bandes de pillards24 dépassait la leur, les Helvètes furent poussés à rejoindre le soulèvement, et plus particulièrement parmi eux les Tigurênoi et les Tôügenoi. Tous cependant furent mis en déroute par les Romains (…).25
Un autre texte de Strabon s’inspire du même passage, dans des termes voisins :
- 26 Strabon, IV 3, 3 (traduction Lasserre, 1966).
On rapporte que les Helvètes possédaient beaucoup d’or (πολυχρύσους), mais qu’ils ne s’en adonnèrent pas moins à la pratique du pillage quand ils virent les richesses des Cimbres, et que deux des trois tribus qui composaient leur peuple furent exterminées au cours d’expéditions militaires.26
15Cette brève évocation du destin des Helvètes contraste avec les fragments précédents dans lesquels les traits de mœurs des peuples gaulois semblent présentés comme des invariants. On voit ici, au contraire, le caractère d’un peuple changer radicalement sous l’effet d’une commotion historique majeure : la guerre des Cimbres, qui occupe une place importante dans la réflexion historique de Posidonius.
- 27 Hahm, 1989, p. 1346.
- 28 Sur l’épineuse question d’une éventuelle attribution à Posidonius des passages de Strabon et de Dio (...)
16Dans les trois textes que nous venons de parcourir, Posidonius examine des comportements collectifs qui varient d’un peuple à l’autre en fonction du jeu des causalités physiques, géographiques et historiques. Ce qui frappe dès l’abord, c’est que cette variabilité se déploie à l’intérieur du monde celtique. À la différence d’un Strabon, d’un Diodore ou d’un César qui se contentent d’une caractérisation générique des mœurs et de la psychologie des Celtes, Posidonius souligne les disparités profondes qui existent dans les attitudes psychologiques et les règles de conduite des différents peuples de la famille gauloise. Ces cas d’espèce étaient-ils contrebalancés, quelque part dans son œuvre, par la présentation synthétique du « caractère national » des Celtes considérés dans leur ensemble, comme le suppose Hahm27 ? C’est possible – les fragments 67-69 EK évoquent bien une série de coutumes qui sont attribuées aux Keltoi sans distinction –, mais se fonder sur Strabon et Diodore pour restituer le ton et l’orientation de cet hypothétique portrait de groupe serait certainement une grave erreur28.
- 29 Strasburger, 1965, p. 47.
- 30 Strasburger, ibid.
- 31 La référence classique sur ce sujet est Tierney, 1960, qui présente cependant le défaut d’inclure d (...)
17On touche là un aspect fondamental de l’ethnographie de Posidonius : indifférente à la polarisation barbare/civilisé, attentive sans œillères à toute la diversité des comportements humains, elle porte le même regard sur une nation gauloise que sur un royaume de la Grèce d’Asie. Les critères éthiques qui soutiennent son jugement sont les mêmes dans tous les cas, comme le montre dans le fragment 240a la mise en parallèle des Lacédémoniens et des Scordistes. Par ailleurs, Posidonius ne fut certainement pas un héraut de l’œuvre civilisatrice de Rome et de sa vocation à la suprématie universelle, trop sensible qu’il était aux ferments de décadence que montrait la société romaine de son temps et aux injustices commises par les Romains dans les provinces29. Il en résulte que les Gaulois de Posidonius ne sont ni idéalisés, ni rabaissés30 : l’observateur philosophe décrit sans les railler leurs coutumes singulières et signale aussi bien leurs vertus (vaillance, simplicité, piété) que leurs vices (cruauté, avidité, comportements excessifs)31.
- 32 Ce qui ne va pas, bien entendu, sans des distorsions plus ou moins conscientes et des schématismes (...)
18Les fragments étudiés ici sont un bon exemple de cette absence de préjugés et de cette attention aux cas particuliers32. Deux catégories s’opposent nettement. D’un côté, les peuples tenus pour vertueux : les Tolosates sont loués pour la simplicité de leurs mœurs et leur respect scrupuleux du sacré, les anciens Helvètes pour leur caractère pacifique ; ces deux peuples sont en outre industrieux et savent tirer parti de leurs ressources en or. De l’autre, les Scordistes sont impies, pillards et belliqueux, comme le deviendront à leur tour les Helvètes au cours des guerres Cimbriques. Comment justifier un tableau aussi schématique et aussi violemment contrasté ? Avant d’aller plus loin, il me paraît nécessaire de rappeler sur quelles bases philosophiques se sont construites les idées de Posidonius sur la psychologie des peuples et sur le rôle que jouent les passions dans leur histoire – au premier chef, celles du luxe et de l’or.
- 33 « Passion » est la traduction traditionnelle de pathos dans son acception stoïcienne. Je m’y tiens (...)
- 34 Dans son traité De placitis Hippocratis et Platonis, F 30-34 et 156-169 EK. Outre les commentaires (...)
- 35 F 31, 142, 160 EK.
- 36 F 160-161 EK.
- 37 F 169 EK, l. 84-93 (Glibert-Thirry, 1977, p. 429-430 ; Kidd, 1988, p. 623).
19Posidonius avait consacré aux passions33 un traité Περὶ παθῶν dont on peut reconstituer la trame grâce aux citations et à l’interprétation qu’en donne Galien34. La jouissance de l’or – comme celle de tout autre plaisir sensible – est naturellement recherchée par la faculté désirante (ἐπιθυμητικὴ δύναμις) de l’âme, de même que la faculté compétitive (θυμοειδής) recherche le pouvoir ; ces deux facultés constituent la part affective et irrationnelle de l’âme (τὸ παθητικὸν καὶ ἄλογον τῆς ψυχῆς), celle soumise aux passions, par opposition à la faculté rationnelle (λογιστική) qui seule permet d’atteindre la sagesse et le bien35. La faculté désirante est soumise au principe stoïcien d’oikeiôsis, quête spontanée de ce qui est approprié à la nature propre d’un être vivant, et Posidonius a recours à la notion d’affinité naturelle (φύσει οἰκεῖον) pour rendre compte de cette adéquation entre nos penchants irrationnels et leur objet36. Étant de nature animale, ces mouvements passionnels sont sous l’influence de facteurs d’ordre physique, comme le climat et les conditions environnementales37. Le caractère d’un peuple – audacieux ou veule, lascif ou tempérant, ardent au travail ou paresseux – dépend donc en partie de ces facteurs physiques.
- 38 F 170 EK (Sénèque, Epist. 87, 31-40), remarquablement commenté par Kidd, 1986.
- 39 Posidonius (…) ait diuitias esse causam malorum, non quia ipsae faciunt aliquid, sed quia facturos (...)
- 40 F 169 EK, l. 78-84.
- 41 Kidd, 1986, p. 20.
20Un autre fragment, tiré de Sénèque, précise les conséquences morales de ces principes généraux en ce qui concerne le luxe et la possession des biens matériels38. Pour Posidonius, les richesses ne sont en elles-mêmes ni un bien, ni un mal : elles sont indifférentes. « Elles sont une cause de maux non parce qu’elles nuisent par elles-mêmes, mais parce qu’elles excitent à faire le mal »39 en provoquant l’envie et en éveillant la convoitise. Sénèque précise, certainement d’après Posidonius, qu’en termes logiques les richesses ne sont pas une causa efficiens (cause prochaine et nécessaire) mais une causa praecedens (cause antécédente, à comprendre comme une condition relative). Ce mécanisme causal peut être restitué à partir d’un autre fragment conservé par Galien40 : la cause antécédente provoque des opinions erronées, qui dans un esprit dominé par la faculté désirante irrationnelle donnent lieu à une « impulsion excessive » (πλεονάζουσα ὁρμή), laquelle, par sa « traction émotionnelle » (παθητικὴ ὁλκή), peut entraîner une action mauvaise41.
21Ce socle théorique éclaire les réflexions de Posidonius sur l’or des Gaulois. J’en examinerai trois aspects : la place qu’occupent les peuples gaulois dans cette vaste collection d’exempla psychologiques et moraux qu’était son Histoire ; le rôle qu’il prête à l’environnement naturel dans la définition du caractère d’un peuple ; enfin, la rectification des erreurs causales et le démontage des mythes historiques colportés à propos des Gaulois à l’occasion des guerres Cimbriques.
- 42 F 58, 59, 62 EK.
- 43 F 54 EK.
- 44 F 57 EK.
- 45 F 253 EK.
- 46 Berthelot 2003, p. 172, n. 50.
- 47 F 266 EK (Athénée, 274a).
22Où situer les Gaulois de Posidonius sur l’échelle des vertus que semble impliquer son éthique stoïcienne ? La question ne se pose pas pour les Helvètes après leur rencontre avec les Cimbres, ni pour les Scordistes : livrés à la sauvagerie par une convoitise effrénée, ils ajoutent même à leurs vices une incapacité à comprendre les causes de leurs infortunes. Elle est en revanche cruciale dans le cas de Tolosates et des anciens Helvètes. Un premier élément de réponse peut être fourni par une simple comparaison. Les qualités de simplicité et de piété des Tolosates apparaissent à bien des égards comme l’antithèse des vices que Posidonius fustige chez les Grecs de son temps, en particulier dans les royaumes d’Asie, mais aussi à Athènes : dépravation, goût du luxe qui avilit42 et annihile les vertus guerrières43, mœurs dégradantes44, convoitise et bêtise mêlées45. Et l’on notera, inversement, que les vertus des Tolosates ne sont pas sans rappeler celles des anciens Romains, donnés pour modèles d’une société proche de l’idéal politique et moral de Posidonius46 : « ils avaient hérité de leurs pères l’endurance, le mode de vie frugal, la simplicité et la modestie des dépenses ; leur piété envers les dieux (εὐσέβεια περὶ τὸ δαιμόνιον) était admirable »47.
- 48 Comme c’est le cas dans un passage de Strabon, vraisemblablement tiré de Posidonius (XVI 2, 37, cf. (...)
23Faut-il donc penser que Posidonius érigea les Tolosates en parangons de vertu à l’égal des anciens Romains ? Je ne le crois pas. L’attitude des uns et des autres à l’égard des dieux est évoquée dans des termes qui trahissent une appréciation morale différente. Qualifiés de deisidaimones, les Tolosates ne sont retenus que par la crainte des dieux, voire par la superstition si l’on donne à cet adjectif un sens péjoratif48, alors que l’eusebeia des anciens Romains doit s’entendre comme l’observance active et réfléchie de la bonne religion. Il y a là plus qu’une nuance. Quant à l’opposition des vices grecs et des vertus barbares, elle ne pouvait manquer d’être perçue par le lecteur des Histoires, mais ce serait beaucoup s’aventurer que de supposer que Posidonius était allé au-delà de ce simple effet de contraste à distance en la formalisant dans une comparaison explicite, soit à propos des Tolosates, soit à propos d’autres peuples des marges septentrionales ou occidentales du monde.
- 49 Qui dit coutumes dit transmission de règles de conduite de génération en génération. Pour Posidoniu (...)
- 50 Sur les ressorts causals mis en avant dans cet épisode, voir Hahm, 1989, p. 1346.
24Si l’on regarde de plus près ce que Posidonius dit des Tolosates, on peut tout au plus admettre que leur société représentait pour lui un état d’équilibre, de relative harmonie entre le penchant naturel irrationnel qui porte toute communauté humaine à acquérir et accumuler des richesse, et l’action régulatrice des coutumes49 qui les éloignaient du luxe et leur inculquaient le respect du divin, palliant ainsi les effets nocifs de la « faculté désirante ». Mais ce n’était pas une organisation sociale parfaite, parce qu’en dernier ressort elle restait dépendante des passions : la simplicité de mœurs des Tolosates et leur stricte observance des interdits religieux ne résultaient pas d’un choix rationnel, mais d’une obéissance – certes louable – à des normes de conduites héritées de leurs pères. Il leur manquait le gouvernement de la raison. L’exemple des Helvètes tend à confirmer cette analyse : l’exemple des rapines de leurs voisins du nord suffit à réveiller en eux l’appât du gain et à les entraîner dans la funeste aventure des Cimbres, réduisant à néant l’apparente harmonie d’une société pacifique50.
- 51 Voillat-Sauer, 1992.
- 52 Momigliano, 1975, p. 70.
- 53 Kidd (1988, p. 314) conteste aussi, mais à tort, la façon dont Momigliano, dans le même passage, in (...)
- 54 Berthelot 2003, p. 172. La doctrine professée par Posidonius à l’égard de l’âge d’or est difficile (...)
25D’un autre point de vue, on a parfois cru déceler dans les qualités morales que Posidonius attribue aux Gaulois des références aux vertus grecques des temps héroïques : simplicité, hospitalité, vaillance51. Mais le parallèle manque singulièrement de substance, surtout si l’on s’en tient aux fragments dont l’attribution est indiscutable. Quant à l’assertion de Momigliano selon laquelle les druides, tels que les voyait Posidonius, « preserved something of the golden age »52, elle est abusive : les passages de Strabon et de Diodore sur les druides qui sont généralement attribués à Posidonius ne font nulle mention de l’âge d’or, et le texte de référence sur sa conception de l’âge d’or comme règne des philosophes (F 284 EK) ne parle pas des druides53. En tout état de cause, l’idéal éthique et politique de Posidonius paraît incompatible avec la nostalgie d’un âge d’or révolu dont certains barbares aux mœurs simples et droites seraient des sortes de témoins attardés. Innocente et ignorante du mal, la société de l’âge d’or n’était ni sage ni juste, puisque la sagesse réside dans la victoire contre les passions irrationnelles grâce à l’exercice de la philosophie54.
- 55 On serait tenté de parler d’habitus si la notion aristotélicienne d’hexis, traduite en latin par ce (...)
26Tout compte fait, on peut douter que l’idée d’un classement moral des peuples ait eu le moindre sens pour Posidonius. Nul essentialisme culturel ou ethnique chez lui, nulle recherche d’invariants moraux. Son projet d’historien-philosophe consiste à comprendre comment des manières d’être55, tenues pour normales dans une collectivité donnée à un moment donné, se construisent et se déconstruisent au gré des contraintes de l’environnement, qu’il s’agisse de contraintes naturelles ou des bouleversements de l’histoire. Le jeu des antithèses morales existe bien chez Posidonius, il est même omniprésent dans les fragments étudiés ici, mais toujours dans des situations particulières, jamais dans des termes abstraits. On voit ainsi s’opposer les deux visages du peuple helvète, avant et après le passage des Cimbres ; des Celtes nomades et pillards à des Celtes sédentaires et industrieux ; des Helvètes riches en or et paisibles à des Athéniens obsédés par la recherche d’un métal presque inaccessible ; des Tolosates indifférents au luxe et soumis aux dieux à des Romains assoiffés d’or et sacrilèges. Cette dernière antithèse ne veut pas dire que dans l’esprit de Posidonius la société gauloise était meilleure que la société romaine de son temps. Elle ne prend sens que dans le drame moral des guerres Cimbriques : j’y reviendrai.
27Au même titre que les coutumes ancestrales, le climat ou l’environnement naturel, la possession des richesses est, en tant que « cause antécédente », un des facteurs qui contribuent à modeler les comportements collectifs et peuvent infléchir les décisions humaines56. On l’a vu plus haut, les exemples donnés par Posidonius lui-même dans son traité Sur les passions sont la vaillance et la lâcheté, la lascivité, l’ardeur au travail. La richesse en or d’un territoire joue-t-elle aussi un rôle dans ce processus causal ?
28L’adjectif poluchrusos, « riche en or » ou « qui possède beaucoup d’or », est appliqué dans le fragment 273 à la terre des Tolosates, et dans le fragment 240a au peuple helvète. Il se trouve par ailleurs que ce sont là les seuls peuples gaulois que Posidonius pare de vertus morales lorsqu’il évoque à leur propos le métal précieux. Ce ne sont d’ailleurs pas les mêmes vertus : pour Tolosa il est question de simplicité de mœurs et de crainte des dieux ; pour les Helvètes, d’ardeur au travail dans le fragment 240a et d’amour de la paix dans le fragment 272. Aucun lien de causalité entre ressources naturelles et qualités morales n’est explicitement formulé dans le fragment 273. Dans le fragment 272, les deux faits – richesse en or et caractère paisible – sont mis en balance par les particules men et de (πολυχρύσους μὲν ἄνδρας εἰρηναίους δέ). Posidonius corsète les deux épithètes dans cette lourde construction parce que leur alliance ne va pas de soi dans un passage qui met l’accent sur les effets corrupteurs de la passion de l’or. Il y a là une nuance oppositive, presque concessive : les Helvètes étaient « riches en or mais paisibles », voire « paisibles quoique riches en or ». Ce qui revient à dire que les Helvètes – et les Tolosates avec eux – sont l’exception qui confirme la règle morale de la corruption par les richesses.
- 57 Décadence morale et politique illustrée notamment par le récit extraordinairement vivant de la tyra (...)
- 58 F 239 EK = Strabon III 2, 9.
29Quel est le rôle du facteur géographique dans cette situation paradoxale ? Le cas des Helvètes et des Tolosates ne peut pas être examiné seul. Je l’ai dit plus haut, la clé du fragment 240a est dans l’opposition faite entre les Helvètes et les Athéniens, entre un peuple paisible et travailleur, qui se trouve jouir de ressources minières fabuleusement abondantes, et une cité plongée dans la décadence57 qui peine à se procurer le minerai d’argent dans des exploitations minières qui causent plus de misère et de souffrances que de gains. Or, un parallèle comparable est tracé par Posidonius dans un autre passage des Histoires (ou peut-être dans un traité scientifique), entre les mines des Ibères et, encore une fois, les mines attiques du Laurion58. Posidonius y constate que l’ardeur au travail des mineurs du Laurion n’avait d’égale que celle des Ibères ; mais tandis que les efforts souvent vains des Athéniens lui rappellent une énigme de Démétrios de Phalère également citée dans le fragment 240a (« ce qu’ils ont pris dans leurs mains, ils n’en ont rien retiré, et ce qu’ils avaient dans leurs mains, ils l’ont jeté loin d’eux »), les Ibères, eux, retirent « un énorme profit » de leur travail. Ce passage précise le sens du parallèle esquissé dans le fragment 240a : ce qui oppose les mines du Laurion à celles de l’Ibérie et du pays des Helvètes, ce n’est pas la capacité technique ou l’ardeur au travail des mineurs : c’est l’abondance et l’accessibilité du minerai, garanties de bénéfices extraordinaires.
30On peut résumer de la façon suivante les trois situations mises en parallèle par Posidonius dans les fragments 239 et 240a : chez les Helvètes, des ressources abondantes et faciles d’accès, jointes à un investissement modéré (les femmes et les plus faibles y suffisent), assurent la richesse de ce peuple ; en Ibérie, des ressources abondantes, jointes à un fort investissement technique, permettent des gains mirifiques ; en Attique, malgré un fort investissement, des ressources presque inaccessibles déjouent la convoitise des hommes.
31Les implications morales de ces trois situations n’apparaissent qu’en filigrane. En ce qui concerne Athènes, elles sont facilement déduites de la citation de Démétrios : dans les conditions que décrit Posidonius, la recherche du précieux métal s’avère déraisonnable et ne peut s’expliquer que par l’aveuglement d’une passion d’autant plus dévorante qu’elle est inassouvie. Les convoitises et les frustrations ainsi exacerbées mettent en péril l’équilibre social ; et l’on ne sera pas surpris d’apprendre que Posidonius s’est particulièrement intéressé à la révolte des esclaves mineurs du Laurion (F 262 EK). En ce qui concerne les Helvètes, on devine, par opposition, que l’abondance de l’or alluvial, parce qu’elle permet la satisfaction immédiate des impulsions de la faculté désirante, est un facteur de modération : d’où le caractère pacifique d’un peuple repu d’or. C’est dans cette mesure, et dans cette mesure seulement, que l’on peut dire que les richesses du sous-sol agissent sur le caractère d’un peuple à la façon d’une cause antécédente.
- 59 Notamment dans Kidd, 1988, p. 835.
- 60 III 1, 6. Strabon ajoute que les Turdétans « possèdent encore, témoins de leur antique passé, des c (...)
- 61 III 2, 15 (traduction Lasserre, 1966).
- 62 Kidd s’appuie sur l’emploi de l’adverbe huperagan, dans l’expression ὑπεράγαν λυσιτελῆ, pour faire (...)
- 63 La traduction de Lasserre (1966, p. 42) est trompeuse : elle introduit à six reprises des noms prop (...)
- 64 Au début de la section précédente (III 2, 8), Strabon mentionne alternativement « l’Ibérie toute en (...)
- 65 Moret, 2011, p. 242.
32En ce qui concerne les Ibères, le fragment 239 ne traite que de leurs ressources minières et de leurs techniques d’exploitation : aucun trait de caractère n’est mentionné, hormis leur ardeur au travail et leur ingéniosité. On trouve parfois écrit59 que les Ibères évoqués dans ce fragment sont des Turdétans, parce que le chapitre de Strabon qui le contient est principalement consacré aux richesses de la Turdétanie, vaste région qui épousait à peu près, selon ce géographe, les contours de la vallée du Bétis. Cette précision serait du plus haut intérêt, puisque au début et à la fin de ce chapitre, Strabon écrit – peut-être d’après Posidonius – que « les Turdétans sont réputés les plus savants des Ibères »60 et qu’« aux conditions si favorables de ce pays, ils ont ajouté l’avantage de mœurs civilisées et du sens politique »61. Les Turdétans offriraient donc, mutatis mutandis, une image comparable à celle des Helvètes : un peuple que les libéralités de la nature auraient mis à l’abri des effets corrosifs de la concupiscence62. Mais alors que les Helvètes restaient dans l’obscurité des marges septentrionales du monde, les Turdétans comblés d’or, de science et de sagesse politique semblaient s’ériger en modèle de société parfaite. Malheureusement, cette identification n’est pas assurée. Le fragment 239 ne contient aucun ethnonyme63 et le contexte ne permet pas de se prononcer sur l’antécédent des pronoms démonstratifs égrenés par Posidonius64. En réalité, il n’y a strictement rien dans les fragments conservés de Posidonius qui permette d’affirmer en toute certitude que les Turdétans ou la Turdétanie étaient présents dans sa description de l’Hispanie65.
- 66 L’Ibérie ou la Turdétanie : ici encore, le contexte est incertain.
- 67 Strabon III 2, 8 (traduction Lasserre, 1966, légèrement modifiée).
- 68 Strabon IV 1, 12-13.
33Les enseignements du fragment 239 – ou, pour être plus précis, du chapitre III 2 de Strabon – ne s’arrêtent pas là. Une allusion indirecte aux Tolosates permet de compléter le réseau de correspondances tissé par Posidonius entre les peuples « riches en or » de l’Occident barbare. Quelques lignes avant la citation qui constitue le fragment 239, Strabon décrit les techniques d’exploitation de l’or alluvial en Ibérie, et enchaîne : « Bien que les Gaulois estiment détenir des mines aussi riches dans le mont Cemmène et au pied même des Pyrénées, les productions de cette région66 sont davantage appréciées »67. Or, les mêmes repères géographiques, quasiment dans les mêmes termes, sont employés au début du livre IV pour délimiter le territoire des Volques Tectosages dont Tolosa était la capitale : Strabon situe en effet ce peuple « sur le versant sud du mont Cemmène jusqu’aux crêtes » et précise un peu plus loin qu’ils vivent « à proximité des Pyrénées, atteignant aussi une petite partie du versant nord des Cemmènes »68.
34Ni l’allusion du livre III, ni la description du livre IV ne sont attribuées nommément à Posidonius, mais il y a de fortes chances pour qu’elles lui appartiennent, non seulement parce qu’elles précèdent toutes deux des citations expresses du philosophe, mais surtout parce qu’en IV 1, 13, après avoir indiqué les limites du territoire des Tectosages, Strabon ajoute aussitôt que « la terre qu’ils occupent est riche en or (poluchrusos) », recourant à un adjectif peu commun qui, nous l’avons vu, se répète dans les fragments 240a et 273. Le lien ainsi établi est d’une grande importance, car il nous apprend que pour Posidonius l’or de Tolosa provenait, comme celui des Helvètes, de gisements alluviaux, et qu’il se répartissait entre la Cemmène et les Pyrénées. De façon plus conjecturale, on peut également inférer de ce rapprochement que le raisonnement moral appliqué aux Helvètes pouvait s’appliquer, dans des termes similaires, aux Tectosages de Tolosa : l’abondance d’un or immédiatement accessible, jointe aux effets modérateurs de leurs coutumes ancestrales, les prémunissait contre les excès des passions.
- 69 F 272 EK (Strabon VII 2, 1-2).
35Il ne faudrait cependant pas croire, au vu de ces quatre exemples convergents (Helvètes, Tolosates et Turdétans dans un sens positif, le Laurion en contrexemple), que Posidonius appliquait mécaniquement à tous les cas semblables les lois causales d’une sorte de déterminisme géographique ou physique. Le destin des Helvètes eux-mêmes, brusquement transformés en aventuriers belliqueux et pillards alors que leur terre continuait de regorger d’or, démontre que l’abondance des ressources naturelles n’était qu’un brin parmi d’autres dans l’écheveau complexe des causes qui déterminent le caractère et l’histoire d’un peuple. Il arrivait même à Posidonius de contester le rôle d’une cause environnementale : ainsi, la migration des Cimbres n’était pas due selon lui à un événement naturel (une inondation catastrophique qui les aurait chassés de leur patrie située sur l’Océan du Nord), mais au caractère nomade de ce peuple et à sa propension au brigandage69. De fait, les facteurs environnementaux apparaissent presque toujours chez lui comme des causes secondaires, associées à d’autres parmi lesquelles on peut citer l’éducation, les coutumes, les régimes politiques ou encore la personnalité des chefs.
36De ce point de vue, on aimerait connaître le jugement que Posidonius portait sur les Arvernes. À la stricte moralité des Tolosates s’oppose en effet, chez les Arvernes du fragment 67 EK, la concupiscence effrénée des gens du peuple qui courent derrière le char de Luern pour ramasser les pièces de l’or qu’il jette à la foule, offrant ainsi l’exemple frappant d’un asservissement volontaire entretenu par la passion des richesses, sans oublier l’avilissement du barde qui improvise un chant flagorneur pour recevoir un sac d’or. Ces comportements étaient-ils présentés comme des traits de caractère généralisables ? Etait-il question dans la description de ce peuple de son territoire, de ses ressources, de l’origine de sa richesse en or ? La scène fragmentaire qui nous est parvenue suffit en tout cas à démontrer que la palette des comportements gaulois ne se limitait pas, chez Posidonius, aux deux extrêmes antithétiques qu’incarnent le Tolosate austère et le Scordiste pillard.
- 70 F 169 EK, commenté par Glibert-Thirry, 1977, p. 431.
- 71 F 240a EK (passage cité intégralement supra).
37Débrouiller la causalité des événements historiques implique aussi, pour Posidonius, le devoir de corriger les erreurs commises en la matière tant par ceux qui font l’histoire que par ceux qui la racontent. Il ne s’agit pas seulement de rétablir la vérité des faits. L’enjeu est avant tout moral : l’histoire récente offre d’innombrables occasions de démonter les mécanismes psychologiques qui permettent à de fausses croyances de s’imposer sous l’effet d’un entraînement passionnel (διὰ τῆς παθητικῆς ὁλκῆς)70. Les Scordistes lui fournissent l’un des exemples les plus frappants de la perte de jugement qu’entraîne la passion des richesses. Ils ont l’or en détestation « en raison des maux nombreux et terribles qu’il leur a causés », mais ils n’ont pas compris que le métal n’y est pour rien. L’or n’a pas en lui-même le pouvoir d’attirer le malheur sur un homme ou sur un peuple. La cause de leurs maux est en eux, dans « l’impiété qui les avait conduits à commettre le pillage sacrilège » du sanctuaire de Delphes. Et cette impiété, ces excès criminels, ils continuent à les commettre en pillant l’argent partout où ils passent71.
- 72 Kidd, 1988, p. 936.
- 73 Sur la constitution de cette « légende noire », voir Moret, 2012.
38Les fausses croyances ne sont pas seulement le fait des victimes de la passion de l’or. Elles peuvent aussi être imputées à d’autres historiens dont Posidonius conteste l’interprétation, comme le montre de façon exemplaire le cas de l’or de Tolosa. On l’a vu, Posidonius multiplie les preuves factuelles et les arguments logiques, dans une démarche qu’on a pu qualifier de rationaliste72, pour démontrer que l’or de Tolosa ne pouvait pas provenir de Delphes comme le prétendaient d’autres historiens. L’implication morale est évidente, même si le fragment conservé n’en garde pas trace : l’infortune qui sembla poursuivre Caepio après le sac de Tolosa, du désastre d’Orange à sa fin misérable73, n’a rien à voir avec la prétendue malédiction qu’aurait attirée sur sa tête le pillage sacrilège d’un trésor gaulois lui-même volé à Apollon. Les causes de ses malheurs devaient être recherchés ailleurs, et l’on se prend à imaginer un portrait de Caepio comparable à celui que Posidonius fit d’Athénion, expliquant ses échecs par des traits de caractère et des enchaînements de décisions erronées.
39Ces deux exemples d’erreurs redressées par Posidonius ont un point commun : le mythe de la malédiction attachée à l’or de Delphes, et le même théâtre historique, qu’ils partagent du reste avec les Helvètes : les guerres Cimbriques. Sur ces deux points, les correspondances sont remarquables, compte tenu de la maigreur des fragments qui nous sont parvenus. Qu’on en juge :
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- 74 F 272 EK.
- 75 Sanchez, 2001, p. 421.
Les Scordistes eurent partie liée avec les Cimbres lorsque ces derniers les rejoignirent sur l’Ister lors de leur première poussée vers le sud74. Bien avant cela, d’après le fragment 240a, leurs ancêtres avaient participé avec Brennos à l’attaque de Delphes. On sait en outre, par d’autres sources, que les Scordisques (leur nom le plus courant) participèrent à un second raid celtique dirigé contre Delphes entre 85 et 83 av. J.-C.75. Il est peu probable que Posidonius ignorât ce fait.
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Les Helvètes rallièrent eux aussi les Cimbres, à la suite des Scordistes, abandonnant leur vie paisible pour devenir des pillards errants.
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Les Tectosages de Tolosa ont, comme les Scordistes, fait partie de l’expédition de Brennos.
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- 76 F 272 EK (sous la graphie Tigurênoi).
- 77 Hiernard, 1999, p. 95-97.
Les Tigurins, une des deux tribus helvètes citées par Posidonius pour avoir suivi les Cimbres76, sont indirectement la cause de l’intervention des Romains contre Tolosa, puisque c’est leur migration vers le sud-ouest de la Gaule en 108-107 et la victoire qu’ils remportent en 107 sur Cassius Longinus77 qui provoquent le soulèvement des Tolosates et, l’année suivante, l’expédition punitive de Caepio.
- 78 Pour reprendre l’expression de l’abrégé de Tite-Live, Per. LXVII 5.
40Ces relations entrecroisées ne peuvent être le fruit du hasard. Les Histoires de Posidonius réservèrent sans doute une place de choix à la période dramatique des guerres Cimbriques, et l’on imagine volontiers que le thème des passions de l’or exacerbées par les conflits y courait comme un leitmotiv. À quoi s’ajoutait certainement le souci de rectifier des récits fantaisistes inspirés à Rome par un metus Cimbrici belli78 enté sur la peur séculaire des Gaulois. La légende de l’or de Delphes eut sans doute la vertu cathartique d’expliquer par un fatum divin la déroute d’Orange, mais Posidonius ne pouvait s’en satisfaire. Si les repères manquent pour reconstituer son analyse des options politiques et militaires de la classe dirigeante romaine, on peut en revanche discerner en creux, dans quelques éléments du fragment consacré à Tolosa, les linéaments d’un jugement moral qui n’était pas favorable à Caepio et à son armée. Posidonius semble en effet s’être plu à inverser les rôles habituels du barbare et du Romain : la tempérance, l’austérité et le respect des dieux sont du côté des Tolosates, la convoitise, l’irréflexion et l’impiété du côté des Romains. Et l’on peut même se demander si l’intention démonstrative ne l’a pas poussé à forcer le trait, en parant les Tolosates de qualités qui ne sont que le reflet inversé des vices de leurs vainqueurs.