1Dans son Histoire lausiaque (XI), Palladios (c. 363-c.430) raconte qu’Ammonios le Moine (ive s.), refusant de quitter sa retraite et de devenir évêque, se trancha l’oreille gauche afin qu’aucun sacerdoce ne puisse lui être attribué ; comme ceux qui le sollicitaient revenaient à la charge malgré tout, il menaça de se couper la langue et retrouva dès lors sa solitude :
«… Ammonios, avec trois autres frères et deux sœurs à lui, s’étant avancés au plus haut point de l’amour de Dieu (εἰς ἄκρον φιλοθείας ἐλάσαντες), se retirèrent dans le désert, et firent leur résidence à part, de manière à être suffisamment éloignés les uns des autres. Or comme l’homme était excessivement érudit et qu’une ville s’enticha de lui et le voulut comme évêque, ses habitants se rendirent auprès du bienheureux Timothée et le supplièrent de le leur ordonner pour évêque. Et il leur dit : Amenez-le-moi, et je l’ordonne. Donc, dès qu’ils furent partis avec de l’aide et qu’il vit qu’il était pris, il les supplia et jura de ne pas accepter l’ordination et de ne pas sortir de la solitude. Et ils ne le lui accordèrent pas. Alors, en leur présence, ayant pris un couteau, il se trancha l’oreille gauche jusqu’à la base, en leur disant : « Aussi bien, à partir de maintenant, soyez convaincus qu’il m’est impossible de le devenir, la loi interdisant qu’un homme à l’oreille coupée soit promu au sacerdoce (τοῦ νόμου ἀπαγορεύοντος ὠτότμητον εἰς ἱερωσύνην μὴ ἀπάγεσθαι). » L’ayant donc ainsi laissé libre, ils se retirèrent et ils partirent le dire à l’évêque. Et il leur dit : « Que cette loi soit observée chez des Juifs ! Quant à moi, si vous m’apportez même un homme au nez coupé, mais digne par ses mœurs, je l’ordonne (ἐμοὶ δὲ καὶ ῥινότμητον ἐὰν ἐνέγκητε, ἄξιον ὄντα τοῖς τρόποις, χειροτονῶ). » Etant donc partis de nouveau, ils le suppliaient ; et il leur jurait ceci : « Si vous me faites violence, je me coupe la langue. » En conséquence l’ayant ainsi laissé libre, ils se retirèrent. » (trad. A. Lucot, 1912).
2Nous reviendrons plus loin sur ce texte, mais soulignons ici qu’une telle anecdote ne peut qu’être rapprochée de celle rapportée par Flavius Josèphe dans ses Antiquités juives (XIV, 366, trad. R. Harmand) :
- 1 Il s’agit d’Hyrcan II, grand-prêtre du Temple de Jérusalem et roi appartenant à la dynastie des Has (...)
« Dans la crainte que le peuple n’arrachât Hyrcan1 aux mains des Parthes qui le gardaient et ne le rétablît sur le trône, (Antigone, fils d’Aristobule) lui fit couper les oreilles, afin que cette mutilation l’empêchât de jamais redevenir grand-prêtre, la loi réservant cette charge aux seuls hommes exempts de toute infirmité (holoklêrôn). »
3Le Lévitique (XXI, 18-21), dans un chapitre consacré aux prêtres, descendants d’Aaron, et s’inscrivant dans ce qu’il est convenu d’appeler le Code de sainteté, précise en effet que nul infirme ne doit « s’approcher pour présenter les mets du Seigneur », et la liste indicative des infirmités concernées que nous livre la version grecque de la Septante mentionne effectivement celui dont l’oreille a été coupée (ôtotmêtos).
- 2 Van der Toorn, 1989, p. 347 ; Borger, 1973.
- 3 Cf. Todeschini, 2007, e.g. p. 60.
4Cette mise à l’écart des infirmes est loin d’être unique au Proche-Orient, puisque dès le troisième millénaire avant J.-C., plusieurs documents mésopotamiens prescrivent que tout prêtre ou devin ne présente aucun défaut physique et se révèle « parfait pour ce qui est de son apparence et de ses membres2 ». Elle ne se limite pas d’autre part aux religions orientales, puisque nous la retrouvons dans les religions polythéistes grecques et romaine, les prêtres y étant tout autant soumis à cette obligation d’être « intègre » de corps, c’est-à-dire de ne présenter aucun défaut physique, aucune mutilation. Nulle surprise donc si nous la retrouvons à la période chrétienne, l’autorité du Lévitique étant toujours suivie sur ce point ; nombreux sont dès lors les documents qui témoignent du fait que l’Église classe ainsi parmi les « infâmes » ceux qui ont désobéi à ses lois, les excommuniés, les voleurs, les sacrilèges, les empoisonneurs, les parricides, les incestueux, les calomniateurs… mais aussi ceux dont le corps n’est pas entier : aux yeux des autorités religieuses, les infirmes, les mutilés, se voient bien rangés dans la même catégorie que tous ceux qui par leurs comportements transgressifs se sont mis au ban de la société, et qui bien sûr ne peuvent prétendre au sacerdoce3.
- 4 Pour le monde gréco-romain, signalons notamment Morgan, 1974, et plus récemment Rose, 1996 et 2003 (...)
5Les normes antiques relatives au corps des prêtres, que les religions concernées soient poly- ou monothéistes, ont fait l’objet de nombreuses publications au cours des quinze dernières années4. Il est vrai que ce sujet se retrouve à l’intersection de plusieurs thématiques qui ont récemment bénéficié d’une attention soutenue et d’un renouvellement des approches – je pense bien sûr au développement continu d’une histoire du corps antique, soucieuse de mieux prendre en compte les normes, pratiques et représentations des corps, par exemple des corps en guerre, des corps mutilés ou déficients (quelles que soient les causes de ces handicaps), ou bien encore au renouvellement des approches dans le domaine des religions antiques, marqué notamment par l’intérêt croissant porté à la dimension matérielle, physique, des relations que les humains entretiennent avec leurs dieux…
6Les approches actuelles sont cependant peu comparatives, alors que les religions méditerranéennes antiques les mieux documentées, à savoir les religions grecques, romaine, juive et chrétienne, au-delà de leurs différences manifestes, partagent cependant un certain nombre de traits communs. Les prescriptions relatives au corps et à l’apparence physique des personnels religieux en constituent un bon exemple, d’autant plus qu’y sont également associées des prescriptions relatives aux corps des animaux sacrifiés, qui tout autant que ceux des prêtres ne doivent montrer aucun défaut, aucune infirmité.
7Comment dès lors comprendre de telles similitudes et rendre compte de ces prescriptions dans leur ensemble, alors que les religions concernées présentent bien évidemment par ailleurs des différences considérables, dans la sélection de leurs prêtres et les rôles qui leur sont attribués, dans leur conception du divin et du sacré, dans leurs pratiques religieuses ainsi que dans leurs pratiques corporelles… Est-il possible, en partant des prescriptions relatives au corps des prêtres, d’approfondir les similitudes et différences des systèmes religieux antiques, de comprendre ce qui les rapproche ou les distingue dans leurs perceptions et interprétations du corps, dans leurs relations avec le divin ? La question est assurément bien ambitieuse, peut-être illusoire, et en reprenant ce dossier, je ne souhaite ici que poursuivre un travail initié en 2007, le compléter en comparant plus particulièrement les sources grecques aux sources juives, puis en conclusion formuler quelques pistes pour rendre compte autant que faire se peut des similitudes constatées.
8En 2007, dans le cadre d’un colloque du CIERGA consacré aux normes religieuses dans le monde grec, j’avais en effet présenté une communication intitulée « Hugiês kai holoklaros. Le corps du prêtre en Grèce ancienne », étude qui fut par la suite publiée dans un supplément de la revue Kernos, édité par Pierre Brulé et intitulé La norme en matière religieuse en Grèce ancienne5.
9Le point de départ de cette étude était la prescription, attestée dans plusieurs sources épigraphiques et littéraires grecques, de l’époque classique jusqu’à l’époque impériale, que celui qui accède à la prêtrise soit en bonne santé et intègre de corps, le terme holoklêros, « complet, entier, intact, non mutilé », étant alors généralement utilisé. Peut être ainsi désigné comme holoklêros celui qui est exempt de toute mutilation, de toute infirmité, sachant qu’un excès est tout aussi invalidant qu’un manque, et qu’un hexadaktulos par exemple, un homme pourvu de six doigts à chaque main, se voit lui aussi interdire d’exercer une prêtrise ou toute autre charge religieuse importante.
10Les interprétations proposées par les anciens pour rendre compte de cet interdit sont très diverses et complémentaires les unes des autres. Peuvent être ainsi mises en avant des raisons pratiques (la nécessité d’un accomplissement correct des rituels) ou, du fait d’une indissociation des qualités physiques, spirituelles et morales, l’idée qu’une infirmité peut être interprétée comme la manifestation d’une indignité. De manière générale, tout défaut physique peut ainsi être associé à un manquement à l’égard des dieux et être expliqué par une faute religieuse, dont il peut tout à la fois être le signe et la sanction. A contrario, la perfection physique témoigne d’une protection divine, d’une relation privilégiée avec le divin. De fait, tout individu qui entre en contact avec la divinité, notamment dans un cadre sacrificiel, se doit d’être agréable aux dieux, dans ses offrandes comme dans son apparence, l’intégrité physique devenant ainsi le signe de sa dévotion et de sa proximité avec le divin.
- 6 Strabon, Géographie, XIV, 1, 23. Des exceptions sont également attestées en ce qui concerne les off (...)
11Les sources grecques sont cependant peu abondantes, peu précises, et l’helléniste est ainsi confronté à une norme formulée le plus souvent de manière générale, sans que son application puisse être étudiée de manière approfondie et circonstanciée, et pour laquelle des exceptions manifestent existent, ainsi les mégabyzes, prêtres eunuques du sanctuaire d’Artémis à Ephèse, mentionnés par Strabon6. L’approche comparative s’impose dès lors pour compléter les sources grecques par les apports des sources relatives aux autres religions, non seulement sur les modalités d’application les plus concrètes de cette norme, mais également pour étudier les interprétations qui ont pu en être proposées.
- 7 Je me suis principalement appuyé, pour cet article, sur les études suivantes : Avalos, Melcher et S (...)
- 8 Pour un bilan récent de l’histoire du Judaïsme, voir Mimouni, 2012.
- 9 Cf. Mimouni, 2007. Partagées par plusieurs religions, les prescriptions relatives au corps des prêt (...)
12Mon ambition reste bien sûr limitée : ne pouvant maîtriser l’ensemble des sources disponibles ni les études, de plus en plus nombreuses qui leur sont consacrées, j’ai réduit mon analyse ici au seul monde juif afin, en tant qu’helléniste, de relever ce qui me semblait particulièrement significatif et propre à compléter mes précédentes analyses. Ce choix me paraissait s’imposer du fait de la relative abondance, en ce cas, des sources et des publications7, mais aussi parce que, dans la longue durée, les écrits grecs et juifs sur le sujet sont entrés en résonance, ont pu s’influencer les uns les autres aux cours des époques hellénistique et impériale, pour finalement se retrouver mêlés au sein du premier christianisme. La confrontation était d’autre part d’autant plus troublante que les caractéristiques religieuses du judaïsme sont évidemment fort différentes de celles du monde grec, du fait du développement progressif du monothéisme8, de l’importance politique des prêtres souvent interprétée en terme de « théocratie », d’un mode de recrutement des prêtres qui les distingue du reste de la population, d’une conceptualisation différente des principales notions religieuses (sainteté, pureté…), du fait également que les femmes ne peuvent exercer de prêtrise… ou bien encore du fait de la pratique de la circoncision, réprouvée dans le monde grec mais perçue par les Juifs comme le signe de l’alliance avec Dieu (et comme un rituel d’initiation) et non bien sûr comme une infirmité mutilante, soulignant bien ainsi le fait que la définition d’une infirmité, d’un défaut physique, d’un manque, relève bien d’une construction culturelle et non d’une évidence9.
- 10 Cf. Berthelot, 2006.
- 11 Cf. Badel et Moss, 2011.
13Les sources ne manquent assurément pas dans le monde juif : nous y trouvons des textes normatifs, tels que le Lévitique, accompagnés de nombreux commentaires, mais aussi de multiples anecdotes se référant à des infirmes ou bien au contraire des formulations générales et souvent moralisantes, ainsi qu’un large usage métaphorique des infirmités… Étudiables dans la longue durée, ces prescriptions relatives au corps des prêtres sont particulièrement présentes dans les écrits de la fin de l’époque hellénistique et du début de l’époque impériale, tels que ceux de Philon d’Alexandrie (e.g. De specialibus legibus I, 80-81 et 242, ; De agricultura, 130), Flavius Josèphe (e.g. Antiquités juives, III, 278-279 ; Guerre des Juifs, I, 13, 9) ou bien encore dans les manuscrits de Qumran10. N’ayons pas cependant l’illusion d’un monde juif homogène, nous donnant accès à une perception uniforme des corps. Au contraire, coexistent en cette période dite du « Second Temple » plusieurs courants religieux qui peuvent définir, appliquer, interpréter les prescriptions de différentes manières, et selon les textes, les maladies comme les infirmités peuvent être stigmatisées comme la conséquence d’une faute et d’une punition divine, ou bien au contraire être perçues comme indépendantes des intentions et des actions de ceux qui les subissent11. La liste des défauts physiques peut également varier, et nos sources montrent des opinions variables quant au fait de savoir si ces infirmités ou ces mutilations sont ou non une source d’impureté… Enfin, les interdits pesant sur les infirmes peuvent ne concerner que les seuls prêtres, ou de manière plus générale exclure l’ensemble des infirmes de la communauté religieuse – la « sainteté » des prêtres pouvant être étendue à une communauté particulière ou même à l’ensemble du peuple juif, et les infirmes pouvant dès lors faire l’objet d’une stigmatisation plus ou moins forte.
14La source essentielle reste cependant le passage du Lévitique (XXI, 18-21) précédemment évoqué :
- 12 La version de la Septante ne propose pas une liste d’infirmités en tous points similaire, mais l’es (...)
« En effet, quiconque a une infirmité ne doit pas s’approcher, que ce soit un aveugle ou un boiteux, un homme au nez aplati ou aux membres difformes, un homme atteint d’une fracture à la jambe ou au bras, un bossu ou un gringalet, un homme affligé d’une tache à l’œil, un galeux ou un dartreux, ou un homme aux testicules écrasés. Aucun descendant du prêtre d’Aaron, s’il est infirme, ne doit s’avancer pour présenter les mets du Seigneur : puisqu’il est infirme, qu’il ne s’avance pas pour présenter la nourriture de son Dieu… » (trad. œcuménique de la Bible12)
- 13 Notons par exemple que les sourds-muets ne sont pas mentionnés ; il est d’ailleurs révélateur que c (...)
- 14 Cf. e.g. Milgrom, 2000, p. 1825.
15Il est donc interdit aux infirmes d’apporter les offrandes sacrificielles, afin de ne pas profaner par leur seule présence la partie la plus sacrée du sanctuaire, de même qu’il est interdit d’approcher de l’autel et de sacrifier des animaux mutilés, aveugles, galeux, etc. (Lévitique 22, 21-25). Compte tenu de la répartition des rôles cultuels au sein du peuple juif, ces prescriptions, ainsi formulées, ne concernent que les seuls hommes descendants d’Aaron. Les douze déficiences mentionnées explicitement sont physiques, et non morales (les commentaires insistent d’ailleurs sur leur visibilité), mais leurs causes et manifestations sont très variables, puisqu’elles peuvent être innées comme acquises, temporaires comme pérennes, et relever d’une maladie comme d’un accident (cf. Philon d’Alexandrie, De specialibus legibus, I, 80-81, qui nous donne sa propre liste des interdits). En fin de compte, la liste apparaît comme purement indicative, et non pas exhaustive13, et peut être retenue l’idée que tout écart par rapport à la norme, à la définition d’un corps sain et parfaitement constitué, constitue un motif d’exclusion ; les commentaires rabbiniques ont d’ailleurs énuméré, afin d’expliciter ce passage, jusqu’à 142 causes d’infirmités14.
16Pour rendre compte de ces versets, les recherches contemporaines ont insisté sur leur nécessaire contextualisation en soulignant l’importance que les sources proche-orientales antiques conféraient à l’examen scrupuleux des corps, afin d’en proposer des lectures médicale, sociale, divinatoire, physiognomonique…, autonomes dans leurs principes interprétatifs, mais généralement stigmatisantes pour les infirmités, les interprétant bien souvent comme des sanctions divines devant nécessairement s’accompagner d’une exclusion de la communauté ou, de manière plus générale, les considérant comme révélatrices d’une ignominie. En outre, la constante métaphorisation, dans nos sources, des infirmités assimilent « pathologies physiques » et « pathologies sociales », de sorte que les infirmes peuvent être considérés comme une source de contamination et une menace pour l’ordre social.
- 15 Cf. Deutéronome 27.5, « Là, tu bâtiras un autel à l’Éternel, ton Dieu, un autel de pierres, sur les (...)
17Il n’en reste pas moins que le Lévitique n’accompagne la liste de ces infirmités d’aucun jugement moral, et qu’au-delà des raisons pratiques qui peuvent être invoquées, les interprétations contemporaines les plus consensuelles intègrent donc ces prescriptions relatives au corps du prêtre, comme dans le cas grec, dans le cadre plus général des textes réglementant les modes de communication avec le divin, textes qui imposent alors l’intégrité, la complétude, à ce qui entre en contact (ou permet d’entrer en contact) avec la divinité : ceux sont bien non seulement les prêtres mais toutes les offrandes qui doivent correspondre à cet idéal, ainsi que les lieux même où l’on sacrifie, l’autel par exemple ne devant pas avoir été endommagé15. Le rituel sacrificiel impose donc la présence d’un homme qui par sa naissance et son absence d’infirmité se révèle apte à plaire à son Dieu et à le servir, et qui de ce fait bénéficiera de cette proximité avec le divin, à l’instar de Moïse qui, écrit Philon (De vita Mosis, II, 70), descendit du Sinaï avec une apparence bien plus belle et majestueuse que celle qu’il avait auparavant.
- 16 Cf. e.g. Dorman, 2007, p. 42-46.
18Un point me parait essentiel à souligner : les interdits du Lévitique n’excluent pas les infirmes de la communauté religieuse, et ne concernent que les rites les plus saints, les ultimes étapes des rituels sacrificiels. De fait, le Lévitique distingue clairement infirmités et sources d’impureté, les deux catégories étant présentées dans deux chapitres distincts (à savoir le 21 pour les infirmités, et le 22 pour les sources d’impureté) ; et d’autre part, si tout prêtre en état de souillure ne peut pénétrer dans le temple avant d’avoir été purifié, les prêtres infirmes ne se voient refuser l’accès que des lieux les plus saints16.
19Les prêtres infirmes ne se distinguent ainsi des autres prêtres que par deux interdits associés l’un à l’autre : ils ne peuvent eux-mêmes s’approcher de l’autel et apporter les offrandes à Dieu, et en conséquence ils ne peuvent être Grands-Prêtres, c’est-à-dire accéder aux plus hautes charges religieuses. Par contre, ils peuvent manger les nourritures saintes (et de ce fait sont sanctifiés, cf. Lévitique 21, 22 et 18, 6) et peuvent exercer des responsabilités religieuses, par ex. sonner de la trompette, prononcer les bénédictions religieuses… À ce titre, ils bénéficient donc d’un statut et d’une reconnaissance plus élevés que ceux qui n’exercent aucune prêtrise et ne peuvent consommer les nourritures saintes (voir par ex. Lévitique 22, 10). Les infirmités ne peuvent donc pas être considérées en elles-mêmes comme des impuretés (le monde grec là encore présente une situation semblable), et l’interdit dont les prêtres concernés font l’objet leur reconnaît malgré tout une place, certes subalterne, au sein du processus sacrificiel permettant d’accéder au plus près du divin : les interdits physiques créent ainsi une gradation, une hiérarchie au sein des prêtres, de même que de manière plus générale, les prêtres ordinaires sont soumis à des interdits plus stricts que les non-prêtres, et les grands-prêtres à des interdits plus stricts que les prêtres ordinaires. La même logique impose que toute atteinte corporelle est perçue comme une forme de profanation propre à éloigner du divin, ainsi que l’indique le Lévitique 21, 5-6 :
« Les prêtres ne se feront pas de tonsure à la tête, ni ne se raseront la barbe sur les côtés, ni ne se feront d’incisions sur le corps : ils seront consacrés à leur Dieu et ils ne profaneront pas le nom de leur Dieu ; puisque ce sont eux qui présentent les mets du Seigneur, la nourriture de leur Dieu, ils seront en état de sainteté. » (trad. œcuménique)
20Deux passages de Flavius Josèphe décrivent clairement la rigoureuse hiérarchisation qui régit l’organisation des rituels au sein du Temple :
« Alors que la ville entière était interdite aux gens atteints de gonorrhée et aux lépreux, le Sanctuaire était interdit aux femmes pendant leurs règles, et même en dehors de leurs règles il ne leur était pas permis de franchir la limite que nous avons indiquée plus haut. Les hommes qui n’étaient pas complètement purifiés n’étaient pas admis dans la cour intérieure, de même que les prêtres en cours de purification. Ceux qui, bien que de famille sacerdotale, étaient empêchés d’officier à cause d’une infirmité (dia pêrôsin) étaient admis à l’intérieur du parapet avec les prêtres exempts de toute tare (tois holoklêrois) et recevaient les parts auxquelles leur race donnait droit, mais ils portaient des vêtements civils ; seul, l’officiant portait les vêtements sacrés. Les prêtres sans tare (hoi tôn hiereôn amômoi) montaient à l’autel des sacrifices et au Sanctuaire vêtus de lin très fin, s’abstenant surtout de vin pur par respect pour la cérémonie d’adoration, de peur de commettre une faute dans la liturgie. » (Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, V, 227-229, trad. P. Savinel)
«… Tous ceux qui ont vu la construction de notre temple savent ce qu’il était, connaissent les barrières infranchissables qui défendaient sa pureté. Il comprenait quatre portiques concentriques dont chacun avait une garde particulière suivant la loi. C’est ainsi que, dans le portique extérieur tout le monde avait droit d’entrer, même les étrangers ; seules les femmes pendant leur impureté mensuelle s’en voyaient interdire le passage. Dans le second entraient tous les Juifs et leurs femmes, quand elles étaient pures de toutes souillures ; dans le troisième les Juifs mâles, sans tache et purifiés ; dans le quatrième les prêtres revêtus de leurs robes sacerdotales. Quant au saint des saints, les chefs des prêtres y pénétraient seuls, drapés dans le vêtement qui leur est propre. » (Flavius Josèphe, Contre Apion, II, 102-104, trad. L. Blum)
- 17 Cf. Olyan, 2000, notamment les chap. 1 et 4.
21Les individus se distinguent donc en fonction de leur sexe, de leur état de pureté (temporaire ou permanent en cas de maladie contagieuse), de leur naissance, de leur apparence physique, et cette hiérarchisation des participants au culte est également une hiérarchisation des lieux, des vêtements de culte, des rituels et des offrandes consommées, ou pour le dire de manière plus générale, des droits et devoirs religieux. Les prescriptions du Lévitique (les lois sacrées juives), ainsi, ordonnent, hiérarchisent la communauté à partir d’un référent divin dont la perfection, en vérité inaccessible, permet néanmoins de placer au sommet de la communauté un homme de bonne naissance, préservé de toute tâche et disposant d’un corps sans défaut17.
- 18 Cf. Borgeaud, 1994, p. 392.
22Il ne s’agit donc pas de penser que les infirmités souillent les corps, mais que les corps en eux-mêmes, de naissance ou par accident, ne sont pas également appropriés à entrer en contact avec le divin, ne possédant pas le même degré de « sainteté », dans le sens qu’ils ne bénéficient pas des mêmes aptitudes à s’identifier au modèle divin. Ainsi interprétée, la prise en compte des infirmités parmi les critères de hiérarchisation ne doit pas être appréhendée comme représentative d’une disqualification généralisée des infirmes dans la société ou dans la religion juives (ni d’ailleurs dans les sociétés et les religions grecques), mais plutôt d’une incapacité relative dans un cadre assurément essentiel mais néanmoins limité, celui du processus sacrificiel conduisant au plus près de la divinité. Tout homme infirme, de ce fait, tout en vénérant son Dieu comme tout un chacun, ne peut cependant exercer pleinement un sacerdoce, c’est-à-dire jouer le rôle de médiateur entre sa communauté et son Dieu, prendre en charge le lien sacré qu’une communauté entretient avec son Dieu. L’exemple d’Ammonios, par lequel nous avons commencé notre réflexion, est un bon exemple de cette disqualification ponctuelle, relative, des infirmes : Ammonios s’étant coupé l’oreille gauche, l’évêque Timothée persiste dans son souhait de l’ordonner (relativisant ainsi l’importance des défauts physiques), avant que la menace de se couper la langue n’impose à tous la résignation face à cette obstination dans le refus d’un sacerdoce ; ce refus ne témoigne en rien cependant, de la part d’Ammonios, d’un manque de piété ou ne met en rien en péril la relation privilégiée que ce dernier entretient avec le divin ; son obstination ne fait au contraire que les confirmer. Ce qu’Ammonios refuse, c’est d’occuper cette position privilégiée au plus près du sacré que représente un sacerdoce, la responsabilité institutionnalisée de la direction des rituels ; ceux sont cette position, cette responsabilité qui imposent alors à son titulaire le corps le plus approprié possible au divin, le plus adéquat au modèle divin18.
23Comment définir, comment interpréter cette proximité, cette adéquation ? Pourquoi les infirmités sont-elles dès lors disqualifiantes ou, pour le dire autrement, pourquoi des critères physiques sont-ils déterminants ?
24C’est de longue date bien sûr que l’anthropologie religieuse s’est saisie de cette question et s’est ainsi interrogée sur la dimension matérielle, physique, des rituels, notamment des rituels sacrificiels. Pensons par exemple aux réflexions anciennes développées par L. Gernet et A. Boulanger, dans Le génie grec dans la religion (1932). Au fil des pages de cet ouvrage, en effet, ces derniers décrivirent le rituel sacrificiel en usant de termes variés (communion, assimilation, imprégnation, participation, possession, incorporation, indistinction, fusion, confusion, enthousiasme…) cherchant à comprendre la relation privilégiée qui s’instaurait entre hommes et dieux par l’intermédiaire des offrandes animales, une relation perçue comme un partage physique seul à même de permettre une participation temporaire au divin. Cette transformation, cette fusion ne peuvent cependant s’opérer qu’en respectant un certain nombre de règles et de critères, de sorte que ce sont des lieux, des offrandes animales, des hommes (voire des femmes) bien précis qui se voient reconnaître une aptitude à entrer en contact avec le divin, à participer de sa puissance et de ses qualités, et ainsi opérer une médiation entre la communauté à laquelle ils appartiennent et le dieu ou les divinités sous l’égide desquels ils se placent. En ce sens, écrivent L. Gernet et A. Boulanger, toute consécration est une transsubstantiation (ibid. p. 229), dans un processus perçu comme symbolique et efficient, efficient précisément parce que symbolique (p. 223).
25Pensons également aux pages de La pensée sauvage (1962) dans lesquelles Claude Lévi-Strauss pense le sacrifice en termes de « continuité », « connexion », « rapport de contiguïté », d’« identifications successives », de « mise en communication », autant de manières de s’interroger sur la nécessaire médiation entre deux mondes initialement séparés, disjoints.
26En ce qui concerne le monde grec, cette question du « médium » continue bien sûr à faire l’objet de nombreuses analyses, et un article publié en 2007 par P. Brulé et R. Touzé a montré avec force combien toute consécration, pour être réussie, nécessitait la prise en compte de la physis du sacrifié, de ses « accointances » avec la divinité à laquelle il se voit offert. Cette « nature » dont il est question englobe toutes les caractéristiques sensibles, intelligibles, du vivant. Ainsi que le remarquent P. Brulé et R. Touzé (2007, p. 295), « Le dieu et l’animal sont liés par une connivence qui imprègne la phusis (« nature ») de l’animal, une « sympathie » qui fait que l’on sacrifie un animal en une circonstance précise et non un autre, sans qu’il soit possible de se tromper. » Du fait de cette connivence, de cette « sympathie », ou, si l’on veut, de cette affinité naturelle entre le dieu et l’offrande qui lui est faite, le corps de l’animal peut être accepté par le dieu et devenir « sacré », en s’imprégnant de sa puissance, de ce qui fait de lui un être à part. À leur tour, le temps du rituel, en ce moment de communion, les sacrifiants sont de même rituellement transformés, comme pénétrés de la puissance du dieu, et propres à en attendre les bienfaits.
- 19 Voir également le dossier récemment publié sous la direction de Albert et alii, 2016, « La force de (...)
27Comme le montrent toutes ces approches19, il convient donc bien d’insister sur le fait que dans ce cadre sacrificiel, c’est bien par l’intermédiaire de corps, des corps que l’on touche, que l’on hume et que l’on consomme, que les êtres vivants – mortels et immortels – communiquent les uns avec les autres ; cette dimension physique, charnelle, reste essentielle pour comprendre l’univers religieux grec. Nous pourrions dire que les corps, les objets, la « matière », objectivisent la relation entre hommes et dieux : ils la rendent « réelle », ils la « réalisent »…
- 20 Une rupture dans la continuité des générations, où s’impose d’ordinaire la règle que les enfants re (...)
28Dans ce processus, fondé sur l’observation précise des traditions et l’exécution correcte des rituels, toute rupture avec la norme – une faute religieuse, l’inadéquation de l’offrande ou une attitude inadéquate –, empêche que se tisse le lien recherché ; en ce sens, l’exigence d’holoklêria manifeste le fait qu’une infirmité est également perçue comme une rupture de la « norme », rupture dans l’ordre « naturel » des générations20, rupture à l’égard de la « nature » divine. Les représentations des corps mortels sont donc indissociables des représentations du divin et des rapports que les humains entretiennent avec ce divin, et les oppositions qui entrent alors en jeu ne se contentent pas d’être celles, bien connues, du pur et de l’impur, du sacré et du profane, mais aussi celles de l’achevé et de l’inachevé, du complet et du mutilé, du normal et de l’anormal… En ce sens, toute consécration, qui demande donc que soient sollicités des corps « intègres, complets », s’apparente elle-même à un « achèvement », une teleiôsis, ou ce qu’Aristote nomme également une plêrôsis :
« Aristote écrit dans son Symposion : « nous n’offrons rien de mutilé (kolobon) aux dieux, mais ce qui est parfait et entier dans toutes ses parties (teleia kai hola). » Observons ensuite que le mot plein (to plêres) se dit aussi de ce qui est entier (teleion), et que le mot stephein (« couronner ») signifie aussi quelque fois rendre plein (plêrôsis). » (Athénée, Le Banquet des Sophistes, XV, 674f)
29Cette importance de la dimension physique des relations entretenues avec le divin et d’une « complétude » se retrouve donc également affirmée dans les sources juives antiques. Si le monde méditerranéen antique, traversé de multiples influences du fait d’une intense circulation des idées et des hommes, a vu l’émergence de nombreuses croyances et pratiques religieuses, fort différentes les unes des autres, ces religions n’en partagent pas moins un certain nombre de points communs dont il nous faut essayer de rendre compte.
30Dans le cas qui nous occupe ici, si les ruptures dans les conceptions du divin, de sa dimension incarnée et des modes de communication qu’il autorisait, provoquées par le passage du polythéisme au monothéisme, puis du judaïsme au christianisme ou à l’islam, ont bien sûr été essentielles, il n’en reste pas moins que les normes édictées par le Lévitique, semblables à celles mentionnées dans les religions polythéistes, perdurèrent pendant des siècles. Ce constat soulève de nombreuses questions, et dans le cadre de cet article, je m’en tiendrai simplement, en guise de conclusion, à deux remarques que j’espère suggestives.
31L’analyse comparée, proposée dans cet article, des sources juives et grecques relatives au corps des prêtres, nous invite tout d’abord à nuancer l’évidente opposition du polythéisme et du monothéisme et à penser différemment l’Un et le Multiple au sein de ces systèmes religieux ; il convient en effet de souligner que les représentations des corps et du divin propres à chacune des religions concernées ne sont pas uniformes, mais au contraire nous confrontent constamment à une dialectique jouant sur la diversité des points de vue possibles, du particulier au général, de l’Un au Tout. De plus, dans les deux religions, les relations entretenues entre hommes et dieux peuvent être conçues soit comme fondées sur une opposition radicale, soit comme pensées sur un mode comparatif, avec en ce dernier cas l’idée d’une gradation menant des uns aux autres : la proximité avec le divin peut être plus ou moins forte, et de même la « norme » d’intégrité peut être plus ou moins respectée ; le regard porté sur les infirmités peut donc être lui aussi fort variable.
- 21 Cf. Xénophon, Cyropédie, VIII, 7, 22, évoquant ce monde ordonné que les dieux maintiennent « intact (...)
32Les qualités attendues des responsables religieux se définissent ainsi en tenant compte de la singularité du divin – garant de la perfection de ce monde, de sa beauté et de son caractère immarcescible21 –, mais aussi de sa multiplicité (diversité du divin, de ses déclinaisons, de ses incarnations et apparences, de ses qualités, de ses interventions, des pratiques susceptibles de lui convenir…). Pour le dire autrement, nos sources mettent en scène un jeu permanent entre ce qui définit la singularité de chaque divinité et ce qui les rassemble et constitue un modèle général de compréhension du divin. Être theoeidês, « semblable au(x) dieu(x) », c’est ressembler à un dieu particulier, ou bien de manière plus générale partager un grand nombre de qualités divines et s’approcher ainsi de ce qui pourrait correspondre à cet idéal d’un être « achevé, complet », rassemblant en lui le monde dans sa totalité et dans sa perfection.
- 22 Cf. les remarques développées pour le monde grec par Fl. Gherchanoc, 2016.
33Cette dialectique de l’Un et du Multiple autorise dès lors une hiérarchisation du vivant en fonction de cette plus ou moins grande proximité avec le divin, en fonction des aptitudes reconnues ou déniées d’assurer un rôle de médiation. Les critères pris en compte là encore sont divers et ne se réduisent pas bien entendu aux corps, aux apparences : les communautés auxquelles chacun appartient (que ce soit ou non de naissance), le sexe, l’âge, la situation familiale et matrimoniale, les positions et statuts sociaux, la succession des rituels pratiqués au cours d’une existence, l’expérience religieuse… sont autant d’éléments propres à discriminer les individus, et reconnaissant comme teleios, « achevé, complet », celui qui non seulement bénéficie d’un corps intègre, sans défaut apparent, mais qui aussi correspond autant qu’il est possible aux normes sociales et culturelles de l’excellence22.
34Cette exigence d’holoklêria, et de manière plus générale l’attention scrupuleuse que les anciens portaient aux corps, aux apparences, permettent cependant d’insister sur le fait que cette hiérarchisation, sous le regard des dieux, ne répond pas seulement à des attentes religieuses, morales, sociales… mais s’appréhende comme le marque d’une « nature », d’une physis favorisée. Ce processus de sélection, de hiérarchisation, ayant lui-même pour télos (« terme, aboutissement ») la nature divine dans toutes ses manifestations et dans sa complétude, tout peut alors faire sens, tout est signe, et les aptitudes et inaptitudes des êtres se révèlent également dans les corps : tout corps fait sens dans ce qu’il montre, en ce qu’il « visibilise » une nature qui se doit d’être la plus « accomplie » possible.