1Dans le Philèbe de Platon, se dégagent deux conceptions de la vérité des plaisirs. L’hédoniste Protarque dialogue avec Socrate, afin de savoir quelle place doivent occuper le plaisir et l’intelligence dans la vie humaine la meilleure possible. D’un côté, Protarque proclame que tout plaisir est par nature vrai en tant qu’il est éprouvé, quelle que soit la nature de son objet ; de l’autre, le philosophe dit la nécessité de repenser cette vérité des plaisirs qui n’est qu’apparente et de distinguer entre plaisirs vrais et plaisirs faux, c’est-à-dire entre plaisirs purs de toute douleur et plaisirs mélangés de douleur. Je souhaiterais éclairer ces deux conceptions de la vérité des plaisirs et comprendre pourquoi, pour le philosophe, seule la pureté des plaisirs peut être principe de vérité des plaisirs.
- 1 Philèbe, 12a-b. Cf. Diès, 1941, p. VIII.
- 2 Cf. Philèbe, 28a-b. Voir Dixsaut, 1999b, p. 34.
- 3 Cf. Jouët-Pastré, 2009, p. 9-22.
- 4 Philèbe, 21a-b.
- 5 Philèbe, 21c.
- 6 Cf. Dixsaut, 2000a, p. 104-105 ; Lefebvre, 1999, p. 70, n. 1 (David Lefebvre recense les différente (...)
2Analysons, pour commencer, la position de Protarque, en rappelant qu’il se fait l’avocat1 de l’hédoniste Philèbe qui, lui, refuse dès le début du dialogue la discussion avec Socrate : il ne veut pas soumettre son choix de vie au discours philosophique et ne donne au philosophe aucune prise sur lui2. Protarque accepte de discuter. Il a admis la multiplicité des plaisirs, mais pour lui, reprenant en cela la position de Philèbe, tout plaisir, en tant que c’est un plaisir, est bon3. Il va même jusqu’à souhaiter pour l’homme une vie faite uniquement de plaisir4, tout en concédant à Socrate qu’une telle vie, au final, n’est pas souhaitable. Elle serait comparable à celle d’un poumon marin à qui manque la conscience de ce qu’il vit5, et il faut au moins avoir conscience de son plaisir pour en jouir, ce qui suppose, pour l’homme, de la phronésis, terme que nous pourrions précisément traduire par « conscience » (21b9-10)6. En 36c-d, Protarque, qui n’abandonne pas l’idée de la bonté de tout plaisir, proclame que le plaisir est toujours vrai, en tant qu’on l’éprouve comme agréable, même si l’opinion qui porte à croire que tel état futur est souhaitable pour moi est fausse.
ΠΡΩ. Πῶς δ´, ὦ Σώκρατες, ἂν εἶεν ψευδεῖς ἡδοναὶ ἢ λῦπαι;
ΣΩ. Πῶς δέ, ὦ Πρώταρχε, φόβοι ἂν ἀληθεῖς ἢ ψευδεῖς, ἢ προσδοκίαι ἀληθεῖς ἢ μή, ἢ δόξαι ἀληθεῖς ἢ ψευδεῖς;
ΠΡΩ. Δόξας μὲν ἔγωγ´ἄν που συγχωροίην, τὰ δ´ἕτερα ταῦτ´οὐκ ἄν.
PROTARQUE. — Comment pourrait-il y avoir de faux plaisirs et de fausses douleurs, Socrate ?
SOCRATE. — Comment pourrait-il y avoir des craintes vraies et des craintes fausses, Protarque, ou des attentes vraies et des fausses, ou des opinions vraies et des fausses ?
PROTARQUE. — Des opinions, je pourrais l’admettre ; le reste, non7.
Le fait de jouir bel et bien quand on éprouve du plaisir est une réalité, Socrate lui-même le souligne en allant dans le même sens que Protarque :
ΣΩ. Οὐκοῦν καὶ τὸ ἡδόμενον, ἄντε ὀρθῶς ἄντε μὴ ὀρθῶς ἥδεται, τό γε ὄντως ἥδεσθαι δῆλον ὡς οὐδέποτ´ἀπολεῖ.
ΠΡΩ. Πῶς γὰρ ἄν;
- 8 Philèbe, 37b. Le philosophe vient de rapporter le caractère correct ou incorrect du plaisir à la vé (...)
SOCRATE. — Donc, celui qui jouit, qu’il jouisse d’une façon correcte ou incorrecte, il est clair que jamais il ne sera privé du moins du fait qu’il jouit réellement ? PROTARQUE. — Oui, il en est ainsi aussi8.
- 9 En grec, l’adverbe ὄντως (37b8) souligne le caractère réel de la jouissance.
3Protarque sépare donc, dans le plaisir de l’âme, ce qui est cognitif, propositionnel – l’opinion, qui peut être vraie ou fausse – et ce qui est affectif, le plaisir, toujours réel et donc vrai. En effet, pour lui, même si j’espère une chose que je ne devrais pas espérer si je jugeais correctement de l’objet espéré, il n’en reste pas moins que le plaisir propre de l’espoir est lui réel et donc vrai. Je ne peux pas me tromper ni juger faussement quand j’espère telle ou telle chose future et que cette idée me procure du plaisir. C’est cette réalité9 présente au sujet de sa jouissance même qui fonde la thèse de la vérité du plaisir considéré en lui-même, c’est-à-dire comme affect. C’est ce qu’on voit dans l’échange entre Socrate et Protarque quand le philosophe lui fait remarquer qu’un plaisir dans l’âme est produit en liaison avec une opinion, et que souvent cette opinion est fausse :
ΣΩ. Καὶ μὴν ἔοικέ γε ἡδονὴ πολλάκις οὐ μετὰ δόξης ὀρθῆς ἀλλὰ μετὰ ψεύδους ἡμῖν γίγνεσθαι.
ΠΡΩ. Πῶς γὰρ οὔ; καὶ τὴν μὲν δόξαν γε, ὦ Σώκρατες, ἐν τῷ τοιούτῳ καὶ τότ´ἐλέγομεν ψευδῆ, τὴν δ´ἡδονὴν αὐτὴν οὐδεὶς ἄν ποτε προσείποι ψευδῆ.
SOCRATE. — Et certes, il est vraisemblable, je suppose, que souvent un plaisir se produit pour nous, non pas en liaison avec une opinion droite, mais en liaison avec une opinion fausse.
PROTARQUE. — En effet, comment cela ne serait-il pas ? Et c’est en tout cas l’opinion, dans un tel cas et alors, que nous avons déclaré fausse, tandis que le plaisir lui-même, personne ne déclarerait jamais qu’il est faux10.
4Ainsi, pour Protarque, c’est l’expérience du plaisir éprouvé qui est principe de la vérité des plaisirs. Cette vérité, c’est celle du vécu, de l’affect réellement éprouvé, et elle n’admet aucune contestation : cette conception de la vérité des plaisirs ne laisse aucune place à l’existence de plaisirs faux. Soit les plaisirs existent et ils sont vrais, soit il n’y a pas de plaisirs et il n’y a aucun sens à parler de plaisirs faux.
5Socrate va tenter face à Protarque d’ébranler la place forte que constitue la vie de plaisirs lorsqu’elle est vécue et que le sentiment de plaisir est simplement éprouvé. Le philosophe doit en effet faire en sorte d’élargir la conception de Protarque sur le plaisir, et d’y introduire une définition autre que la simple expérience du plaisant. En effet, si l’on s’en tient au caractère immédiat du plaisir, le sentiment de plaisir éprouvé est indéniable. Contre cela, le discours ne peut rien.
- 11 Dixsaut, 1999b, p. 40.
6On se rappelle que l’hédoniste Philèbe a dès le début de la discussion posé son refus de dialoguer avec Socrate empêchant ainsi de soumettre son choix de vie à tout examen critique. Comme le dit très bien Monique Dixsaut : « Philèbe se retire de la discussion : le plaisir ne combat pas, il triomphe totalement (παντῶς νικᾶν ἡδονή,v, 12a7) »11. Avec Socrate, la seule façon possible de penser un choix de vie, c’est de faire entrer la position de Philèbe dans un logos discursif d’argumentation. Pour que l’agôn ait lieu entre les deux positions de Philèbe et Socrate, il faut que le logos de Philèbe devienne discursif. C’est à Protarque que ce logos discursif est dévolu. Or ici Protarque a une conception de la vérité du plaisir qui empêche toute discrimination entre eux qui conduirait à choisir dans sa vie de bons plaisirs par opposition à de mauvais plaisirs.
7C’est ce contre quoi le philosophe veut lutter. Par sa conception autre de la vérité des plaisirs, avec l’introduction de la notion de plaisirs purs, c’est-à-dire de plaisirs qui ne proviennent pas d’une suppression de la douleur, plaisirs qui s’opposent aux plaisirs qui suivent une douleur ou qui sont mêlés à de la douleur, il va tenter de le faire. La stratégie de Socrate consiste à sortir Protarque de sa tautologie sur la vérité du plaisir.
- 12 Philèbe, 38e : « Il me semble qu’alors notre âme ressemble à une sorte de livre. – Comment ? – La m (...)
8Socrate commence par faire une analyse de l’opinion à partir de la sensation et de la mémoire. Il imagine un promeneur voyant de loin quelque chose debout sous un arbre et cherchant à former un jugement sur ce qu’il voit. Il se demande si c’est un homme ou une statue taillée par un berger. S’il est accompagné, il en discute avec son camarade, et dit tout haut sa pensée : son opinion (c’est un homme/c’est une statue) devient alors discours (λόγος). S’il est seul, il continue sa route, songe et rumine. Ce sont des phrases que, dans son âme, comme dans un livre, sa mémoire, tel un scribe, écrit, interprétant ses sensations. Suivant que ces phrases sont vraies ou fausses, son discours intérieur sera vrai ou faux, ce que Protarque reconnaît aisément12. L’opinion est donc pensée comme une identification vraie ou fausse, identification qui met en œuvre la sensation (la vision) et la mémoire. Le promeneur peut se tromper en formant un jugement sur ce qu’il a vu. Le philosophe souligne alors que les mêmes erreurs peuvent se produire pour l’identification de l’objet plaisant.
- 13 Philèbe, 39c : « Les images des opinions et des discours vrais seront donc vraies, et fausses celle (...)
- 14 Loc. cit.
- 15 Philèbe, 40a.
9Il enrichit son analyse par nouvelle une métaphore, qui lui permet d’introduire l’imagination à côté de l’opinion. Avec le scribe travaille un peintre : il colore l’opinion d’images vraies ou fausses, selon que l’opinion est vraie ou fausse13. Ces images sont liées à la fois à l’objet et au jugement : elles sont l’image mentale de l’objet tel qu’il a été jugé. C’est pour cela que la fausseté de l’opinion entraîne la fausseté de l’image. Mais on peut penser aussi que la fausseté de l’image renforce celle de l’opinion, puisque je vois en moi ce que j’ai jugé à tort. Le même fonctionnement s’applique au rapport que nous entretenons avec les événements du passé mais aussi du futur14, rapport qui a déjà été évoqué à propos des affects de l’âme : « Comme nous le disions à l’instant, tout homme est plein de multiples espérances ? – Comment ne le serait-il pas ? – Et bien sûr, en chacun de nous, ce que nous appelons espérances, ce sont des discours ? – Oui. – Et bien sûr aussi les images qui ont été peintes » (Πολλῶν μὴν ἐλπίδων, ὡς ἐλέγομεν ἄρτι, πᾶς ἄνθρωπος γέμει; ΠΡΩ. Τί δ´οὔ; ΣΩ. Λόγοι μήν εἰσιν ἐν ἑκάστοις ἡμῶν, ἃς ἐλπίδας ὀνομάζομεν; ΠΡΩ. Ναί. ΣΩ. Καὶ δὴ καὶ τὰ φαντάσματα ἐζωγραφημένα)15.
- 16 Philèbe, 32c.
- 17 Cf. Teisserenc, 1999, p. 290.
- 18 Le plaisir de l’anticipation correspond bien à la définition du plaisir telle que le philosophe la (...)
- 19 Cf. Teisserenc, 1999, p. 295- 296 et p. 297 : « Sauf le cas très simple du plaisir et de la peine p (...)
10Nous souffrons en effet à l’avance des douleurs de demain, notre vie est pleine de crainte ; de même, nous nous réjouissons aussi des plaisirs à venir, qu’ils se réalisent ou non. Notre vie est continuellement pleine d’espérances, emplie de discours et d’images qui les nourrissent ; on se voit beau, riche, rayonnant… : « un tel voit souvent venir à lui une profusion d’or et, à la suite de l’or, une multitude de plaisirs ; bien mieux, il s’aperçoit lui-même en cette image intérieure, débordant de contentement de soi (καί τις ὁρᾷ πολλάκις ἑαυτῷ χρυσὸν γιγνόμενον ἄφθονον καὶ ἐπ´αὐτῷ πολλὰς ἡδονάς· καὶ δὴ καὶ ἐνεζωγραφημένον αὐτὸν ἐφ´ αὑτῷ χαίροντα σφόδρα καθορᾷ `/) ». Tout espoir est plaisir, jouissance actuelle de l’anticipation du plaisir futur : et comme plaisir de l’anticipation, il suppose une image, une image plaisante de soi. Cette espérance est souvent liée à un jugement faux sur l’avenir, mais aussi et surtout à une figuration de soi dans le présent elle-même illusoire. Le propre de l’imagination, c’est de convertir un événement hypothétique futur, que l’on croit vrai et bon pour nous, en une image visuellement présente. C’est le discours qui permet à l’âme de se projeter dans le futur, mais l’imagination ensuite permet cette projection d’une façon beaucoup plus forte, voire inversée, puisque c’est le futur sur lequel on énonce quelque chose qui est à son tour projeté dans l’âme en images directement visibles au présent, dès maintenant. Du coup, elle élimine tout ce qui pourrait être de l’ordre de l’hypothèse, du doute, de l’incertitude : je me vois déjà beau, riche et rayonnant. C’est sans doute pour cela que Socrate a dit plus avant que ces affects psychiques étaient « purs », sans mélange16 : il n’y a pas de place pour la honte par exemple, ou pour tout autre affect contraire, quand je me vois couvert d’or, alors qu’il pourrait peut-être y en avoir si l’affect ne reposait que sur une opinion. L’imagination est dépourvue de toute ambiguïté, elle est beaucoup plus évidente que l’image de la perception17. L’âme se méprend alors sur elle-même : le plaisir faux est lié à une ignorance de soi, une fausse figuration de ce que l’on est. Ce plaisir restaure, par une image plaisante et réconfortante de soi, l’état de misère dans lequel on est18. L’image fausse que l’on a alors de soi ne nous est pas extérieure et « réclame une implication affective, elle demande que l’on réalise dès à présent quelque chose du plaisir prévu »19. La vérité du plaisir est, quant à elle, liée à la connaissance de soi, on se figure tel que l’on est.
11Or, si le philosophe donne un tel rôle à l’image dans le plaisir, c’est qu’elle permet de dire que si l’opinion est fausse, le plaisir l’est aussi – contrairement à la dissociation cognitif/affectif revendiquée par Protarque. En effet, l’image comble en partie cette dissociation cognitif/affectif. Oui, le plaisir de l’espoir est réel, même si l’opinion est fausse ; mais il n’est pas vrai, non pas parce que l’objet à venir est jugé de façon incorrecte, mais parce que dès à présent il est fondé sur une image illusoire de soi-même. Mais cet argument ne semble pas avoir de prise réelle sur Protarque. Le philosophe a alors recours à un autre argument qui se fonde sur la définition qu’il donne du plaisir et de la douleur.
- 20 Socrate lie l’analyse du plaisir à celle de la douleur. C’est en effet un des acquis de sa discussi (...)
12Pour le philosophe, le plaisir, ainsi que la douleur se définit par la restauration ou destruction de la nature propre. Le modèle de plaisir est un modèle du retour à l’équilibre, de la restauration d’une harmonie première, définissant l’ousia même du vivant, qui désigne le fait d’être ce qu’il est, conforme à ce que doit être un organisme bien équilibré. Ainsi, en 42c, Socrate rappelle cette définition générale de la douleur et du plaisir 20 :
ΣΩ. Εἴρηταί που πολλάκις ὅτι τῆς φύσεως ἑκάστων διαφθειρομένης μὲν συγκρίσεσι καὶ διακρίσεσι καὶ πληρώσεσι καὶ κενώσεσι καί τισιν αὔξαις καὶ φθίσεσι λῦπαί τε καὶ ἀλγηδόνες καὶ ὀδύναι καὶ πάνθ´ ὁπόσα τοιαῦτ´ὀνόματα ἔχει συμβαίνει γιγνόμενα.
ΠΡΩ. Ναί, ταῦτα εἴρηται πολλάκις.
ΣΩ. Εἰς δέ γε τὴν αὑτῶν φύσιν ὅταν καθιστῆται, ταύτην αὖ τὴν κατάστασιν ἡδονὴν ἀπεδεξάμεθα παρ´ἡμῶν αὐτῶν.
- 21 Cf. 32b. Socrate donne comme exemples la faim et la soif et leur satisfaction qui produit un plaisi (...)
Il a souvent été dit, je crois, que lorsque la nature de chaque être est détruite par des associations et des dissociations, par des réplétions et des évacuations, par certaines augmentations et diminutions, les peines, les douleurs, les souffrances et toutes les choses, autant qu’elles sont, qui portent de tels noms, surviennent en étant engendrées. – Oui, on l’a souvent dit. – En revanche, quand il y a rétablissement dans la nature des êtres, nous avons admis que, selon nous, ce rétablissement, à l’inverse, est plaisir21.
13Le modèle de la vérité du plaisir, c’est donc celui de la mesure et de l’harmonie, du vivant, harmonie qui ne procède pas d’un mélange équilibré des deux contraires, plaisir et douleur ; ce n’est pas la tension entre deux contraires, de type héraclitéen, qui définit l’équilibre pour Platon.
14Pour évaluer les plaisirs et les qualifier de vrais ou de faux, conformément à sa définition du plaisir, Socrate prend pour repère un homme en bonne santé corporelle ou mentale. En effet, si le plaisir est signe d’une harmonie vitale, cette harmonie va constituer une norme pour le vrai plaisir dont seul l’homme en bonne santé peut juger.
15En 51b, Socrate donne à Protarque une définition et des exemples de plaisirs vrais :
ΠΡΩ. ᾽Αληθεῖς δ´ αὖ τίνας, ὦ Σώκρατες, ὑπολαμβάνων ὀρθῶς τις διανοοῖτ´ἄν;
ΣΩ. Τὰς περί τε τὰ καλὰ λεγόμενα χρώματα καὶ περὶ τὰ σχήματα καὶ τῶν ὀσμῶν τὰς πλείστας καὶ τᾶς τῶν φθόγγων καὶ ὅσα τᾶς ἐνδείας ἀναισθήτους ἔχοντα καὶ ἀλύπους τὰς πληρώσεις αἰσθητὰς καὶ ἡδείας καθαρὰς λυπῶν παραδίδωσιν.
PROTARQUE. — Alors, Socrate, quels sont ceux [i.e. les plaisirs] dont, en les jugeant vrais, on aurait une conception correcte ?
SOCRATE. – Ceux qui portent sur les couleurs qui sont dites belles, sur les formes, sur la plupart des parfums et des sons, et sur les choses, autant qu’elles sont, qui, comportant des manques qui ne sont ni perceptibles ni douloureux, procurent des réplétions perceptibles et agréables, pures de douleurs.
- 22 Philèbe, 51c.
- 23 Philèbe, 52a-b.
- 24 Une réflexion sur le blanc permet, par analogie de le comprendre : qu’est-ce qui est le plus blanc, (...)
16Les plaisirs purs sont donc les plaisirs qui ne sont pas précédés ni suivis par un manque sensible, et qui sont donc purs de toute douleur : plaisir de voir des formes géométriques régulières, de respirer des parfums, d’entendre des sons. Cette classe inclut aussi les plaisirs procurés par les connaissances, s’ils ne comportent pas la douleur qui consiste dans la « fringale d’apprendre »22 ; l’oubli lui-même n’est pas douloureux, même s’il est une perte de connaissances dont on était rempli, puisqu’il est oubli23. Les plaisirs purs sont conçus comme les « plus grands plaisirs », ou plus exactement comme les plaisirs qui sont le plus des plaisirs24. En outre un plaisir pur appartient au genre, non de l’illimité, mais des choses mesurées. La pureté est principe de vérité des plaisirs.
17On comprend que ce principe de vérité des plaisirs permette de distinguer l’existence de plaisirs faux. C’est parce que le plaisir mélangé ne consiste que dans la suppression d’une douleur qu’il est faux. En 41bsq du Philèbe, Socrate réfléchit sur le problème de l’évaluation des plaisirs, et des erreurs de jugement qui s’attachent à cette évaluation. Socrate rappelle quelques points sur l’état où, le corps étant dans un certain état, l’âme désire l’état opposé. Dans ce cas, il y a coexistence d’affections opposées (par exemple, le corps est vide, ce qui est une douleur, et l’âme aspire à l’état contraire dans l’espoir, ce qui est un plaisir). Le problème, c’est que, le plaisir et la douleur étant des illimités, relevant du plus et du moins, le sujet qui est dans cet état mélangé ne dispose plus de repère pour juger de ses affects, comme quelqu’un qui ne pourrait apprécier les grandeurs d’un objet parce qu’il ne saurait pas s’il est situé loin ou près de cet objet. C’est ce qu’explique Socrate en 42a-c :
ΣΩ. Τότε μὲν αἱ δόξαι ψευδεῖς τε καὶ ἀληθεῖς αὗται γιγνόμεναι τὰς λύπας τε καὶ ἡδονᾶς ἅμα τοῦ παρ´αὑταῖς παθήματος ἀνεπίμπλασαν.
ΠΡΩ. ᾽Αληθέστατα.
ΣΩ. Νῦν δέ γε αὐταὶ διὰ τὸ πόρρωθέν τε καὶ ἐγγύθεν ἑκάστοτε μεταβαλλόμεναι θεωρεῖσθαι, καὶ ἅμα τιθέμεναι παρ´ἀλλήλας, αἱ μὲν ἡδοναὶ παρὰ τὸ λυπηρὸν μείζους φαίνονται καὶ σφοδρότεραι, λῦπαι δ´αὖ διὰ τὸ παρ´ἡδονὰς τοὐναντίον ἐκείναις.
ΠΡΩ. ᾽Ανάγκη γίγνεσθαι τὰ τοιαῦτα διὰ ταῦτα.
ΣΩ. Οὐκουν ὅσῳ μείζους τῶν οὐσῶν ἑκάτεραι καὶ ἐλάττους φαίνονται, τοῦτο ἀποτεμόμενος ἑκατέρων τὸ φαινόμενον ἀλλ´οὐκ ὄν, οὔτε αὐτὸ ὀρθῶς φαινόμενον ἐρεῖς, οὐδ´αὖ ποτε τὸ ἐπὶ τούτῳ μέρος τῆς ἡδονῆς καὶ λύπης γιγνόμενον ὀρθόν τε καὶ ἀληθὲς τολμήσεις λέγειν.
ΠΡΩ. Οὐ γὰρ οὖν.
SOCRATE. – Alors, c’étaient les opinions, qui se produisaient elles-mêmes comme vraies ou fausses, qui contaminaient les douleurs et les plaisirs, en les assortissant de leur propre manière d’être.
PROTARQUE – C’est très vrai.
SOCRATE. – Mais maintenant, ce sont eux, parce qu’ils sont vus à chaque fois de près et de loin, qui se transforment, et qui en même temps sont posés les uns relativement aux autres : les plaisirs, comparés à un état douloureux, apparaissent comme plus grands et plus intenses, et les douleurs à leur tour, parce qu’elles sont comparées à des plaisirs, apparaissent comme le contraire de ces plaisirs.
PROTARQUE. – Il est nécessaire que de telles choses se produisent à cause de cela.
SOCRATE. – Donc, autant chacun des deux apparaît comme plus grand et plus petit que ce qu’il est, autant, retranchant cela de chacun des deux, en tant que c’est ce qui apparaît mais non ce qui est, ni tu n’affirmeras que cet apparaître est droit, ni non plus tu n’oseras dire que la part de plaisir et de douleur qui en découle est engendrée comme un affect droit et vrai.
PROTARQUE. – Non, en effet.
- 25 Le même problème était déjà développé dans le Protagoras, en 356e.
18Socrate ne dit pas que le plaisir ou la douleur sont de simples phainomena, de simples apparences. Il dit que, dans certaines conditions, ils apparaissent plus grands ou plus petits, plus intenses ou plus faibles, que ce qu’ils sont : ce qui implique qu’ils sont quelque chose de réel, ou qu’il y a quelque chose de réel, rendu invisible par l’ajout du plus ou du moins apparent. Il en est de même pour celui qui ne peut apprécier la grandeur d’une maison, la voyant toujours plus petite ou plus grande qu’elle n’est : elle a pourtant bien une grandeur propre et déterminée. Celui qui ne peut évaluer ses plaisirs, en somme, est dans une situation analogue à celui qui serait incapable de savoir à quelle distance il se trouve d’un objet : si je suis incapable de savoir si je suis près ou loin, je ne peux plus dire si l’objet est comme je le vois ; c’est la connaissance minimale de ma situation dans l’espace par rapport à l’objet qui seule permettrait de rectifier ce qui m’apparaît visuellement. Le problème n’est pas seulement d’être près ou loin, mais d’être incapable de mesurer cette distance, et donc d’être livré à la relativité des évaluations, faute d’un repère25.
19Or, dans les plaisirs et les douleurs, un tel repère existe dans la définition platonicienne du plaisir et de la douleur : c’est l’harmonie du vivant, c’est le bon mélange de la limite et de l’illimité qui détermine l’état de santé du vivant. Mais dans l’expérience de la maladie ou de la débauche, qui sont des cas extrêmes de mélange de plaisir et de peine, ce repère est perdu. Le malade, à la différence du bien-portant, n’a pas seulement des affects plus violents parce que les alternances de destruction et de restauration sont plus violentes et plus répétées chez lui26 ; c’est aussi celui qui ne dispose plus, à force d’être soumis aux remous de ces alternances, par son mode de vie frénétique ou sa santé médiocre, du repère stable que constitue l’état d’équilibre, l’état naturel de santé.
20Plus je souffre, plus un plaisir m’apparaîtra grand, même si ce même plaisir paraîtrait infime à un bien-portant. Après un long jeûne dû à la maladie, on peut se délecter d’une petite cuillère de riz bouilli, qui paraîtrait d’un plaisir nul au bien-portant. Le plaisir peut être déclaré faux, selon le modèle de l’illusion visuelle. Que la même chose puisse paraître extrêmement plaisante à l’un (le malade) et négligeable à l’autre (le bien-portant) n’a pas pour sens de dire que le plaisir est subjectif, à chacun ses goûts, parce qu’il y a un plaisir normal, un degré réel du plaisir, c’est celui du bien-portant, celui qui dispose immédiatement de ce repère qu’est la phusis ou l’ousia physiologique. Ce plaisir c’est celui qui est (on), et qui permet de renvoyer les excès et les défauts par rapport à ce repère au simple phainomenon, de l’apparence. C’est en cela que le mélange est principe de fausseté : et que seuls les plaisirs purs seront dits vrais. Dès qu’il y a mélange le repère est brouillé – quand j’ai faim, même si c’est une faim de bien-portant, il est difficile de savoir dans quelle mesure exacte le plaisir de manger n’est pas décuplé par la faim ; cette admission se règlera sur leur caractère nécessaire, naturel, et sur leur compatibilité avec l’exercice de la sagesse.
- 27 Soulignons l’expression en 42b3-4 : ἅμα τιθέμεναι παρ´ἀλλήλας. Les plaisirs et les douleurs sont po (...)
- 28 Philèbe, 46a et 47b. Le malade peut dire « qu’il jouit de tels plaisirs jusqu’à en mourir » (ὡς ταύ (...)
- 29 Gorgias, 494e. Calliclès est scandalisé par l’exemple du kinaidos qui prolonge celui du galeux et m (...)
21Les plaisirs purs, eux, sont vrais parce qu’ils ne comportent à aucun degré ce germe de déformation et d’illusion qu’est le mélange, au sens où le mélange implique des effets de contraste, et donc la relativité de chaque terme par rapport au contraire27. Quand j’éprouve un plaisir pur, je l’éprouve tel qu’il est, plaisant dans la mesure précise où il peut l’être, dans la seule mesure de sa propre présence – non dans la mesure biaisée et inévaluable de sa co-présence avec une douleur. C’est d’ailleurs par cette argumentation, et non par la précédente – où c’étaient les opinions fausses qui rendaient faux le plaisir, comme dans l’espoir vain –, que Socrate convainc Protarque qu’il y a bien des plaisirs faux. Si j’éprouve un plaisir et qu’on vient me dire que l’opinion qui sous-tend ce plaisir, à laquelle ce plaisir est une réponse affective, est fausse, je peux maintenir sans hésiter comme Protarque que, toute fausse qu’elle soit, il n’en demeure pas moins que je sens réellement ce que je sens, que j’ai bel et bien du plaisir. Mais là où le plaisir est mesuré, non à l’opinion, mais à un autre plaisir (le plaisir du malade et celui du bien-portant relativement au même objet), alors l’idée qu’il y a en lui de la fausseté, de l’illusion, prend de la force. La réalité subjective du plaisir demeure, le malade sent bien ce qu’il sent ; mais face à cette réalité subjective, le plaisir du bien-portant, qui constitue la norme, donne un point de vue à partir duquel l’idée qu’il peut y avoir du faux dans le plaisir prend de la force. Si Protarque voit un galeux se gratter jusqu’au sang en gémissant de plaisir28 – on se rappelle combien dans le Gorgias Calliclès repousse loin ce genre de plaisir 29 – il est peu probable qu’il aura envie de faire de même dans l’espoir d’avoir autant de plaisir que lui. C’est pourquoi il peut, par cet argument, accepter finalement l’idée qu’un plaisir, même considéré en lui-même, peut être faux.
22Cette analyse est importante pour comprendre que le critère de vérité que fournit la pureté soit appliqué ensuite aussi bien aux plaisirs qu’aux sciences. Dans les deux cas, c’est l’incertitude qui est en jeu. C’est l’absence d’instruments de mesure – le plaisir mélangé est impur et donc faux parce qu’on ne peut pas l’évaluer avec précision, on ne peut pas distinguer en lui « ce qui est » et « ce qui apparaît » de façon précise, là où le plaisir pur, n’étant que ce qu’il est, apparaissant plaisant dans l’exacte mesure où il l’est bel et bien, ne permet pas ce genre d’incertitude et de confusion. De même une science est pure quand elle détermine avec précision, par la maîtrise d’instruments de mesure, son objet, le connaissable. Elle est impure quand elle atteint son objet, quand elle en produit une connaissance – attestée dans la maîtrise du musicien par exemple – selon des modalités confuses, sans précision ni instruments de mesure.
23Pour conclure, je rappellerai que Socrate avait critiqué avec Protarque les penseurs moroses parce qu’ils pensent le plaisir seulement comme cessation de la douleur30 et ignorent sa réalité propre, distincte de la cessation de la douleur. Il peut alors, face à eux, rejeter leur définition du plaisir comme cessation de la douleur ; l’utiliser, malgré sa fausseté, pour décrypter les plaisirs mélangés et établir en quoi ils sont faux — ils sont faux dans la mesure où une grande part de leur caractère plaisant n’est effectivement que cessation de douleur, ce qui n’est pas pour Socrate du plaisir ; la retourner, pour en conclure à la vérité des plaisirs purs, qui ne comportent pas cette part purement illusoire, non conforme et décalée par rapport à ce qu’est un plaisir, qui ne relève que du contraste et de la perspective relativiste. Pour le philosophe, il y a bien une vérité des plaisirs et c’est ce dont il arrive à convaincre Protarque. Seule cette vérité permet leur juste évaluation.