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Notes de lectures

Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. En hommage au Professeur Lucienne Deschamps, textes réunis par Olivier Devillers et Guillaume Flamerie de Lachapelle

Bordeaux, Ausonius éditions (Collection « Scripta antiqua » 50), 2013, 244 pages
Paul François
p. 343-349
Référence(s) :

Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. En hommage au Professeur Lucienne Deschamps, textes réunis par Olivier Devillers et Guillaume Flamerie de Lachapelle, Bordeaux, Ausonius éditions (Collection « Scripta antiqua » 50), 2013, 244 pages.

Texte intégral

  • 1 Le sujet avait déjà été approché lors de deux journées précédentes, en 2009 et 2010, sur la vision (...)

1À l’automne 2011, au moment du départ en retraite de Lucienne Deschamps, furent organisées, dans son université de Bordeaux III - Michel-de-Montaigne, deux journées d’étude en son hommage ; le thème en était « La vision du passé de Rome dans la poésie augustéenne ». De là naquit le projet d’une publication (élargie à cinq autres participants), selon deux axes : la vision de l’Histoire romaine à l’époque d’Auguste1 et la notion de mémoire, « dans une large vision diachronique ».

2L’ouvrage se développe en trois parties.

3Dans la première, « Histoire et mémoire », sont étudiées « la perception et la représentation du passé par les poètes augustéens ». Elle est riche de sept contributions, dont les cinq premières portent sur l’Énéide, les deux suivantes sur Ovide.

4En ouverture est logiquement placée une étude sémantique : « Senex et longaeuus ou comment dire la grandeur du passé de Rome » (p. 13-27). Armelle Deschard y rappelle combien, dans l’Énéide, l’âge, des êtres comme des choses, est valorisé. Un décompte précis la conduit à limiter son corpus à quatre familles bien distinctes (antiquus, uetus, senex, aeuum et ses composés). Plusieurs types d’oppositions sont observés, avec un intérêt particulier pour les connotations contrastées propres à senex (la vieillesse comme déclin) et à longaeuus (la grandeur respectable de la vieillesse) ; la création de ce dernier terme par Virgile comble une lacune lexicale. Est mise en valeur l’attention avec laquelle le poète adapte le lexique aux locuteurs. Une dernière partie s’intéresse aux jeux malicieux d’Ovide avec le modèle virgilien (épisode de la Sibylle en Met. XIV). Une étude suggestive qui, au-delà de la sémantique, touche aussi à la stylistique.

5S’interrogeant sur la pérennité de l’Énéide, Joël Thomas (« Virgile et l’émergence de Rome », p. 29-34) voit une explication dans son essence mythique. On peut y reconnaître le schéma du mythe (identification d’une peur, formulation dans une mise en scène avec une paire d’opposés incompatibles, résolution), qui se réalise à la fois dans un espace extérieur (conquête du sol) et dans un espace intérieur (évolution de la psyché d’Énée), liés par Virgile dans une dialectique du continu (l’histoire d’Énée, archétype de celle de Rome, peut être éclairée par la notion de résilience) et du discontinu (le surcroît de grâce donné par les dieux, sans préparation). Un parallèle est fait entre deux exils qui sont également mission, celui d’Énée et celui d’Israël ; mais aussi entre l’Énéide (aurore d’une nation) et la Pharsale (son crépuscule), épopées dans lesquelles l’espoir est présent. Ce mythe s’incarne dans une société, Rome, que caractérise sa capacité à se métamorphoser « en assimilant l’autre dans sa différence féconde ». Mythe littéraire, enfin, l’Énéide restitue l’histoire de Rome à travers la mémoire de l’auteur ; l’individu devient universel.

6La fondation est « un concept structurant de la romanité » pour Sylvie Franchet d’Espèrey (« Genus vs Moenia : réflexions sur la fondation dans l’Énéide », p. 35-52). Dans l’épopée de Virgile, elle n’est pas point d’origine mais aboutissement. Genus et moenia y apparaissent plusieurs fois et correspondent à deux modèles fondamentaux : généalogique (continuité) et géographique (fondation et donc rupture), dont l’expression condere gentem constitue la fusion. Le livre 1 précise la succession des fondations (Lavinium, Albe, Rome), remplacée, au dernier livre, par le mélange des peuples troyen et latin. Mais il est difficile de faire comprendre à Énée comme au lecteur que le héros n’est pas directement le fondateur de la nouvelle Troie. Dans plusieurs épisodes (nekuia, promenade à Pallantée, bouclier), la fonction fondatrice même de Romulus est atténuée, comme celle de Servius Tullius et de Camille, au profit d’Auguste. Plusieurs tentatives de fondations précèdent celle de Lavinium, de la part d’Énée (en Crète, en Sicile) ou d’autres personnages (à Buthrote, à Carthage). Le modèle généalogique l’emporte, la gens Iulia fonctionnant « comme une métonymie de la gens Romana » ; les moenia inscrivent le temps dans la réalité de l’espace. Une lecture éclairante de l’ensemble de l’Énéide. Deux remarques : p. 43, n. 14, le Caesar de VI, 789 ne peut-il déjà désigner Auguste, le premier hic du vers 791 étant alors déictique rétrospectif ? P. 49, n. 27 pour la clarté de la citation, ajouter […] edoceat.

7La question du temps historique dans l’Énéide a inspiré deux types d’approches : ordonner tous les éléments en un système cohérent ou attribuer à chacun une valeur dans une portion de l’œuvre. Jean-Baptiste Riocreux (« La valeur poétique et apologétique du regard humain sur les visions prophétiques de l’Histoire dans l’Énéide », p. 53-65) cherche à « retenir les leçons de ces deux écoles ». Tenant compte à la fois de l’utilisation dramatique du thème du temps historique et de la vision du monde que présente l’épopée, il choisit de considérer « l’angle subjectif de la perception qu’ont [du sens de l’Histoire] les personnages dans un cas particulier, celui des visions prospectives ». Apparaît dans l’Énéide, comme dans la pensée romaine en général, une tension entre conception cyclique et conception linéaire du temps. Trois passages sont étudiés : les révélations de Jupiter à Vénus (I, 257-296), le défilé des âmes aux Champs-Élysées (VI, 756-787), le bouclier d’Énée (VIII, 626-731). Si leur succession dessine un progrès dans la précision, c’est pour le lecteur, non pour les personnages. Par ailleurs, ces prophéties, dont chacune correspond à un type différent d’écriture de l’Histoire, « s’adressent de moins en moins à la raison et de plus en plus à la vision » et tendent « vers un effacement des liens temporels ». Les dieux perçoivent le déroulement temporel dans sa réalité, les hommes, déformé. Mais pour Énée comme pour le lecteur, le bouclier à la fois situe le règne d’Auguste dans le temps et le fige dans l’éternité. En fait, dans les prophéties, « une logique de coexistence des événements vient dépasser la logique de succession » et tous les temps sont réunis (ce « brouillage temporel » finit par gagner l’auteur lui-même, qui, dans la note 20, parle du « parfait restituis » [sic], tout en ajoutant « Anchise parle au présent »). Des rapprochements peuvent être faits entre certaines expressions de ces passages et des formules du théâtre qui définissent une fonction plus qu’une identité (tous les exemples donnés, cependant, ne me semblent pas relever de ce cas). Plusieurs suggestions intéressantes, avec pour finir une appréciation de la méthode du poète, qui, libérant les événements d’une logique de causalité, contrairement à l’historien, peut présenter tel d’entre eux (notamment l’avènement d’Auguste) avec une valeur apologétique. Mais une telle démarche est-elle vraiment inconcevable dans une œuvre historique ?

8De plus en plus présent dans ces deux dernières contributions, le bouclier est au centre de celle d’Emmanuelle Raymond, « Memorabile textum : aspects spéculaires et historiques du bouclier d’Énée » (p. 67-85). Le point de départ est la conception du bouclier comme « objet de mémoire ». S’y révèle une « mémoire sélective intrinsèquement liée à une mémoire idéologique ». À partir de la formule clipei non enarrabile textum (VIII, 625), on peut réfléchir à « la fonction du poète comme éducateur à une certaine mémoire collective ». Le bouclier associe un fonctionnement normal de la mémoire (rétrospectif) et un fonctionnement inverse (prospectif), qu’on peut rattacher à une prophétie. Les événements représentés sont sélectionnés selon des motivations poétiques et littéraires ; les relations de causalité sont absentes. Le bouclier peut être perçu comme un abrégé d’histoire romaine. Deux thèmes apparaissent dans chacune des trois parties ici distinguées : des allusions à la fabrication du bouclier et la réception visuelle qu’en fait le spectateur. Le choix des épisodes a pu être guidé par ce qui a marqué l’imaginaire collectif et par ce qui a valeur d’exemplum. On a aussi noté une complémentarité avec les épisodes évoqués dans la nekuia, ainsi que des liens avec la topographie de Rome, voire avec le trajet suivi par la pompa triumphalis. Virgile propose une lecture poétique des faits opposée à la méthode historiographique, notamment livienne : le poète, lui, s’attarde sur les épisodes légendaires. Sa poésie s’affirme comme mémorielle et non comme historique ; Actium, par exemple, donne lieu à une « recomposition historique subordonnée à une mémoire partisane des événements ». La conclusion souligne l’importance du bouclier pour éclairer la fin de l’Énéide et la question de la violence du héros. Quelques remarques : – p. 72 et n. 23, les décomptes de vers sont inexacts (systématiquement diminués d’une unité), sans incidence cependant sur le propos. – S’il est vrai que « la démonstration virgilienne […] met en avant une téléologie et donne un sens aux événements », n’en va-t-il pas parfois ainsi pour l’Histoire également ? – Le plan n’est pas toujours net et des redites apparaissent ; l’article aurait pu être resserré mais son intérêt est réel.

9Si l’attention se déplace vers Ovide avec Géraldine Puccini-Delbey (« Écrire le passé de Rome dans l’élégie érotique : un choix impossible pour Ovide », p. 87-91), c’est pour analyser l’interaction entre les univers érotique et épique. Ovide n’évoque le passé de Rome que pour marquer la supériorité du présent, tout en regrettant le prestige qu’avaient les poètes auprès des ancêtres. Le passé a sa place dans l’Ars amatoria, où Rome est la ville de l’amour, à travers Énée, fils de Vénus, et Romulus, ravisseur des Sabines. Mais au livre II des Tristes, Ovide avoue ne pas avoir su chanter les valeurs guerrières et reconnaît la supériorité de l’écriture épique. Si sa nature le porte vers des modes mineurs, il se réclame néanmoins d’Homère et de Virgile, qui font aux amours des héros une place importante. Dans l’Héroïde 7, Didon déconstruit l’image du héros chez Énée, homme sans fides ni pietas. On peut cependant hésiter à faire une lecture politique de cet Ovide qui démythifie les grands hommes, car l’accusatrice est de parti-pris et représente la mauvaise foi, même si ses paroles sont à méditer. Le livre XIV des Métamorphoses, renouant avec la mémoire collective qu’Auguste veut restaurer, révèle l’ambivalence de la relation d’Ovide avec le passé romain.

10Ovide toujours, mais sous l’angle de la religion, dans l’étude de Gérard Freyburger (« Liber-Bacchus dans la poésie augustéenne : du passé de Rome au temps d’Auguste », p. 93-99). Tristes V, 3 est analysé selon la structure traditionnelle d’une prière de demande : invocation, argumentation, demande. Ce poème donne l’image d’un culte vivant à l’époque d’Auguste, auprès des poètes regroupés en associations bachiques, et reflète les strates de l’histoire du dieu à Rome : strate archaïque (thème de la fertilité de la vigne), strate du Liber hellénisé en Bacchus (mythologie dionysiaque, protection des poètes), strate des mystères dont la littérature augustéenne condamne les excès. Des échos entre Met. III et Tite-Live XXXIX (affaire des Bacchanales) suggèrent qu’Ovide a voulu répondre à l’historien dans ce qui reste alors un débat. Ces mystères ont peut-être été réintroduits à Rome sous César, avant de gagner en importance à l’époque impériale.

11Ovide fait la transition avec la deuxième partie, « Figures du passé », qui ne regroupe que trois études, consacrées à des figures singulières. Romulus pour commencer, avec Paul Marius Martin (« Romulus le déprécié : une lecture alternative d’Ovide », p. 103-115). La position d’Ovide à l’égard de Romulus est ambiguë, entre « orthodoxie » et dépréciation. Cette question touche aussi la personne d’Auguste. En Fastes II, Ovide dévalorise l’enlèvement des Sabines, s’inspire du « livre noir » de Romulus (accueil de criminels, violence, tyrannie) ; dans le livre III se trouve dépréciée l’organisation romuléenne de la cité (calendrier, institutions). De fines analyses permettent de déceler dans plusieurs passages ovidiens ambiguïté et réticences relativement à la paternité de Mars, à la généalogie de César et d’Auguste (p. 108 haut, il est fâcheux qu’aient été oubliés dans la traduction les mots non sine crimine, importants pour le propos). Pour l’épisode de la course des Lupercales, Ovide donne l’avantage à Remus sur son frère, rompant avec une version promue par César. De même, le récit du rapt des Sabines dans les Fastes suggère une responsabilité de César dans le déclenchement de la guerre civile. Quant à la mort de Remus, si Ovide reprend la version qui disculpe Romulus du meurtre, il la présente en Fastes III de manière invraisemblable, lui ôtant toute crédibilité ; ailleurs cependant, il adopte des versions divergentes (je ne suis pas certain, néanmoins, qu’on puisse affirmer que F. V, 469-471 ne présente pas aussi Celer comme « le froid exécutant d’une consigne » : Romulus a pu donner cet ordre sans vouloir pour autant la mort de son frère). D’autres passages inclinent à penser qu’Ovide avait pour cible César. Des relectures perçantes et stimulantes.

12Sans quitter le domaine politique, Olivier Devillers nous fait remonter de César à Marius (« Les mentions de Marius chez Properce. Échos de propagandes augustéennes », p. 117-126). Chez Horace, les allusions à Actium, à Marius, à Jugurtha vont dans le sens d’une propagande octavienne : le parallèle permet de faire voir Actium comme une autre victoire sur l’Afrique et donc sur un ennemi extérieur. On trouve chez Properce cinq mentions de Marius, dont trois en relation avec Actium, mais, en lui, le vainqueur des Cimbres est davantage valorisé que celui de Jugurtha, valorisation qui se comprend dans le contexte des campagnes de Germanie menées sous Auguste. Exploitation du modèle de Marius encore dans l’elogium de celui-ci près du temple de Mars Ultor. La double image du personnage (victorieux à l’extérieur mais incapable d’assurer la concordia dans la cité) se retrouve dans la Periocha LXXX et chez Florus, mais aussi chez Ovide, Pont. IV, 3. Elle rejoint le discours officiel sur César et permet une comparaison favorable à Auguste.

13La transition se fait tout naturellement avec « Le(s) César(s) d’Ovide » (p. 127-139), où Hélène Vial, dans un parcours chronologique des œuvres du poète, étudie son regard sur César et sur Auguste, ainsi que la relation complexe du second à l’héritage de son père adoptif. En Am. III, 8, César, à travers sa divinisation, entre dans la critique de l’hybris humaine, quand la seule immortalité véritable est celle des poètes, dont l’ingenium est désintéressé. Dans l’Art d’aimer, Rome et son histoire fournissent « un exemple d’usage érotique du temps et de l’espace consacrés aux Jeux » ; la valeur des Césars y est célébrée à divers titres, dans une tradition familiale qui remonte à Vénus ; si César lui-même fut « grand stratège, grand écrivain et grand séducteur, c’est le poète-narrateur qui, dans l’Art d’aimer, endosse simultanément ces trois rôles […] dans le contexte de la militia amoris ». Dans les Fastes, le souvenir de César apparaît souvent et la gens Iulia est vue comme une chaîne d’hommes exceptionnels, dont certains ont été divinisés ; si le livre II présente Auguste comme supérieur à Romulus, c’est au III, avec l’évocation des Ides de mars, que la figure de César, grand pontife et prêtre de Vesta, atteint toute sa grandeur. Sa place est moindre aux livres IV (comme descendant de Vénus et comme chef dans la guerre civile) et V (pour la vengeance tirée de ses assassins par Octave). Le caractère sacrilège de sa mort est rappelé dans les Métamorphoses, où Ovide prend cependant plus de distance par rapport à la figure d’Auguste. La présence conjointe, au livre I, du mythe de Jupiter chassant son père Saturne et du parallèle entre Auguste et Jupiter dessert l’image du fils de César ; de même, « le poème tend à la fois vers le principat d’Auguste et vers l’âge de fer ». La gens Iulia n’échappe pas à l’instabilité du monde des Métamorphoses et s’opère une « dissonance par rapport à la doxa augustéenne ». L’apothéose de César est montrée comme une construction politique. Plus que d’une opposition au régime, l’attitude d’Ovide relève de « l’affirmation d’une fondamentale liberté poétique ». Dans les Tristes, le poète affirme sa pietas envers toute la lignée des Césars. La poésie « donne à la fiction politique de l’apothéose des hommes d’État une réalité tangible » et confère au poète l’éternité du génie.

14Se tournant, maintenant, vers la postérité, cinq articles composent la troisième partie : « Relectures et réceptions ». Dans son étude « Le nom de Corydon dans la Deuxième Bucolique à la lumière des commentaires tardifs » (p. 143-161), Françoise Daspet s’interroge sur les raisons du choix de ce nom, en s’appuyant sur Junius Philargyrius et sur Servius. L’interprétation allégorique, guère convaincante, n’éclaire pas le poème de l’intérieur (faute d’autre information que la bucolique elle-même, elle reconstitue la vie de Virgile à partir de l’œuvre et la conception idéalisée qu’ils ont du poète conduit les scholiastes à des images contradictoires) ; mais elle peut être révélatrice de leurs techniques. Leurs hypothèses croient déceler des personnages réels derrière les noms fictifs, une signification cachée derrière les actions ou sentiments évoqués. Souvent, cependant, Servius considère l’allégorie comme une méthode explicative insuffisante. Autre type d’interprétation : l’imitation du modèle grec. À la différence de Philargyrius, Servius ne voit pas dans la relation entre Corydon et Damète une représentation de celle qui unit Virgile à Théocrite ; il explique cependant la Deuxième Bucolique à partir de l’Idylle 11. Des « Corydon » apparaissent dans deux idylles (4 et 5), mais non dans les trois (3, 6 et 11) dont s’inspire ici Virgile. Comme celui de Théocrite, le Corydon de Virgile est un talentueux joueur de syrinx. À partir de son modèle, le poète latin crée sa propre conception de la musique pastorale. L’étymologie permet aussi une lecture de type allégorique, en éclairant un mot par le sens caché présent dans son origine ; on en tire même des conclusions sur les sentiments des personnages. Sa passion détourne momentanément Corydon du comportement habituel de l’alouette à laquelle il semble devoir son nom. Se révèle chez Virgile une imitation très subtile de Théocrite, qui relève de l’imprégnation.

15Imprégnation encore, mais en sens inverse, de Virgile à Augustin, avec Anne-Isabelle Bouton-Touboulic : « Virgile au prisme d’Augustin (Cité de Dieu, livre 3) » (p. 163-176). Il s’agit de voir quelle utilisation la Cité de Dieu fait de Virgile. Les citations concernent principalement les origines de Rome et la période royale. Le poète national est utilisé pour incriminer les dieux païens et certains personnages historiques. Ces dieux dépendent d’une volonté supérieure ; mauvais et soumis aux passions, ils favorisent l’immoralité : cela correspond à un portrait en creux du dieu chrétien. « Virgile est transformé en […] chantre d’une humanitas protochrétienne, à l’opposé de la morale héroïque ». Augustin explique cependant la suprématie donnée par Dieu aux Romains par la passion qu’ils éprouvaient non pour les plaisirs et les richesses mais pour la liberté et la gloire. Il cite Virgile selon les besoins de son argumentation. Or la violence qu’il voit dans les origines de Rome est aussi celle des circonstances qui conduisent à la Cité de Dieu. Augustin valide comme historique le témoignage de Virgile. Pour lui, l’histoire ne concerne pas seulement les faits humains et son statut épistémologique est celui du credere, une notion qu’il réhabilite. La poésie peut, elle aussi, dire le vrai, même si le poète n’en est pas conscient.

16Jean-Pierre Levet nous fait faire un saut jusqu’aux xe et xie siècles, et même jusqu’à notre époque, pour évoquer « un personnage fascinant » : « Les poètes latins et les leçons de Rome dans les œuvres de Gerbert d’Aurillac » (p. 177-181). Ce pape (Sylvestre II) fut aussi un savant universel, cherchant « la saisie globale de la vérité », soucieux d’associer la foi et la science. D’une grande culture classique, il cite fréquemment les Anciens. Dans son enseignement à Reims, il passe de la logique aux poètes, auxquels il emprunte des maximes philosophiques, des expressions utiles pour l’orateur et l’écrivain, cherchant à donner à ses élèves une vision éthique et poétique des choses. Les prosateurs lui permettent un travail sur la rhétorique et sur la morale. Ses Lettres font très souvent allusion à la poésie latine, montrant que sa formation morale doit beaucoup à ce qui chez les satiristes évoque le stoïcisme, mais aussi à l’enseignement des prosateurs ; sa culture associe les richesses littéraires du paganisme et la théologie biblique. Pour lui comme pour l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, notre contemporain, poésie et sagesse sont étroitement liées. Il s’agit d’élever la science au niveau de la poésie. Chez Gerbert, l’appétit de vérité et de beauté se nourrit de la poésie latine qui a façonné son regard sur le monde. Le théorique illumine le pratique, l’éthique s’étend au politique et la connaissance scientifique liée au sens poétique oriente l’âme humaine vers le Divin.

17Revenant « Encore sur le problème de la violence d’Énée dans l’Énéide » (p. 183-192), François Ripoll reprend deux questions importantes : la violence d’Énée pouvait-elle heurter la sensibilité des lecteurs ? Cela visait-il à induire une lecture pessimiste ou critique de l’épopée ? C’est le premier point qui est essentiellement abordé ici, avec des arguments nouveaux en faveur d’une réponse affirmative. L’étude s’appuie sur une comparaison entre l’Énée de Virgile et le Thésée de Stace dans la Thébaïde. Le souci d’exemplarité morale universelle est à chercher dans le second : la perspective de Virgile est, elle, contemporaine et historique. Mais, quand l’« École de Harvard » s’est intéressée, tardivement, aux épopées flaviennes, ce fut pour étendre à ce corpus et particulièrement au personnage de Thésée sa lecture négative et pessimiste. Or les actes de violence, verbale ou physique, commis par Énée aux chants x et xii n’apparaissent pas chez Thésée. On pourrait en voir une explication dans une évolution des mœurs, due notamment au Stoïcisme ; mais certains traits de brutalité présents chez Énée devaient déjà choquer un contemporain de Virgile, et le comportement prêté par Stace à son héros a, aux yeux d’un lecteur du ie siècle, des antécédents qui remontent loin dans l’histoire. Thésée se conforme à un idéal moral absolu et aucune hypothèse de lien entre la Thébaïde et l’histoire contemporaine n’est fondée, contrairement à ce qui se passe pour l’Énéide. L’idéal héroïque de Thésée n’aurait pas détoné dans la Rome de Virgile, mais Énée n’adhère pas à ce modèle. Cela ne conduit cependant pas nécessairement à voir dans l’Énéide une réflexion pessimiste ou une critique du Principat : la violence d’Énée peut suggérer une analogie avec un contexte de guerre civile et apparaître comme fratricide et fondatrice, excusant par là les actes de cruauté reprochés à Octavien. Une proposition de lecture convaincante.

18Quoique l’ecdotique soit une forme de réception, le lien de la dernière contribution avec les précédentes est relativement lâche. Après avoir affirmé à juste titre l’intérêt persistant que présente un retour sur des textes déjà scrutés par nombre d’éminents philologues, Gauthier Liberman (« Problèmes d’exégèse et de critique verbale horatiennes », p. 193-211) discute vingt passages d’Horace (seize dans les Odes, quatre dans les Satires). Même si une ou deux ne semblent pas réellement nécessaires, ces conjectures, dans lesquelles se déploient érudition et sens de la langue, sont toujours ingénieuses et étayées par une palette d’arguments (loci similes, interprétation du contexte, étiologie de la corruption décelée… — l’auteur se montre moins réticent qu’il ne le fut parfois à recourir à cette dernière forme de raisonnement) ; elles emportent souvent l’adhésion. La plupart des notices constituent des corrections nouvelles et personnelles ; certaines apportent des arguments en faveur de variantes manuscrites ou de conjectures déjà proposées par d’autres ; dans un cas la paradosis est défendue contre certains emendatores.

19Outre par une bibliographie des travaux de Lucienne Deschamps (p. 213-218), où apparaît son riche apport aux thématiques abordées dans ces hommages, le volume est complété par une bibliographie générale des contributions, qui non seulement évite des redites de l’une à l’autre mais fait ressortir le caractère unitaire de l’ensemble (manquent cependant Etcheto 2012, cité p. 118 et 119 et Linderski 1996, cité p. 119 ; pour La religion romaine archaïque de G. Dumézil, citer la seconde édition, revue et corrigée, de 1974), par un index des sources (quelques oublis) et par un index général. On peut regretter l’absence de résumés des articles.

20Quant à la présentation formelle, il eût été bon d’harmoniser l’écriture des nombres, en chiffres ou (de préférence) en lettres : il arrive qu’on trouve les deux dans un même paragraphe. Les citations poétiques auraient gagné en clarté si la barre oblique séparant deux vers était précédée d’un espace comme elle en est suivie. On relève, entre notes et bibliographie, quelques contradictions pour les dates de publication et, dans la bibliographie et dans les notes, quelques flottements dans l’usage des crochets et des parenthèses. Une quarantaine de coquilles, dont la moitié environ (les plus gênantes) concernent les références, les citations ou les personnes.

21La succession de ces contributions est judicieusement pensée : leur enchaînement se fait de manière logique (du moins dans les deux premières parties ; cela était plus difficile pour la troisième), donnant une réelle cohérence au volume. Pour souligner encore davantage cette unité, des renvois internes auraient pu être ménagés entre telles d’entre elles, en songeant au lecteur qui – contrairement à un recenseur – s’intéresserait seulement (a priori) à une étude particulière : ainsi J.B. Riocreux s’interroge-t-il (p. 58) sur « l’apparition trop précoce d’Auguste, juste après Romulus » dans le défilé des âmes de l’Énéide, alors que S. Franchet d’Espèrey en a proposé auparavant (p. 43) une interprétation. Cela eût été d’autant plus appréciable quand ces contributions ne se suivent pas directement : la supériorité d’Auguste sur Romulus, affirmée par Ovide, est évoquée par P. M. Martin (p. 106) et par H. Vial (p. 130) ; l’allusion que fait E. Raymond à la violence d’Énée (p. 83-84) annonce l’étude de F. Ripoll, une centaine de pages plus loin ; de même, la question du traitement réservé à César et à Auguste est-elle abordée dans plusieurs contributions. Pour qui procède à une lecture suivie du recueil, ces échos constituent cependant une richesse.

22Une belle réussite et un bel hommage.

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Notes

1 Le sujet avait déjà été approché lors de deux journées précédentes, en 2009 et 2010, sur la vision de César sous Auguste (voir O. Devillers & K. Sion-Jenkins, César sous Auguste, Bordeaux, 2012).

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Pour citer cet article

Référence papier

Paul François, « Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. En hommage au Professeur Lucienne Deschamps, textes réunis par Olivier Devillers et Guillaume Flamerie de Lachapelle »Pallas, 101 | 2016, 343-349.

Référence électronique

Paul François, « Poésie augustéenne et mémoires du passé de Rome. En hommage au Professeur Lucienne Deschamps, textes réunis par Olivier Devillers et Guillaume Flamerie de Lachapelle »Pallas [En ligne], 101 | 2016, mis en ligne le 23 juin 2016, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/3999 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.3999

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Auteur

Paul François

Université Toulouse Jean-Jaurès

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