1L’adverbe nunc est l’un des mots-clefs de la linguistique de l’énonciation, en tant qu’il instaure le moment de la prise de parole comme repère temporel de l’énoncé. Pourtant, la valeur déictique du terme mérite examen tant ses emplois sont nombreux et sa polyvalence remarquable. Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une démarche plus large, visant à comprendre s’il existe une véritable continuité entre les différentes valeurs en discours de nunc, et, le cas échéant, à ramener ses emplois à un signifié unique, capable de subsumer l’ensemble des usages. À apprécier enfin dans quelle mesure la valeur déictique de nunc lui est attachée.
2Le format de cet article ne permettant pas de présenter un panorama exhaustif des valeurs d’emplois de nunc, nous avons choisi d’y présenter essentiellement un emploi de l’adverbe, qui nous a semblé remarquable : il s’agit des occurrences de nunc en contexte narratif, avec des temps du passé notamment, où, a priori, l’énoncé semble se construire en rupture avec les coordonnées déictiques. Le corpus choisi concerne le récit fictionnel, qu’il s’agisse de prose romanesque (Satyricon de Pétrone, Métamorphoses d’Apulée) ou de poésie (Fables de Phèdre, Énéide de Virgile, Phénix, Rapt de Proserpine, Guerre contre Gildon et Gigantomachie de Claudien). Il s’agira de présenter ces occurrences et d’en proposer une interprétation, d’en souligner certaines valeurs, communes avec d’autres emplois apparemment éloignés de nunc, pour tenter d’en apprécier la cohérence sémantique.
3Si l’on part du principe que nunc renvoie au moment de la prise de parole, sans doute convient-il de préciser que le repère temporel dénoté par l’adverbe semble fréquemment déborder du moment où l’on prononce le mot.
4C’est déjà le cas avec l’emploi du présent d’énonciation, puisque nunc désigne souvent un intervalle de temps ouvert bien avant la prise de parole, et qui perdure au moment de l’énonciation. Les fables par exemple, qui expliquent une situation contemporaine à partir d’anecdotes passées, en fournissent des occurrences :
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Ita nunc libido prauo fruitur gaudio. (Phaedr. 4, 15, 14) « C’est pourquoi maintenant les débauchés aiment le plaisir contre-nature. »
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- 1 De Mulder et Vetters, 2008, p. 16 : « une expression dont le référent ne peut être identifié que si (...)
5Nunc désigne ainsi le moment où l’on parle, qui coïncide avec l’état de faits pointé par la conclusion de la fable ; un état qui a débuté bien en amont et dure depuis longtemps déjà. De sorte que nunc reste un déictique, sans impliquer toutefois de co-extensivité entre le moment qu’il désigne et la période évoquée. Certains parlent dans ce cas d’expression indexicale « impure »1.
- 2 De Mulder et Vetters, 2008, p. 16.
6Par ailleurs, en signalant que la situation désignée est validée au moment dénoté par nunc, l’adverbe semble suggérer qu’avant ce moment, cette situation n’était pas encore validée. De là découle souvent un effet de contraste impliqué par nunc, et qui relève de sa valeur déictique, selon un processus analysé dans le détail par De Mulder-Vetters2. On aura l’occasion d’y revenir.
7Quoi qu’il en soit, cette absence d’une nécessaire co-extensivité explique sans doute que les emplois de nunc sont souvent afférents à d’autres tiroirs verbaux que le présent : nunc porte en effet fréquemment sur des formes de parfaits de l’indicatif ; l’exemple (2) en est une illustration :
(2)
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Et nunc iste securus incumbens praesepio uoracitati suae deseruit et insatiabilem profundumque uentrem semper esitando distendit… (Apul. Met. 7, 27) « Le voilà maintenant, qui sans souci s’est abandonné, penché sur sa mangeoire, à sa gloutonnerie, et, n’arrêtant pas de dévorer, distend les profondeurs insatiables de son ventre… »
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8Dans la mesure où l’embrayeur incarne et désigne le moment de l’énonciation, son lien avec le parfait, un tiroir du passé, peut paraître paradoxal. Néanmoins, la difficulté se résout facilement : le parfait ancre effectivement le procès dans un passé, tandis que la construction énonciative permet d’en pointer les prolongements. L’adverbe ne date pas l’avènement du procès mais les prolongements de celui-ci, qui coïncident en partie avec le moment d’énonciation. Le caractère déictique de nunc n’en est donc pas remis en cause, car dire que son référent est identifié par le truchement du moment de l’énonciation n’implique pas qu’il se réduise à ce moment.
9Il apparaît ainsi qu’envisager l’adverbe selon une opposition tiroir du passé vs tiroir du présent, ne relève pas d’un clivage pertinent : pour embrayeur qu’il soit, nunc s’avère compatible avec l’emploi d’un parfait de bilan3 pourvu que les « séquelles » du procès perdurent jusqu’au moment de l’énonciation.
10Le problème est en revanche plus délicat dès lors que le verbe est construit en rupture avec la sphère énonciative. Le contexte narratif en offre quelques exemples.
11Il existe dans la narration latine quelques attestations d’un nunc qui porte notamment sur des formes verbales au passé. Les occurrences sont assez rares et par là d’autant plus remarquables. C’est le cas de l’exemple (3) :
(3)
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Ad hunc modum pronuntiante Mercurio tanti praemii cupido certatim omnium mortalium stadium adrexerat. Quae res nunc uel maxime sustulit Psyches omnem cunctationem. (Apul. Met. 6, 8) « L’annonce de Mercure et le désir d’une telle récompense avaient suscité parmi tous les mortels une émulation de zèle. Et maintenant, cette circonstance plus qu’aucune mit fin à toutes les hésitations de Psychè. »
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- 4 Au sens entendu par Culioli, 1981 ; voir Dalbera 2013.
12Cet extrait ne manquera pas de surprendre : l’adverbe temporel y est afférent au parfait sustulit, cette fois inscrit dans le contexte narratif, dans l’histoire, au sens benvenistien. L’énoncé semble ainsi construit dans une chaîne verbale aux temps du passé (après le plus-que-parfait adrexerat), en rupture avec la sphère énonciative, et la forme de parfait, clairement investie de sa valeur aoristique4, permet la mise en ascendance narrative du passage.
13On mesure combien l’interprétation d’une telle occurrence est importante, tant la tentation est grande de considérer qu’il y aurait, parallèlement à un nunc embrayeur (qui montre le moment où l’on parle), un nunc anaphorique (qui montre le moment dont on parle) et dont la valeur serait équivalente à celle d’un tunc. Mais avant de tirer de telles conclusions, un détour par certaines théories récentes sur la narration française devrait permettre d’éclairer le latin.
- 5 Vuillaume 1990, 1991 et 2008.
14Se fondant sur des récits romanesques français, M. Vuillaume5 a mis en évidence de nombreux passages insérés dans la trame narrative, où le narrateur semble s’adresser directement au lecteur (ex. 4-5) :
- 6 Exemples empruntés à Vuillaume, 1990, p. 63 et 76.
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Maintenant, il faut que le lecteur franchisse avec nous la Seine, et nous suive jusqu’à la porte du couvent des Carmélites de la rue Saint Jacques. (A. Dumas, Vingt ans après, 1064)6
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(5)
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Gonzague était absent […]. Outre le siège qui l’attendait, il y avait trois autres sièges vides. D’abord, celui de dona Cruz […]. Le second siège vide n’avait point encore été occupé. Le troisième appartenait au bossu Esope II, dit Jonas, que Chaverny venait de battre en combat singulier, à coups de verres de champagne. Au moment où nous entrons, Chaverny, abusant de sa victoire, entassait des manteaux, des douillettes, des mantes de femmes sur le corps de ce malheureux bossu… (P. Féval, Le Bossu, 426)
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15Le linguiste fait remarquer qu’une telle intrusion du narrateur, qui « se donne les allures d’un conteur » en s’adressant « directement à ses auditeurs » révèle l’existence d’une narration au deuxième niveau. Le premier niveau concerne la partie la plus visible du récit : les personnages, leurs actions rapportées dans une chronologie, une temporalité qui leur reste propre. À quoi se superpose un deuxième niveau de fiction : celle d’un couple lecteur-narrateur, qui ne surgissent qu’occasionnellement et assistent, comme simples témoins, à la narration de premier niveau.
16Et la lecture des textes antiques montre clairement que ces théories narratives, inspirées des travaux de Genette, dépassent le cadre du roman français et s’appliquent largement à la narration latine. De nombreuses occurrences en témoignent :
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At ego tibi sermone isto Milesio uarias fabulas conseram auresque tuas beniuolas lepido susurro permulceam modo si papyrum Aegyptiam argutia Nilotici calami inscriptam non spreueris inspicere… (Apul. Met. 1, 1) « Pour moi, dans cette causerie milésienne, je vais te conter une suite d’histoires variées et caresser ton oreille bienveillante d’un aimable murmure pourvu que tu ne dédaignes pas de jeter les yeux sur un papyrus égyptien revêtu d’écriture par la finesse d’un roseau du Nil… »
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17L’incipit du roman d’Apulée relève en effet explicitement d’une mise en scène par le narrateur de sa propre fonction narrative, qui pose le cadre du récit : les instances narratrices du « deuxième niveau », sont à la fois exhibées et liées par les deux pronoms personnels embrayeurs (ego-tibi), cependant que la narration elle-même se voit incarnée par l’objet papyrum Aegyptiam. Le procédé est d’autant plus marqué dans ce roman qu’il est réaffirmé par la suite, chaque fois que le narrateur interpelle le narrataire, en un commentaire métadiégétique :
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Iam ergo, lector optime, scito te tragoediam, non fabulam legere et a socco ad coturnum ascendere. (Apul. Met. 10, 2) « Désormais donc, cher lecteur, sache que c’est une tragédie que tu lis et non pas un conte, et que du socque nous nous élevons au cothurne. »
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18Cette intrusion d’un narrateur qui se montre en train de narrer n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel en latin : que l’on songe à la traditionnelle invocation aux muses ou aux divinités de la poésie épique, autres mises en scène convenues de l’exercice de la narration, ou encore aux ponctuations métalinguistiques des récits historiques (ut supra demonstrauimus… quod supra memoraui…). Tandis que plus discrètement peut-être, mais de façon très claire, M.-D. Joffre a fait remarquer7 certains procédés narratifs, tels que l’emploi du datif éthique ou d’un pronom possessif, dont la fonction est de « faire sortir des coulisses de l’énonciation » ceux qui nécessairement y prennent part :
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Homo meus si in pulpito / totum prosternit. (Phaedr. 5, 7, 32-33) « Mon homme sur le devant de la scène se prosterne de tout son long. »
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19De tels passages, il est vrai, n’appartiennent pas au mode d’énonciation du récit, mais se situent à sa « frontière » selon l’expression célèbre de Genette. Et R. Vion écrit que « quelle qu’en soit la forme, le récit intervient toujours dans un cadre interlocutif »8 ; on considèrera ainsi que ce cadre interlocutif, ce deuxième niveau, demeure en permanence sous-jacent à la narration et qu’il est par là à tout moment susceptible d’être réactualisé.
- 9 De Mulder et Vetters, 2008, p. 24.
- 10 Voir Vetters et Vuillaume, 1998.
- 11 Vuillaume, 1990, p. 71.
20De telles considérations narratologiques concernent bien la valeur de nunc, car l’existence du couple narrateur-lecteur implique une deuxième temporalité qui se superpose à celle du récit premier : la présence simultanée de ces deux dimensions « permet d’une part au couple narrateur-lecteur de se promener dans l’histoire qui se déroule devant leurs yeux, de suivre ou de retrouver des personnages, de franchir des intervalles de dix ans […] et d’autre part, de présenter simultanément les deux perspectives dans le même énoncé »9. Ainsi, par le processus même de lecture qui « ressuscite le passé »10, le narrateur et le lecteur sont présentés comme contemporains du récit : les faits représentés sont certes conçus « comme appartenant au passé, mais en même temps, le processus de lecture les recrée et les fait revivre dans le présent11. »
21C’est donc ce présent, celui du deuxième niveau de la narration, que le nunc désigne dans l’exemple 3. Voilà pourquoi nunc y constitue un véritable déictique, que l’on peut gloser ainsi : Quae res nunc sustulit Psyches omnem cunctationem « Et c’est cela, au moment où nous en sommes, qui mit fin à toutes les hésitations de Psychè ».
- 12 Vuillaume, 1990, p. 74.
22Et si l’on accepte l’idée que ce n’est pas la temporalité des personnages qui est pointée par l’adverbe, mais celle du couple narrateur-lecteur, il n’y a alors nul besoin de renvoyer à un emploi anaphorique de ce nunc, qui ne date pas « l’événement auquel réfère la proposition au passé, mais le reflet présent de cet événement12 ».
23Un tel emploi de l’adverbe n’est d’ailleurs pas isolé : il en existe d’autres occurrences, notamment avec l’imparfait, comme l’illustrent les exemples (9)-(10).
(9)
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Tris imbris torti radios, tris nubis aquosae addiderant, rutili tris ignis et alitis Austri. Fulgores nunc terrificos sonitumque metumque miscebant operi flammisque sequacibus iras. (Verg. Aen. 8, 429-432) « Ils lui avaient déjà ajouté trois rayons de grêle, trois autres liés à de lourds nuages, trois autres encore qui commandent le feu rougeoyant et l’Auster rapide. À présent, ils introduisaient les éclairs terrifiants, et le bruit et l’épouvante, et les colères aux flammes dévorantes. »
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(10)
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Nec fuit nox una uel quies aliqua uisu deae monituque ieiuna, sed crebris imperiis sacris suis me, iamdudum destinatum, nunc saltem censebat initiari. (Apul. Met. 11, 19) « Et il n’y eut pas une seule nuit, pas un seul repos qui fût privé de la contemplation de la déesse ou de ses monitions, mais par ses ordres sacrés, continuellement répétés, elle me pressait maintenant, moi qui étais depuis longtemps destiné, de me faire initier. »
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- 13 Risselada, 1996, p. 116 : Nunc no longer refers to discourse-external Reference Time, but to the pr (...)
24L’exemple 9, extrait de l’Énéide, est célèbre, qui décrit l’activité des cyclopes dans leur antre. La valeur d’emploi de l’adverbe y a fait l’objet d’une étude dont on se démarquera ici : nunc y a été interprété comme situant le procès exclusivement dans la séquence temporelle des événements narrés, en rupture avec le moment d’énonciation13. La théorie de Vuillaume permet d’en proposer une interprétation bien différente, valable pour ces deux occurrences.
25Dans les deux cas, nunc porte sur une forme d’imparfait (miscebant, censebat), et dans les deux cas, il s’intègre dans une chaîne temporelle dont il constitue un maillon. Toutefois l’adverbe ne désigne pas seulement le moment dont on parle, mais sa valeur déictique pointe celui où le processus de lecture ressuscite le passé et l’anime aux yeux du lecteur. De tels emplois recèlent ainsi deux valeurs fondamentales de l’adverbe.
- 14 Voir De Mulder et Vetters, 2008, p. 19.
- 15 Voir Jouve, 1990, p. 361.
26La valeur contrastive de l’adverbe déictique, d’abord, évoquée plus haut. Un contraste souligné par le contexte, puisque nunc succède à un accompli dans le passé (plus-que-parfait adrexerat, addiderant, participe parfait destinatum précédé de iamdudum), de sorte qu’impliquant un recentrage sur un foyer déictique, l’adverbe instaure une rupture d’autant plus nette14 avec ce qui précède. Actualisant de ce fait la clôture d’une séquence narrative (ou descriptive) nunc désigne ainsi « le moment que le récit se donne comme nouveau point de départ »15. Et l’on mesure alors sans mal sa différence avec un tunc, anaphorique, qui se construit sur le contexte précédent :
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Quinque naues aedificaui, oneraui uinum et, tunc erat contra aurum, misi Romam. (Petron. 76, 3) « Je fis construire cinq navires, je les chargeai de vin, à l’époque, ça valait de l’or, et je les envoyai à Rome. »
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- 16 Précisons qu’il ne s’agit pas là d’ailleurs de marquer une quelconque valeur inchoative, ce que ni (...)
27À l’inverse, nunc induit donc une rupture, d’autant plus nette que l’adverbe fait surgir le couple narrateur-narrataire, invités à porter toute leur attention sur cet événement (ou état) nouveau16 : l’adverbe met ainsi en lumière le contenu narratif, tandis qu’il exhibe, en retour, l’acte même de narrer. Et l’on reconnaît là une autre des valeurs essentielles attachée à certains emplois de nunc, que l’on ne peut qu’évoquer rapidement.
- 17 Voir notamment Risselada, 1998, p. 151 sq. et Mellet, 2008.
28La lecture des textes épistolaires comme des discours révèle en effet la grande fréquence d’un nunc dont le rôle consiste essentiellement en une sorte de balise organisatrice, visant à structurer et à ponctuer la progression discursive17. L’exemple (12) en est une illustration :
(12)
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Ego cum uidissem indolem tuam, inieci manum, exhortatus sum, addidi stimulos nec lente ire passus sum sed subinde incitaui ; et nunc idem facio, sed iam currentem hortor et inuicem hortantem. (Sen. Epist. 34, 2) « Dès que je remarquai vos dispositions, je mis la main sur vous, je vous exhortai, je vous aiguillonnai ; je n’ai pas laissé votre ardeur se ralentir, je l’ai ranimée de temps à autre, et je le fais encore en ce moment – mais j’exhorte un homme qui court, et me rend mes avis. »
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29Nunc désigne le moment où parle le locuteur (le scripteur), et, par contiguïté, le discours lui-même, la partie de discours qu’il est en train d’élaborer. Étroitement associé à un contexte métalinguistique (idem facio…), nunc revêt ainsi une valeur métadiscursive en ce qu’il exhibe l’acte même de discourir.
30Or c’est là une dimension constitutive de nos exemples narratifs, où, en fait de discours, on a du récit : en quittant « les coulisses du récit » pour marquer le moment où la lecture ressuscite le passé, le narrateur pointe l’événement narré avec lequel coïncide ce moment, et qui se voit souligné précisément parce qu’il est en train d’être raconté, renvoyant de ce fait, à l’acte même de narration.
31Identification du moment au moment de parole (de lecture), valeur contrastive, valeur métadiscursive : quelle que soit la hiérarchie des valeurs de nunc propre chacun des emplois, il semble ainsi que des occurrences apparemment éloignées les unes des autres relèvent pourtant de valeurs similaires, suggérant de ce fait une véritable cohérence sémantique et énonciative de l’adverbe.
32De tels propos sont confortés par les multiples occurrences de nunc dans ce contexte narratif, car si ses emplois avec les tiroirs du passé y sont relativement rares, de nombreuses occurrences similaires existent, avec un présent de l’indicatif. L’extrait (13) en est une illustration :
(13)
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Victuri cineres nullo cogente moueri incipiunt plumaque rudem uestire fauillam. qui fuerat genitor, natus nunc prosilit idem succeditque nouus. (Claud. Phoen. 67-70) « Les cendres qui vont vivre, commencent à s’animer d’elles-mêmes et à revêtir de plume les restes consumés. Celui qui fut géniteur, semblablement engendré, s’élance maintenant, et nouveau, il se succède. »
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- 18 Mellet, 1985 ; Mellet et al., 1994, et Mellet, 2000.
33Une telle occurrence peut paraître moins remarquable que celles au parfait et à l’imparfait, puisque, formellement, l’emploi de l’adverbe avec le présent (nunc prosilit) semble relever de la norme la plus répandue. Cela serait le cas s’il s’agissait d’un présent d’énonciation. Mais G. Serbat (1975-1976) a clairement démontré que le présent de l’indicatif est un tiroir verbal temporellement neutre, et qui ne renvoie à la sphère énonciative (au présent du locuteur) qu’en l’absence de tout indice contextuel indiquant un ancrage temporel différent. Or c’est bien un ancrage passé qu’impose le cadre narratif, et que le présent véhicule à son tour, mécaniquement. L’étude minutieuse de S. Mellet18 sur l’économie des tiroirs verbaux corrobore cette valeur de passé dénotée par le présent. Il n’est donc pas moins remarquable de trouver nunc avec un présent narratif qu’avec un parfait ou un imparfait. En l’occurrence, comme pour les exemples précédents, nunc pointe le moment du récit où la lecture fait resurgir ce passé, entraînant ainsi la mise en valeur de l’un des procès de la séquence narrative : l’élan du Phénix (nunc prosilit).
34Il existe enfin d’autres emplois, où sans porter explicitement sur une forme verbale, nunc relève de la même logique :
(14)
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Quas inter Cereris proles, nunc gloria matris, mox dolor, aequali tendit per gramina passu… (Claud. Rapt. Pros. 2, 36-37) « Au milieu d’elles, la fille de Cérès, maintenant gloire de sa mère Et bientôt sa douleur, marche d’un pas égal sur le gazon. »
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35Le procédé de mise en valeur ne porte plus ici sur toute une proposition, sur une séquence narrative dont le noyau est une forme verbale, mais sur un simple élément interphrastique, un nom ou un groupe nominal. Le balancement contrastif nunc gloria / mox dolor indique qu’il y a bien un maintenant de la narration, qui s’oppose à un bientôt des événements à narrer : nunc désigne le moment où la lecture pointe le contenu narratif, tandis que mox renvoie à l’omniscience du narrateur, capable de se déplacer à sa guise sur l’axe temporel du récit pour mettre en lumière, par anticipation, le moment qui lui sied.
36On remarquera, en guise de conclusion, ou plutôt d’ouverture, que le balancement nunc… mox illustré dans le dernier exemple n’est pas sans rappeler l’emploi de l’adverbe dans le cadre de la corrélation nunc… nunc. L’emploi corrélatif, extrêmement répandu concerne des énoncés de natures très diverses, et peut sembler a priori éloigné de nos préoccupations, voire en opposition avec nos conclusions. Nunc porte alors conjointement sur deux – voire trois – éléments (noms, groupes nominaux, verbes, propositions…) et son emploi, en récit, avec des formes verbales passées est si fréquent qu’il suggère la perte de son caractère déictique, comme semblent l’indiquer ses nombreuses traductions par l’expression française « tantôt… tantôt », résolument anaphorique.
37Mais les exemples abordés ici nous incitent toutefois à penser que la possibilité de cet emploi, déictique et métadiscursif, reste sous-jacent, d’un nunc qui pointe tour à tour deux situations, et reflète ce faisant le processus même du discours ou de la narration.
38Cette hypothèse mérite évidemment d’être étayée et illustrée par des exemples précis. Ce sera là l’enjeu d’une prochaine étude.