Ça fait 100 !
Texte intégral
1De tous les noms des revues mondiales d’histoire, d’archéologie, de littérature grecques et romaines antiques, Pallas est le plus beau, n’ayons pas peur des mots. Primitivement et passagèrement appelée par Robert Lucot Annales de la Faculté des Lettres de Toulouse (1952), sur le modèle commun des revues analogues d’autres universités françaises, ses fondateurs introduisirent Pallas d’abord en sous-titre, puis en titre. Ils méritent notre reconnaissance pour ce choix car, quelle que soit la solidité du lien réel, supposé ou présumé, entre Pallas et la Tolosa antique (lien qu’ils pouvaient avoir à l’esprit et à propos duquel il faut consulter Martial et, ici même, J.-M. Pailler, p. 205-215), en se plaçant sous cette prestigieuse égide, ils ont su tout dire d’un coup : et la chronologie et l’espace privilégiés. Le sous-titre Revue Universitaire d’Études Antiques (d’où chut ensuite l’adjectif « universitaire ») rappelait qu’elle s’intéressait à toutes les périodes de l’Antiquité, tandis que l’ample et sérieux terme Études illustrait la volonté de défricher tous les domaines des activités humaines.
2En notre époque d’« anniverséromanie », comment pouvions-nous nous montrer infidèles à un tel héritage, déroger aux perspectives ainsi tracées, comment aurions-nous imaginé souffler la centième bougie de Pallas sans que la déesse qui porta ce nom – que d’aucuns, ici, appelleront Athéna ou Minerve –, soit invitée à venir occuper toutes les pages de sa revue, en y accueillant une somme d’études dont elle et ses copines seraient l’objet premier ?
3Les candidats n’ont pas manqué qui ont désiré venir les célébrer et témoigner ainsi leur attachement à Pallas – qu’ils en soient vivement remerciés ! Ils sont quinze qui ont souhaité lui adresser leurs hommages tous plus savants les uns que les autres. Bien sûr, si érudites qu’elles soient, on ne s’attendait pas à ce que, mises bout à bout et côte à côte, ces contributions dressassent le portrait complet des déesses ; un tel projet est hors de portée, tant elles sont riches et versatiles ! N’est-il pas prudent d’ailleurs de conserver de la matière pour la 200e livraison ?
4Intelligente comme elle est, Minerve ne nous en voudra pas trop de constater que, lorsque nous disons Pallas, c’est surtout à Athéna que nous pensons. En effet, longtemps après les quelques empreintes de sa présence datant de l’époque mycénienne (Cl. Leduc, p. 13-31), dès les premiers textes littéraires et jusqu’à la fin de l’Antiquité, c’est à Athéna que Pallas est associée ; dans la poésie homérique, le syntagme « Pallas Athênê » est utilisé bien plus souvent (cinquante fois) que le nom « Athéna ». Habitués que nous sommes à comprendre Athéna quand nous lisons Pallas dans les textes postérieurs, surtout poétiques, nous devons nous faire à cette idée que Pallas a vraiment été le nom de la déesse, son « propre » nom dans le langage homérique (Cl. Leduc, p. 13-31 ; P. Brulé, p. 33-57 ; S. Deacy, p. 59-72).
5Ensuite ? Ensuite, c’est Athéna, et cela le sera pour très, très longtemps, ce nom, seul ou accompagné d’épithètes ou d’épiclèses, multiples et variées, mais jamais aléatoires (St. Paul (p. 119-138), S. Deacy (p. 59-72), occupant souvent la première place. Pour elle, on peut vraiment parler de succès. On serait prêt à prétendre qu’à elle seule Athéna a pu symboliser et peut symboliser encore le panthéon des Grecs de l’Antiquité. Au palmarès toutes catégories des apparitions et des citations, y compris dans les manuels scolaires, elle rivalise favorablement avec Apollon et Aphrodite, relègue à distance tous les autres collègues de l’Olympe, même Zeus. Cette « popularité » est d’évidence dès l’Antiquité et perdure jusqu’au xxe siècle ; ainsi constate-t-on qu’au xixe siècle Zeus-Jupiter est battu à plate couture (par exemple, M. Champier, p. 249-273). L’évidence et la pluralité des signes de reconnaissance iconiques d’Athéna n’y est évidemment pas pour rien.
6Expliquer, voire mesurer cette « popularité » palladienne suppose de commencer par ses prolongements antiques en des lieux où elle était préalablement absente. On doit faire un cas particulier de la présence assez inattendue de Minerve à l’amphithéâtre romain. Matthieu Soler (p. 186-206) s’y est consacré et propose d’y voir surtout des raisons de « religion politique » : elle est la traduction de son appartenance à la triade capitoline et de sa proximité avec le pouvoir impérial. Pour Athéna, c’est une question historique difficile et fondamentale que de comprendre les modalités de ses interprétations par des cultures où elle a pénétré ; trois études offertes ici aident à mieux comprendre les processus d’intégration en des régions et des cultures différentes du monde méditerranéen.
7Robert Parker enquête (p. 73-90) sur les « adaptations » d’Athéna en Anatolie hellénistique et romaine, telles qu’on peut les restituer à partir des résultats de son adoption par les populations locales. Le regard géographique délimite des zones de densité variable de ses intrusions (très présente dans les anciens établissements grecs et leurs proximités, elle ne s’est vraiment enracinée ailleurs qu’en Cilicie) ; ses succès, elle les doit plus à la familiarité que les populations pouvaient avoir avec son nom, ses images et comme patronne des travaux féminins, qu’aux traits fondamentaux de sa nature d’origine. Corinne Bonnet et Maria Bianco examinent (p. 155-179) les milieux phéniciens : outre une iconographie qui trouve son origine dans l’Athènes archaïque et classique avec des types d’Athéna Parthénos et Promachos, ses rencontres avec Anat dans le milieu interculturel de Chypre donnent l’occasion d’étudier un type particulier de pénétration. En étudiant les représentations de Minerve dans la glyptique romaine en Gaule, Hélène Guiraud met aussi en évidence (p. 181-188) le fait que les archétypes iconographiques auxquels ils renvoient appartiennent pareillement à des modèles athéniens classiques.
- 1 Pour en rester là, parce que les Panathénées furent célébrées jusqu’au ive siècle de notre ère.
8On connaît les sources de cette popularité iconique antique qui toucha probablement une grande partie des 800 cités du monde grec et bien des points du monde barbare. La première trace massive de sa diffusion date des années soixante du vie siècle ; elle trouve son origine dans les concours ek tôn pantôn – ouverts aux étrangers – des Grandes Panathénées d’Athènes institués à cette époque. À chaque panégyrie, ce sont pas moins de 1 500 amphores emplies d’huile qui étaient remises en prix à l’ensemble des vainqueurs. La fête étant pentétérique, entre la création des jeux et la fin de l’époque hellénistique1, ce sont plus de 150 000 amphores qu’emportèrent les vainqueurs… et que l’on retrouve aujourd’hui dans leurs tombes, de l’Ibérie à l’Empire séleucide. Chacune montre au revers une représentation du concours auquel l’athlète a participé et, à l’avers, entre deux fines colonnes surmontées de coqs, une Athéna ; en position de combat, casquée, avec lance et bouclier, c’est la représentation de la Promachos, la statue érigée sur l’Acropole. Et comme si cela ne suffisait pas à dire Athéna en symbolisant Athènes et dire Athènes en symbolisant Athéna, on lit sur toutes : « (Je suis) des jeux d’Athènes », avec parfois une chouette sur le col. Le même calcul est impossible à qui veut évaluer le nombre d’exemplaires d’une autre effigie « athénaïque », celle portée par les monnaies athéniennes qui ont circulé en Méditerranée depuis le ve siècle. Sur ce petit espace, les sêmeia des correspondances entre Athéna et la cité abondent : au revers, la chouette, le rameau d’olivier et, dans le champ, les lettres ΑΘΕ pour Athènes, au droit la tête casquée de la déesse. Tout cela restera identique plus tard avec le monnayage « nouveau style » et plus loin et plus tard avec divers monnayages d’Alexandre aux Diadoques. D’abord imposées dans son Empire, les chouettes d’Athènes furent reconnues d’usage international (au iie siècle, les Amphictions de Delphes recommandent que toutes les cités acceptent cette monnaie étrangère). Avant l’Empire romain, cette diffusion des signes iconiques d’une divinité est au sens strict extraordinaire, sans comparaison.
9Ce succès se maintient au-delà de l’Antiquité par des prolongements renaissants, modernes et contemporains. Sur le temps long, la littérature et les arts figurés illustrent une certaine « minervisation » de la déesse. Adaptés tous deux à telle ou telle dialectique, les modèles de la Minerve-arts-paix dominent ceux de l’Athéna-guerrière dans les discours textuels et iconographiques. Les choses s’équilibrent au xixe siècle. Il n’est que d’appeler à la barre les témoignages de la déesse au bonnet phrygien, vociférante et à l’égide, dominant le groupe de soldats au skhêma d’hoplite du Départ des Volontaires de 1792 (autrement dit La Marseillaise) de François Rude, compensée, sur le même Arc de triomphe parisien, par celui de la même déesse, vue de face et apaisée cette fois, mais toujours à l’égide, sur le haut relief de La Paix d’Antoine Étex. On n’en finirait pas de citer toutes les résurgences des images d’Athéna-Minerve ; on en trouvera, de Toulouse à la Chambre des Députés, quelques exemples bien significatifs dans cette livraison (J.-M. Pailler, p. 205-215 et M. Champier, p. 249-273). Et cela, jusqu’à d’étranges retours de Pallas, comme ces salles de spectacle et ces concerts au Palladium de l’autre côté de l’Océan… (L. Bricault, en live, p. 275-281),
10Sans confondre Athènes et Athéna, l’une ne va pas sans l’autre. Et les réussites d’Athènes expliquent en grande partie celles de la déesse. Certes, on la vénère ailleurs – Grégory Reimond (p. 219-239) restitue la découverte d’un bon exemple de culte local, celui du culte d’Athéna Kranaia à Élatée en Phocide, dans les pas de Pierre Paris –, certes elle revêt alors des caractères qui peuvent être spécifiques, mais c’est à Athènes qu’on est à même de la connaître mieux. Là plus qu’ailleurs les images, les textes, les inscriptions, les chaînes, les entrecroisements de mythes permettent d’affiner son portrait et de répondre plus ou moins bien à de nombreuses questions : d’où vient-elle ? qui est-elle ? qu’est-elle ? qui sont ses parents ? comment l’appelle-t-on ? quels rapports entretient-elle avec les choses, avec les hommes, avec les autres dieux, avec les héros ? comment intervient-elle dans le cosmos ? Plusieurs tentatives de réponses à quelques-unes de ces questions sont avancées ici.
11D’où vient-elle ? Claudine Leduc, saisissant les fils qui relient les mentions mycéniennes d’une Potnia à l’Athéna Polias des Athéniens, par l’intercession et la médiation des « attributs » principaux de la déesse historique que sont l’olivier et le cheval (p. 13-31), réussit une archéologie de la déesse acropolitaine sans truelle ni pinceau. Plusieurs contributions au portrait de Pallas jouent sur les mots. Susan Deacy analyse (p. 59-92) les noms de la déesse – spécifiquement Pallas et Athéna – selon la méthode de Platon dans le Cratyle et mène un parallèle entre ces remarques et l’opinion de N. Loraux selon laquelle, dans l’Ion d’Euripide, ces noms renvoient à des qualités différentes. C’est une autre voie qu’emprunte Stéphanie Paul (p. 119-138) ; elle fait moins l’usage de la linguistique que de l’extraordinaire réseau de significations qu’offrent l’ensemble des épiclèses de la déesse. Elle y prélève et scrute toutes celles qui lui paraissent en rapport avec les qualités poliades de la déesse. Sa comparaison entre deux riches configurations épliclétiques, l’athénienne et la rhodienne, enrichissent la notion de « paysage épiclétique ».
12C’est Athéna-la-fille qui intéresse Pierre Brulé (p. 33-57). Elle est fille de toutes les façons, cette Athéna. De la précision généalogique de thugater et aussi de tekos – Athéna s’épuise, si l’on peut dire, à être fille de son père –, à l’âge et la jeunesse avec pais, le chemin est long et parfois mal tracé jusqu’à parthenos ou pallas en passant par l’ambiguë korê. Chemin faisant, il est question de sa mise au monde, de son corps, de sa virginité.
13Sans la contribution de Carmine Pisano (p. 103-118), un pan important de la recherche sur le polythéisme grec depuis trente ans environ aurait fait défaut : mieux connaître une divinité singulière par ses rapports avec les membres du panthéon et aussi, dans son cas, avec les héros. Son champ d’étude est celui des interventions d’Athéna et d’Hermès dans le domaine de la délégation. Comment agissent-ils dans leur rôle d’envoyés ? Sont ainsi mises au jour les étranges logiques de fonctionnement d’un système panthéonique où ce sont les contextes narratifs aussi bien que les modalités cultuelles qui définissent la divinité.
14Reste un gros morceau, celui des modalités des rapports des hommes avec l’immortelle, spécialement tout ce qui concerne les dévotions, les rituels. Pour dégager des ressources à ces fins, les cités devaient octroyer des biens à la déesse. Ioanna Patera offre (p. 139-154) la mise au point qui manquait sur les possessions d’Athéna, étudiant particulièrement les rapports entre l’argent d’Athéna et l’argent de la polis. Plus concrète parce que plus proche des réalités sacrificielles, l’interrogation de Stella Georgoudi (p. 91-102) cherche à répondre à un usage a priori surprenant. Alors que lors des manifestations religieuses les plus totalisantes, comme les Panathénées à Athènes, l’usage commun consiste à sacrifier des vaches à Athéna Polias, on relève ici et là l’existence de sacrifices de bêtes gravides à cette Vierge et fière de l’être.
15« Oui, j’aime Pallas l’intrépide, qui fait tomber sous son égide, tout l’orgueil de ce vieux sultan. J’admire avec même justice cette Pallas législatrice qui, de la Finlande au Cuban, donne une loi moins tyrannique que certain code lévitique, et le fatras de l’Alcoran », écrit Voltaire au Comte de Schouvalof, le 17 juillet 1771. Oui, nous aimons Pallas, l’intrépide revue à qui nous souhaitons longue vie !
Notes
1 Pour en rester là, parce que les Panathénées furent célébrées jusqu’au ive siècle de notre ère.
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Référence papier
Corinne Bonnet et Pierre Brulé, « Ça fait 100 ! », Pallas, 100 | 2016, 9-12.
Référence électronique
Corinne Bonnet et Pierre Brulé, « Ça fait 100 ! », Pallas [En ligne], 100 | 2016, mis en ligne le 15 avril 2016, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/2777 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.2777
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