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Per populi nomen (Cic., Flacc., 96).
Nommer le peuple romain en latin et en grec
(Ier s. av. – Ier s. apr. J.-C.)

Le peuple et la plèbe. Courants d’opinion et dénomination du corps civique dans le livre I des Histoires de Tacite

Populus and plebs. Public opinion and the naming of the civic body in book I of Tacitus’ Histories
Louis Autin
p. 227-251

Résumés

Cet article revient sur un passage discuté des Histoires de Tacite, dans l’ouverture desquelles l’historien oppose pars populi integra et plebs sordida (Tac., Hist., 1.4.2-3). En replaçant ce texte d’interprétation débattue dans son contexte linguistique (la relation sémantique entre populus et plebs dans la latinité et chez Tacite) et historique (les mouvements d’opinion à Rome en 68-69 apr. J.-C.), nous défendons l’idée que l’opposition populus/plebs revêt un sens à la fois sociologique et politique et permet à Tacite de rendre compte d’une scission d’opinion entre la plèbe frumentaire et le reste du corps civique relativement à la figure de Néron, fractionnement politique qui s’atténua en un réflexe légitimiste en janvier 69, lorsqu’Othon chercha à s’emparer du pouvoir par la force.

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Texte intégral

1. Pars populi integra et plebs sordida : une spectrographie intrigante

  • 1 Je remercie ici Cyril Courrier pour sa relecture et ses conseils toujours précieux. L (...)

1Au chapitre 4 du livre I des Histoires, alors qu’il entame un tour d’horizon de l’état d’esprit des trois grandes parties de l’Empire – l’Vrbs, les armées et les provinces –, Tacite livre un tableau des différents groupes sociaux de la ville que sa précision tout comme ses ambiguïtés ont depuis longtemps désigné à l’intérêt des spécialistes d’histoire politique et sociale du premier principat1. Le voici dans son intégralité (Tac., Hist., 1.4.2-3) :

  • 2 « La fin de Néron, après les premiers transports de la joie publique, avait provoqué (...)

Finis Neronis ut laetus primo gaudentium impetu fuerat, ita uarios motus animorum non modo in urbe apud patres aut populum aut urbanum militem, sed omnis legiones ducesque conciuerat, euulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romae fieri. Sed patres laeti, usurpata statim libertate licentius ut erga principem nouum et absentem ; primores equitum proximi gaudio patrum ; pars populi integra et magnis domibus adnexa, clientes libertique damnatorum et exulum in spem erecti ; plebs sordida et circo ac theatris sueta, simul deterrimi seruorum, aut qui adesis bonis per dedecus Neronis alebantur, maesti et rumorum auidi. 2

  • 3 Courrier, 2014, p. 739 pour le terme.
  • 4 Ces groupes partageant avec telle ou telle partie de la foule urbaine la même réactio (...)
  • 5 Damon, 2003, ad loc., les identifie comme des « parasites » de Néron.

2Tout l’intérêt de ce texte réside dans le fait que Tacite y dépasse l’habituelle scission de la cité en deux blocs monolithiques (les sénateurs, les « grands », les ordres d’une part ; le peuple, la plèbe, la foule urbaine de l’autre) et y substitue ce qu’on peut qualifier à bon droit de « spectrographie »3 descendante qui, si elle n’échappe pas à une certaine réification des collectifs, typique des sources anciennes, lesquelles dépeignent les groupes sociaux en blocs massifs dont les acteurs individuels semblent presque absents, détonne toutefois par la subdivision de la masse urbaine en différentes mouvances. C’est surtout ce point qui a jusqu’à présent retenu l’attention des études savantes. Tacite, en effet, trace une ligne de démarcation au sein de la population infra-équestre de la ville, selon les réactions, favorables ou négatives, à la nouvelle de la mort de Néron ; il en vient donc à distinguer, et à opposer, ce qu’il nomme la pars populi integra et la plebs sordida. Chacun de ces deux groupes est caractérisé à la fois par une réaction (in spem erecti pour le premier, maesti et rumorum auidi pour le second), par un trait que l’on qualifiera, faute de mieux, de « culturel » (magnis domibus adnexa pour le premier, circo ac theatris sueta pour le second) et par la communauté d’émotion qui le lie avec deux autres segments de la société romaine4 : le populus renaît à l’espérance avec les clientes et les liberti des personnes exilées ou condamnées par Néron ; la plebs s’afflige en compagnie des deterrimi seruorum et des anciens proches de la cour néronienne, désignés par la périphrase qui adesis bonis per dedecus Neronis alebantur5. Le tableau suivant synthétise la construction du passage qui, en elle-même, ne pose pas de grosses difficultés, et dont l’architecture est renforcée par des jeux d’homéotéleutes (erecti / maesti / auidi ; adnexa / sueta) et d’équivalences rythmiques (magnis domibus adnexa = circ(o) ac theatris sueta) sur lesquels on ne s’attardera pas :

groupe
infra-équestre
réaction trait culturel communauté d’émotion
pars populi integra in spem erecti magnis domibus adnexa clientes damnatorum et exulum liberti (damnatorum et exulum)
plebs sordida maesti et rumorum auidi circo ac theatris sueta deterrimi seruorum qui adesis bonis per dedecus Neronis alebantur
  • 6 Voir l’appendice à La plèbe et le prince (Yavetz, 1984, p. 191‑208), dont le passage (...)
  • 7 Pour un état des lieux détaillé et récent de la bibliographie, voir Courrier, 2014, p (...)
  • 8 L’analyse de Z. Yavetz est largement reprise : voir entre plusieurs exemples Flaig, 2 (...)
  • 9 Veyne, 2005 ; Courrier, 2014, p. 899‑903. Voir également une interprétation un peu di (...)

3L’intérêt central du passage pour notre étude réside dans la distinction entre la pars populi integra et la plebs sordida. On s’interroge depuis longtemps sur le sens sociologique à donner à cette opposition. La proposition de D. Van Berchem de voir dans la pars populi integra la plèbe frumentaire et dans la plebs sordida les non-citoyens qui vivaient à Rome n’est plus valide depuis que Z. Yavetz en a montré les limites6. En suivant la lettre du texte lui-même, le critère le plus opérant semble être d’ordre clientélaire, mais l’expression contournée de Tacite n’aide pas à y voir clair. Deux interprétations émergent7 : soit la pars populi integra est adnexa aux grandes familles de la même façon que les clients et les affranchis mentionnés juste après, c’est-à-dire par les liens de clientèle auxquels la plèbe sordide échappe (c’est l’opinion de Z. Yavetz et de Chr. Badel8) ; soit adnexa renvoie à une affiliation moins rigide de cette partie saine du peuple à l’aristocratie romaine, affiliation distinguée, précisément, de l’institution clientélaire elle-même et peut-être analysable en termes de culture partagée (selon une analyse présentée d’abord par P. Veyne et acceptée avec des réserves et au prix d’une démonstration plus serrée par C. Courrier9).

  • 10 Notamment l’émendation textuelle : Ruysschaert, 1949 ; Claire, 2022. L’édition électr (...)
  • 11 Publiées de façon posthume en 1607 : Claire, 2022, p. 495‑504 sur cet ouvrage.

4Il est à noter que ce débat n’est pas uniquement contemporain. Dans les commentaires de Tacite à la Renaissance, les savants discutaient déjà, avec les outils de leur époque10, des contours de ces groupes. Juste Lipse, le grand éditeur de Tacite dans la deuxième partie du xvie s., proposait de corriger adnexa en adnexi : le terme porterait alors sur clientes, ce qui neutralise le problème, puisque les clients sont bien, par définition, « rattachés » aux grandes familles ; la pars populi est « saine », integra, parce que, pour citer Lipse, « elle est restée intacte et ne s’est pas laissée corrompre par les dérèglements de l’époque » (sincera et lasciuia temporum non corrupta). On voit combien l’humaniste épouse l’orientation morale du récit tacitéen. Toutefois, cette interprétation n’emportait pas non plus l’adhésion de ses contemporains, et Valens Acidalius, autre éditeur des historiens latins, lui répondit dans ses Notae11 avec force détails en pointant les défauts de la logique inclusive du raisonnement de Lipse, pour finalement proposer une autre correction : pars populi integra, et magnis domibus annexi clientes libertique, quique damnatorum et exulum in spem erecti (« la partie saine du peuple, ainsi que les clients et les affranchis attachés aux grandes maisons, tous les condamnés et les exilés renaissaient à la joie »). Le passage prend un sens nouveau, puisque Tacite distinguerait, dans cette lecture, trois groupes : la partie du peuple qui n’a pas subi la répression néronienne, les clients et les affranchis des grandes familles, et les condamnés et les exilés. La correction ne semble pas tenable paléographiquement, mais est révélatrice des difficultés que l’on rencontre lorsque l’on cherche à cerner la pensée de Tacite dans ce passage complexe.

5Sans prétendre résoudre des discussions qui remontent donc à loin, nous aimerions présenter des éléments pour nourrir la réflexion en replaçant ce texte dans son contexte immédiat (le livre I des Histoires) et plus large (les jeux de dénomination du corps civique dans la littérature latine de l’époque tardo-républicaine et du Haut Empire). Si l’extrait présente des apories difficilement susceptibles d’être élucidées en l’état, il semble possible de le mettre en série avec d’autres textes qui présentent, comme ici, les syntagmes populus et plebs en cooccurrence étroite (1), avant d’interroger ce que cette opposition entre le peuple et la plèbe pouvait revêtir au plan politique dans l’esprit de Tacite, en analysant de près le comportement du corps civique qu’il donne à lire dans son récit de la crise qui s’étend de la mort de Néron à la prise de pouvoir d’Othon (2), et même au-delà, jusqu’au principat vitellien (3).

2. La plèbe dans ou hors du peuple ? Co-référentialité et complémentarité de populus et plebs

  • 12 Kröss, 2017, p. 77.
  • 13 Ernout et Thomas, 2002, p. 42‑43 sur cette notion.

6Tacite, en distinguant dans son tableau la réaction des élites civiques (patres et primores equitum) de celle des masses urbaines (pars populi integra et plebs sordida), pose la question du rapport entre populus et plebs : la seconde est-elle incluse dans la première ? Dans ce cas-là, populi se comprend comme un génitif partitif (pars populi integra = la « partie intègre » qui forme une composante de populus, dont une autre composante est la plebs sordida). C’est ce que laisse penser l’introduction du passage (Tac., Hist., 1.4.2), dans laquelle Tacite annonce qu’il va s’intéresser successivement à l’état d’esprit des patres et du populus12. Mais grammaticalement populus peut également représenter un groupe différent de plebs, et dans ce cas-là, pars populi integra doit se lire comme un génitif explicatif13 : « la partie intègre (de la cité) qu’était le populus », par opposition cette fois à la plebs sordida. Si cette deuxième interprétation semble à première vue complexifier un passage déjà dense, c’est pourtant celle qui s’impose si l’on replace ce texte dans son contexte immédiat, le livre I des Histoires de Tacite.

  • 14 Constat partagé par Kröss, 2017, p. 75. Badel, 2006, p. 79‑81 traite le dossier dans son (...)
  • 15 Vulgus était devenu chez Tacite, et même plus largement à l’époque impériale, un synonym (...)

7Car c’est un fait remarquable, et jusqu’alors assez peu remarqué14, que le premier livre des Histoires présente une concentration absolument unique, dans un corpus aussi restreint, de colligations populus + coordonnant + plebs. En cinq chapitres à peine, entre la fausse rumeur de la mort d’Othon au cours de son putsch et l’assassinat de Galba sur le forum, on trouve trois occurrences de ce syntagme (Tac., Hist., 1.35.1, 1.36.2 et 1.40.1) ; si l’on élargit la recherche à l’emploi de populus et plebs en juxtaposition, trois autres passages ressortent (Tac., Hist., 1.76.3 et 1.82.2, en plus de Tac., Hist., 1.4.3, cité en introduction) – quatre en ajoutant Tac., Hist., 1.89.1, où ce sont populus et uulgus qui sont coordonnés15. Voici les textes :

  1. Tac., Hist., 1.35.1 (après la fausse rumeur de la mort d’Othon) : Tum uero non populus tantum et imperita plebs in plausus et immodica studia sed equitum plerique ac senatorum, posito metu incauti, refractis Palatii foribus ruere intus ac se Galbae ostentare […].16
  2. Tac., Hist., 1.36.2 (dans la caserne des prétoriens) : Strepere cuncta clamoribus et tumultu et exhortatione mutua, non tamquam in populo ac plebe, uariis segni adulatione uocibus, sed ut quemque adfluentium militum aspexerant, prensare manibus, complecti armis, conlocare iuxta, praeire sacramentum, modo imperatorem militibus, modo milites imperatori commendare.17
  3. Tac., Hist., 1.40.1 (Galba descendu sur le forum, on comprend qu’Othon est maître des prétoriens) : Neque populi aut plebis ulla uox, sed attoniti uultus et conuersae ad omnia aures; non tumultus, non quies, quale magni metus et magnae irae silentium est.18
  4. Tac., Hist., 1.76.3 (à Carthage, après la prise de pouvoir d’Othon) : […] Crescens Neronis libertus (nam et hi malis temporibus partem se rei publicae faciunt) epulum plebi ob laetitiam recentis imperii obtulerat, et populus pleraque sine modo festinauit.19
  5. Tac., Hist., 1.82.2 (après la sédition des prétoriens, au début du règne d’Othon) : Postera die uelut capta urbe clausae domus, rarus per uias populus, maesta plebs; deiecti in terram militum uultus ac plus tristitiae quam paenitentiae.20
  6. Tac., Hist., 1.89.1 (au début de la guerre contre Vitellius) : Sed uulgus et magnitudine nimia communium curarum expers populus sentire paulatim belli mala, conuersa in militum usum omni pecunia, intentis alimentorum pretiis, quae motu Vindicis haud perinde plebem attriuerant, secura tum urbe et prouinciali bello, quod inter legiones Galliasque uelut externum fuit.21
  • 22 Populus integer est une expression de Tite-Live (Liv. 9.46.13) que J. Hellegou (...)

8Une telle concentration ne peut être due au hasard, d’autant plus que cette colligation (populus + plebs) ne se retrouve qu’une seule fois ailleurs chez Tacite, dans un passage dont nous parlerons plus bas (Tac., Ann., 1.8.2). Replacée dans cette série d’occurrences d’une remarquable unité, l’expression pars populi integra… plebs sordida doit, à notre sens, être appréhendée comme une autre manifestation de la distinction entre populus et plebs. À ce titre, il faut noter que dans le texte (1), Tacite évoque à nouveau quatre groupes qui reprennent assez fidèlement la spectrographie initiale des Histoires : populus reprend alors pars populi integra, plebs fait écho à plebs sordida, equitum plerique à primores equitum, et senatorum [plerique] à patres. Pareillement, lorsque Othon se lance dans une guerre ouverte contre Vitellius (texte 6), Tacite a de nouveau recours à une spectrographie descendante : d’abord, contraints de soutenir Othon, les ordres (ordo), subdivisés entre les primores Senatus, la nobilitas et les equites (Tac., Hist., 1.88.2-3) ; ensuite, ressentant les conséquences sociales de la guerre civile plutôt que n’en comprenant les ressorts politiques, le uolgus et le populus. Ici, le terme uolgus se superposerait à celui de plebs de Tac., Hist., 1.4.3. Cette série d’indices concordants pousse à considérer pars populi integra comme un génitif explicatif et à reconstituer dans le tableau initial des Histoires une opposition entre le populus integer et la plebs sordida, qui n’est d’ailleurs pas sans parallèle dans la latinité22.

2.1. La synonymie de plebs et populus à l’époque impériale

  • 23 Hellegouarc’h, 1963, p. 506‑512 et Cels Saint-Hilaire, 2007, p. 28‑29 pour l’évolut (...)

9Cette mise en tension des deux termes a de quoi surprendre, à une époque où plebs et populus sont employés presque indistinctement par les auteurs. Joseph Hellegouarc’h a bien montré qu’à la fin de la période républicaine, l’ancienne opposition entre le populus (ensemble de la cité) et la plebs (simple fraction non patricienne de celle-ci) ne tenait plus. De fait, comme cela est bien connu, plebs a toujours eu une définition négative, mais son sens a évolué dans le temps, renvoyant d’abord aux non-patriciens avant de connaître une resémantisation progressive, après l’émergence d’une noblesse patricio-plébéienne et la constitution juridique des ordres (ordines) équestre et sénatorial, dans un processus dont le résultat fut que la plèbe finit par pouvoir désigner l’ensemble des citoyens n’appartenant pas aux deux ordres supérieurs23. Théoriquement, la plebs, prise dans cette acception, était une partie du populus, compris comme l’ensemble des membres de la communauté civique. Toutefois, à côté de cette acception générale, populus se mit à désigner de manière floue, mais sans ambiguïté non plus, les citoyens n’appartenant pas aux élites civiques, le « petit peuple » par opposition au « peuple » en général. De cette façon, populus devint un synonyme presque parfait de plebs (dans son acception seconde), et l’on ne compte plus les textes qui utilisent l’un pour l’autre. À l’époque de Valère Maxime, la proximité sémantique était complète, comme l’indique l’étude du vocabulaire d’une notice sur la continentia (« maîtrise de soi ») des Romains (Val. Max. 4.3.14). Le moraliste commence par affirmer que cette qualité n’est pas étrangère à l’uniuersa plebs (« la plèbe tout entière ») et développe deux exemples. Dans le second, qui porte sur la guerre civile entre Marius et Cinna, la continentia de l’uniuersa plebs est reprise par abstinentia populi Romani (« la réserve du peuple romain ») ; populus Romanus cède ensuite la place à uulgus, avant que la conclusion morale ne mentionne à nouveau la continentia plebisuniuersa a alors disparu. Un tel texte est très révélateur d’une certaine négligence, en apparence du moins, des auteurs anciens quant au choix du lexique renvoyant à la « non-élite ».

  • 24 Hellegouarc’h, 1963, p. 517‑518.
  • 25 Sur cette notion de partes appliquée au corps civique, Moatti, 2018, p. 53‑64.
  • 26 Cic., Sest., 137 par exemple, mais les occurrences sont nombreuses.

10On pourra objecter que chez Valère Maxime, l’époque républicaine, avec ses institutions et ses pratiques, commence à s’éloigner. Mais Cicéron déjà emploie populus et plebs de façon quasi indistinguée. J. Hellegouarc’h avait bien remarqué ce fait sémantique lorsqu’il affirmait que l’Arpinate était contraint d’utiliser le syntagme uniuersus populus pour évoquer le peuple dans sa définition juridique (ensemble des citoyens, sans distinction de statut)24. Vniuersus populus se trouve en effet chez Cicéron, puis sous l’Empire, pour renvoyer à la totalité du corps civique, par opposition à ses partes singulières que sont la plèbe, le Sénat, etc.25. Un juriste de l’époque d’Hadrien comme Laelius Felix, dont un fragment est conservé par Aulu-Gelle, oppose sur ce critère uniuersus populus et plebs (Gell. 15.27.4). Toutefois, par une sorte d’extension de sens hyperbolique, uniuersus populus peut dès Cicéron désigner les seuls plébéiens, ce qui ne laisse pas de surprendre. On trouve ainsi dans le Pro Sestio ces deux acceptions du syntagme. Dans la refutatio du plaidoyer, Cicéron est conduit à brosser un tableau du peuple et de la cité romaine. Vniuersus populus est alors employé, mais avec un périmètre sémantique qui varie. Certes, l’expression désigne parfois l’intégralité de la communauté civique, comme J. Hellegouarc’h l’avait vu26. Toutefois, au sujet du soutien que lui avait témoigné le public du théâtre en reprenant un vers d’Accius pendant son exil, l’orateur utilise différemment uniuersus populus : (Cic., Sest., 122) :

  • 27 « Cependant, c’est pour moi qu’écrivit le plus éloquent des poètes, c’est en pensan (...)

Sed tamen illud scripsit disertissimus poeta pro me, egit fortissimus actor, non solum optimus, de me, cum omnis ordines demonstraret, senatum, equites Romanos, uniuersum populum Romanum accusaret : « Exsulare sinitis, sistis pelli, pulsum patimini ! » 27

  • 28 Sur l’utilisation du syntagme omnes ordines dans ce discours, qui a tendance à « br (...)
  • 29 Fastes de Préneste pour le 5 février. Sur cet épisode et le rôle de la plèbe, Courr (...)

11Ici, uniuersus populus Romanus renvoie à ce qui reste des citoyens une fois retirés les deux ordines supérieurs des sénateurs et des chevaliers28. Par une sorte d’effet d’emphase, uniuersus signale l’unanimité du peuple, mais renvoie bien à un groupe qui se superpose parfaitement à la plèbe. Cette tripartition Senatus / equites / uniuersus populus Romanus ne peut être réduite à un effet de manche oratoire ; c’est à peu de mots près l’expression employée par Auguste dans le Res Gestae, au moment de parler de l’octroi du titre de pater patriae (2 av. J.-C.) par trois groupes : senatus et equester ordo populusque Romanus uniuersus (Res. Gest., 35.1). En parallèle de ce texte, si les Fastes de Préneste retrouvent une bipartition plus habituelle entre Senatus et populus Romanus29, il faut noter qu’Ovide, dans ses Fastes, rappelle que les nones de février étaient marquées par la célébration de ce titre accordé à Auguste par la curia, les chevaliers (eques)… et la plebs (Ov., Fast., 2.127-130). Dès l’époque tardo-républicaine et la période augustéenne, la synonymie entre plebs et populus paraît donc consommée.

2.2. Populus et plebs en latin : distinction juridique ou redoublement expressif ?

  • 30 Yavetz, 1984, p. 189‑209 et l’introduction de ce dossier.
  • 31 Pour l’époque républicaine, populus plebsque est généralement lu comme une formule ren (...)

12Cette synonymie va bien dans le sens de l’indifférenciation générale constatée par Z. Yavetz au sujet des désignations des groupes non élitaires de la cité par les auteurs anciens30. Toutefois, elle obscurcit davantage encore la spectrographie de Tac., Hist., 1.4.3, dans laquelle pars populi integra et plebs sordida sont évoquées successivement. En utilisant populus et plebs dans un même contexte grammatical, Tacite adopte en réalité une formulation qui n’est pas rare en latin. Plusieurs textes emploient en effet populus et plebs en cooccurrence étroite, juxtaposés, comme ici, ou coordonnés. L’ensemble des occurrences dans la littérature qui nous est parvenue forme un dossier d’une vingtaine de passages, dont la mise en série est significative, et dans lequel la coordination peut être interprétée en différents sens. Lorsqu’un auteur se réfère à un groupe appelé « la plèbe et le peuple », l’interprétation la plus simple peut être d’y voir deux ensembles distincts ; mais il est également possible que, par une sorte de copia dicendi, une expression comme populus plebsque renvoie au même groupe, désigné de deux manières complémentaires – en d’autres termes, que les deux substantifs soient co-référentiels31.

  • 32 Ateius Capito est cité par Gell. 10.20.5 ; Gai., Inst., 1.3.
  • 33 L’assimilation ou la distinction entre conciles plébéiens et comices tributes fait l’o (...)
  • 34 Sur cette évolution, résumée à grands traits ici, et les problèmes qu’elle (...)
  • 35 Cic., Att., 4.2 (NEQVE POPVLI IVSSV NEQVE PLEBIS SCITV) ; Cic., Leg. (...)
  • 36 Cic., Mur., 1 (L. Murenam consulem renuntiaui, ut ea res mihi fidei magistratuique meo (...)
  • 37 Hellegouarc’h, 1963, p. 516 n. 2 (avec des exemples supplémentaires).
  • 38 Cass. Dio. 43.47.1 : les magistrats sont élus ὑπό τε τοῦ πλήθους καὶ ὑπὸ τ (...)
  • 39 CIL VI, 943 (= ILS 6045) ; sur l’interprétation de ce document, Virlouvet, 1995, p. 23 (...)
  • 40 Sur ces désignations officielles, voir, outre les références de la note pr (...)

13Le premier cas de figure est particulièrement sensible lorsque se trouve mobilisée l’ancienne distinction entre un populus rassemblant tous les citoyens de la cité et la plebs désignant les non-patriciens, selon une définition qui se maintenait malgré l’émergence, au iiie s. av. J.-C., de la noblesse patricio-plébéienne. C’est alors essentiellement par formalisme juridique ou dans une perspective antiquaire que les deux termes se trouvent mis en opposition. Des juristes comme Ateius Capito ou Gaius32 montrent que, sous l’Empire, on continuait à mobiliser, au moins théoriquement, cette division traditionnelle de la cité. Sur un plan plus pratique, il faut bien noter que, malgré la perte de sens de l’opposition patricio-plébéienne au ier s. av. J.-C., il y avait au moins un domaine où elle survivait, celui des assemblées de la plèbe (conciles plébéiens ou comices tributes33), rassemblées sur la base de la division en tribus mais excluant les patriciens. Ces assemblées permettaient l’élection des tribuns de la plèbe et des édiles plébéiens, et, convoquées et présidées par les tribuns de la plèbe, permettaient de voter des lois. Depuis la lex Hortensia (287 av. J.-C.), ces lois votées par la plèbe s’appliquaient au peuple dans sa totalité (donc également aux patriciens)34. Toutefois, dans la langue, on conservait une distinction entre les textes votés par les seuls plébéiens, appelées plebiscita, et les lois votées par l’ensemble du corps civique, assemblé en comices, appelées iussa populi. L’ancienne distinction explique donc un certain nombre de coordinations entre plebs et populus dans les sources : la colligation apparaît dans des contextes juridiques, tout particulièrement par l’intermédiaire des citations littérales de textes de loi, mais également dans des passages de style plus relâché35. En ce sens, elle semble appartenir à la langue administrative, celle de la renuntiatio du vote par exemple36, ou encore (mais le cas est semblable) celle qui se donnait à lire dans la suscription des lettres officielles, à l’image d’un Plancus s’adressant « au Sénat, au peuple et à la plèbe de Rome » (populo plebique Romanae, Cic., Fam., 10.8)37. La distinction était encore assez évidente au début du iiie s. apr. J.-C. pour qu’un auteur comme Cassius Dion la mobilise au sujet des élections sous César, dans un passage où l’historien insiste sur l’aspect traditionnel de la procédure38. À l’époque impériale, ce type de désignation double était mobilisé dans d’autres contextes tout aussi officiels : on songe par exemple à une dédicace en l’honneur de Titus, dont les dédicants sont « la plèbe urbaine qui reçoit le blé public et les trente-cinq tribus » (plebs urbana quae frumentum publicum accipit et tribus [XXXV]39). Tribus ou XXXV tribus ou encore plebs XXXV tribuum étaient devenues des façons courantes pour désigner la plèbe urbaine sous l’Empire ; la plebs urbana quae frumentum publicum accipit renvoie à la plèbe frumentaire, soit un sous-ensemble des « trente-cinq tribus », les plébéiens qui jouissaient du privilège des distributions de blé40. Dans ces cas de figure, populus et plebs sont coordonnés ou juxtaposés, mais désignent des réalités différentes, du moins au plan juridique, même si les groupes sociaux pouvaient se recouper dans une perspective sociologique.

  • 41 S’ajoutent aux cas traités ci-dessous les exemples d’emploi de populus et plebs en (...)
  • 42 La collocation uulgus et populus (et formules équivalentes) se trouve troi (...)
  • 43 Quint., I.O., 9.4.118-120 ; sur la geminatio, Cic., De Or., 3.206.
  • 44 Pour cette analyse, qui va à l’encontre de certaines des conclusions de F. (...)

14À côté de ce premier ensemble d’occurrences, certains emplois de populus et plebs en coordination doivent être lus comme une forme de redoublement stylistique, les deux termes renvoyant strictement au même groupe social41. Cette lecture est validée par les auteurs anciens eux-mêmes. La première phrase de la seconde action contre Verrès en fournit un bon exemple : s’appuyant sur l’état de l’opinion, Cicéron évoque « les propos de la foule et l’opinion du peuple » (sermo uulgi atque opinio populi, Cic., II Ver., 1.1), deux syntagmes qui paraissent ici désigner la même réalité politique. Dans ce système d’équivalence, sermo et opinio sont employés comme synonymes, ainsi que uulgus et populus42. Le passage est commenté par Quintilien comme un exemple de geminatio, procédé rhétorique donnant à l’auditeur un sentiment de plénitude (plenum) bienvenu43. En ce sens, il ne faut pas toujours chercher à dessiner une ligne de démarcation franche entre plebs et populus (ou deux autres dénominations du corps civique), puisque, même coordonnés, ces termes pouvaient désigner des ensembles qui se confondaient complètement (comme dans ce texte de Cicéron). Certaines occurrences peuvent même être analysées comme des hendiadyins, lorsque la relation de dépendance qui devrait unir les deux substantifs est remplacée par une coordination. Plusieurs auteurs ont su exploiter les potentialités expressives de l’hendiadyin pour caractériser de deux façons complémentaires le comportement des segments infra-équestres de la cité. Tacite, par exemple, emploie à plusieurs reprises populus et uulgus (« le peuple et la foule »), un syntagme qui lui permet de désigner le corps civique à la fois dans sa dimension institutionnelle, comme populus, et dans sa dimension psychologique, comme uulgus (foule dont le comportement est réglé à ses yeux par des lois psychiques immuables et qui s’était imposée comme une nouvelle actrice politique sous le principat)44.

2.3. Vers un nouveau sens de populus sous l’Empire : le populus comme plèbe frumentaire

  • 45 Sur la carrière de Caelius Rufus, voir Rosillo-López, 2022, p. 87‑91.
  • 46 C’est pourtant l’opinion de Cavarzere, 1983, ad loc., qui traduit « le classi inferiori in (...)
  • 47 En ce sens, il semble difficile de soutenir, comme le fait Martin, 2004, que populus (...)
  • 48 Knopf, 2018, p. 26 aboutit à une conclusion proche pour Cic., De Orat., 3.196 (...)

15C’est donc au cas par cas qu’il faut trancher entre ces deux possibilités : populus et plebs comme deux ensembles différents ou comme deux désignations synonymiques, avec redoublement expressif. Une lettre écrite par M. Caelius Rufus à Cicéron pendant la guerre civile de César (48 av. J.-C.) révèle toute la difficulté à comprendre l’articulation entre ces deux substantifs. Le correspondant de Cicéron, qui a embrassé le parti césarien et se trouve à Rome, écrit au consul de 63, lequel a rejoint Pompée en Grèce45. L’état d’esprit du jeune épistolier semble pour le moins confus – malgré les premiers succès de César, il paraît regretter de se trouver dans le camp césarien –, et sa description de l’opinion publique à Rome est délicate à comprendre. Caelius affirme en effet « [avoir] réussi à faire que la plebs, principalement, et même le populus, qui auparavant était de notre côté, fût du vôtre » (effeci, ut maxime plebs et qui antea noster fuit populus uester esset, Cic., Fam., 8.17.2, trad. CUF modifiée). Plebs et populus sont coordonnés mais peuvent difficilement être co-référentiels, puisque, à en croire Caelius, les deux groupes évoqués ne partageaient pas, jusqu’à peu, les mêmes opinions politiques. Populus pourrait avoir ici son sens plein (« l’ensemble du peuple », selon la traduction de J. Beaujeu), et plebs ne désigner que les segments infra-équestres du corps civique (« le petit peuple », traduit Beaujeu). Toutefois, cette interprétation ne donne pas pleinement satisfaction. D’une part, il serait étrange que Caelius évoque d’abord l’opinion de la plebs, puis celle du populus, dont cette plebs constituerait une partie46. S’il s’agissait de dire que, grâce au ralliement de la plebs au courant plébéien, l’ensemble du peuple serait désormais hostile à César, par une sorte de bascule majoritaire, l’épistolier aurait probablement précisé populus par uniuersus, voire omnis ou totus. D’autre part, et surtout, la phrase précédente mentionne déjà la sympathie des ordres (ordo) au camp pompéien : « car ici, excepté une poignée d’usuriers, il ne reste plus une personne ni un ordo qui ne soit pompéien » (nam hic nunc praeter feneratores paucos nec homo nec ordo quisquam est nisi Pompeianus, Cic., Fam., 8.17.2, trad. CUF modifiée). L’articulation entre le singulier collectif ordo, qui désigne sans doute les deux ordines supérieurs, et la description de la plebs et du populus est franche, par un equidem iam effeci (« quant à moi, je suis maintenant parvenu à ce que… »)47 : si les sénateurs et chevaliers restés à Rome étaient déjà ralliés à Pompée, le basculement de la plebs et du populus du côté du Magnus était un résultat politique dont Caelius, par ses projets de loi populares, pouvait revendiquer comme un accomplissement personnel auprès des Pompéiens. Sur le plan lexicologique, la conclusion qui s’impose est que Caelius distingue, quoique de manière assez confuse, trois groupes dans cette lettre : les élites équestres et sénatoriales (ordo), le peuple (populus) et la plèbe (plebs). Populus serait en ce cas employé de façon surprenante pour désigner non plus l’ensemble des citoyens sans distinction de statut (selon son acception première), mais une fraction du corps civique située en-deçà des ordines supérieurs, mais distinguée pourtant de la plèbe elle-même48.

  • 49 Nicolet, 1985, p. 801‑813.
  • 50 En particulier Marc-Antoine Muret et Juste Lipse.
  • 51 Nicolet, 1985, p. 837‑838.

16Quoique étonnant, cet emploi spécifique de populus n’est pas isolé et semble se généraliser à l’époque impériale. Tacite lui-même en fournit un bon exemple, dans le seul cas de coordination de populus et plebs situé hors du premier livre des Histoires. Au tout début des Annales, au sujet des legs d’Auguste, l’historien affirme que le premier empereur de Rome légua quarante-trois millions cinq cent mille sesterces « au peuple et à la plèbe » (populo et plebi, Tac., Ann., 1.8.2) ; Suétone détaille : « il léguait au peuple romain quarante millions de sesterces, aux tribus, trois millions cinq cent mille » (legauit populo Romano quadringenties, tribubus tricies quinquies sestertium, Suét., Aug., 101.3). Le rapprochement des deux témoignages illustre la synonymie habituelle sous l’Empire, on l’a dit, entre plebs (chez Tacite) et tribus (chez Suétone). Toutefois, l’interprétation ne va pas de soi au plan historique, comme l’a montré Cl. Nicolet49. En effet, si populus désignait ici l’intégralité des citoyens et la plebs (ou les tribus) la seule plèbe frumentaire, les sommes léguées par le premier princeps seraient bien trop faibles. En revanche, les indications des auteurs anciens sont cohérentes si l’on considère que les 3,5 M HS furent légués collectivement à chaque tribu, et que les 40 M HS furent légués aux seuls membres de la plèbe frumentaire, soit un don d’environ 250-300 HS par personne. Telle est la conclusion plus crédible à laquelle aboutit Nicolet, revenant d’ailleurs à l’interprétation des commentateurs de Tacite à la Renaissance50. Populus serait ici synonyme de ce que Fronton (Front., Prém. Hist., 20) sera le premier à nommer plebs frumentaria, soit la partie favorisée de la plèbe qui était inscrite sur les listes de bénéficiaires des distributions de blé. Cette lecture, très surprenante car elle confère à populus un sens finalement très restreint, est confirmée par un texte également cité par Nicolet51 du Pangéryique de Pline, dans lequel le panégyriste affirme à trois reprises que le congiaire marquant l’avènement de Trajan a bénéficié au populus (par opposition aux soldats et aux tribus), avant de reprendre ce syntagme par plebs Romana (Plin., Pan., 25).

3. La plèbe avec ou contre le peuple ? Hiérarchies infra-équestres et opinion publique à la mort de Néron

17Résumons. Dans le tableau inaugural des Histoires, Tacite distingue, en deçà du cens équestre, la « partie saine du populus », qui reprend espoir après la mort de Néron, et la « plebs sordide », qui s’en désole. Eu égard aux nombreuses oppositions entre populus et plebs dans le livre I des Histoires, il semble logique de faire de pars populi integra un génitif explicatif, et de considérer que plebs et populus sont ici dans un rapport d’exclusion, et non d’inclusion, ce qui ne constituerait pas une nouveauté, comme les textes cités dans la section précédente le prouvent. Mais entre la plèbe et le peuple, la ligne de fracture était-elle d’ordre social, voire sociologique (différence de conditions matérielles de vie), ou plus simplement politique (division sur la question néronienne) ?

3.1. Plèbe « intégrée » contre plèbe « en haillons » : une interprétation sociologique de Tac., Hist., 1.4.3

  • 52 En ce sens, il ne faut sans doute pas chercher dans l’opposition populus / plebs de Ta (...)

18La délimitation socio-économique de la pars populi integra et de la plebs sordida n’est pas évidente, mais le rapprochement avec les cas de populus dans les textes d’époque impériale renvoyant à la partie stable de la plèbe qui bénéficiait des distributions frumentaires (cf. supra) conduit à penser que la pars populi integra renvoie à la partie du peuple la mieux intégrée (au sens sociologique du terme) dans la cité, celle qui jouissait du privilège, à la fois matériel et symbolique, des frumentationes. Il serait alors tentant de penser que la plebs sordida se composerait de citoyens n’ayant pas accès aux frumentationes, de journaliers ou d’affranchis sans emploi récurrent52.

  • 53 Avec le sens très relatif de pauper dans les sources littéraires, cf. Veyn (...)
  • 54 Courrier, 2014, p. 298‑426. Nous rejoignons donc la conclusion de C. Courr (...)
  • 55 Courrier, 2014, p. 302.
  • 56 Veyne, 2005, p. 119‑120. Sur le sujet du travail manuel libre, voir Brunt, (...)

19Concernant ce populus tacitéen, il faut noter que, d’un point de vue moral, la valorisation d’un « petit peuple » pauvre53, mais honnête, peut être mise en parallèle avec de nombreux autres syntagmes dans la documentation littéraire : pensons au populus non infimus prompt à s’enflammer pour une accusation de lege Scantinia selon Caelius (Cic., Fam., 8.12.3), au tunicatus popellus d’Horace (Hor., Épît., 1.7.65), ou encore au tunicatus hic populus dont Tacite lui-même parle dans le Dialogue des Orateurs (Tac., Dial., 7.4). Les deux dernières citations montrent bien une certaine humilité de ce groupe social, qui se revêtait de la tunique commune et non de la toge, mais également la sympathie qu’il suscitait chez des auteurs comme Horace et Tacite, une proximité rendue par le démonstratif hic dans la dernière expression. Structurellement, si l’on adopte l’analyse de C. Courrier, cette partie « médiane » de la plèbe, à laquelle se trouve réduit dans ces témoignages le populus idéalisé, se distinguait de l’élite de la plèbe, la plebs media, composée notamment d’appariteurs, de commerçants ou d’entrepreneurs liés au pouvoir, proche à la fois par son capital économique et sa culture des élites équestres et sénatoriales, et exclue des distributions frumentaires54. Par en bas, ce populus était fermement différencié, dans l’esprit des auteurs, de ce que Tacite et ses contemporains nomment la plebs sordida. Dans cette « dernière plèbe » (ima plebs, Juv. 8.44-52) devaient se trouver les nombreux travailleurs journaliers, qui étaient employés de façon ponctuelle sur les chantiers impériaux ou par les grandes familles romaines55, et dont les conditions matérielles d’existence étaient moins stables que celles des tabernarii et opifices : c’est ce groupe que Suétone désigne dans un passage bien connu de la Vie de Vespasien par le terme plebicula, « petite plèbe » (Suét., Vesp., 18)56.

  • 57 Lire par exemple l’analyse que donne Fr. Favory de la composition des bandes de Milon (...)
  • 58 Cela se voit dans un passage comme Tac., Hist., 2.92.3, dans lequel les af (...)
  • 59 Voir par exemple le vocabulaire utilisé par Asconius au sujet des soutiens à la propos (...)
  • 60 Le passage se présentant comme une citation des acta Vrbis, on peut même se demander s (...)
  • 61 Si Cels Saint-Hilaire, 2002 a bien montré qu’il ne faut pas surinterpréter le passage (...)
  • 62 Sur cette « constitution » de Tibère, Nicolet, 1966, p. 140‑142.

20Toutefois, il ne faut pas tenir les auteurs anciens pour des sociologues avant l’heure et considérer qu’ils cherchent à délimiter des seuils francs (en particulier au plan économique) pour catégoriser le peuple, qui bien souvent revêtait un intérêt au mieux secondaire à leurs yeux. D’un côté, les exagérations rhétoriques brouillent bien souvent les lignes, à l’image d’un Tacite affirmant que Marius, issu de l’ordre équestre, ou à tout le moins d’une partie très fortunée de la plèbe, était issu de la plebs infima (Tac., Hist., 2.38.1). De l’autre, la ligne de partage au sein de la foule urbaine entre une partie « saine » et une partie « sordide » pouvait, il est vrai, être appréciée en termes moraux : en cela, l’analyse de Yavetz reste largement valable. Dans la spectrographie tacitéenne, la pars populi integra est d’autant plus raisonnable qu’elle est liée, d’une façon ou d’une autre, aux élites civiques de Rome, et la plebs sordida est d’autant plus corrompue qu’elle partage les aspirations des créatures de Néron et des esclaves (seruitia). Cependant, sur ce point encore, la notice de Tacite pourrait être plus précise qu’on le croit habituellement. Certes, le soupçon de collusion entre plèbe infime et esclaves appartient à une rhétorique discréditante que Tacite répète à l’envi, et qu’il n’a pas inventée57. Mais les sources littéraires insistent fréquemment sur la distinction entre une plèbe ingénue et une plèbe d’origine servile, composée des affranchis et des fils d’affranchis, et présentée, précisément, comme une plebs infima. Ce qui joue ici, ce n’est plus un regard économique, car les distinctions de fortune n’étaient pas nécessairement marquées entre affranchis et plébéiens nés libres, mais un regard moral, puisque, pour ces auteurs, l’origine servile était une tare qui pouvait poursuivre sur plusieurs générations les esclaves affranchis et leurs descendants58. Les auteurs de l’époque républicaine présentent déjà à plusieurs reprises cette partition du corps civique par le critère de la descendance servile59 ; toutefois, c’est surtout au ier s. apr. J.-C. qu’elle se développe pleinement, notamment chez Pline l’Ancien. Celui-ci dissocie dans son œuvre la plebs ingenua (Plin., N.H., 7.6060), syntagme dont la première attestation pour nous remonte à Ovide (Ov., Mét., 9.671), de la plebs libertina (Plin., N.H., 14.48), une expression qui ne s’est conservée que chez lui. Sans rentrer dans le détail de ces textes ou de la signification exacte de libertinus (affranchis ou fils d’affranchis ?61), il est important de relever que les affranchis et leurs descendants directs étaient parfois pensés comme une catégorie à part et à ce titre distinguée du reste de la plèbe : à titre d’exemple, le même Pline rappelle (Plin., N.H., 33.32) que, sous le règne de Tibère, on interdit le ius anuli aux affranchis, fils d’affranchis et petits-fils d’affranchis ; autrement dit, il fallait être ingénu depuis trois générations pour y prétendre62.

  • 63 Par ex. Tac., Ann., 4.27.2. Sur ce thème, Engel, 1972, p. 139‑144.

21La plèbe libertine serait alors ce que Juvénal, dans un texte déjà évoqué (Juv. 8.44-52), appelle l’ima plebs, les humiles, la pars ultima uolgi, ceux qui, quoique citoyens, ne sont pas capables de citer la patrie de leurs parents, soit parce qu’ils ont des étrangers dans leur ascendance, soit, comme on le croit ici, parce qu’ils descendent d’esclaves. Chez Tacite, sensible à ces questions, la solidarité d’une partie de la plèbe avec les esclaves et les affranchis est évidente et bien connue. S’il y a un reproche moral en jeu, et une certaine angoisse face à la penuria ingenuorum63, il n’empêche pas que le regard opère aussi une distinction sociologique, sinon juridique, comme lors du débat au Sénat relatif aux affranchis coupables d’ingratitude envers leurs anciens maîtres (56 apr. J.-C.), à l’occasion duquel l’historien distingue le corpus que forment les liberti des libertini et des ingenui (Tac., Ann., 13.27.1). Sur le plan politique, l’analyse est claire : puisqu’une partie de la plèbe descend d’esclaves affranchis, dont elle a conservé les vices topiques, il est naturel qu’elle soit conduite à défendre ou s’allier avec les serui lorsque les circonstances s’y prêtent. Et, de fait, les convergences d’intérêt entre une plèbe parfois qualifiée de sordida ou d’egentissima et les esclaves apparaissent à plusieurs reprises dans notre documentation, tout particulièrement dans les années 60 apr. J.-C., aussi bien chez Tacite que chez Suétone, comme on le verra dans la section suivante. Replacée dans ce contexte, l’association entre la plebs sordida et les deterrimi seruorum de Tac., Hist., 1.4.3, deux groupes unis dans leur affliction et leur propension à écouter les rumeurs, apparaît profondément cohérente aussi bien avec le cadre historique qu’avec les formules tacitéennes.

  • 64 Selon C. Virlouvet, être ingenuus était « une condition sine qua non à la (...)
  • 65 Veyne, 2005, p. 155‑158 met la question de l’opinion au cœur de l’opposition entre (...)

22Deux facteurs, l’un socio-économique, l’autre statutaire, pouvaient donc distinguer dans l’esprit de Tacite le peuple intègre et la plèbe sordide : d’une part, le premier se superposait peut-être à la plèbe frumentaire, tandis que la seconde était précarisée par une moindre stabilité d’emploi et une difficulté, voire une impossibilité d’accès aux frumentationes ; d’autre part, au peuple intègre majoritairement composé d’ingénus s’opposait sans doute pour Tacite une plèbe sordide dont les rangs étaient grossis par les affranchis. Sans perdre de vue ces distinctions, il faut observer dans un dernier temps que ces clivages, latents et se superposant partiellement64, étaient redoublés par la question toute politique, et beaucoup plus centrale pour l’historien, des choix partisans de ces deux groupes et de leur positionnement face à la figure de Néron65. Cette question avait en effet creusé un fossé au sein de la plèbe urbaine, une partie d’entre elle suivant les intérêts des « grandes familles » en s’opposant au dernier Julio-Claudien, tandis qu’une autre restait fidèle au prince, semblable en cela aux parasites de la cour néronienne.

3.2. De la division à la réconciliation : enjeux mémoriels de la figure de Néron dans le corps civique (juin 68-janvier 69)

  • 66 Sur la correspondance entre les deux textes, Courrier, 2014, p. 900.
  • 67 Également dans un sens analogue une remarque attribuée à Galba par Tacite : Nero a (...)
  • 68 Dans divers travaux (Flaig, 2002 ; Flaig, 2003 ; Flaig, 2010 ; Flaig, 2014), E. Fla (...)
  • 69 Toutefois, les témoignages d’hostilité à Néron qui suivirent immédiatement l’assass (...)
  • 70 On pourrait mentionner le témoignage de Suétone, selon lequel Néron se produisit d’ (...)

23À la lecture de la spectrographie initiale des Histoires, la fracture mémorielle au sein de la plèbe à la mort de Néron est incontestable ; le témoignage est d’autant plus recevable que Suétone rapporte, en des termes certes plus vagues, le même type de phénomène (Suét., Nér., 57.1-2)66 : une fois connu le décès du prince, la plèbe, « coiffée de bonnets phrygiens » (plebs pilleata), manifesta sa joie ouvertement, tandis que certains (non defuerunt qui) continuèrent longtemps à honorer de différente manière le souvenir de l’empereur67. Cette division d’opinion remonte sans doute au début des années 60, à un moment où le comportement de Néron commença à lui aliéner une partie de ses soutiens plébéiens. Sur ce sujet, l’incohérence apparente des sources a ouvert un débat quant à la popularité ou à l’impopularité du prince au-delà des cercles sénatoriaux68. Mais cette incohérence disparaît si l’on accepte que la plèbe fût divisée sur la question, et que cette division se trouva masquée par l’habituelle imprécision des sources, promptes à rattacher à la plèbe ou au peuple en général des mouvements d’opinion qui, en réalité, traversaient la foule urbaine et la polarisaient. De fait, dès 54, une partie de celle-ci (uulgus) s’interrogeait sur la compétence de Néron (Tac., Ann., 13.1.1) ; des segments (non aristocratiques) de la population soutinrent ensuite (informellement) différents capaces imperii, qui jouissaient d’une grande popularité auprès d’eux, à l’instar de Rubellius Plautus (en 60-62 : Tac., Ann., 14.22.1, 14.58.2-3) et de Pison (en 65 : Tac., Ann., 15.48.2, 15.59.1, 15.73.1), ou se récrièrent contre l’assassinat d’Agrippine (en 5969), puis contre le renvoi d’Octavie (en 62 : Tac., Ann., 14.59.3-60, 14.61.1, 14.63.2 ; Suét., Nér., 35.4) ; lors de l’incendie de Rome (en 64), l’impopularité de Néron accrédita des rumeurs diverses sur sa culpabilité ou son opportunisme politique (Tac., Ann., 15.39.3 et 15.44.2-5) ; enfin, au printemps 68, les tribus urbaines refusèrent le dilectus ordonné par Néron (Suét., Nér., 44.2), le condamnant ainsi à affronter seul les défections successives des légions. Toutefois, les mêmes termes (populus, plebs, uulgus) sont également employés par les auteurs pour évoquer des manifestations favorables à Néron sur la même période, à l’instar de la ferveur du public devant sa participation aux spectacles en 59 (populus et uulgus, Tac., Ann., 14.14.2)70 et lors des seconds Neronia en 65 (uulgus et plebs urbis, Tac., Ann., 16.4.3-4), ou de son retour triomphal de Grèce en 68, qui, selon Cassius Dion, fut accueilli par des acclamations sincères par les Romains, aristocrates ou non (Cass. Dio. 62.20.5). De la mort de Néron jusqu’au début de l’année 69, le souvenir de Néron était encore mobilisé par une partie de la population romaine contre Galba, opposé en tout point à la jeunesse, à la sensibilité artistique et à la leuitas du prince disparu (Tac., Hist., 1.7.3).

  • 71 Sur l’épisode, voir la synthèse de Cosme, 2012, p. 36‑40. Selon Tacite (Tac., Hist.(...)
  • 72 Le rapprochement entre les deux textes remonte à Van Berchem, 1939, p. 76, que nous (...)

24La spectrographie de Tac., Hist., 1.4.3, par son rôle explicatif et sa position liminaire, fait à ce titre exception puisque, effectuant un bilan rétrospectif et synthétique des affiliations partisanes à la fin de la dynastie julio-claudienne, l’historien constate que cette opposition idéologique est devenue structurante au sein de la plèbe et la cristallise dans l’opposition lexicale entre populus et plebs. Si, en suivant notre analyse, populus (la pars populi integra) renvoie à la plèbe frumentaire, son hostilité à Néron se retrace assez bien. En 64, après un premier projet avorté de départ pour la Grèce, Tacite signale l’importance que la plèbe (plebs) accorde à la présence physique du prince à Rome, « avide de plaisir et, ce qui est son principal souci, craignant, en cas d’absence, une pénurie de blé » (uoluptatum cupidine et, quae praecipua cura est, rei frumentariae angustias, si abesset, metuenti, Tac., Ann., 15.36.4). Après son séjour en Grèce et son retour dans l’Vrbs (68), la rébellion de Vindex et la rétention du blé par Clodius Macer en Afrique71 provoquèrent de graves perturbations dans le ravitaillement et la stabilité du marché, qui déclenchèrent des vagues d’opposition au sein de la population romaine selon Suétone (Suét., Nér., 45), dans un contexte où les tribus avaient refusé le dilectus ordonné par l’empereur (Suét., Nér., 44.2). La fracture pourrait remonter aux mesures prises juste après le grand incendie de Rome, lorsque l’empereur suspendit, selon Dion Cassius, les distributions de blé (Cass. Dio. 62.18.5) mais fit baisser le cours des denrées, selon Tacite (Tac., Ann., 15.39.2), préférant ainsi défavoriser la partie la plus favorisée de la plèbe urbaine pour soulager le plus grand nombre72.

  • 73 Nous nuancerions ainsi l’idée d’obligation mise en avant par Badel, 2006, p. 73‑74, (...)
  • 74 Selon la thèse classique de Veyne, 1976, p. 701, qui s’appuie, sans doute de façon (...)
  • 75 Notons cependant que, si la plèbe de Rome est régulièrement l’objet des critiques m (...)

25Nous avons perdu la fin des Annales, dans laquelle ces dissensions intra-plébéiennes étaient peut-être rapportées dans une phraséologie proche de celle de Tac., Hist., 1.4.3. Celles-ci peuvent cependant expliquer à la fois la lettre du tableau initial des Histoires et les multiples colligations entre plebs et populus du livre I du récit tacitéen de la guerre civile. Concernant la spectrographie elle-même, on comprend que la plebs sordida soit associée au monde du spectacle (circo ac theatris sueta), qui agit comme une métonymie de la politique néronienne et désigne une nouvelle forme de régulation sociale, comme l’a démontré Chr. Badel. Inversement, magnis domibus adnexa peut s’interpréter comme une alliance circonstancielle d’intérêts entre la partie stable de la plèbe urbaine et les grandes familles, articulée autour de l’opposition à Néron. De fait, adnectare, en particulier chez Tacite, n’implique pas forcément un rapport d’obligation entre le populus et les magnae domus73. À propos des relations diplomatiques de la ville de Crémone, adnexus s’oppose à conubium et semble désigner des relations moins étroites et moins institutionnalisées que le mariage (Tac., Hist., 3.34.1). Un exemple proche sur le plan grammatical se trouve dans la notice nécrologique de Livie qui « se rattacha au sang d’Auguste par l’union d’Agrippine et de Germanicus » (sanguini Augusti per coniunctionem Agrippinae et Germanici adnexa, Tac., Ann., 5.1.2, traduction personnelle). L’idée d’association est présente, mais le rattachement est présenté comme artificiel, opportuniste, voire contre-nature. Ces autres occurrences éclairent le tableau de Tac., Hist., 1.4.3 si l’on se rappelle que la plèbe frumentaire ne partageait pas traditionnellement les opinions des grandes maisons sous l’Empire, étant engagée avec les aristocrates dans une compétition pour obtenir une relation privilégiée avec l’empereur74. Il faudrait alors comprendre que la fin du principat néronien fut si désastreuse que, fait exceptionnel, une partie de la plèbe était désormais « ralliée » (telle est la traduction pour laquelle nous opterons en fin de compte pour adnexa) « aux grandes maisons » (magnis domibus) dans son hostilité à Néron, empereur que la plèbe sordide, elle, continuait à défendre. Dans la perspective d’un sénateur comme Tacite, il était surprenant de voir une partie de la plèbe urbaine s’aligner avec les ordres supérieurs contre un empereur dont la leuitas n’était plus à prouver. Mais ce comportement politique valait à cette plèbe intègre les louanges (singulières75) de l’historien.

  • 76 Tac., Hist., 1.76.3 doit être mis à part, étant donné qu’il s’agit ici de la popula (...)
  • 77 Sur la chronologie, on peut s’appuyer sur Benoist, 2001.
  • 78 Sur la réputation de Galba et la circulation des nouvelles au début de l’année 69, (...)
  • 79 Les motivations économiques à l’œuvre dans les choix partisans de la plèbe urbaine (...)
  • 80 Sall., Cat., 48.1-2 ; Courrier, 2014, p. 513- 515 ; 780‑781 avec les références aux (...)

26Cette lecture est surtout en phase avec le reste des colligations entre populus et plebs dans le livre I des Histoires. De façon surprenante, si Tacite a voulu maintenir de manière aussi marquée la distinction entre les deux termes tout au long du livre I des Histoires, on remarque que, pour les trois autres coordinations (Tac., Hist., 1.35.1, 1.36.2 et 1.40.1) et les trois cas proches (Tac., Hist., 1.76.3, 1.82.2 et 1.89.1), la plebs (ou le uulgus) et le populus agissent de concert. Il n’y a plus de mention de dissensus quand le populus et la plebs manifestent leur soutien à Galba (Tac., Hist., 1.35.1 et 1.36.2), pas plus que lorsque la population comprend qu’Othon est toujours en vie (Tac., Hist., 1.40.1), quand le populus et la plebs s’affligent après la révolte des prétoriens (Tac., Hist., 1.82.2)ou subissent de plein fouet les difficultés matérielles de la guerre civile (Tac., Hist., 1.89.1)76. Il est pour le moins étonnant que Tacite ait voulu distinguer deux substantifs habituellement synonymes en ouverture des Histoires,pour ensuite signaler leur unanimité face aux premiers tourments de la guerre civile. Cependant, n’est-ce pas là précisément l’objectif de ces reprises lexicales ? Le tableau initial de Tac., Hist., 1.4.3 décrit l’état de l’opinion à la mort de Néron ; mais entre cet état des lieux liminaire (juin 6877) et la réapparition de populus et plebs en Tac., Hist., 1.35.1 (mi-janvier 69), plus de six mois ont passé. En août, la tentative de putsch de Nymphidius Sabinus a mené à la mort de l’usurpateur, à Rome même. Depuis octobre, Galba est présent dans l’Vrbs et y impose sa loi, non sans susciter des résistances au sein de la foule urbaine. Toutefois, conjuguée aux nouvelles alarmantes de la défection de plusieurs légions en Germanie, qui commencèrent à se répandre à partir du 10 janvier78, la sédition d’Othon auprès des prétoriens était à même de ressouder le corps civique en un réflexe légitimiste qui profitait au prince régnant, Galba. En suivant cette analyse, l’insistance ostensible de Tacite autour de l’unité du populus et de la plebs en faveur de l’empereur légitime met en évidence la volonté des Romains de protéger leur ville des dégâts de la guerre civile et leur recherche d’une stabilité qui était vitale pour leurs intérêts économiques79. Face à ces enjeux, la popularité posthume de Néron dans une partie du corps civique et son corollaire, l’hostilité à la figure de Galba, ne firent pas le poids. Toutes choses égales par ailleurs, ce type de retournement fait penser au comportement de la plèbe urbaine au moment de la conjuration de Catilina : favorable au programme politique popularis du conspirateur, elle cessa de le soutenir lorsque devint manifeste le risque de dégâts concrets à Rome80.

27L’auteur des Histoires insiste d’ailleurs sur le point de basculement que représentèrent ces quelques jours de début janvier 69, lorsque le conflit général, qui semblait avoir été évité à la fin du règne de Néron, apparut soudain comme inéluctable, et redistribua donc les affinités partisanes à Rome. Peu après qu’Othon eut amorcé son coup, une foule afflua sur le Palatin pour signifier son soutien à Galba (Tac., Hist., 1.32.1) :

  • 81 « Déjà la plèbe entière remplissait le Palatin, mêlée aux esclaves, et leurs cris d (...)

Vniuersa iam plebs Palatium implebat, mixtis seruitiis et dissono clamore caedem Othonis et coniuratorum exitium poscentium ut si in circo aut theatro ludicrum aliquod postularent ; neque illis iudicium aut ueritas, quippe eodem die diuersa pari certamine postulaturis, sed tradito more quemcumque principem adulandi licentia adclamationum et studiis inanibus. 81

  • 82 Idée avancée par Veyne, 2005, p. 159‑160 au terme d’une démonstration un peu différ (...)

28L’aspect très moralisateur du passage et les stéréotypes habituels qui y sont exprimés ne doivent pas dissimuler que la plebs dont il est question est très proche de la plebs sordida de Tac., Hist., 1.4.3 : elle se compromet avec les esclaves et témoigne par ses clameurs de son habitude du cirque et du théâtre. Il s’agit donc sans doute d’un groupe analogue. Mais désormais, loin de critiquer Galba et de lui opposer la mémoire de Néron, comme cela avait été le cas continuellement entre l’été 68 et le début de l’année 69, cette partie de la foule urbaine courait se mettre sous la protection du prince et lui demandait d’agir contre un usurpateur, Othon, qu’elle aurait pu soutenir spontanément, eu égard à sa proximité passée avec Néron. Si l’on passe outre les sentences tacitéennes, un tel texte illustre bien comment une menace pressante et concrète sur la stabilité politique pouvait encourager un certain légitimisme au sein de la plèbe urbaine (c’est d’ailleurs le sens même de l’expression tradito more quemcumque principem adulandi) et faire assez brusquement évoluer l’opinion publique. La qualification d’uniuersa signale peut-être que, pour Tacite, la plèbe retrouva à partir de ce moment son unité et réagit en bloc en soutien au prince légitime82.

  • 83 La phraséologie du passage semble imiter les discours anonymes que l’on trouve dans (...)

29L’unité retrouvée de la plèbe et du peuple est manifeste à plusieurs autres endroits du livre I des Histoires. Peu après la mort spectaculaire de Galba sur le forum, on apprit que la sédition de certaines légions du Rhin s’était transformée en une véritable usurpation, qui s’était trouvée en Vitellius un capax imperii digne de ce nom : l’affrontement général était à présent inévitable (Tac., Hist., 1.50). Même si Tacite donne une forme très artialisée à la réaction plaintive de la cité83, il est intéressant pour notre propos de relever qu’elle est attribuée à l’ensemble des citoyens. Or, le tableau prend à nouveau les atours d’une spectrographie descendante : ce sont le Sénat (senatus), les chevaliers (eques) et le uulgus qui déplorent l’entrée dans la guerre civile (Tac., Hist., 1.50.1). Nulle mention à présent d’une division d’opinion dans les segments infra-équestres de la société. Quelques semaines plus tard, Tacite rapporte qu’Othon gracia Marius Celsus, proche de Galba et ancien consul désigné (Tac., Hist., 1.71.2) : à nouveau, la mesure recueillit le soutien des élites (primores) et d’un uulgus décrit comme unitaire. La plèbe urbaine s’accordait apparemment à nouveau pour défendre, a posteriori, l’image du vieil empereur, au point que le clivage d’opinion entre soutiens d’un régime néronien et soutiens de principat de Galba semble ne plus être d’actualité.

Conclusion : d’Othon à Vitellius, vers un nouveau clivage ?

  • 84 À divers degrés et en mobilisant des stratégies différentes, cf. Carré, 1999.

30On peut, en guise de conclusion, se demander combien de temps dura une telle unité ; question difficile, dans la mesure où Tacite ne fait pas émerger au-delà du livre I des Histoires une distinction nette entre populus et plebs. Toutefois, différentes mentions de mouvements d’opinion permettent de formuler l’hypothèse qu’Othon puis Vitellius, en exploitant le thème politique de la mémoire de Néron84, fractionnèrent à nouveau les orientations partisanes plébéiennes que la crise de janvier 69 avait un temps unifiées. À la toute fin du mois de janvier, Othon fit relever les statues de Poppée et hésita à célébrer la mémoire de Néron pour séduire le uulgus ; en retour, le populus l’acclama comme un nouveau Néron (Tac., Hist., 1.78.2). Populus signale peut-être ici l’imprécision de Tacite, surtout si l’on compare le témoignage de Suétone, qui attribue ce geste à la plebs infima (Suét., Oth., 7.2), et plus encore de Plutarque (Plut., Oth., 3.1), qui parle de la « multitude » (οἱ πολλοί) agissant dans les théâtres, qu’il distingue du « peuple » (ὁ δῆμος) qui a réclamé la mort de Tigellin quelques jours plus tôt (et que Tacite appelle aussi populus, Tac., Hist., 1.72.1). On pourrait retrouver ici des traces du fractionnement de l’opinion publique infra-équestre quant à la mémoire de Néron.

  • 85 Selon Chilver, 1979, ad loc. sur le détail de ces « droits », notamment le droit d’obten (...)
  • 86 Le glissement de populus (Tac., Hist., 1.4.3) à plebs (Tac., Hist., 2.92.3) est noté par (...)

31Inversement, la frange de la plèbe que s’était aliénée Néron dans la deuxième partie de son règne, la pars populi integra du tableau liminaire des Histoires, transparaît par moments dans le récit tacitéen, surtout à partir de l’accession au pouvoir de Vitellius. Lorsque la nouvelle de la première bataille de Bédriac fut connue à Rome, le populus (opposé au Sénat) célébra la mémoire de Galba (Tac., Hist., 2.55.1). De même, avant que l’orientation très clairement néronienne du principat de Vitellius ne devienne évidente à tous, une série de mesures prises par l’ancien légat de Germanie inférieure consista à rendre aux citoyens exilés par Néron leurs droits sur leurs affranchis (iura libertorum)85. Ces décisions furent saluées par les élites civiques (primores ciuitatis), mais aussi par la plebs, selon Tacite (Tac., Hist., 2.92.3), qui emploie une formule proche de celle de Tac., Hist., 1.71.2 pour désigner cette alliance surprenante entre riches et humbles. Même si une certaine hostilité générale envers les affranchis fortunés pouvait transcender les hiérarchies internes à la plèbe, le terme de plebs employé ici pourrait, en suivant notre modèle, désigner une seule fraction de la plèbe urbaine, celle qui est appelée pars populi integra en Tac., Hist., 1.4.3 et qui, après s’être rapprochée des opposants des ordres supérieurs à Néron dans les années 60, était à présent sensible à la restauration de leurs droits et de leur prestige social86. On comprend mal sinon comment une telle mesure, qui bénéficiait d’abord à la frange anti-néronienne de l’aristocratie sénatoriale, pouvait recevoir l’approbation des plébéiens chez qui le bref principat d’Othon avait revivifié le souvenir du dernier Julio-Claudien – ceux-là même dont Vitellius chercha le soutien au cirque et au théâtre et qui sont qualifiés par Tacite d’infima plebs dans le chapitre précédent (Tac., Hist., 2.91.2). En deux chapitres, ce sont donc deux réactions contradictoires de la plèbe qui sont à nouveau mises en lumière par le récit tacitéen ; mais à la différence de ce que l’on constate dans le tableau liminaire et tout au long du livre I des Histoires, le vocabulaire imprécis de l’historien (plebs et infima plebs) rend presque imperceptibles les hiérarchies sociales auxquelles s’arrimaient ces mouvements d’opinion clivés.

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Notes

1 Je remercie ici Cyril Courrier pour sa relecture et ses conseils toujours précieux. Les hypothèses présentées ici n’ont d’autre responsable que moi.

2 « La fin de Néron, après les premiers transports de la joie publique, avait provoqué des réactions diverses non seulement à Rome, chez les sénateurs, dans le peuple ou dans la garnison, mais dans toutes les légions et chez leurs chefs, car un secret du régime venait d’être divulgué : on pouvait faire un prince ailleurs qu’à Rome. Cependant, les sénateurs se réjouissaient : sur-le-champ, ils avaient recouvré leur liberté avec d’autant plus de hardiesse qu’ils avaient affaire à un prince nouveau et absent ; les chevaliers de premier rang éprouvaient presque autant de joie que les sénateurs ; la partie saine du peuple, liée d’intérêt aux grandes familles, les clients et les affranchis des condamnés et des exilés renaissaient à l’espérance ; la populace, habituée du cirque et des théâtres, et avec elle le rebut des esclaves ou ceux qui, ayant dévoré leur fortune, se nourrissaient du déshonneur de Néron, étaient consternés et à l’affût des racontars. » Sauf mention contraire, les traductions sont celles disponibles dans l’édition la plus récente de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles Lettres.

3 Courrier, 2014, p. 739 pour le terme.

4 Ces groupes partageant avec telle ou telle partie de la foule urbaine la même réaction face à la mort de Néron sont eux-mêmes subdivisés en deux, en sorte que le rythme binaire du passage (pars populi integra / plebs sordida) se réplique dans la mention de ces soutiens extérieurs à la plèbe. Les parallélismes entre les deux phrases et la construction rigoureuse du passage me semblent interdire de penser, comme l’y invite Badel, 2006, p. 74, qu’il y aurait un rapport d’inclusion entre la « partie intègre du peuple » et les clients/affranchis, tandis que « plèbe sordide » et les esclaves/membres de la cour de Néron renverraient à des groupes bien séparés. Les différences dans les coordonnants employés (-que pour le premier ensemble ; simul/aut pour le second) s’expliquent simplement par le souci de uariatio et la dissymétrie que pratique habituellement Tacite.

5 Damon, 2003, ad loc., les identifie comme des « parasites » de Néron.

6 Voir l’appendice à La plèbe et le prince (Yavetz, 1984, p. 191‑208), dont le passage de Tacite fournit le point de départ.

7 Pour un état des lieux détaillé et récent de la bibliographie, voir Courrier, 2014, p. 899‑903 ; Kröss, 2017, p. 74‑79.

8 L’analyse de Z. Yavetz est largement reprise : voir entre plusieurs exemples Flaig, 2019, p. 79‑81. Badel, 2006, l’a renouvelée en aboutissant à la conclusion que la plebs sordida, par sa fréquentation des spectacles,participait d’une institution de régulation sociale concurrençant l’institution clientélaire (dans laquelle s’inscrivait encore la pars populi integra).

9 Veyne, 2005 ; Courrier, 2014, p. 899‑903. Voir également une interprétation un peu différente du même passage, davantage orientée sur la « plèbe sordide », dans Veyne, 1976, p. 696‑699.

10 Notamment l’émendation textuelle : Ruysschaert, 1949 ; Claire, 2022. L’édition électronique et l’étude des principaux commentaires à Tacite à la Renaissance fait l’objet d’un travail en cours (projet Tacitus On Line, porté par I. Cogitore et L. Autin), accessible en ligne : tacitus.elan-numerique.fr. Les deux commentaires cités sont regroupés dans la grande editio uariorum de Pierre Chevalier, imprimée en 1608 à Paris. Sur ces commentaires et ce qu’ils disent de la réception de Tacite, voir l’article d’I. Cogitore dans ce même volume.

11 Publiées de façon posthume en 1607 : Claire, 2022, p. 495‑504 sur cet ouvrage.

12 Kröss, 2017, p. 77.

13 Ernout et Thomas, 2002, p. 42‑43 sur cette notion.

14 Constat partagé par Kröss, 2017, p. 75. Badel, 2006, p. 79‑81 traite le dossier dans son intégralité, mais conclut, dans le sillage de Z. Yavetz, à une « synonymie globale » entre populus et plebs et à des « effet[s] de redondance et non de distinction ».

15 Vulgus était devenu chez Tacite, et même plus largement à l’époque impériale, un synonyme de plebs ou de populus (dans son sens restreint), comme le note Serv., Com. Én., 1.148 (quidam « populum » totam ciuitatem, « uulgum » uero plebem significari putant). Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à une étude détaillée dans Autin, 2021, qui poursuit et nuance Yavetz, 1984, p. 189‑208 sur la question.

16 « Alors, ce ne furent plus seulement le peuple et la plèbe ignorante qui éclatèrent en applaudissements et en transports immodérés, mais la plupart des chevaliers et des sénateurs, passant de la peur à l’imprudence, forcèrent les portes du palais, se ruèrent à l’intérieur et se montrèrent à Galba […] »

17 « Tout retentissait de clameurs, de tumulte et d’exhortations mutuelles ; ce n’étaient pas, comme dans le peuple et la plèbe, les cris divers d’une adulation sans conviction, mais chaque fois que les soldats voyaient se joindre à eux un nouveau camarade, ils lui prenaient les mains, lui jetaient les bras autour du cou, le plaçaient à côté d’eux, lui dictaient le serment, recommandaient tour à tour l’empereur aux soldats, les soldats à l’empereur. »

18 « Dans le peuple et dans la populace, pas un mot, mais sur les visages la stupeur, et les oreilles tendues à tous les bruits ; ce n’était ni le tumulte ni le calme, mais le silence des grandes peurs ou des grandes colères. »

19 « […] Crescens, un affranchi de Néron – car ces gens-là aussi dans les temps de malheur s’octroient un rôle politique – avait offert un banquet à la plèbe pour fêter le récent avènement, et le peuple se hâta de faire le reste, sans mesure. »

20 « Le lendemain, comme dans une ville prise, les maisons étaient fermées, il n’y avait presque personne dans les rues, la populace était consternée ; les soldats tenaient les yeux fixés à terre et manifestaient plus de mécontentement que de repentir. »

21 « Mais la masse, la partie du peuple qui ne prenait pas part aux préoccupations de la politique, dont l’importance la dépassait, commençait à ressentir les maux de la guerre : tout l’argent servait aux besoins militaires, le prix des vivres augmentait ; de tels maux n’avaient pas autant éprouvé la plèbe pendant la révolte de Vindex, car Rome était alors en sécurité et la guerre provinciale engagée entre les légions et les Gaules semblait une guerre étrangère. »

22 Populus integer est une expression de Tite-Live (Liv. 9.46.13) que J. Hellegouarc’h rapproche dans la note correspondance de la CUF de la pars populi integra de Tacite (ainsi que de l’intacta perniciosis consiliis plebs de Vell. 2.3.2 ; on pourrait rajouter la plebs integra de Liv. 24.24.9). D’une façon tout à fait analogue, Tacite lui-même emploie en Tac., Hist., 3.74.2 sordida pars plebis, formule qui équivaut sans aucun doute possible à plebs sordida de Tac., Hist., 1.4.

23 Hellegouarc’h, 1963, p. 506‑512 et Cels Saint-Hilaire, 2007, p. 28‑29 pour l’évolution du sens de plebs.

24 Hellegouarc’h, 1963, p. 517‑518.

25 Sur cette notion de partes appliquée au corps civique, Moatti, 2018, p. 53‑64.

26 Cic., Sest., 137 par exemple, mais les occurrences sont nombreuses.

27 « Cependant, c’est pour moi qu’écrivit le plus éloquent des poètes, c’est en pensant à moi que joua le plus brillant et le plus courageux des acteurs, lorsque, montrant du geste tous les ordres, il accusait le sénat, les chevaliers romains, et le peuple tout entier : “Ainsi, vous consentez qu’en exil il demeure / Vous avez consenti qu’il soit banni d’ici / Et vous souffrez encor qu’il en reste banni ?” »

28 Sur l’utilisation du syntagme omnes ordines dans ce discours, qui a tendance à « brouill[er] toutes les catégories en un vague unanimisme », voir Martin, 2004.

29 Fastes de Préneste pour le 5 février. Sur cet épisode et le rôle de la plèbe, Courrier, 2014, p. 717‑718.

30 Yavetz, 1984, p. 189‑209 et l’introduction de ce dossier.

31 Pour l’époque républicaine, populus plebsque est généralement lu comme une formule renvoyant aux deux assemblées législatives centrales dans la vie politique que sont les comices centuriates et les conciles de la plèbe, cf. Humm, 2005, p. 423‑424, avec les références aux travaux antérieurs de K. Sandberg et J.-Cl. Richard. Knopf, 2018, p. 31‑33 a récemment abordé le problème dans l’œuvre de Cicéron ; il conclut que la plupart des coordinations entre deux dénominations du « peuple » (populus, mais surtout uulgus, turba, multitudo, faex…) doivent être lues comme désignant deux parties du corps civique ou deux façons bien distinctes de considérer le corps civique, et non comme des hendiadyins. Pour l’époque impériale, et spécifiquement les extraits de Tacite cités plus haut, Heubner, 1963, ad Tac., Hist., 1.35.1 penche pour une distinction d’ordre sociologique. En parlant de « syllepsis », Damon, 2003, ad Tac., Hist., 1.35.1 semble également penser que Tacite coordonne deux termes qui désignent deux réalités différentes ou deux manières différentes de considérer le peuple romain. J. Hellegouarc’h, dans les notes de la CUF, parle d’« antithèse dissymétrique de caractère éthique et littéraire, mais non institutionnelle et juridique », mais propose une autre interprétation pour Tac., Hist., 1.76.3 (plebs comme partie défavorisée du populus).

32 Ateius Capito est cité par Gell. 10.20.5 ; Gai., Inst., 1.3.

33 L’assimilation ou la distinction entre conciles plébéiens et comices tributes fait l’objet d’un débat historiographique ancien dans lequel on n’entrera pas ici : voir une synthèse chez Lanfranchi, 2015, p. 297‑299.

34 Sur cette évolution, résumée à grands traits ici, et les problèmes qu’elle soulève, ibid., 229‑238.

35 Cic., Att., 4.2 (NEQVE POPVLI IVSSV NEQVE PLEBIS SCITV) ; Cic., Leg. Agr., 2.27 (iniussu populi aut plebis). Également Cic., Leg., 2.31 ; Cic., Balb., 33 et 35 ; Cic., Phil., 12.12.

36 Cic., Mur., 1 (L. Murenam consulem renuntiaui, ut ea res mihi fidei magistratuique meo, populo plebique Romanae bene atque feliciter eueniret). Formule proche en Cic., V Ver., 5.36. Le rapprochement entre une distinction d’ordre législatif (plébiscites/lois) et une distinction d’ordre électoral (comme dans le texte du Pro Murena) n’est cependant pas évident et pose un problème chronologique, la seconde paraissant antérieure à la première. Sur la question, Richard, 1978, p. 110‑134.

37 Hellegouarc’h, 1963, p. 516 n. 2 (avec des exemples supplémentaires).

38 Cass. Dio. 43.47.1 : les magistrats sont élus ὑπό τε τοῦ πλήθους καὶ ὑπὸ τοῦ δήμου, en respectant la tradition (κατὰ τὰ πάτρια). Sur ces formules, voir l’article de M. Bellissime dans le présent dossier.

39 CIL VI, 943 (= ILS 6045) ; sur l’interprétation de ce document, Virlouvet, 1995, p. 232‑234, repris par Courrier, 2014, p. 15 n. 84, affirmant que deux acteurs différents se sont mobilisés, « les collectivités urbaines des trente-cinq tribus, à titre de corps, et les bénéficiaires du frumentum publicum, à titre individuel ».

40 Sur ces désignations officielles, voir, outre les références de la note précédente, l’étude importante de Nicolet, 1985. Un texte comme Plin., N.H., 19.53-54 montre bien les équivalences lexicales entre uulgus, plebs et tribus.

41 S’ajoutent aux cas traités ci-dessous les exemples d’emploi de populus et plebs en cooccurrence large (dans la même phrase ou le même paragraphe, sans lien de coordination), chez Tacite (Tac., Ann., 2.41.3) et ailleurs (Luc. 3.52-58, Stac., Théb., 1.168-170). Catalogue (surtout tacitéen) chez Yavetz, 1984, p. 199‑200. La distinction entre les deux termes est alors expliquée par des motifs stylistiques ou moraux (par exemple pour Tacite, Engel, 1972, p. 135‑139, Sünskes Thompson, 1993, p. 16‑17 ou Kröss, 2017, p. 79).

42 La collocation uulgus et populus (et formules équivalentes) se trouve trois fois chez Tacite (Tac., Dial., 7.4 ; Tac., Agr., 43.1 ; Tac., Hist., 1.89.1), mais est plutôt rare ailleurs : outre l’exemple de Cicéron cité, cf. toujours chez Cicéron Cic., Mur., 38, auxquels on peut ajouter un fragment de Pomponius apud Non. éd. Lindsay 750, et deux exemples chez Sénèque (Sén., Phèdr., 488 et Sén., Herc. f., 169-170).

43 Quint., I.O., 9.4.118-120 ; sur la geminatio, Cic., De Or., 3.206.

44 Pour cette analyse, qui va à l’encontre de certaines des conclusions de F. Knopf citées ci-dessus, voir Autin, 2021 § 217-230. Nous ne placerons cependant pas le uulgus et […] populus de Tac., Hist., 1.89.1 dans cette catégorie.

45 Sur la carrière de Caelius Rufus, voir Rosillo-López, 2022, p. 87‑91.

46 C’est pourtant l’opinion de Cavarzere, 1983, ad loc., qui traduit « le classi inferiori in particolare, ma in genere tutto il popolo ». Toutefois, l’opération suppose de rajouter « in genere » et « tutto », tous deux absents du texte latin.

47 En ce sens, il semble difficile de soutenir, comme le fait Martin, 2004, que populus reprend ordo tandis que plebs développe homo : le equidem montre que Caelius décrit une autre frange de la société, avec laquelle il était plus directement en contact. Nec homo nec ordo quisquam peut se comprendre comme une copia pour renvoyer aux élites sénatoriales et équestres prises individuellement (homo) et collectivement (ordo).

48 Knopf, 2018, p. 26 aboutit à une conclusion proche pour Cic., De Orat., 3.196 (coordination entre multitudo et populus), si ce n’est que, selon lui, les ordines sont inclus dans le populus dans ce passage.

49 Nicolet, 1985, p. 801‑813.

50 En particulier Marc-Antoine Muret et Juste Lipse.

51 Nicolet, 1985, p. 837‑838.

52 En ce sens, il ne faut sans doute pas chercher dans l’opposition populus / plebs de Tac., Hist., 1.4.3 une partition exhaustive du groupe très vaste des citoyens n’appartenant pas aux deux ordres supérieurs. Dans le même passage, la mention des primores equitum (membres de l’ordre équestre disposant du cens sénatorial et reconnus par l’administration, selon les commentaires de Hellegouarc’h dans la CUF et de Chilver, 1979) implique que Tacite passe sous silence la réaction du reste de l’ordre équestre, qui avait peut-être accueilli de façon négative la nouvelle de la mort de Néron (hypothèse formulée par Carré, 1999, p. 160). De la même façon, si l’on adopte une lecture sociologique du passage, l’historien omet peut-être la partie de la plèbe qui ne recevait pas le frumentum publicum sans pour autant appartenir à la fraction la plus précarisée du corps civique.

53 Avec le sens très relatif de pauper dans les sources littéraires, cf. Veyne, 2005, p. 119 et récemment Knopf, 2018, p. 34‑36, qui fournit des références complémentaires.

54 Courrier, 2014, p. 298‑426. Nous rejoignons donc la conclusion de C. Courrier lui-même, rétif à assimiler la pars populi integra de Tacite à la plebs media (ibid., 902‑903).

55 Courrier, 2014, p. 302.

56 Veyne, 2005, p. 119‑120. Sur le sujet du travail manuel libre, voir Brunt, 1980 ; Treggiari, 1980.

57 Lire par exemple l’analyse que donne Fr. Favory de la composition des bandes de Milon selon Cicéron (Favory, 1976, p. 129‑138).

58 Cela se voit dans un passage comme Tac., Hist., 2.92.3, dans lequel les affranchis (liberti) sont coupables selon Tacite de témoigner de seruilia ingenia.

59 Voir par exemple le vocabulaire utilisé par Asconius au sujet des soutiens à la proposition de loi de Manilius (tr. pl. 67 av. J.-C.), qui consistait à permettre aux affranchis de s’inscrire dans la tribu de leur ancien maître : le commentateur de Cicéron semble appeler plebs infima un groupe soutenant les droits des affranchis et des esclaves, plutôt que composé d’affranchis et d’esclaves (Asc. 45C) ; Cassius Dion oppose les partisans du projet de loi, qu’il appelle ὅμιλος, et les opposants, qu’il nomme πλῆθος (Cass. Dio. 36.42.2-3). Discussion détaillée du passage et renvoi à la bibliographie antérieure dans Courrier, 2014, p. 775‑776. Au sujet des partisans populaires d’Antoine, Cicéron parle d’infimus ordo (Cic., Phil., 2.3) : ordo n’a pas un sens technique ici et pourrait désigner la plebs infima, ce qui est intéressant car ce groupe est sensible, selon Cicéron, au fait qu’Antoine ait eu des enfants de Fadia, fille de l’affranchi Q. Fadius. Le passage est commenté par Martin, 2004 ; sur l’union avec Fadia, voir Ferriès, 2007, p. 39‑41.

60 Le passage se présentant comme une citation des acta Vrbis, on peut même se demander si la notion de plebs ingenua n’appartenait pas à la langue administrative.

61 Si Cels Saint-Hilaire, 2002 a bien montré qu’il ne faut pas surinterpréter le passage de Suétone qui fait des libertini les fils ingénus des affranchis (Suét., Claud., 24.1), il n’en reste pas moins qu’un auteur comme Pline distingue les affranchis du reste de la plèbe (par ex. Plin., N.H., 7.53 ; comparer Val. Max. 9.14.1 sur la même anecdote) ; par ailleurs, un texte comme Tac., Ann., 16.13.1, qui oppose la plebs ingenua aux seruitia, place sans doute les affranchis dans la seconde catégorie (cf. Veyne, 2005, p. 123 n. 24).

62 Sur cette « constitution » de Tibère, Nicolet, 1966, p. 140‑142.

63 Par ex. Tac., Ann., 4.27.2. Sur ce thème, Engel, 1972, p. 139‑144.

64 Selon C. Virlouvet, être ingenuus était « une condition sine qua non à la jouissance du blé public » (Virlouvet, 2009, p. 56). Cette proposition, qui va à l’encontre d’une thèse traditionnelle remontant à Mommsen, est longuement défendue, pour l’Empire, dans Virlouvet, 1995, p. 221‑241 : l’intégration des affranchis à la plèbe frumentaire fut exceptionnelle à Rome, et se limita à quelques épisodes troublés du ier s. av. J.-C.

65 Veyne, 2005, p. 155‑158 met la question de l’opinion au cœur de l’opposition entre populus et plebs dans la notice tacitéenne, mais réfute une distinction d’ordre sociologique et accrédite l’idée d’une plèbe sordide à la culture politique « primitive » (idée remise en question par Courrier, 2014, p. 514‑515).

66 Sur la correspondance entre les deux textes, Courrier, 2014, p. 900.

67 Également dans un sens analogue une remarque attribuée à Galba par Tacite : Nero a pessimo quoque semper desiderabitur : mihi ac tibi prouidendum est ne etiam a bonis desideretur (« Néron sera toujours regretté des mauvais citoyens ; c’est à toi et à moi de veiller à ce qu’il ne soit pas aussi regretté des honnêtes gens », Tac., Hist., 1.16.3). Le vocabulaire indique à nouveau une fracture sociale sous le vernis moral (pessimi/boni). Le discours de Galba insiste plus généralement sur le rôle de l’opinion dans son accession au principat (nunc me deorum hominumque consensu ad imperium uocatum […], « en fait, l’accord unanime des dieux et des hommes m’ayant appelé à l’Empire […] », Tac., Hist., 1.15.1 ; nos bello et ab aestimantibus adsciti […], « nous, que la guerre et l’estime publique ont appelés au pouvoir […] » Tac., Hist., 1.16.3).

68 Dans divers travaux (Flaig, 2002 ; Flaig, 2003 ; Flaig, 2010 ; Flaig, 2014), E. Flaig a cherché à remettre en question la thèse de la popularité de Néron auprès de la plèbe romaine, s’opposant à l’idée, notamment défendue par Z. Yavetz (Yavetz, 1984, p. 166‑176, également Roddaz, 2005, p. 117‑118), que le dernier julio-claudien dut à sa leuitas popularis de rester populaire tout au long de son principat et même après sa mort : pour E. Flaig, la popularité de Néron était un mythe largement reconstruit a posteriori, à partir de la guerre civile de 69 en général et du principat de Galba en particulier. Plus récemment, Courrier, 2014, p. 691‑697 a critiqué la lecture d’E. Flaig et a rétabli dans les grandes lignes celle de Z. Yavetz, tout en insistant sur la diversité possible des opinions au sein de la plèbe (dans un sens analogue, mais plus allusivement, Toner, 2013, p. 112‑113). Ce schéma permet de concilier démonstrations favorables et démonstrations hostiles à Néron, que Z. Yavetz et E. Flaig ont tendance à écarter ou à valoriser en fonction de leur modèle interprétatif. On pourra se référer aux études citées pour des commentaires détaillés des passages de Tacite, Suétone et Cassius Dion mentionnés ici.

69 Toutefois, les témoignages d’hostilité à Néron qui suivirent immédiatement l’assassinat d’Agrippine à Rome ne sont pas rattachés explicitement à la plèbe par Suét., Nér., 39, Suét., Nér., 45 et Cass. Dio. 61.16, cf. Courrier, 2014, p. 890‑891.

70 On pourrait mentionner le témoignage de Suétone, selon lequel Néron se produisit d’abord in hortis devant les esclaves (seruitia) et la plebs sordida (Suét., Nér., 22.4) : l’épisode pourrait recouper ce que Tacite rapporte.

71 Sur l’épisode, voir la synthèse de Cosme, 2012, p. 36‑40. Selon Tacite (Tac., Hist., 1.73), c’était le populus Romanus dans son intégralité que menaçaient les pénuries de blé, c’est-à-dire, peut-être, aussi bien la plèbe frumentaire que le reste de la plèbe, qui avait accès à l’annone.

72 Le rapprochement entre les deux textes remonte à Van Berchem, 1939, p. 76, que nous reprenons ici sans souscrire à une opposition entre citoyens (pars populi integra) et non-citoyens (plebs sordida), mais bien plutôt entre plèbe frumentaire et « plèbe non frumentaire ». Sur cette suspension des frumentationes, habituelle en période de crise, Virlouvet, 1985, p. 116‑117 n. 83. On voit que notre hypothèse s’oppose à la thèse de Flaig, 2019, p. 79‑81 selon lequel la question des frumentationes ne clivait pas politiquement la plèbe car tout plébéien pouvait espérer figurer un jour sur les listes des bénéficiaires. Sur l’intérêt que portait la plèbe infime (plebs infima) à l’annona, lire le témoignage de Plin., Nat., 19.53.

73 Nous nuancerions ainsi l’idée d’obligation mise en avant par Badel, 2006, p. 73‑74, suivant le commentaire de Heubner. Adnectare chez Tacite peut avoir le simple sens de « relier » (comme un pont relie deux rives d’une rivière, Tac., Hist., 4.77.1) ou d’« ajouter » une précision à un discours (Tac., Ann., 2.26.4, 4.28.2). Le verbe renvoie souvent à l’idée d’adjonction d’un élément à un ensemble avec lequel il contraste et qu’il dépareille (par exemple pour les accusations de maiestate, Tac., Ann., 12.52.1) : c’est évident pour la flotte d’Othon, soutenant depuis la mer les troupes terrestres, « comme rattachée à elles », lors d’un affrontement contre les Vitelliens à proximité de Fréjus (ut adnexa classis, Tac., Hist., 2.14.2), dans une configuration apparemment inouïe et conjoncturelle (cf. Heubner, 1963, ad loc.).

74 Selon la thèse classique de Veyne, 1976, p. 701, qui s’appuie, sans doute de façon contestable, sur la thèse girardienne du désir triangulaire. Également Yavetz, 1984, p. 158 à propos de la popularité de la politique anti-sénatoriale de Caligula.

75 Notons cependant que, si la plèbe de Rome est régulièrement l’objet des critiques morales de Tacite, celui-ci s’en prend rarement aux frumentationes spécifiquement : en Tac., Ann., 15.36.4, la res frumentaria est certes présentée comme le principal souci (cura) de la plèbe, mais ce type d’attaque contre la prétendue dépolitisation des plébéiens se retrouve ailleurs, sans lien avec les distributions de blé (Tac., Hist., 1.50.1, Tac., Hist., 1.89.1, magnitudine nimia communium curarum expers populus, etc.).

76 Tac., Hist., 1.76.3 doit être mis à part, étant donné qu’il s’agit ici de la population de Carthage, mais on note que là encore, la plebs, qui participe à un banquet offert par un affranchi de Néron, et le populus, qui exprima son allégeance à Othon (sur l’interprétation exacte de ces manifestations évoquées de façon allusive par Tacite, voir Heubner, 1963 ; Damon, 2003, ad Tac., Hist., 1.76.3), agissent en phase l’un avec l’autre : le passage semble être considéré comme un miroir de la situation romaine.

77 Sur la chronologie, on peut s’appuyer sur Benoist, 2001.

78 Sur la réputation de Galba et la circulation des nouvelles au début de l’année 69, voir Autin, [à paraître], chapitre 2 « La rumeur et la parole officielle. Enjeux politiques du partage de l’information ».

79 Les motivations économiques à l’œuvre dans les choix partisans de la plèbe urbaine lors de l’année des quatre empereurs sont étudiées par Newbold, 1972.

80 Sall., Cat., 48.1-2 ; Courrier, 2014, p. 513- 515 ; 780‑781 avec les références aux travaux antérieurs.

81 « Déjà la plèbe entière remplissait le Palatin, mêlée aux esclaves, et leurs cris discordants demandaient la mort d’Othon et l’exécution des conjurés, comme au cirque ou au théâtre ils auraient réclamé un numéro quelconque ; et ce n’était chez eux ni jugement réfléchi ni conviction, puisqu’ils allaient, le même jour, réclamer le contraire avec une pareille ardeur, mais ils suivaient l’usage reçu de flatter le prince, quel qu’il soit, par des acclamations sans retenue et de vaines manifestations. »

82 Idée avancée par Veyne, 2005, p. 159‑160 au terme d’une démonstration un peu différente. Il n’y a aucune raison de supposer qu’uniuersa plebs renvoyait pour les auteurs anciens à l’ensemble de la population romaine, y compris les sénateurs, comme le suppose Kröss, 2017, p. 29‑39 : le terme insiste seulement sur l’unité de la plèbe de Rome et, de façon hyperbolique, sur l’intensité de sa mobilisation. Voir l’introduction de ce dossier (section 2) au sujet de ce débat lexicographique.

83 La phraséologie du passage semble imiter les discours anonymes que l’on trouve dans l’épopée (tis-Reden), tout particulièrement chez Lucain (Luc. 2.68-232) ou Stace (Stac., Théb., 1.168-196). Sur ces rapprochements, Ripoll, 2000.

84 À divers degrés et en mobilisant des stratégies différentes, cf. Carré, 1999.

85 Selon Chilver, 1979, ad loc. sur le détail de ces « droits », notamment le droit d’obtenir par héritage une partie du patrimoine d’un affranchi dépourvu d’héritier.

86 Le glissement de populus (Tac., Hist., 1.4.3) à plebs (Tac., Hist., 2.92.3) est noté par Badel, 2006, p. 81.

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Pour citer cet article

Référence papier

Louis Autin, « Le peuple et la plèbe. Courants d’opinion et dénomination du corps civique dans le livre I des Histoires de Tacite »Pallas, 121 | 2023, 227-251.

Référence électronique

Louis Autin, « Le peuple et la plèbe. Courants d’opinion et dénomination du corps civique dans le livre I des Histoires de Tacite »Pallas [En ligne], 121 | 2023, mis en ligne le 13 février 2024, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/26731 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.26731

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Auteur

Louis Autin

Maître de conférences en langue et littérature latines
Sorbonne Université - UR 4081 Rome et ses Renaissances

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