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Notes de lectures

André Tchernia, Les Romains et le commerce

Co-édition du Centre Jean Bérard (Études VIII) et du Centre Camille Jullian (BiAMA hors collection), Naples, 2011, 439 p.
Christian Rico
p. 251-254
Référence(s) :

André Tchernia, Les Romains et le commerce, co-édition du Centre Jean Bérard (Études VIII) et du Centre Camille Jullian (BiAMA hors collection), Naples, 2011, 439 p.

Texte intégral

1Pensé dans un premier temps comme un classique recueil de scripta varia, l’ouvrage que vient d’offrir André Tchernia à la communauté des historiens et des archéologues de l’Antiquité romaine, Les Romains et le commerce, a pris presque de façon inattendue, de l’aveu même de son auteur, une forme un peu différente… et originale. André Tchernia ne s’est pas contenté en effet de réunir dans un même volume onze articles, sélectionnés parmi la multitude d’écrits produits tout au long de sa carrière, et qui sont comme un échantillon de la richesse des thèmes et des questions que l’auteur a explorés, avec pour fil rouge le commerce romain, ses acteurs ou encore son organisation. Et qu’il continue d’explorer. Pour preuve, la première partie de l’ouvrage, loin d’être organisée autour d’une longue introduction qui aurait remis les articles dans leur contexte et justifié les choix opérés, est construite en réalité comme un véritable livre de 163 pages, divisé en cinq chapitres, que viennent compléter une vaste bibliographie de 41 pages et d’utiles indices. Plus qu’une synthèse sur le commerce romain – 160 pages n’auraient certainement pas suffi –, c’est un essai qui est proposé ici, revenant sur des thèmes chers à A. Tchernia, comme les acteurs et leur origine sociale, les questions du marché et de l’économie de marché ou encore le rôle de l’État, et qui sont autant de mises au point sur des questions qui ont pendant des décennies donné lieu à une parfois abondante littérature et à des discussions contradictoires, voire à des polémiques. Les Romains et le commerce n’est donc pas la synthèse qui renouvellerait l’honorable travail de Jean Rougé, Recherches sur l’organisation du commerce maritime en Méditerranée sous l’Empire romain (Paris, 1966), mais qui a considérablement vieilli. Les intentions de l’auteur sont au contraire clairement exprimées dès l’avant-propos (p. 5). Elles partent d’un constat, celui de l’« énormité, en quantité et en valeur » d’un commerce qui a réussi à faire franchir des distances parfois considérables (rapportées à l’époque) à certaines marchandises. Dans les cinq chapitres qui constituent la première partie de l’ouvrage, les questions des moyens mis en œuvre et de l’organisation qui ont permis un tel commerce sont évidemment au cœur de la réflexion menée par André Tchernia ; une réflexion, à la fois passionnante et stimulante, qui tend tout entière à caractériser le commerce romain et à aider les lecteurs à le comprendre, une fois débarrassés, en particulier, de concepts modernes qui ont pu parfois biaiser l’approche des historiens. « Différent de ce qui s’est fait avant et de ce qui s’est fait après », tel fut le commerce romain, selon le jugement exprimé dès l’avant-propos par André Tchernia.

2Les acteurs du commerce sont les grands protagonistes des deux premiers chapitres. Le premier questionne les rapports entre propriétaires terriens et grand commerce, un des thèmes-clés de l’historiographie moderne et sujet de nombreux débats dans lesquels A. Tchernia a depuis longtemps pris sa part. La position de l’auteur est donc connue et réaffirmée ici avec force, au terme d’une démonstration qui s’appuie, notamment, sur les textes littéraires et juridiques, sujets à des interprétations contradictoires ; les propriétaires, et les sénateurs parmi eux, ne participaient qu’exceptionnellement au commerce à distance, mais A. Tchernia ne manque pas de souligner qu’ils n’en restaient pas pour autant nécessairement complètement à l’écart. De fait, les possibilités étaient multiples qui s’offraient à eux pour financer le commerce, voire le taxer à leur profit. La figure des dépendants (esclaves et surtout affranchis), dont on a souvent voulu faire des “ hommes de paille ” agissant en lieu et place des puissants, mais sans aucune autonomie vis-à-vis de ces derniers, ne pouvait alors faire que l’objet d’une mise au point importante de l’auteur qui leur restitue le premier rôle dans le commerce à longue distance et dans son organisation. Ils sont au cœur du deuxième chapitre, joliment intitulé « Fortunes de marchands », construit autour d’une série de portraits d’affairistes et de négociants, ainsi, par exemple, ceux qui, depuis leur base de Pouzzoles, avaient construit leur richesse sur le commerce du luxe avec l’Orient et l’Extrême-Orient, ou encore les négociants en vin, salaisons et surtout huile de Bétique, qu’André Tchernia connaît particulièrement bien. L’auteur s’intéresse à leur place dans la société, revient sur les possibilités d’ascension sociale qui leur étaient offertes, nombre de ces commerçants étant des affranchis ou des descendants d’affranchis. On connaît les préjugés, quand ce n’est pas le mépris, que nourrissaient les élites face à ces liberti qui s’étaient lancés dans le négoce, préjugés érigés comme des barrières pour rendre difficile leur émancipation sociale. Mais, à la suite d’autres auteurs, A. Tchernia s’interroge : dans quelle mesure ces individus, qui apparaissent souvent comme des « quasi-notables » dans leurs cités, n’ont-il pas eux-mêmes refusé les honneurs ou, peut-être plus souvent, refusé de les briguer ? Autrement dit, il y avait là une classe sociale consciente de sa spécificité et sûre de sa place dans le fonctionnement de la société, et qui s’en contentait, sans honte, sans prétendre surtout à perturber la hiérarchie sociale. On est donc loin du Trimalcion de Pétrone, caricature de l’affranchi enrichi par le commerce cherchant à imiter l’aristocratie traditionnelle et à se hisser à son niveau.

3Un groupe puissant, le milieu des commerçants, sur la diversité duquel l’auteur insiste, l’était certainement, mais il ne constitua pas, contrairement aux époques postérieures, un « groupe de pouvoir ». Et André Tchernia de conclure : « La paix romaine et l’unité de l’Empire ont facilité le commerce sans être favorables au pouvoir des commerçants » (p. 99).

4Autre acteur du commerce, l’État romain, auquel A. Tchernia consacre le chapitre IV. Mais de quel acteur parle-t-on ? Question essentielle qui, citons l’auteur (p. 133), « se résoudrait facilement si l’on voyait dans l’État le maître d’œuvre de tous les commerces massifs à grande distance de biens de consommation courante ». Les choses sont loin d’être aussi simples. Pour montrer combien commerce libre et exigences de l’administration pouvaient être parfois imbriqués, André Tchernia s’arrête longuement sur l’un des domaines d’intervention de l’État sur lequel la recherche historique a beaucoup produit sans pour autant dégager un tableau toujours simple et, du même coup, satisfaisant, le ravitaillement des armées. Celles-ci, on ne peut l’ignorer, constituèrent un marché à part entière, considérable, mais, l’auteur le montre bien, hétérogène – en termes de clientèles, de moyens d’acquisition, de besoins –, un marché qui n’a pu laisser indifférents les marchands. Reste à savoir comment ce marché a été approvisionné, quelle fut la part de l’État impérial et, localement, de l’intendance militaire dans l’organisation des fournitures aux armées et quelle place était laissée à la libre entreprise. Celle-ci fut sans nul doute, à suivre André Tchernia, le principal moteur de l’arrivée en grandes quantités de produits alimentaires méditerranéens ou d’objets manufacturés, comme la céramique sigillée, dans les camps du limes germanique ou de Bretagne. Les concentrations de soldats dans ces régions furent une aubaine pour les marchands qui, s’ils purent bénéficier de contrats avec l’intendance militaire, trouvèrent aussi les moyens d’acheminer à bon port leurs marchandises, destinées du reste tant aux civils qu’aux militaires, en en limitant les coûts. Et A. Tchernia d’insister en effet sur ces « abus de biens sociaux » (p. 141), comme l’utilisation par les marchands, pour développer ou dynamiser leurs affaires privées, des transports annonaires ou, localement, des moyens de la logistique militaire. Cette « collusion, ou collaboration (…) entre le public et le privé » (p. 143), sur laquelle l’État a pu fermer les yeux, était sans doute nécessaire au bon fonctionnement de l’approvisionnement des soldats en produits qui, s’ils n’étaient pas indispensables à leur survie, n’en participaient pas moins à leur confort quotidien. Dans une large mesure, l’État impérial ne fut pas maître d’œuvre, ce qui ne l’empêcha pas d’agir, d’une façon ou d’une autre, pour inciter les marchands à s’investir pleinement dans ce commerce aux armées. L’exemple choisi, qui est aussi le cœur du chapitre, est celui de Lyon, plaque tournante du commerce entre Méditerranée et Europe intérieure, et dont l’essor apparaît étroitement lié aux projets de l’Empire en direction de la Germanie. On retiendra ici la formule de « commerce imbriqué » (p. 155), choisie par l’auteur pour qualifier un commerce qui, à destination des zones de fortes concentrations militaires, releva de la libre entreprise tout en s’appuyant, quand il le pouvait, sur « l’organisation par l’État d’une infrastructure matérielle et fonctionnelle ».

5L’examen du rôle de l’État impérial est indissociable de la réflexion menée par André Tchernia sur les questions du marché, de sa nature et de son organisation, des extraordinaires moyens mis en œuvre pour que dans les contrées les plus reculées de Bretagne on pût consommer de l’huile méditerranéenne ou qu’à Rome le vin crétois fût si facilement accessible, mais aussi de la quantification des exportations. C’est tout l’objet des chapitres III et V. Dans le premier, A. Tchernia s’arrête sur la question controversée de l’« économie de marché » et de l’interdépendance des marchés, thèse en vogue depuis quelques années dans l’historiographie de l’économie romaine. Ce n’est pas sans émettre de fortes réserves sur la réalité d’un très vaste marché, à l’échelle de l’Empire, qu’A. Tchernia, à la suite d’autres historiens, contribue à cette discussion, faisant remarquer que les données archéologiques, peuvent être autant d’arguments, selon l’interprétation qu’on en donne, pour en accréditer l’image (p. 110)… ou son contraire ! Il est bien plus préférable de parler de réseaux, ce qui induit l’idée d’un partage des marchés, que l’exemple pris par l’auteur de la diffusion de l’huile de Bétique, d’Afrique et d’Istrie, qui se croisent sans se confondre, illustre parfaitement. Des réseaux qui ont leur fonctionnement propre et ont pu profiter, dans leur essor, de conditions logistiques particulières, liées notamment, comme on l’a vu précédemment, au ravitaillement des zones militaires ou, d’une manière générale, aux besoins de l’État.

6« On ne cherchera [donc] pas à subsumer tous les commerces du monde romain sous une seule formule ». Telle est l’idée force exprimée, p. 159, dans le dernier chapitre, « Acheminer ce qui fait défaut », qui clôt la première partie de l’ouvrage. S’il y est toujours question des marchés, c’est sous l’angle de leur évolution sur le long terme qu’ils sont examinés. Retour donc dans ce chapitre sur le « vaste troc » (p. 164) que révèlent les exportations de vin italien en Occident à la fin de la République, mais aussi sur l’absence de continuité que l’on constate entre l’époque républicaine et l’Empire dans le commerce. Les nouveaux équilibres et les nouveaux besoins, créés tant par la domination de Rome sur le monde que par la “ romanisation ”, furent les moteurs de ce grand commerce dans l’Empire romain qui fut à la fois pluriel et unique.

7André Tchernia signe ici un véritable essai sur le grand commerce à l’époque romaine, riche et dense, ne négligeant aucun aspect et inscrivant chaque idée développée dans le débat historiographique moderne. C’est ce qui en fait à la fois la valeur et la difficulté, parce qu’il s’adresse à un public plutôt familier des questions économiques antiques bien souvent complexes. Mais Les Romains et le commerce était l’étude très attendue après la publication ces dernières années de deux ouvrages consacrés aux questions économiques de l’Antiquité, et de l’Empire romain en particulier, Les mines antiques. La production des métaux aux époques grecque et romaine, de Claude Domergue, publié en 2008 par les éditions Picard, dans la collection Antiqua et L’économie du monde romain, de Jean Andreau, paru en 2010 aux éditions Ellipses dans la collection « Le monde : une histoire ». Un tel livre, qui comme les deux autres est destiné à devenir une référence sur l’histoire économique du monde romain, ne pouvait être que l’œuvre d’André Tchernia, auquel ce rapide et partiel compte-rendu souhaitait rendre hommage.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Rico, « André Tchernia, Les Romains et le commerce »Pallas, 88 | 2012, 251-254.

Référence électronique

Christian Rico, « André Tchernia, Les Romains et le commerce »Pallas [En ligne], 88 | 2012, mis en ligne le 10 juin 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/2617 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.2617

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Auteur

Christian Rico

Université de Toulouse II-Le Mirail

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