- 1 Luce, 2009.
- 2 J’évoque cette question dans Luce, 2013, p. 18-20. Pour une adaptation de la notion (...)
- 3 Oulié, 2017.
- 4 Oulié, 2018.
1Grâce à l’énergie de Laura Sageaux que je remercie vivement pour l’organisation et la publication de cette journée d’étude, nous avons l’occasion de poursuivre une recherche engagée depuis une petite décennie au sein de notre laboratoire. Celle-ci, profitant de l’expérience de nos amis et partenaires égyptologues, qui ont sur nous une centaine d’années d’avance, porte sur ce qu’on pourrait appeler le langage iconique de l’art grec, grâce à la notion d’aspective et de son opposé qu’on appellera ici, faute de mieux, « perspective antique », pour la distinguer de celle qui apparaîtra ensuite lors du Quattrocento. Il n’est peut-être pas inutile d’en rappeler l’historique. L’initiative en revient à Dominique Farout qui, après m’avoir initié, aidé de Christophe Barbotin, à cette notion, m’a suggéré de rédiger un article sur l’aspective dans l’art grec pour la revue Égypte, Afrique & Orient1. J’y ai consacré ensuite quelques travaux, relativement limités2, puis, en 2015, le CRATA a organisé une journée d’études sur ce sujet, sous la houlette de Dominique Farout et d’Elena Oulié, journée dont les actes sont parus grâce aux bons soins de cette dernière3. Mais le pas décisif a été franchi en 2018, lorsqu’Elena Oulié a soutenu sa thèse, offrant pour la première fois une vision d’ensemble et néanmoins détaillée de ce phénomène, mettant en place les fondements de ce qu’on pourrait appeler une grammaire du langage iconique grec du haut archaïsme4. Il reste, bien évidemment, encore beaucoup à faire, notamment dans l’étude de la fin de l’archaïsme. Il faudrait notamment reprendre toute la question du développement de ce qu’on a appelé la « révolution du classicisme », dont on peut enfin parler clairement, car on commence à comprendre de quoi on est parti.
2J’avais, dans la journée d’étude, repris la question de la perspective, et je voudrais ici aborder un point qui va nous permettre de suivre le glissement d’une conception aspective de l’archaïsme à la conception classique. Les concepts de base sont les deux mots qui figurent dans le titre de la communication : métonymie et suggestion. Quand il s’agit des arts visuels, les deux termes ont ceci en commun qu’ils sous-entendent l’un comme l’autre un élément non figuré. Tous deux ont donc trait à l’implicite. La métonymie est un terme de stylistique et désigne, comme on sait, la figure qui permet d’exprimer une chose par une autre. Ici on s’intéressera surtout à cette forme particulière qu’est la synecdoque, qui consiste à prendre la partie pour le tout. Si la synecdoque est une figure de style, la suggestion s’en distingue en ce qu’elle relève tout autant de la vie ordinaire que des systèmes de représentation. Suggérer, c’est, nous dit le Robert, « faire naître dans l’esprit ». Autrement dit, la suggestion s’adresse au cerveau. Prenons un exemple. Si lors d’une partie de cache-cache, on aperçoit les pieds d’un joueur dépasser sous le rideau (fig. 1), cela suggère qu’il se trouve caché derrière. Ira-t-on dire que ses pieds sont une synecdoque de sa personne ? Bien évidemment non. On y songera encore moins s’il se met à bouger les pieds. C’est la simple vue, partielle, mais réelle, de la personne qui génère en l’observateur tout ce qu’il y a derrière le rideau. Pour que nous ayons une métonymie, et notamment une synecdoque, il faut que nous ayons une représentation et non une simple vue directe de la chose. Donc, si un sculpteur présente à son public une œuvre ne représentant que des pieds et lui donne le nom d’une personne, Pierre par exemple, on admettra qu’il s’agit d’une synecdoque, car les pieds ne sont pas qu’une représentation partielle, ils ne se contentent pas de suggérer la totalité de la personne, ils la désignent. Mais cette fois, la partie choisie pour signifier le tout en donne le sens général. Par exemple, on pourrait imaginer que Pierre est un grand marcheur, que cette marche ait une signification particulière pour lui, de nature écologique ou politique... La simple suggestion se distingue ainsi de la synecdoque en ce que la première, usuelle dans la vie réelle, relève de la vue naturelle des choses et ne se charge pas de sens, tandis que la seconde, limitée au domaine de la représentation, que ce soit dans le langage ou dans l’image, a vocation à signifier quelque chose.
Fig. 1. Une personne cachée derrière un rideau.
3Venons-en maintenant à l’art grec.
- 5 L’expression ἐπηκόοις θεοῖς apparaît dans une série d’inscriptions d’époques he (...)
4Un type de synecdoque typique est la consécration d’oreilles. On voit ces offrandes, d’origine orientale, se multiplier à l’époque hellénistique, notamment en Égypte, et les inscriptions évoquent souvent les « Dieux écouteurs »5. On ne représente ici que la partie signifiante pour le dédicant, la principale difficulté de l’homme pieux étant de se faire entendre par les dieux. Mais il serait absurde d’imaginer des dieux qui n’auraient d’autres organes que leurs oreilles (fig. 2).
Fig. 2. Offrande de Titus Flavius Farnutianus, trouvée à Pise en Italie, du iie s. apr. J.‑C. Les trois paires d’oreilles sont surmontées, de gauche à droite, d’une fleur de lotus, d’un modius et d’un croissant de lune, pour symboliser Harpocrate, Sérapis et Isis qui sont les trois « dieux écouteurs ».
D’après Guarducci, 1987, p. 275, fig. 92.
- 6 Sur les protomés archaïques, voir la thèse de Croissant, 1983, et plus récemment Wiederkeh (...)
- 7 Voir la tombe peinte à ciste d’Aineia, conservée au musée de Thessalonique, Vokoto (...)
- 8 Huysecom-Haxhi, Muller, 2007.
5Un autre type de synecdoque visuelle caractérisée est ce qu’on appelle les protomés. Le terme même signifie : partie coupée, c’est-à-dire la partie antérieure que seule on a représentée (fig. 3). Ainsi a-t-on des protomés de griffon ou de lion qui décorent les chaudrons, mais nous avons surtout toutes les protomés féminines, ces représentations de visage isolé, qu’on offrait en abondance dans certains sanctuaires et qu’on rencontre parfois dans des tombes6. Certains de ces visages sont d’ailleurs des bustes. Les protomés sont particulièrement fréquentes au vie siècle, et on en trouve encore au ve et au ive siècles. On les suspendait aux murs, comme on peut le voir sur certaines représentations7, et comme en témoignent les trous de suspension que beaucoup portent sur la face supérieure. L’interprétation de ces objets est débattue. L’hypothèse traditionnelle, dominante, est celle qui y voit des représentations divines, mais Arthur Muller et Stéphanie Huysecom-Haxhi préfèrent y voir des dédicantes, en tout cas des femmes bien humaines et non divines8. Quoi qu’il en soit, ces objets ne représentent pas que la partie antérieure d’une personne, mais désignent la totalité. C’est exactement le principe de la synecdoque. De même, le pilier hermaïque, limité à une représentation partielle du corps, le signifie néanmoins entièrement.
Fig. 3. Protomé féminine rhodienne conservée au Metropolitan Museum, inv. 06.1141 ; h. 30.2 cm. Fin vie - début du ve s. av. J.‑C.
Cliché du musée.
6Remarquons que la synecdoque n’a pas de relation forte avec la temporalité, contrairement à la suggestion. Il est bien connu que si c’est la conscience qui voit, l‘image se forme dans le cerveau. Or, l’image visuelle qui s’y forme, à l’aide de l’œil, ne doit pas être confondue avec ce qu’on perçoit, c’est justement pourquoi lorsque je vois les pieds qui dépassent du rideau, je ne vois pas juste des pieds, mais les pieds de mon ami, donc que ces pieds supposent la présence de sa personne entière. Or, la suggestion se réalise particulièrement dans le temps, notamment quand on passe de l’expérience visuelle directe à celle indirecte qu’est l’image. On s’en rendra compte en regardant cette photo (fig. 4). Ce sont des femmes qui courent un 110 m haie. Quand nous regardons cette image, et il en est de même dans l’expérience directe, nous savons bien que les coureuses ne vont pas rester toute leur vie ainsi suspendue en l’air, mais qu’elles avaient, l’instant précédent, un pied au sol, et qu’elles l’auront bientôt de nouveau. On devine également que la coureuse qui n’a pas encore franchi la haie le fera bientôt et sera dans la même pose que celle qui saute déjà. Il y a donc tout un halo temporel qui se trouve impliqué dans une telle image. Les instants antérieurs et futurs ne sont pas représentés, ni même signifiés, ils sont simplement suggérés (voir schéma fig. 11, bas).
Fig. 4. Course de 110 mètres haie (athlètes femmes).
Source (domaine public) : https://pxhere.com/fr/photo/748720?utm_content=shareClip&utm_medium=referral&utm_source=pxhere
- 9 Oulié, 2017.
- 10 Oulié, 2018.
- 11 Cf. Oulié, 2017, p. 103.
7Retournons à l’art grec. On peut aussi faire une lecture synecdotique, si j’ose ce néologisme, de certaines représentations mythologiques. Ceci nous conduit à revenir sur le traitement du temps dans l’imagerie archaïque. On a détecté depuis longtemps que certaines scènes sur des vases archaïques représentaient plusieurs moments de l’histoire. Snodgrass avait inventé le terme synoptique pour décrire ce phénomène, qu’Elena Oulié a étudié dans Pallas9, puis, de façon développée, dans sa thèse10. Regardons de nouveau une des scènes les plus anciennes : l’amphore d’Éleusis11. La scène de l’aveuglement du Cyclope, sur le col, est une des plus fameuses représentations synoptiques de la temporalité (fig. 5A), puisque le Cyclope tient une coupe qui renvoie à l’épisode du soir, quand Ulysse lui offre son vin à boire, tandis que l’action d’Ulysse et de ses compagnons qui plongent le pieu dans l’œil du monstre se situe le lendemain matin. Mais la scène qui est en dessous représente le mythe de Méduse décapitée par Persée (fig. 5B). Cette fois, pas de représentation synoptique. Le peintre a choisi un seul moment : Méduse vient d’être décapitée et son corps semble flotter dans les airs. Ses deux sœurs partent sus contre Persée, mais elles sont arrêtées par Athéna, pendant que le héros file, comme en atteste sa silhouette visible à droite, malheureusement incomplètement conservée. Plutôt que d’opter pour la synthèse, l’artiste a décidé de représenter la scène avec tous ou presque tous ses personnages. Des représentations encore plus complètes ne tarderont pas à apparaître. Ainsi la version du peintre de la Gorgone, vers 580, comporte également Hermès (fig. 6). Parfois, on choisissait non point le moment de la fuite, mais celui du meurtre, comme le fit Amasis. De façon générale, les représentations sur vase sont volontiers assez développées, ou alors, la Gorgone apparaît seule.
Fig. 5A. Amphore protoattique d’Éleusis. Musée d’Éleusis, inv. 2630. Vers 650-625 av. J.‑C.
Fig. 5B. Les Gorgones poursuivant Persée. Amphore protoattique d’Éleusis (détail de la panse).
Fig. 6. Dinos du Peintre de la Gorgone. Vers 580 av. J.-C.
Musée du Louvre, inv. E 874.
- 12 Cf. Carratelli, 1996, p. 405, cat. 56.
8Tel n’est pas le cas d’autres représentations. Dans la sculpture, les représentations de la Gorgone, souvent plus ramassées, sont proprement aspectives. La version qu’en propose, par exemple, la métope du temple C de Sélinonte nous renvoie à la temporalité synoptique (fig. 7). En effet, si le moment représenté est celui où Persée tue le monstre, comme chez Amasis, la présence de Pégase renvoie au moment qui suit le meurtre, quand les enfants du monstre s’échappent de son corps décapité. Seul Pégase figure ici parmi les enfants, Chrysaor manque, mais Persée est représenté, ainsi qu’Athéna qui se tient juste derrière. Les deux autres Gorgones et Hermès manquent. Nous avons donc une version modérément abrégée de ce qu’on a pu voir sur l’amphore d’Éleusis et surtout sur le dinos du peintre de la Gorgone. En revanche, sur le fronton du temple de Corfou (fig. 8) et sur la plaque en terre cuite qui décorait le temple d’Athéna à Syracuse12, le héros et la déesse sont absents, alors que Pégase y figure, et que s’y ajoute, au moins à Corfou, Chrysaor. La comparaison entre les versions de Corfou et Syracuse d’une part, et de Sélinonte d’autre part, montre que l’exploit du héros, non figuré dans les premières, est néanmoins présent dans leur partie implicite. Nous avons donc là des versions plus ou moins abrégées du mythe, la version complète étant celle que nous avons rencontrée sur la céramique. Pour celles où Persée est absent, je ne dirai pas que l’image suggère, dans le sens où je l’ai employé, son exploit, mais qu’elle le sous-entend comme une composante de l’image. En effet, on ne peut supposer que Persée soit présent dans un coin du fronton, caché par quelque chose. Le sculpteur a simplement voulu représenter la Gorgone telle qu’elle était avant le meurtre, donc avec sa tête, mais aussi ce qui s’est passé après. Tout ce qu’il y a entre ces deux moments se trouve donc dans la partie implicite de l’image (voir schéma fig. 11, haut). L’exploit de Persée est simplement sous-entendu, parce que le sculpteur a voulu réaliser une version qui, si abrégée soit-elle, ne signifie pas moins l’épisode complètement, avec ses conséquences lointaines, ce qu’on rencontre rarement dans la céramique. L’image fonctionne donc comme une métonymie de l’ensemble du mythe. Si les peintres sur vase préfèrent généralement représenter le mythe dans sa version développée et non abrégée, il leur arrive souvent de faire figurer la Gorgone seule. Or, généralement, elle est toujours en course agenouillée, soit dans la position qu’elle adopte, même morte, à l’instar de ses sœurs, pour poursuivre le héros criminel. On peut donc se demander si ces images ne représentent pas également, à elles seules, la totalité du mythe, mais ce n’est là qu’une hypothèse.
Fig. 7. Métope du temple C de Sélinonte. Persée tuant la Gorgone, en présence d’Athéna. Musée de Palerme.
Cliché Jean-Marc Luce.
Fig. 8. Le fronton du temple d’Artémis à Paléopolis.
Cliché du musée.
- 13 Rolley, 1994, fig. 209.
9Est-ce à dire que la suggestion est entièrement absente de l’art archaïque ? Non, bien évidemment. Toutes les scènes en mouvement, tout déplacement, y compris celui de la Gorgone, suggèrent qu’elle se trouvait, l’instant précédent, ailleurs, et qu’elle se rend quelque part. La course agenouillée de la Gorgone, qui symbolise la vitesse, fait donc appel à la suggestion, mais à l’intérieur d’un cadre métonymique. Dans les versions développées, au contraire, elle est seule à agir sur l’implicite des mouvements et des gestes. Cela signifie que l’épaisseur temporelle est un halo correspondant aux débuts et aux fins des mouvements engagés. Mais on remarque que la puissance suggestive est ici très limitée, car reposant entièrement sur les mouvements. Même les expressions sont parfois étrangères aux actes. C’est le cas, par exemple, sur la métope du trésor des Athéniens à Delphes représentant Héraclès et la biche de Cérynie où le héros arbore un sourire qui nous paraîtra hors de propos13, mais qui se comprend dans une conception aspective où les moments représentés peuvent être multiples.
10Venons-en maintenant à l’art classique. Les représentations abrégées sont plus rares, encore qu’elles se rencontrent. Un artiste peut ainsi représenter plus ou moins de personnages dans une scène de Thésée tuant le Minotaure. Mais leur diminution signifie seulement qu’on en a mis moins, pas que les absents sont présents implicitement, justement parce que cette temporalité synoptique apparaît plus rarement.
- 14 Boardman, 2000, p. 145.
- 15 Charbonneaux et al., 1969, p. 270.
- 16 Wehgartner, 1992, p. 85. La citation est traduite de l‘allemand.
11En revanche, on observe un renforcement spectaculaire de la suggestion. Cela ne veut pas dire que les personnages gesticulent davantage. Bien au contraire, et si l’on prend la génération du peintre d’Achille, c’est même le contraire. Mais on observera mieux ce que je veux exprimer en se fondant sur la période expressionniste, sur les peintres de la fin du ve siècle, comme Aison ou le peintre de Pronomos. Les manuels ont souvent décrit, pour cette époque, l’évolution du rendu de l’anatomie. Ainsi John Boardman14 écrit-il : « Les traits sont souvent courts et semblent tracés à la hâte, mais ils réussissent à donner une impression de rotondité nouvelle ; la manière du dessin devient très proche de l’effet auquel était parvenue la sculpture en relief de l’époque. » François Villard15 soulignait quant à lui : « le volume plastique des corps est rendu plus sensible par un certain gonflement des lignes : il en est ainsi notamment pour les torses cambrés qui font saillir la poitrine. » Plus récemment, décrivant le Thésée de la célèbre coupe de Madrid signée par Aison, Irma Wehgartner16 décrit excellemment le traitement de l’anatomie : « Dans le dessin intérieur du torse, les courtes lignes doubles attirent l’attention sur la zone au-dessus du nombril et sur la poitrine, tout comme le contour brisé, dessiné avec des arcs, des renflements arqués vers l’extérieur et des crochets, l’attire sur le muscle abdominal. »
12Mais ces lignes courtes, ces brisures du contour ne sont que les effets d’une nouvelle conception du tracé qui, de continu, est devenu discontinu. On s’en rendra compte aisément en comparant des torses du peintre des Niobides (fig. 9A), par exemple, à ceux d’Aison (fig. 9D). En effet, ce qui caractérise encore les torses du premier, c’est que les masses musculaires, traitées dans une conception purement graphique, sont entourées par des lignes continues dont le tracé sans interruption cherche à montrer la morphologie de l’anatomie plutôt que son aspect à l’œil. Pas plus que dans l’art archaïque, on n’observe ici de suggestion. En revanche, chez les peintres de l’époque du Parthénon, les lignes ont cessé d’être continues, pour présenter des ruptures de forme ou de direction, afin de suggérer, non point simplement la morphologie des muscles, mais leur aspect mouvant. Non seulement les directions et formes des lignes changent d’un endroit à l’autre, mais elles présentent même des interruptions.
13On peut suivre l’évolution. Les premières ouvertures sont visibles sur certaines œuvres du Peintre d’Achille, dont le chous de Basel (fig. 9Β). Sur la pélikè de Boston du peintre de Lykaon (fig. 9C), les détails anatomiques sont traités par des traits pleins interrompus, mais poursuivis par des traits dilués. Avec la génération suivante, ce procédé s’affirme davantage. Ainsi le torse de Thésée sur la coupe d’Aison conservée à Madrid ouvre bien davantage les contours du grand droit (fig. 9D) et les muscles prennent une rotondité mouvante très expressive, que l’on retrouve, avec moins d’ouvertures toutefois, chez le peintre de Pronomos (fig. 9E).
- 17 Pline l’Ancien, HN, XXXV, 67-68 (Trad. Jean-Marc Luce).
14Or, tous ces petits traits, ces gonflements, ces irrégularités qui apparaissent désormais, ne sont au fond que des procédés suggestifs. En effet, un trait discontinu oblige le cerveau à compléter lui-même ce qui manque, avec l’idée qu’il en est de même dans la vue naturelle. Les muscles gonflés ne le sont qu’à cause de l’effort, un procédé qui contribue à situer le personnage dans son halo temporel. On rapproche traditionnellement ces recherches de ce témoignage de Pline17 sur Parrhasios d’Éphèse : « Dessiner les limites des corps, enfermer dans un contour exact une peinture, voilà qui se trouve rarement exécuté avec succès. Car l’extrémité doit tourner et s’achever de façon à donner l’impression qu’il y a autre chose derrière elle et à voir même ce qu’elle cache. » C’est dire combien les artistes de l’époque étaient conscients de ce rôle de la suggestion, comprenant que l’artiste ne s’adresse pas qu’à l’œil, mais au cerveau qui, par ce mécanisme, restitue les parties manquantes.
Fig. 9. A- Cratère en calice du peintre des Niobides, Louvre, Héraclès ; B- Chous du peintre d’Achille. Enfant athlète, Basel, Antikenmuseum BS485 ; C- Pélikè du peintre de Lykaon, Elpénor, Boston, Museum of Fine Arts 34.79 ; D- Coupe d’Aison, Madrid, Museo Arqueológico Nacional, inv. 11265 ; E- Pélikè du Peintre de Pronomos, Gigantomachie, Athènes, MNA 1333, de Tanagra.
15Mais cette démultiplication des procédés de la suggestion aboutit aussi à une démultiplication des notations temporelles qui contribue à situer le personnage dans un espace-temps de plus en plus sensible. Tandis que la temporalité synoptique encadre le mythe dans des moments relais qui en jalonnent le déroulement, la temporalité à laquelle nous avons affaire est linéaire (voir schéma). Elle vise à situer la scène à un instant « t » d’une ligne temporelle. Mais par cette situation, le halo englobe une durée bien plus importante, qui se veut non point une temporalité abstraite, mais vécue. On observe donc, dans l’histoire de la peinture sur vase une évolution fondamentale entre l’époque archaïque et l’époque classique : le remplacement d’un tracé qui vise davantage au sens qu’à la représentation dans des représentations qui peuvent relever de la métonymie, à un art qui cherche à saisir les personnages à un instant « t », c’est-à-dire au sein de tout un halo temporel.
- 18 Sur l’apparition de la pondération, voir Rolley, 1994, p. 339-344.
- 19 Je tiens, bien sûr, l’information de D. Farout que je remercie ici.
- 20 Pour cette question de la marche et les œuvres citées ici, voir Luce, 2009.
- 21 Rolley, 1999, p. 113-114, fig. 103.
- 22 Ibid., p. 248-249, fig. 243.
16Or, cette nouvelle conception du trait est aussi ce qui permet de comprendre une des innovations les plus importantes de la sculpture classique : le déhanchement. On sait qu’une petite série de statues dans lesquelles il faut ranger l’éphèbe critien (fig. 10), l’éphèbe blond et l’éphèbe d’Agrigente, celui d’Adrano, marquent l’apparition de la pondération dans la plastique18. Auparavant, les kouroi avaient la jambe gauche avancée, non point pour représenter un jeune homme en train de marcher, mais parce qu’ils reprennent la formule du colosse égyptien. Or la position de celui-ci ne s’explique pas par ce qu’il est en train de faire. Si vraiment les colosses égyptiens étaient figurés en train d’avancer, on ne les verrait pas se dresser parfois entre des figures féminines aux pieds presque joints, et qui pourtant les tiennent par la main. Il y a là une impossibilité matérielle : on ne peut avancer en étant tenu par une personne presque immobile. En réalité, la marche du colosse reproduit le hiéroglyphe du dignitaire19. Cette marche désigne le statut et le sexe du personnage, en gros son identité, ou, pour employer le vocabulaire philosophique, son essence, et non ce qu’il est en train de faire à l’instant « t ». Il en est nécessairement de même du kouros grec. La preuve en est donnée par la métope de Gortyne qui, en Grèce, reproduit, dans le style dédalique, la même disposition, puisque le dieu à la jambe avancée tient ses parèdres en posant ses mains sur leur chevelure20. Il s’agit bien d’une marche, mais dans une temporalité symbolique qui signifie le personnage plus qu’elle ne le représente. Les kouroi reproduisent une formule très ancienne, dont les Grecs devaient ignorer le sens originel, mais dont ils percevaient la fonction valorisante : c’est le pouvoir des formes anciennes, leur aura, dirions-nous. Lorsque l’éphèbe déhanché remplace le kouros à la jambe avancée, il a lui aussi la jambe avancée, mais cette fois, il s’agit d’un jeune homme qui s’est mis dans une position naturelle de repos. Ce que nous disions des coureuses de 110 m haie s’applique alors ici aussi : l’implicite de la statue suppose que le jeune homme n’a pas toujours été dans cette position et qu’il n’y restera pas toujours, surtout quand il s’agit d’un athlète. Le sculpteur prétend donc fixer dans la pierre un moment bref, entre un avant et un après, dans une ligne temporelle. Nous retrouvons le halo que nous évoquions ci-dessus. Les sculpteurs du Ve siècle n’auront de cesse d’affiner cette recherche de l’instant « t », jusqu’à la recherche d’un moment fugitif anodin, chargé parfois de sensualité, comme le geste de la fameuse Victoire à la sandale du parapet du temple d’Athéna Nikè21, ou encore, au ive siècle, le geste attentif de l’Apollon Sauroctone22 qui s’apprête à frapper sa dérisoire victime. Dans tous ces cas, la sculpture remplit son halo de gestes sous-entendus qui en constituent l’implicite.
Fig. 10. L’éphèbe critien, Athènes, Musée de l’Acropole inv. 698.
Cliché du musée.
- 23 ARV2 1206,2 ; CVA, FERRARA, Museo Nazionale 1, 10, pl. (1667) 23.1-2.
- 24 On se reportera ici à nos réflexions sur l’observateur implicite, Luce, 2017.
17Ces exemples montrent que la peinture et la sculpture avancent selon un même schéma. Tandis que l’art archaïque, usant de la métonymie, plaçant ses kouroi dans une temporalité symbolique presque immobile, vise d’abord à dégager le sens de l’image, l’art classique a développé un art de la suggestion qui revient à placer les personnages dans une temporalité mobile, linéaire, où l’instant bref, parfois même fugitif, englobe dans son implicite foule d’instants antérieurs et postérieurs. L’une des clés de ce qu’on appelle quelquefois la « révolution du classicisme », quasiment inaperçue par les historiens de l’art grec, est cette évolution de l’implicite de l’œuvre, qui passe d’une conception sémantique à une conception plus suggestive : l’implicite aussi a une histoire. Cette évolution accompagne la mutation d’un art qui, désormais, ne se contente plus de représenter l’essence des choses, mais vise à les replacer dans le lit mouvant de la vie, dans l’existence. On passe ainsi du Sein au Dasein, ou plutôt à la représentation du Sein dans le Dasein. Peut-être faut-il interpréter ce passage dans le cadre de l’essor de certaines formes de rationalité au cours du classicisme. Pour admettre une image, il faut désormais qu’elle soit acceptable par l’esprit. On observe le développement de cette exigence dans la tendance à limiter le caractère fantastique des scènes. Ainsi la Gorgone de l’œnochoé du musée national de Ferrare (inv. 2512, vers 430-420 av. J.-C.) n’a plus rien de monstrueux, n’ayant d’autre attribut fantastique que ses ailes23. Mais une autre condition à la recevabilité d’une image est qu’on puisse se dire : si nous avions la possibilité d’être présents devant la scène, nous la verrions telle qu’elle est représentée24. C’est souvent impossible, surtout quand il s’agit de personnages mythologiques comme les Gorgones, mais néanmoins si la condition était remplie, nous les verrions dans la vie, dans la réalité de la vie, car telle est la nature profondément paradoxale de la mimésis que, supposant souvent l’impossible, elle est d’autant plus fictive qu’elle prétend au réel pour se rendre acceptable à l’esprit. Dans l’art aspectif usant de la synecdoque, visant avant tout à la représentation du sens, une telle exigence fait entièrement défaut.
Fig. 11. Schéma : La temporalité archaïque et la temporalité classique (exemple du personnage déhanché).