- 1 Une vision du monde dont les répercussions s’étendent jusqu’à la conception du tem (...)
1La notion d’image irrigue toute la pensée égyptienne. Image de la réalité et réalité elle-même, elle oscille sans cesse entre ce que nous appelons l’aspective, lorsqu’elle véhicule une caractéristique essentielle ou assume une fonction qui lui est propre, dans sa totalité ou ses parties, et la perspective, quand elle est définie par rapport à un observateur implicite. L’aspective, en effet, ne se limite pas aux images en deux dimensions, lesquelles ne font que traduire une vision du monde universelle1. Le sujet représenté selon ce principe traduit soit les caractéristiques essentielles, définies par nature et en dehors de tout observateur, que l’artiste conçoit pour elles, soit les fonctions qu’il lui attribue, soit les deux à la fois. Ces caractéristiques ou ces fonctions se juxtaposent et s’empilent sans limite dans le sujet mais demeurent étanches les unes par rapport aux autres, puisqu’il n’existe pas d’observateur pour faire la synthèse. Un tel système ne laisse par conséquent aucune place à la contradiction interne : un groupe statuaire unique figure sans problème un homme en marche enlaçant sa femme immobile, ce qui en mode perspectif induirait une contradiction absolue. En tout état de cause, la dualité aspective-perspective constitue l’une des sources de la richesse de l’art égyptien et de l’exceptionnelle attraction qu’il exerce sur notre sensibilité moderne.
- 2 Pour les images de statues à l’Ancien Empire, voir l’étude fondatrice de M. Eaton- (...)
2Dans un système de cette nature, on comprend que l’image puisse devenir en soi objet de représentation en tant qu’image d’image. Alors que, fondamentalement, la statuaire constitue un décalque en volume de l’archétype hiéroglyphique dont elle reprend en les transposant les caractéristiques essentielles, les images d’images illustrent le mouvement inverse, c’est-à-dire le retour du volume vers les deux dimensions. Jeu complexe aux combinaisons multiples largement exploité depuis les périodes les plus anciennes2.
3Le passage de l’un à l’autre registre était facilité par la langue elle-même. En effet, si les noms pour désigner ce que nous appelons « statues » abondent, le terme générique est twt (genre masculin, prononcer « toute »). Or celui-ci recouvre les sens de « être semblable » (au sujet) et de « rassembler » (les aspects de ce sujet) avant de désigner une réalité matérielle. Le mot twt s’appliquait donc aussi bien à une stèle, qu’un bas-relief, une peinture ou une statue, même si l’usage l’a majoritairement fait désigner des statues (fig. 1, n° 135). La statue et sa représentation auront par conséquent le même usage, à savoir perpétuer ou multiplier la fonction et l’identité du sujet : le mort prendra part à ses offrandes, le dieu continuera d’avoir un contact avec les humains, le roi assurera à jamais le culte.
Fig. 1. Image d’une statue de Séchemnéfer à Giza. VIe dynastie (xxive-xxiiie siècles av. J.-C.), relief sur calcaire. Légende : « Statue pour que vive le courtisan intime Séchemnéfer ».
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. XXIII, n° 135.
4Les images de statues, tout comme leurs modèles, n’ont a priori pas de valeur documentaire, en tout cas pas dans leur conception fondamentale étant donné que l’on reproduisait moins la matérialité du sujet que sa charge essentielle ou fonctionnelle. Cependant, et c’est là qu’intervient la dualité aspective/perspective spécifique à l’art de la Vallée du Nil, les Égyptiens ont éprouvé le besoin de distinguer l’image d’image de son modèle, la figuration de statue de la statue initiale, tant par le contexte où intervient la reproduction de cette statue que par des règles iconographiques propres et par le rendu du matériau.
- 3 Le geste et l’inscription suppléent à la représentation du cuir lui-même.
5Les images de statues apparaissent dans des scènes d’atelier de sculpteur qui ne laissent aucun doute sur leur nature puisque des artisans sont représentés en train d’en terminer la fabrication, scènes particulièrement nombreuses à l’Ancien et au Nouvel Empire. Un relief d’une tombe de Meir, en moyenne Égypte, montre ainsi un artisan occupé à polir une statue assise à l’aide d’un galet de pierre dure (fig. 2, n° 54), il s’agit donc d’une œuvre de pierre en cours de finition. En dessous par contre, un artisan travaille au ciseau et au maillet, il s’agit alors d’une statue de bois (fig. 2, n° 56). Elle aussi est représentée finie, ce qui ne traduit pas un stade de travail particulier car l’état d’achèvement, qui est celui restitué par l’image d’image, découle du souci de rendre cette image effective quel que soit l’état du travail recensé par les inscriptions. Dans le tombeau de Ty par exemple, sur un même relief, l’image est montrée achevée aussi bien pour le gros œuvre, où deux sculpteurs interviennent avec des marteaux de pierre avec en légende « faire l’ouvrage de statue (twt) » (fig. 3, n° 26), que pour le polissage, à l’aide d’un outil non représenté qui devait être un cuir de polissage3 (fig. 3, n° 27). En bas de la scène, sur une statue de bois d’après les outils et la légende, on lit « façonner (en bois) ; statue ; sculpteur » (fig. 3, n° 28).
Fig. 2. N° 54 Polissage de statue. Meir, fin de la VIe dynastie (début du xxiie siècle av. J.-C.), relief sur calcaire. N° 56 idem, sculpture d’une statue assise. La taille des protagonistes n’est pas réelle, on ne peut en déduire le format des statues reproduites.
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. VIII, n° 54 et 56.
Fig. 3. Travail de gros œuvre sur une statue assise en pierre (n° 26), de polissage sur une statue debout en pierre (n° 27), taille au ciseau et à l’herminette d’une statue debout en bois (n° 28). Saqqara, tombe de Ty, Ve dynastie (xxve siècle av. J.-C.), relief sur calcaire.
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. IV, n° 26-28.
6Le deuxième type de contexte susceptible de déterminer une image comme image de statue est le transport des effigies de l’atelier de fabrication vers la tombe, scène très fréquente elle aussi. Là encore, il n’y a pas d’ambiguïté possible sur la définition du sujet comme image d’un objet matériel. Elle est le plus souvent figurée sur un traîneau, parfois au sein d’une chapelle qui l’abrite mais la laisse bien visible, de façon que le contenant ne cache pas le contenu. Sur un autre relief de la tombe de Ty, seule la position du maître des lieux dans une chapelle sur traîneau le détermine comme une image d’image (fig. 4, n° 98), et rien d’autre puisque l’iconographie de sa personne ne le distingue en rien de celle d’un homme en chair et en os. La légende « statue d’acacia du courtisan intime et gardien du diadème Ty » confirmerait parfaitement l’interprétation s’il en était besoin. Le principe est exactement le même avec une effigie de femme, identique à celle d’une dame ordinaire (fig. 5, n° 58).
Fig. 4. N° 98 et 99 Halage d’une statue de Ty dans sa chapelle. Saqqara, tombe de Ty, Ve dynastie (xxve siècle av. J.-C.), relief sur calcaire.
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. XVI, n° 98-99.
Fig. 5. n° 58 Statue de femme dans sa chapelle sur traîneau, les vantaux sont ouverts, Giza, tombe de la reine Merséânkh III, IVe dynastie (début du xxve siècle av. J.-C.), relief sur calcaire. N° 3, idem : mise en peinture d’une statue de femme. Légende : « le scribe dessinateur Rêhay ».
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. I, n° 58 et n° 3.
7Outre le contexte, les images de statues bénéficient de conventions particulières qui permettaient de les distinguer des images directes. Ces conventions, appliquées ensemble ou séparément, suffisaient à qualifier la reproduction d’image comme telle.
8La plus importante d’entre elles est certainement la figuration d’une base ou d’un socle parallélépipédique qui à elle seule distingue l’image de statue de l’image simple (fig. 5, n° 3). La tombe thébaine de Sourer à la XVIIIe dynastie, par exemple, nous montre une théorie de statues royales et divines chacune dotée d’une base rectangulaire très marquée (fig. 6). On pouvait joindre à la base la reproduction de l’appui dorsal, caractéristique de la ronde-bosse égyptienne à partir de la Ve dynastie (fig. 7, registre inférieur). Rappelons que ce dernier élément, dépourvu de toute fonction technique, transcrivait la paroi sur laquelle se détachait le hiéroglyphe archétype. Savoureux paradoxe en forme de ping-pong que les Égyptiens offrent à notre délectation : le socle ou la base, en statuaire, qui évoquent la ligne de registre du hiéroglyphe archétype et l’appui dorsal qui transcrit la paroi de fond, deviennent, lors du retour du volume vers les deux dimensions, la marque distinctive de ce volume ainsi retranscrit. Les images de statues pourvues d’une base sont innombrables à l’Ancien et au Nouvel Empire, les deux périodes les plus richement documentées de l’art égyptien.
Fig. 6. Halage de statues royales et divines en traîneau. Elles sont toutes caractérisées par une base rectangulaire. Tombe de Sourer, cimetière de la Khokha à Thèbes-ouest, XVIIIe dynastie (xive siècle av. J.-C.), peinture sur enduit.
D’après Säve-Söderbergh, 1957, pl. XXXVIII.
Fig. 7. Statues royales en bois (en haut) et en pierre (en bas). Thèbes-ouest, tombe du vizir Rekhmirê, XVIIIe dynastie (xve siècle av. J.-C.), peinture sur enduit. Les statues de bois ont les membres dégagés, les statues de pierre sont liées au bloc. Toutes correspondent à des types réels.
D’après Garis Davies, 1943, pl. XXXVI.
- 4 L’œil de face est une convention universelle dans tout l’art préclassique (...)
9L’image d’image, d’autre part, s’affranchit fréquemment, de manière partielle ou totale, des règles aspectives de base qui prévalent dans la représentation humaine, à savoir les épaules de face, la tête et les jambes de profil, pour aboutir à une image en profil total. Ce recours à une forme de perspective permettait de comprendre que l’on était face à la reproduction d’un objet matériel. Seul l’œil est resté de face en toutes circonstances, probablement pour des raisons techniques4. On rencontre cependant à l’Ancien Empire, beaucoup moins ensuite, un curieux moyen-terme entre aspective et perspective qui a fait représenter l’une des épaules et le bras du sujet en profil plaqué sur un torse de face, comme si l’homme s’était luxé l’épaule (fig. 9, n° 100), mais cette convention n’est pas réservée aux images d’images. Le vrai profil, qui lui ne s’applique jamais aux images simples, permettait par conséquent d’identifier la reproduction d’une ronde-bosse au premier coup d’œil. Il fut employé dès l’Ancien Empire (fig. 1, 3, 10).
Fig. 8. Statues de bois peint d’Aménophis III et de la reine Tiy divinisés, tombe thébaine d’Imeneminet n° 277, XIXe dynastie (xiiie siècle av. J.-C.), peinture sur enduit.
© Christophe Barbotin/musée du Louvre.
Fig. 9. Statue dans son naos, avec le bras droit de profil collé au torse de face. Saqqara, tombe de Hetepka, Ve dynastie (xxve-xxive siècles av. J.-C.), relief sur calcaire.
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. XVII, n° 100.
Fig. 10. n° 96 et 97 Halage de deux statues très lourdes sur glissière de boue arrosée par un ouvrier. Saqqara, tombe de Ty, Ve dynastie (xxve siècle av. J.-C.), relief sur calcaire.
D’après Eaton-Krauss, 1984, pl. XV, n° 96 et 97.
- 5 Newberry, 1895, pl. XV.
10On a vu que l’analyse des gestes des artisans impliquait l’image d’une œuvre en pierre ou en bois. Mais il arrive aussi que sous l’effet du principe perspectif, particulièrement influent au Nouvel Empire, on s’attachait à reproduire l’aspect extérieur du matériau afin de le rendre identifiable en lui-même et par conséquent de le faire concourir à la définition de l’image d’image. La tombe thébaine d’Imeneminet par exemple, dans le cimetière de l’Assassif, montre une procession de statues du pharaon divinisé Aménophis III et de son épouse Tiy (fig. 8). Les arêtes du socle de chacune d’elles sont peintes d’un liséré jaune qui restitue un placage d’or sur le bois ou une peinture jaune qui en tenait lieu. Le matériau, par ailleurs, avait un poids dont la réalité pouvait être suggérée par la technique de halage sur glissière de boue. Deux statues de Ty, chacune posée sur un traîneau, sont respectivement tractées par six et sept haleurs tandis qu’un ouvrier arrose la boue pour permettre le déplacement de cette masse très lourde (fig. 10, n° 96 et 97). Or cette technique, à la fois rudimentaire et efficace, était utilisée dans le transport d’éléments architecturaux ou de statuaire monumentale, l’un des exemples les plus célèbres étant le transport de la statue colossale du gouverneur de nome Djéhoutyhotep à el-Bercheh, au Moyen Empire. En vrai profil, garrotté de câbles et posé sur un traîneau, il est halé par cent-soixante-douze ouvriers tandis qu’un homme assisté de trois porteurs d’eau arrose en permanence les cordes menacées de surchauffe5.
- 6 Borchardt, 1905, pl. 16.
- 7 Habachi, 1965, pl. XXVII et XXX.
11Depuis l’Ancien Empire jusqu’au premier millénaire, c’est l’image du défunt qui fait l’objet de reproduction, en cours de fabrication dans sa chapelle ou de transport comme on l’a vu. Les statues royales sont également transcrites, les plus anciennes attestations remontant à l’Ancien Empire. Dans son temple d’Abousir, le roi Nyouserrê est ainsi représenté comme un dieu, en train de recevoir la vie du dieu Anubis6. Son trône repose sur une base ornée de la scène de l’union des deux terres qu’on trouve effectivement sur les statues royales de l’époque. Cette base détermine seule l’image comme une image d’image puisque la personne du roi lui-même répond aux conventions ordinaires de la représentation humaine. Mais c’est au Nouvel Empire que les images de statues royales sont le plus répandues. On y trouve notamment la reproduction des colosses de Memnon sur un graffito d’Assouan gravé par le maître sculpteur Men, responsable de leur fabrication et de leur acheminement7, ainsi que des images de statues de taille humaine ou de plus petites effigies dans le cadre du temple ou de la tombe (fig. 6-8).
- 8 Autre exemple très proche : Legrain, vol. II, 1909, pl. XXVII.
12Les images de statues divines sont essentiellement connues à partir du Moyen Empire, du fait des lacunes de la documentation. Elles apparaissent sur les parois de temples comme la chapelle blanche de Sésostris Ier où la statue du dieu Amon-Min, identifiable par sa base épaisse, est portée par un officiant de taille minuscule, la différence d’échelle soulignant seulement l’importance secondaire du prêtre porteur par rapport à l’effigie (fig. 11). Sur les statues théophores à partir du Nouvel Empire, on les reproduit en haut-relief à la limite de la ronde-bosse. Dans ce cas, très courant à partir de la XVIIIe dynastie où la copie ainsi réalisée reste dans le domaine du volume, le statut qui la caractérise demeure ambigu car c’est beaucoup moins la statue de culte de la divinité qui est représentée que le hiéroglyphe de cette divinité. Il existe néanmoins un cas étonnant de copie en ronde-bosse d’une autre ronde-bosse avec un effet de naturalisme saisissant. Le Louvre conserve un petit groupe statuaire figurant Amon et Mout de Karnak (fig. 12). Un trou percé sous sa base montre qu’il était conçu pour être fixé sur un support. Or une statue de la cachette de Karnak montre un homme avec un autel supportant un groupe divin de typologie presque identique, avec le même type de base et de plaque dorsale et un décor similaire sur l’arête des trônes (fig. 13)8. Dans cet exemple, c’est bien une statuette en tant que telle qui a été copiée d’une ronde-bosse en plusieurs parties vers une autre ronde-bosse monolithe, ce qui manifeste un souci de perspective particulièrement poussé.
Fig. 11. Scène 13 Statue du dieu Amon-Min sur la Chapelle blanche de Sésostris Ier à Karnak. XIIe dynastie (xxe siècle av. J.-C.), relief sur calcaire.
D’après Lacau, Chevrier, 1969, pl. 18, scène 13.
Fig. 12. Statuette d’Amon et Mout, musée du Louvre, N 3566. XIXe dynastie (début du xiiie siècle av. J.-C.), serpentine (?).
© Christophe Barbotin/musée du Louvre.
Fig. 13. Statue avec un autel, cachette de Karnak, XIXe dynastie (xiiie siècle av. J.-C.), calcaire.
D’après Legrain, 1909, vol. II, pl. XLII.
- 9 L’idéogramme qui détermine le mot twt est précisément celui d’une momie debout, sembla (...)
- 10 La barbe sur l’image du cercueil relève de l’aspective, la défunte étant c (...)
13Elles sont très souvent figurées à l’Ancien Empire dans les scènes d’atelier ou de transport de statues comme on l’a vu, ainsi que dans les tombes du Nouvel Empire. Mais avec le Livre des Morts, apparaît à la XVIIIe dynastie le cas spécifique de la représentation du cercueil momiforme en cours de halage vers la tombe ou dressé à l’entrée de la tombe avant son enterrement. Or le cercueil en forme de momie, né à la fin de la deuxième période intermédiaire, ne se distingue pas fondamentalement de la statue dans la pensée égyptienne puisqu’en lui-même il correspond à une image twt du mort9. Le cercueil de la dame Madja au Louvre, image-hiéroglyphe de la défunte en Osiris (fig. 14), comporte ainsi sa propre reproduction sur son flanc droit (fig. 15), nouvelle illustration de ces jeux de miroirs que les Égyptiens créaient sans cesse comme un gage de sécurité10.
Fig. 14. Cercueil de la dame Madja, musée du Louvre E 14543. Deir el-Médineh, début de la XVIIIe dynastie (xve siècle av. J.-C.), bois peint.
© Christophe Barbotin/musée du Louvre.
Fig. 15. Cercueil de la dame Madja, détail : image du cercueil sur le cercueil lui-même.
© Christophe Barbotin/musée du Louvre.
- 11 Tombe thébaine n° 78 du scribe royal Horemheb (Brack, Brack, 1980, pl. 17)
- 12 Garis Davies, 1930, pl. XXXI. La version en ronde-bosse de cette composition (...)
14Au Nouvel Empire surtout, les artistes ont reproduit des statues et statuettes extrêmement variées, en tous types de matériau, égyptiennes et étrangères, en particulier des animaux tel un oiseau ba dans la tombe du scribe royal Horemheb à la XVIIIe dynastie, où le modèle, identifiable par sa base importante, avait probablement été sculpté en bois doré et peint11. On peut encore citer une image de statuettes d’oies dans la tombe de Qenamon figurant un groupe de huit palmipèdes multicolores placés tête-bêche12. Dans la même tombe, deux ibex en « ébène » sont reproduits sur un guéridon (fig. 16). C’est alors la légende et la position des animaux sur un meuble qui permettent de savoir que l’on a affaire à des images de statuettes, sans autre convention spécifique.
- 13 Barbotin, 2013, p. 53-66.
15Il arrivait aussi que la vision perspective fît reproduire la réalité de l’objet supportant l’image en deux dimensions, notamment des stèles. Ainsi le chapitre 23 du Livre des Morts relatif au rite de l’ouverture de la bouche est souvent illustré au Nouvel Empire d’une image de la stèle funéraire placée à l’entrée de la tombe, avec la scène d’offrande reproduite dans le cintre et le texte hiéroglyphique sur le corps du monument, comme dans la réalité. Mais ce sont surtout les statues stéléphores qui figurent à l’identique des stèles matérielles selon leur apparence visuelle, à partir du moment où s’imposa la conception perspective de ce type de statue13, à un degré beaucoup plus poussé que les statues théophores dont on a vu que le fondement aspectif demeurait dominant.
Fig. 16. Statue d’ibex dans la tombe de Qenamon (registre inférieur). Cimetière de Cheikh Abd el-Gourna, Thèbes-ouest, XVIIIe dynastie (xive siècle av. J.-C.), peinture sur enduit.
D’après Garis Davies, 1930, pl. XX.
- 14 Stèle Louvre E 16373 (Barbotin, 2002, p. 232).
- 15 Sur les statues cubes, voir Schulz, 1992.
16Enfin, les reliefs de temples font aussi l’objet de reproduction en image d’images. Bien souvent, seule l’iconographie de la scène permet de déceler la transposition. Une image de Ramsès II massacrant les ennemis sur une petite stèle trouvée dans le temple de Deir el-Médineh en constitue un bel exemple14 : dans la mesure où ce type de scène est exclusivement attaché à l’iconographie royale, on peut déduire que la stèle copie une scène gravée sur un mur de ce temple où elle suscitait une activité cultuelle locale dans le cadre du culte à Pharaon divinisé très répandu à l’époque ramesside. Mais ce sont surtout les statues cubes déposées dans les temples qui ont accueilli la transposition de reliefs de temples sur leurs faces, à partir du xiiie siècle av. J.-C. et surtout à la première moitié du premier millénaire15. Sur cette statue cube de Karnak datée de la troisième période intermédiaire (fin du ixe siècle av. J.-C.), les scènes s’inscrivent entre les hiéroglyphes du ciel et de la terre en exacte conformité avec le modèle pariétal (fig. 17). Cela permettait, par fonction métonymique, d’inscrire à jamais le monument dans son contexte cultuel et de le faire toujours bénéficier des rites qui s’y exercent quel que soit l’endroit où la fortune pourrait le conduire, jusque dans une vitrine de musée par exemple (ça arrive…). La reproduction d’image, comme dans le cas des statues théophores, y est donc aspective puisque contrairement à la stèle de Deir el-Médineh, les figures reproduites sont des scènes-types dépourvues de correspondance avec une réalité architecturale particulière.
Fig. 17. Statue-cube de Hor fils de Neseramon couverte de scènes de temple. Cachette de Karnak, XXIIe dynastie (fin du ixe siècle av. J.-C.), musée du Caire CG 42226, diorite.
D’après Legrain, 1909, vol. III, pl. XXXIII.
17L’oscillation permanente entre aspective et perspective que nous n’avons cessé de croiser depuis le début se manifeste encore par le sens et la fonction des images d’images.
18Leur sens premier, comme celui de leurs modèles, consiste à garantir éternellement la fonction du sujet représenté ou son existence. Si le modèle vient à disparaître, sa reproduction le remplacera comme un calque se substituerait à l’original. Le « calque » concerne trois niveaux : modèle en deux dimensions, transposition de ce modèle en ronde-bosse et retour de la ronde-bosse à la surface plane en deux dimensions. Quelques exemples sont extrêmement éloquents quant au sens et à la fonction. Dans une petite chapelle à Memphis, le pharaon Séthi Ier s’est fait représenter à la fois sur les murs du sanctuaire en relief dans le creux et en ronde-bosse dans la chapelle, selon une iconographie parallèle dans l’une et l’autre version (fig. 18). On distingue la paroi montrant le pharaon assis sur les genoux d’une déesse et à côté sa transposition en volume. Les seules différences sont celles qui ont été dictées par les impératifs techniques propres au relief et à la ronde-bosse. Nous avons donc une seule image sous deux formes différentes dont l’efficience se trouve garantie par les deux versions voisines et redondantes, l’une pouvant se substituer à l’autre en cas de nécessité. Voici un autre exemple du même règne : dans son temple d’Abydos, le pharaon offre les vases à vin à une statue d’Osiris figurée sur son socle (fig. 19). Or, devant Osiris se trouve une statuette de Séthi Ier à genoux, sur le même socle que le dieu et en vrai profil, effectuant exactement le même rite que le roi en son image initiale selon les conventions aspectives ordinaires. La statuette, tournée dans le même sens que lui, assure donc la perpétuation du rite de l’offrande
Fig. 18. Séthi Ier en relief et en statue, Memphis, XIXe dynastie (xiiie siècle av. J.-C.) ronde-bosse et relief sur calcaire.
D’après Sourouzian, 1993, pl. 48.
Fig. 19. Séthi Ierau temple d’Abydos, XIXe dynastie (xiiie siècle av. J.-C.), relief peint sur calcaire.
© Dominique Farout.
- 16 Voir par exemple les célèbres archives du temple du roi Neferirkarê-Kakaï à Abousir, à (...)
- 17 Barbotin, 2007, p. 19, n. 28.
19À l’autre extrémité du spectre iconographique se trouvent des images d’images à ce point précises et naturalistes qu’on peut leur accorder une authentique valeur descriptive, quasi documentaire, car elles reproduisent des objets vus par un artiste qui s’est attaché à en rendre compte. Le cas de figure se rencontre particulièrement à la XVIIIe dynastie, période faste durant laquelle l’afflux des tributs étrangers et leur caractère exotique ont stimulé l’intérêt et la curiosité des Égyptiens. Les statues et statuettes syriennes ou minoennes sont alors reproduites pour leur étrangeté à côté de bien d’autres objets apportés sur les rives du Nil, comme dans la scène de Qenamon où les statuettes d’ibex voisinent avec des vases, du mobilier et de l’armement (fig. 16). Dans un tel contexte empreint de perspective, les images d’images perdent leur fonction propre pour devenir de simples témoignages assez proches de nos conceptions modernes. Ce témoignage, en outre, s’accorde fort bien avec l’esprit bureaucratique cher aux Égyptiens qui leur faisait recenser tout le matériel détenu par leurs institutions jusqu’aux plus petits détails16. Les listes de statues de temples qui décrivent celles-ci de la manière la plus précise dans leur attitude et leur iconographie rejoignent de ce point de vue la fonction des images d’images17.
- 18 Galán, 2007, p. 95-116.
20Reproduire une image était donc un sport très pratiqué par les artistes égyptiens et leurs commanditaires, ce qui traduit un goût prononcé pour les jeux de miroirs entre les différents niveaux de représentation au sein desquels on pourrait presque se perdre. Il s’intègre dans un champ fonctionnel immense puisque, de fait, les images d’images englobent la quasi-totalité de la ronde-bosse, vu que celle-ci transpose, pour l’essentiel, un archétype hiéroglyphique en deux dimensions par nature. L’étonnant, et il faut bien reconnaître que les Égyptiens nous surprennent sans cesse, est qu’ils sont parvenus à joindre les contraires au sein de leur propre système grâce à l’application de la perspective. L’une des œuvres les plus extraordinaires qu’on puisse trouver dans ce domaine fut découverte il y a une vingtaine d’années dans le cimetière de Dra Abou’l Naga, à Thèbes-ouest18 (fig. 20). Il s’agit d’une tablette sur laquelle un artiste a copié deux statues à l’encre noire au moyen d’un carroyage à l’encre rouge. La perspective y est absolue avec les deux modèles reproduits de face et un essai de raccourci portant sur la jambe gauche avancée et les pieds. La logique visuelle est poussée très loin grâce au caractère purement technique du document, sans aucune fonction hiéroglyphique qui lui serait attachée. Les images d’images, on le voit encore une fois, résument une grande partie des paradoxes égyptiens.
Fig. 20. Dessin de statues royales sur une tablette, Dra Abou’l Naga, XVIIIe dynastie (xve siècle av. J.-C.). Bois stuqué.
D’après Galán, el-Bialy, 2004, p. 39.