Boudon-Millot, Véronique et Pardon-Labonnelie, Muriel, (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité
Boudon-Millot, Véronique et Pardon-Labonnelie, Muriel, (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité, Paris, de Boccard, 2018, 252 p. - ISBN 978-2-7018-0551-1
Texte intégral
1Le volume présentement recensé est constitué d’un ensemble de douze articles, issus d’un colloque international organisé à Paris les 14 et 15 janvier 2016 sur les relations entre thérapeutique et cosmétique. Il est introduit par un avant-propos qui problématise le sujet et résume l’ensemble des articles, groupés de manière thématique. Les contributions sont suivies d’une conclusion qui ouvre des perspectives stimulantes pour les recherches à venir telles que la mise en relation de l’usage des substances cosmétiques et thérapeutiques avec les échanges commerciaux, ou encore la comparaison de l’utilisation des pigments dans l’art et la médecine antiques. Une série de planches de qualité, aussi belles qu’utiles, vient illustrer plusieurs articles, et permet au lecteur de se faire une idée plus précise des résultats des fouilles archéologiques du site de Marquion / Sauchy-Lestrée, ou encore des représentations du beau teint dans l’iconographie antique.
2Le choix du sujet nous semble particulièrement judicieux, et ce à plusieurs titres. Tout d’abord, cosmétique et thérapeutique entretiennent depuis l’Antiquité des rapports aussi étroits qu’ambigus, qui rendent la frontière entre les deux domaines extrêmement floue. Questionner ces rapports, c’est s’interroger sur la définition même de la médecine antique, ainsi que sur les fonctions qui lui sont attribuées ; c’est étudier les rapports entre beauté et santé, et définir les limites de ce que l’on entend par bonne santé, dans un monde gréco-romain ou le beau et le bon sont souvent présentés comme des synonymes ; c’est également déterminer le rapport que les Anciens entretiennent avec leur corps, leur apparence physique, leurs défauts et leur vieillissement.
3En outre, ce sujet invite à une approche interdisciplinaire, en faisant appel à des spécialistes de domaines très divers : philologues, philosophes, papyrologues, historiens de la médecine, archéologues, chimistes et même un romancier. La réflexion se nourrit ainsi des progrès considérables accomplis ces dernières années en matière d’analyse des composés chimiques, progrès qui ont permis des avancées fondamentales dans la connaissance de pratiques telles que l’usage des substances pharmacologiques ou l’emploi de pigments à des fins cosmétiques ou thérapeutiques. Ces collaborations, qu’un tel recueil encourage à poursuivre, permettent par exemple d’améliorer de manière très significative l’identification et la traduction du nom des ingrédients utilisés dans les préparations pharmaceutiques.
4Enfin, en plaçant ce volume sous les auspices de Phrynè, beauté aussi mythique que paradoxale, les deux directrices de publication soulignent d’emblée le fait que des notions telles que la beauté ou la santé relèvent avant tout d’une construction culturelle qu’il convient d’étudier avec précision afin d’éviter anachronisme et contre-sens.
5Les trois premières contributions à cet ouvrage traitent le sujet dans une perspective strictement philologique. Tout d’abord, Véronique Boudon-Millot (p. 15-29) étudie la fonction du bon teint (εὔχροια) dans la médecine de Galien, auteur qui définit précisément la beauté à l’aune de la qualité de la carnation. C’est le bon teint qui permet au médecin de distinguer la santé de la maladie avant tout autre examen. Véronique Boudon-Millot remarque que Galien s’efforce de tenir compte de la souffrance morale et/ou physique provoquée par une tare esthétique, et propose pour cela des soins dermatologiques qui brouillent encore un peu plus la frontière entre « cosmétique » et « commotique », dans le sens que leur donne Galien : alors que la « cosmétique » est destinée à rétablir une beauté authentique et naturelle, la « commotique » vise à produire une beauté factice, et ne relève donc pas de la médecine. Alessia Guardasole (p. 31-50) s’est elle aussi intéressée aux considérations esthétiques chez Galien, mais en se concentrant sur les notions de « convenance » et d’« inconvenance » (εὔπρέπεια et ἀπρέπεια). Pour Galien, il s’agit d’un critère décisif de la thérapeutique : ce qui est inconvenant doit être traité, ce qui relève de la simple coquetterie n’a pas à l’être. Enfin, Antonio Ricciardetto (p. 51-75) offre une contribution passionnante sur les préparations pharmaceutiques préparées à partir de diverses parties du corps du crocodile, dont certaines permettent à prix d’or de donner à la peau un teint éclatant.
6Les quatre articles suivants s’intéressent aux rapports entre les données textuelles et les découvertes des archéologues et des chimistes, tout particulièrement sur un site gallo-romain du nord de la France, celui de Marquion / Sauchy-Lestrée. Claire Barbet (p. 77-93), d’abord, offre le bilan des résultats de fouille de sept tombes gallo-romaines contenant un grand nombre d’objets, dont elle suspecte pour certains un usage pharmaceutique ou cosmétique. Selon elle, l’originalité des objets en question et le statut social élevé des défunts constituent des indices convaincants. Marlène Aubin (p. 95-102) poursuit la réflexion avec le résultat d’analyses chimiques qui visent à connaître les composés minéraux ayant servi à l’élaboration de certains remèdes et maquillages. Dans ce cas, les données de laboratoire complètent et clarifient celles provenant de sources littéraires (en particulier les textes de Celse et de Scribonius Largus). Muriel Pardon-Labonnelie (p. 103-119), elle, se concentre sur un coffret contenant une poudre noire, qu’elle identifie comme étant du far à paupière. Selon elle, il s’agit d’une substance permettant à la fois d’embellir les yeux, mais aussi de fortifier le regard dans une perspective thérapeutique. Marie-Hélène Marganne (p. 121-139) vient confirmer cette hypothèse, dans un contexte géographique différent, en s’interrogeant sur le sens exact du substantif στίμμι, traduit généralement par « galène ». Cette substance noire d’origine égyptienne, composant à la fois cosmétique et thérapeutique, permet de farder les yeux, mais aussi de soigner certaines pathologies comme les ophtalmies.
7Deux contributions étudient le regard antique porté sur la peau. Danielle Gourevitch (p. 141165), tout d’abord, nous plonge dans l’existence d’une romaine, de sa naissance à sa mort, existence marquée par la contrainte toujours présente d’accorder une importance à son apparence physique. Selon elle, le souci du paraître est, déjà dans l’Antiquité, bien plus pesant pour les femmes que pour les hommes. Du côté des hommes, Philippe Mudry (p. 167-180) traite d’un sujet peu étudié jusqu’alors, la perception du tatouage chez les Romains. Alors qu’il fut longtemps perçu comme marque d’infamie infligée à des esclaves, il va peu à peu devenir une pratique courante dans l’armée et perdre son aspect de stigmatisation. On trouve ainsi une recette d’encre à tatouer chez Aetius d’Amide (vie siècle), mais beaucoup plus nombreuses sont les recettes de détatouage, alliant divers ingrédients à l’action excoriante, caustique ou corrosive, ce qui confirme le maintien de la conception du tatouage comme marqueur d’infamie.
8Dans un dernier temps, les contributions interrogent le rapport entre teint et séduction, question annoncée dans le titre du volume par la figure de Phrynè. Florence Gherchanoc (p. 181-196) s’intéresse à la nature de la beauté de la célèbre courtisane qualifiée de manière surprenante par une absence de maquillage, et un teint jaunâtre qui lui a valu le surnom de « crapaud ». Elle considère qu’il s’agit en réalité d’une carnation fondue de rouge et de blanc, élément constitutif de la conception antique de la beauté du teint. Marie-Claire Rolland (p. 197-211) étudie quant à elle les représentations de la peau chez les poètes élégiaques romains, Tibulle, Properce et Ovide. C’est la peau qui charme au premier coup d’œil, et qui joue ainsi un rôle fondamental dans la séduction. Mais c’est aussi la peau qui présente les imperfections de la nature et de l’âge, imperfections qu’il s’agit de masquer pour continuer à séduire. Enfin, Christophe Bouquerel (p. 213-222), romancier qui a écrit sur la courtisane à la beauté légendaire Mnèsarètè, maîtresse et modèle du sculpteur Praxitèle, livre sa vision de la femme antique, objet malgré elle de la cosmétique. Car si la femme a été la principale bénéficiaire des cosmétiques destinés à contrecarrer les effets du temps, elle en a également été la première à en subir le poids.
9Cet ouvrage extrêmement bien documenté et au sujet passionnant possède selon nous peu de défauts. Nous pouvons simplement regretter, d’un point de vue strictement formel, que l’ensemble des contributions soit présenté en un seul bloc, sans plan thématique indiqué. Cela est d’autant plus dommage que le plan existe bien, et qu’il est esquissé dans l’avant-propos. Son existence dans le corps du texte aurait rendu plus visible l’architecture bien pensée de l’ensemble. Mis à part ce détail formel, le recueil est remarquable par la clarté des différentes contributions qui se veulent accessibles aussi bien à un public de spécialistes qu’à tout lecteur intéressé par l’histoire ancienne. Par exemple, le choix des éditrices de placer les textes en langues anciennes dans les notes, et non dans le corps du texte, ainsi que le fait de conclure chaque contribution par une bibliographie essentielle sur le sujet, fait du volume un outil accessible à tous, tout en maintenant un niveau scientifique exigeant.
10Concernant le fond, le présent volume offre selon nous des avancées conséquentes dans l’étude de la médecine antique, principalement dans le domaine de la pharmacologie, mais aussi dans la conception même de la science médicale. Alors qu’il apparaît clairement que la médecine antique accorde comme pratique sociale une place importante aux soins de la peau et de la chevelure, au traitement des rides, des tâches cutanées, il est toutefois fort difficile de dissocier dans les textes, tout comme dans le contexte archéologique, l’usage exclusivement curatif ou esthétique d’une substance. C’est pourquoi l’étude des tentatives de dissociation de la thérapeutique et de la cosmétique nous semble constituer l’une des idées les plus stimulantes du recueil. En effet, alors que les soins cosmétiques, inscrits dans la tradition thérapeutique égyptienne, sont parfaitement intégrés dans l’art médical gréco-romain, certains auteurs témoignent de la nécessité de détacher progressivement les soins relevant de l’esthétique de ceux qui ont pour but de préserver la santé. Deux méthodes apparaissent clairement : soit dissocier, au sein même des pratiques à but esthétique, l’art reconnu de la cosmétique des artifices condamnables de la commotique ; soit établir une distinction morale au sein même de la cosmétique entre les pratiques relevant de l’art médical, comme le traitement de certaines tares qui entraînent douleur physique et morale, et les artifices qui ne répondent qu’à la superficialité d’individus à la moralité déficiente.
11Le volume offre ainsi une approche renouvelée de thèmes fondamentaux dans la compréhension de la médecine antique, approche à la fois moderne et respectueuse des sources anciennes, fournissant un modèle convaincant pour de futures recherches interdisciplinaires et collaboratives.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Christophe Courtil, « Boudon-Millot, Véronique et Pardon-Labonnelie, Muriel, (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », Pallas, 112 | 2020, 313-316.
Référence électronique
Jean-Christophe Courtil, « Boudon-Millot, Véronique et Pardon-Labonnelie, Muriel, (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », Pallas [En ligne], 112 | 2020, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/21930 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.21930
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