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Notes de lectures

Sénèque, Œdipe, édition bilingue, traduction nouvelle de Blandine Le Callet, précédée d’une préface et suivie d’un dossier

Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 2018, 318 p.
Jean-Pierre Aygon
p. 321-323
Référence(s) :

Sénèque, Œdipe, édition bilingue, traduction nouvelle de Blandine Le Callet,
précédée d’une préface et suivie d’un dossier, Paris, Gallimard, « Folio Théâtre », 2018, 318 p. (texte latin établi par Otto Zwierlein, Oxford University Press, 1986). ISBN : 978-2-07-046693-1.

Texte intégral

1Le théâtre de Sénèque est actuellement à l’honneur, comme l’a notamment montré le succès à Avignon de la mise de scène de Thyeste par Thomas Jolly, en juillet 2018. Et il est heureux que Blandine Le Callet (BLC désormais) ait poursuivi avec cet Œdipe le travail déjà engagé en 2014 par la publication d’une nouvelle traduction de Médée, dans la même collection « de poche », dont le grand mérite est d’offrir en regard l’original latin, en page de gauche.

2Le texte retenu reprend, à une exception près, celui établi par Otto Zwierlein, qui avait accepté une correction de Bertil Axelson, lisant au v. 295 uisu carenti magna pars ueri patet, « une grande part de la vérité apparaît clairement à celui qui est privé de la vue », en lieu et place de la version des manuscrits unanimes : uisu carenti magna pars ueri latet, « une grande part de la vérité échappe à celui qui est privé de la vue ». L’argument pour justifier ce changement était que, si l’on respectait le texte transmis, Tirésias irait à l’encontre du topos selon lequel les devins aveugles voyaient distinctement ce qui restait invisible au commun des mortels. BLC a bien raison de rejeter cette correction (p. 271, n. 1, qui renvoie à la page 87), en considérant que la déclaration de Tirésias serait en ce cas « peu cohérente avec l’aveu qu’il lui faudra du temps avant de pouvoir rendre son oracle ». On pourrait ajouter que le devin, qui connaît sans doute la vérité, hésite à la dévoiler à Œdipe, et que sa formule surprenante est une sorte de clin d’œil ayant pour fonction d’attirer l’attention du lecteur/spectateur sur le fait qu’il dissimule le fond de sa pensée en exagérant les obstacles qu’il rencontre dans la recherche de la vérité, moyen de différer le moment où il lui faudra la révéler. Cette hypothèse fournirait un argument supplémentaire à ceux – dont je suis – qui estiment que la prise en compte de la duplicité, volontaire ou non, de nombreux protagonistes est une clef utile pour bien comprendre le théâtre de Sénèque.

3Le texte et sa traduction sont précédés d’une préface d’une trentaine de pages et suivis d’un important dossier qui fournit des informations très utiles : Repères chronologiques sur la vie de Sénèque ; Bibliographie sélective ; Notice sur la tragédie romaine ; Œdipe de Sénèque à la scène ; Compléments philologiques ; Notes ; Index des noms propres ; Résumé.

4Dans sa préface, BLC a le mérite d’affronter le problème complexe de la compatibilité de cette pièce avec la vision du monde stoïcienne de son auteur, et annonce d’emblée, p. 7, la thèse qu’elle va soutenir : « en choisissant d’évoquer crûment ces atrocités, le stoïcien qu’est Sénèque entend susciter un questionnement sur les conditions de leur surgissement […]. Faut-il accuser le destin, un déterminisme fatal contre lequel l’individu ne peut rien ? ». Abordant la question de la divination, cruciale dans la pièce, BLC rappelle que la conception stoïcienne du destin, si elle implique le consentement à ce qui arrive, ne supprime pas pour autant la responsabilité morale : la prédiction d’un événement heureux est liée au fait qu’il est aussi prévu que les personnes concernées feront les bons choix, nécessaires à sa réalisation (renvoi à la théorie des confatalia, p. 12, n. 1).

5Mais BLC constate à juste titre que l’on ne voit pas comment Œdipe pourrait accepter la destinée qui lui est prédite, et elle propose la solution suivante, p. 13 : « il faut supposer – hypothèse également compatible avec la théorie stoïcienne de la divination – que ces terribles événements ont été annoncés à Œdipe parce qu’ils ne doivent pas se produire » (souligné dans le texte). Cette façon de « sauvegarder l’idée d’une providence divine » me semble plus moderne que stoïcienne. Certes, BLC relève, p. 13, que, pour échapper à son destin, Œdipe « décide de tout faire pour que les horreurs annoncées ne se produisent pas », mais Sénèque signale que la « décision » de fuir Corinthe, loin d’avoir été rationnelle, a été provoquée par une passion dévastatrice, la peur : Hic me paternis expulit regnis timor, « c’est cela qui m’a poussé à fuir, à quitter mes foyers » (v. 22). J’observe d’ailleurs que, en traduisant Hic… timor par « cela », BLC escamote le rôle de cette passion, qui est pourtant un leitmotiv dans la pièce et un élément décisif pour une lecture stoïcienne.

6À l’exception de cette réserve ponctuelle, toutes les analyses qui suivent emportent l’adhésion : Œdipe est à la fois lucide au début, taraudé par son sentiment de culpabilité et de plus en plus aveugle, s’enfermant dans le déni, surtout quand, après avoir compris qu’il était l’assassin de Laïus (v. 782), il fait preuve d’une « spectaculaire amnésie » (p. 17). BLC conclut p. 18 : « […] c’est la pathétique résistance du héros face à l’émergence de la vérité qui crée la tension dramatique et constitue le cœur du spectacle ».

7Enfin, bien placée pour traiter ce thème car elle a publié en 2005 une solide synthèse sur « Rome et ses monstres », aux éditions Jérôme Millon, BLC étudie longuement le rapport entre fatalité et monstruosité, p. 19-34, mettant l’accent sur une idée stoïcienne, p. 25 : « s’il existe des monstres, c’est pour donner à des héros l’occasion d’exercer leur courage en les affrontant ». Œdipe est donc responsable de son incapacité à affronter la monstruosité en lui. Avec beaucoup de pertinence BLC montre, p. 30-31, comment « Jocaste devient une victime collatérale de la haine de soi qui dénature Œdipe ». Celui-ci s’en prend alors à Apollon au v. 1046 (O Phoebe mendax, fata superaui impia, « Phébus, espèce de menteur ! / En matière d’impiété, / je suis allé au-delà de ma destinée »), avouant ainsi qu’il est bien lui-même le responsable de son « destin », indépendamment de la part qui lui en a été prédite.

8Quant à la nouvelle traduction, elle offre un juste milieu entre celle de François Régis Chaumartin dans la C.U.F. (philologiquement scrupuleuse, au risque d’être parfois empruntée ou maladroite) et celle de Florence Dupont, rééditée en 2012 chez Actes Sud, (flamboyante et poétique, sans ponctuation, mais souvent éloignée du latin). Elle possède de nombreuses qualités : recherche de la précision ; langue fluide, simple et moderne ; utilisation réussie du vers libre. Dès le premier vers, on saisit bien la différence entre ces trois types de traduction :

Iam nocte Titan dubius expulsa redit

Voici que, la nuit dissipée, Titan hésite à revenir (FRCh)

Et voilà
La nuit recule, la nuit s’enfuit
Le Soleil revient     (FD)

Voici qu’après avoir chassé la nuit
Revient un soleil incertain.    (BLC)

9Citons un autre passage, le début du récit du messager aux v. 915 sqq. :

Praedicta postquam fata et infandum genus
deprendit ac se scelere conuictum Oedipus
damnauit ipse,…

Après qu’Œdipe eut perçu les destins prédits et sa naissance infâme, qu’il se fut condamné lui-même comme convaincu du crime,….     (FRCh)

Le sort en est jeté
Œdipe sest pris lui-même en flagrant délit dinceste
Il a été son juge
Il a été son procureur
Il a requis contre lui et il s’est condamné     (FD)

Après avoir compris
que la prédiction s’était accomplie,
après avoir percé
l’innommable secret de sa naissance,
Œdipe, convaincu de son crime,
s’est lui-même condamné.     (BLC)

10Je laisse le lecteur juge, mais il me semble que, dans ces exemples, BLC trouve une formulation plus fidèle que celle de FD et plus musicale et poétique que celle de FRCh. Quand elle estime qu’elle s’est trop éloignée du texte latin, BLC fournit en note des explications et/ou une traduction littérale.

11Enfin, elle a pris soin d’insérer des didascalies pour faciliter une lecture « théâtrale » du texte, signalant par exemple, dans la scène 1 de l’acte IV, les différentes attitudes d’Œdipe : « il réfléchit un moment » ; « s’adressant à Jocaste » ; « consterné, s’adressant à lui-même ». Comme celle de Médée, cette édition intéressera un public varié en lui permettant, pour une somme modique, d’aborder une œuvre difficile. En guise de conclusion, je ferai un vœu : puisse cette nouvelle traduction inspirer un metteur en scène !

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Aygon, « Sénèque, Œdipe, édition bilingue, traduction nouvelle de Blandine Le Callet, précédée d’une préface et suivie d’un dossier »Pallas, 109 | 2019, 321-323.

Référence électronique

Jean-Pierre Aygon, « Sénèque, Œdipe, édition bilingue, traduction nouvelle de Blandine Le Callet, précédée d’une préface et suivie d’un dossier »Pallas [En ligne], 109 | 2019, mis en ligne le 19 février 2020, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/17044 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.17044

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Auteur

Jean-Pierre Aygon

Université Toulouse - Jean Jaurès

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