Ledentu, Marie et Loriol, Romain (éd.), Penser en listes dans les mondes grec et romain
Ledentu, Marie et Loriol, Romain (éd.), Penser en listes dans les mondes grec et romain, Coll. Scripta Antiqua 122, Ausonius Editions, Bordeaux, 2020, 332 p.
Texte intégral
1Issu d’un programme de recherches mené entre 2015 et 2017 par le laboratoire HiSoMa UMR 5189 et l’Université Jean Moulin-Lyon 3, ce volume rassemble les actes d’un colloque international tenu à Lyon en 2016-2017 sur un thème relativement « à la mode » (cela dit sans nuance péjorative) dans les études classiques : celui des listes (inventaires, catalogues, etc.). Un sujet dont l’aridité et l’hétérogénéité apparentes avait peut-être découragé jusqu’ici les études d’ensemble et les manifestations scientifiques de grande ampleur, mais qui a reçu une impulsion nouvelle depuis une quinzaine d’années notamment à la suite de la thèse fondatrice de Sylvie Perceau sur les catalogues homériques et de diverses autres publications comme le Vertige de la liste d’Umberto Eco. Les problématiques majeures que pose la forme énonciative de la liste (au sens large du terme), et que présente très clairement l’introduction de ce volume, sont, d’une part, une problématique interne (dégager le principe structurant de l’énumération), et d’autre part, une problématique externe (préciser la fonction de la liste dans l’ensemble ou le contexte dans lequel elle s’inscrit) ; au-delà, l’enquête sur la liste comporte un enjeu historico-anthropologique plus général, qui consiste à interpréter sur le plan des structures mentales et culturelles cette propension manifeste des Anciens à « penser en listes », supérieure à la nôtre. Le risque d’une approche de cette question par une diversité de contributions appartenant à des domaines très divers (poésie, littérature technique, épigraphie) est celui inhérent à tout volume d’actes de ce genre : une juxtaposition d’approches indépendantes sans mise en évidence de traits communs et d’idées directrices. Les éditeurs du volume ont tenté de surmonter cette difficulté de trois manières. D’une part, les contributions sont regroupées suivant trois axes principaux annoncés dans l’introduction : 1) « cohérence et incohérence de la liste : du bon usage de l’intrus » (où l’enjeu est de repérer l’élément qui « détonne » dans la liste et lui donne souvent son sens) ; 2) « Choisir d’énumérer : motivations et fonctions de la liste » (la partie la plus volumineuse) ; 3) « Ce que le lecteur fait à la liste : la réception comme construction d’un sens » (lorsqu’une participation active est requise du lecteur dans l’interprétation de la liste). Une subdivision dont les éditeurs reconnaissent très honnêtement (p. 10) le côté parfois artificiel (telle contribution aurait pu figurer dans deux rubriques à la fois), et qui, du reste, n’est plus marquée comme telle dans le corps de l’ouvrage, mais qui a le mérite d’attirer l’attention sur quelques enjeux fondamentaux (en particulier, la question de l’« intrus » est une clé de lecture très féconde). Mais d’autre part surtout, l’unité de l’ensemble est assurée par l’excellent article liminaire de R. Loriol, « La liste comme forme-savoir ; ou comment lire une liste antique ? », qui balaye avec une vigueur synthétique et une clarté d’exposition remarquables l’ensemble des enjeux épistémologiques liés à l’étude des listes antiques. La très riche bibliographie qui accompagne cet article de portée générale (chaque contribution est suivie de sa propre bibliographie, ce qui est très bien) suffit à pallier l’absence d’une bibliographie sélective finale réunissant les travaux les plus importants ou cités de façon récurrente dans les divers articles. Enfin et en troisième lieu, l’ouvrage se clôt sur un index locorum général.
2La première partie comporte quatre contributions centrées sur la recherche de l’« intrus ». Maryse Schilling passe en revue les listes quasi canoniques (depuis au moins Cicéron) de héros divinisés dans les Odes d’Horace pour mettre en évidence la façon dont le Prince proleptiquement apothéosé y occupe une place de plus en plus éminente, concurrencé cependant in fine par la figure du poète, pourvoyeur suprême d’immortalité. Bruno Bureau démonte avec précision la logique structurelle complexe et subtile des listes de miracles mise en œuvre par Sédulius dans son Carmen Paschale à partir de ses sources évangéliaires (en intégrant des récits qui ne sont pas des miracles à proprement parler, mais ont une fonction programmatique sur le plan thématique), et met en lumière une réorganisation de la matière en fonction d’une visée catéchétique axée sur les grands thèmes de l‘enseignement divin. Clément Chillet se penche sur les listes d’édifices figurant dans les Régionnaires en parallèle avec la Forma Urbis pour réfuter la thèse d’une fonctionnalité administrative et utilitaire de ces documents ; une hypothèse qui bute contre le conservatisme obsolescent de ces listes (présence de monuments disparus), et amène à privilégier une fonction symbolique et encomiastique : afficher la grandeur de la Ville et la richesse de son Histoire. Enfin, Pascale Brillet-Dubois reprend l’énumération des lieux d’exil des captives troyennes dans les Troyennes d’Euripide pour en faire ressortir à la fois la logique affective interne (effet de réconfort progressif et d’émergence de l’espoir) et la probable portée allusive externe dans le contexte de la guerre du Péloponnèse (fierté nationale athénienne, peut-être teintée d’une inquiétude et d’un avertissement pour l’avenir). Viennent ensuite sept contributions centrées sur la motivation et la fonction de la liste. Christian Nicolas s’attache à dégager de façon exhaustive et minutieuse une typologie fonctionnelle des listes grammaticales chez Donat suivant trois catégories (liste encyclopédique longue, liste pédagogique longue, liste pédagogique longue subdivisée en sous-listes courtes) liées respectivement à des stratégies didactiques précises. Mathilde Cambron-Goulet s’interroge sur la fonction des listes de vices et de vertus dans l’Ethique à Eudème et l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, dont elle fait ressortir la triple finalité : heuristique, pédagogique et pragmatique (en vue d’un travail sur soi). C’est un tout autre type de documents, les inventaires d’offrandes à Délos, qu’envisage Clarisse Prêtre : ceux-ci apparaissent constitués essentiellement à des fins de valorisation de la probité et de la « conscience professionnelle » des hiéropes ainsi que de la bienveillance divine attachée au sanctuaire et du prestige de celui-ci. Hélène Vial se penche pour sa part sur l’énumération des châtiments horribles promis à l’ennemi d’Ovide dans le Contre Ibis (v. 365-412) : l’effet dominant est celui d’une virulence oratoire cumulative qui, tel un monologue tragique, fait passer le locuteur du dolor au furor au fil de son discours pour le faire accéder in fine au statut symbolique d’un vengeur mythique. On retrouve Ovide en compagnie de Lucain dans la communication d’Anne Maugier-Sinha sur les catalogues épiques d’animaux (les chiens d’Actéon et les serpents de Libye), qui illustrent une forme de détournement du catalogue épique traditionnel dans une visée suggestive (d’ordre affectif et symbolique) plus qu’à des fins didactiques. Dans son enquête sur les listes d’outils dans le discours agronomique latin de Caton à Palladius (en passant par Varron et Virgile), Maëlys Blandenet nous propose un intéressant parcours diachronique qui montre comment l’inventaire purement utilitaire du premier est réinterprété et réorganisé par ses successeurs en fonction de considérations intellectuelles ou poétiques. Quant à Théo Polychronis, il part de l’étude des listes généalogiques dans l’œuvre d’Hellanicos de Lesbos pour préciser le projet à la fois pré- et para-historiographique de ce dernier, qui se conçoit moins comme une « Histoire » au sens hérodotéen (ou thucydidien) du terme que comme un catalogue d’informations à la sécheresse assumée. La dernière partie, axée sur les dynamiques de réception, réunit cinq communications. Delphine Acolat se livre à une étude des listes de noms géographiques chez les auteurs « scolaires » (Ampelius, Vibius Sequester), mais aussi sur des « cahiers d’écolier » sous forme de papyrus, en parallèle avec les cartes géographiques antiques (notamment les « cartes-listes »), en vue de préciser l’articulation des deux supports dans une perspective de transmission des connaissances où mythographie et géographie s’associent à des fins mnémotechniques. Maud Pfaff-Reydellet examine quelques exemples de listes dans les Fastes d’Ovide (avec un élargissement en direction des Métamorphoses) pour montrer de quelle manière le lecteur est invité par l’aspect labyrinthique de l’ensemble à collaborer activement à la production du sens, à la manière d’un puzzle, mais avec une pluralité de combinatoires possibles. Amedeo Alessandro Raschieri illustre la façon dont Quintilien applique à la constitution de ses listes d’auteurs canoniques dans la perspective du rhéteur les catégories et méthodes posées en amont par l’enseignement du grammaticus. Charles Delattre étudie pour sa part les tables des matières des mythographes antiques sous l’angle pragmatique, en dégageant les opérations intellectuelles qu’elles sollicitent de la part du lecteur-exégète. Pour finir, Benoît Loueyst et Sylvie Rougier-Blanc étudient les modalités interactives de constitution des catalogues dans le livre XIV des Deipnosophistes d’Athénée (avec quelques échappées vers les livres XI et XII), sous la forme d’une participation conviviale et ludique à la formation de la liste dans une intention volontiers comique et parodique.
3Même si toutes les communications ne sont pas absolument égales en intérêt, l’ensemble est de très bon niveau, dans la mesure où la plupart des contributeurs utilisent l’angle d’approche de la liste pour apporter un éclairage véritablement nouveau sur le projet d’ensemble de l’œuvre (ou du corpus) antique qu’elles envisagent. La réalisation matérielle est en outre de bonne qualité, même si l’on relève quelques coquilles ici ou là, notamment sur les noms propres : Jean-Marc Luce devient Lucz (p. 302 n. 25), Sébastien Barbara est rebaptisé Stéphane (p. 173) et Lucain est confondu avec Stace (p. 174).
Pour citer cet article
Référence papier
François Ripoll, « Ledentu, Marie et Loriol, Romain (éd.), Penser en listes dans les mondes grec et romain », Pallas, 109 | 2019, 383-397.
Référence électronique
François Ripoll, « Ledentu, Marie et Loriol, Romain (éd.), Penser en listes dans les mondes grec et romain », Pallas [En ligne], 109 | 2019, mis en ligne le 13 juillet 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/17016 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.17016
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