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Euripide et la polyphonie mythologique

Que devient la malédiction des Atrides dans Iphigénie en Tauride ? Ou d’Aulis à Brauron en passant par la Tauride

What becomes of the curse against the Atreids in Iphigenia in Tauris? Or from Aulis to Brauron through the Taurian Land
Christine Amiech
p. 85-99

Abstracts

Iphigenia in Tauris enables us to examine the original way in which Euripides uses the myth of the Atreids and the history of the family curse to develop philosophical and religious ideas. In this play he rewrites the fate of the two last surviving offspring of this family, Orestes and Iphigenia. Why does the poet reject Aeschylus’ solution, which was to have the Areopagus offer Orestes amnesty for committing matricide? As for Iphigenia, why did the goddess saved her so that she could preside over human sacrifices which disgust her? The heroine’s line of argument in ll. 380-391 is central to an understanding of the play. Euripides’ original plot is built upon the curse: will the two young people succeed in escaping from the Taurian land? Within this limited framework, do they have any freedom of choice? Although the curse comes to an end at the conclusion of the play, as in Aeschylus’ Eumenides, the two poets adopt very different solutions. This is the difference that we intend to assess.

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Full text

  • 1 Voir Aristote, Poétique, 1453a : Les plus belles tragédies ont été composées au sujet de quelques f (...)
  • 2 Voir v. 8, 177, 359-360, 770.
  • 3 Voir v. 83-84 et 1441b.

1Comme bon nombre d’autres tragédies, Iphigénie en Tauride prend sa source dans l’histoire sanglante des Atrides1. Elle présente en effet la destinée ultime d’Iphigénie définie tout au long de la pièce comme celle qui a été égorgée2. L’héroïne se retrouve, par la volonté d’Artémis, prêtresse de cette déesse et préposée aux sacrifices humains perpétrés en son honneur. Elle officie en Tauride, contrée barbare correspondant à la Crimée actuelle, sur les bords de la mer Noire, l’antique Pont-Euxin. Mais cette pièce s’intéresse aussi au sort de son frère Oreste le matricide qui, malgré l’acquittement de l’Aréopage rappelé aux v. 961-971, n’en a pas fini de ses errances. C’est le frère jumeau d’Artémis, Apollon, qui l’a envoyé en ce lieu inhospitalier pour être définitivement libéré de ses peines3.

  • 4 Homère, Odyssée, I, 29-30, 298-300 et III, 310. Dans tous ces passages, Oreste est présenté comme u (...)
  • 5 Voir surtout Pindare, Pythiques, XI.

2Chez Homère, le thème de la malédiction qui frappe les Atrides, famille glorieuse s’il en est4, paraît ignoré, si l’on omet le commentaire d’Ulysse au récit par Agamemnon de son assassinat par Clytemnestre et Égisthe (Odyssée, XI, 436-438). Ulysse voit dans l’acte de Clytemnestre et la trahison d’Égisthe le signe d’une colère de Zeus contre la race d’Atrée, plutôt qu’une malédiction. Ce thème tragique par excellence va être exploité par Pindare5, et surtout par les Tragiques qui lui ont donné l’éclat que l’on sait.

3La pièce d’Euripide s’inscrit en outre dans la droite lignée eschyléenne : comme Les Phéniciennes ont pour arrière-plan Les Sept contre Thèbes, Iphigénie en Tauride doit se lire en regard de la trilogie de 458, en suivant la proposition de Froma Zeitlin dans le titre de son article de 2006 : « Euripides rereads the Oresteia ». L’Orestie se termine heureusement par l’acquittement d’Oreste et la défaite des Érinyes, ces déesses de la vengeance muées en bienveillantes Euménides, bienfaitrices d’Athènes ; une cinquantaine d’années plus tard, entre 414 et 412, Euripide reprend et conteste ce dénouement puisque dans Iphigénie en Tauride, comme nous venons de le préciser, Oreste est toujours poursuivi par les Érinyes, ce que le poète prend soin de signaler dès les v. 79-80 du prologue :

[…] διαδοχαῖς δ ̓ ̓Ερινύων
ἠλαυνόμεσθα φυγάδες, ἔξεδροι χθονός.

«  […] Les Érinyes se relayaient
Pour me traquer, m’exiler, me chasser loin de ma terre. »

4Quelle fin poursuit Euripide en reprenant à nouveaux frais le thème mythique de la malédiction des Atrides ? Nous verrons d’abord comment l’auteur tragique module ce thème en conservant certains éléments, tout en écartant délibérément d’autres épisodes célèbres de la légende. Puis nous déterminerons les grands changements qu’il opère face à la tradition eschyléenne et le sens que nous pouvons donner à sa réécriture, qui ne saurait se réduire à un simple jeu littéraire avec son aîné.

1. Le thème de la malédiction des Atrides parcourt toute la pièce

5Il convient tout d’abord de noter comment, dans Iphigénie en Tauride, Euripide suit la tradition tragique de la faute qui rejaillit de génération en génération, même si très vite il fait subir au thème des variations personnelles.

  • 6 Voir Mastronarde, 1986, p. 208 (notre trad.) : « Malgré toute la modernité du langage d’Euripide, d (...)

6Ce thème de la faute originaire des ancêtres6 qui, depuis Tantale, ne cesse de peser sur la descendance (ici, Oreste et Iphigénie), s’impose surtout dans la première partie de cette pièce construite en diptyque autour de la reconnaissance qui empêche le meurtre du frère par la sœur. Mais il essaime aussi au-delà de cette reconnaissance, imprimant à l’ensemble un caractère tragique indéniable.

  • 7 Voir Erbse, 1984, qui a montré l’importance que le commentateur doit accorder à ces généalogies ini (...)

7Le texte s’ouvre par ces mots, Πέλοψ ὁ Ταντάλειος, et les deux premiers vers évoquent la prise du pouvoir de ce héros à Pise en Élide grâce à son mariage avec la fille d’Œnomaos (Οἰνομάου […] κόρην, v. 2), Hippodamie. Les trois vers suivants égrènent les noms d’Atrée, de Ménélas, d’Agamemnon et de la Tyndaride Clytemnestre. Ces quatre noms ne peuvent qu’évoquer chez le spectateur le souvenir des meurtres, fratricides ou matricides, qui entachent cette famille, même s’il est indéniable qu’Électre, dans la tirade d’ouverture d’Oreste, est beaucoup plus explicite à ce sujet7. Le même adjectif Ταντάλειος revient juste après la scène de reconnaissance dans deux vers du chœur qui laissent entendre que, malgré cette réunion du frère et de la sœur, la malédiction n’est pas encore éteinte (Iphigénie en Tauride, v. 987-988) :

  • 8 Ou ἄγει, correction de l’humaniste Canter.

Δεινή τις ὀργὴ δαιμόνων ἐπέζεσε
τὸ Ταντάλειον σπέρμα διὰ πόνων τ ̓ ἀεί8

« La colère terrible des dieux ne cesse de bouillonner
Et la race de Tantale traverse de continuelles souffrances. »

8Cette menace a pour intérêt premier de soutenir la tension dramatique : les deux rejetons des Atrides vont-ils pouvoir enfin échapper au sort malheureux qui poursuit la famille depuis l’ancêtre fondateur, et sortir vivants de la Tauride ?

1.1. Le thème se déploie surtout dans la parodos

  • 9 Ce passage n’est pas corrompu au point d’être inutilisable, comme le fait croire l’édition de Diggl (...)

9Mais la plus longue reprise du mythe traditionnel se situe dans la parodos, après les libations à son frère qu’Iphigénie croit mort. Ce passage très pathétique prend comme ρχ κακῶν l’histoire fratricide d’Atrée et de Thyeste se querellant pour la possession de l’agneau d’or (χρυσέας ἀρνός, v. 196), objet nécessaire à l’exercice du pouvoir à Argos-Mycènes. Nous citons les v. 186-206 de cette parodos dont la lettre du texte est difficile à établir. Il n’en reste pas moins que l’ensemble est compréhensible et tout à fait fondamental pour notre sujet9 :

ΧΟΡΟΣ
Οἴµοι, τῶν Ἀτρειδᾶν οἴκων
ἔρρει ϕῶς σκήπτρων, οἴµοι,
πατρῴων οἴκων· [τίν̓ ἐκ]
τῶν εὐόλϐων Ἄργει
βασιλέων ἀρχά·
µόχθος δ’ ἐκ µόχθων, ᾄσσει
δινευούσαις ἵπποις πταναῖς·
ἀλλάξας δ’ ἐξέδρα [σ’]
ἱερᾶς ὄµµ’ αὐγᾶς
Ἅλιος. Ἄλλoις δ’ ἄλλα προσέϐα
χρυσέας ἀρνὸς µελάθροις ὀδύνα,
ϕόνος ἐπὶ ϕόνῳ, ἄχεά <τ’> ἄχεσιν·
ἔνθεν τῶν πρόσθεν δµαθέντων
Τανταλιδᾶν ἐκϐαίνει ποινά γ’
εἰς οἴκους· σπεύδει δ’ ἀσπούδαστ’
ἐπὶ σοὶ δαίµων.
ΙΦΙΓΕΝΕΙΑ
Ἐξ ἀρχᾶς µοι δυσδαίµων
δαίµων
τᾶς µατρὸς ζώνας
καὶ νυκτὸς κείνας· ἐξ ἀρχᾶς…

CHŒUR
Malheur sur la maison des Atrides !
Elle s’est éteinte, la lumière du sceptre
De la maison paternelle ! Hélas !
Des rois prospères régnaient
Sur Argos !
Mais les peines succèdent aux peines ;
Avec le bondissement de ses cavales ailées,
Le Soleil s’est enfui,
Après avoir détourné l’œil de ses rayons sacrés.
À cause de lagneau dor, dans le palais,
Chacun eut sa part de souffrance ;
Ce furent crime sur crime, douleurs sur douleurs !
Et dès lors, après les meurtres
Des anciens Tantalides, c’est le temps de l’expiation
Pour la maison ; un démon s’empresse de déchaîner
Contre toi des abominations !
IPHIGÉNIE
Depuis le début, un démon s’attache à moi,
Un mauvais démon, depuis que ma mère a dénoué sa ceinture
Cette nuit-là ; depuis le début…

  • 10 Nous préconisons de maintenir en cet endroit l’hiatus des manuscrits qui a une valeur expressive in (...)

10Comme on le voit à la lecture de ces vers, les références au mythe sont extrêmement elliptiques. Elles se limitent à l’évocation de l’agneau d’or et à l’épisode de l’inversion de la course du soleil qui, en cet endroit, manifeste l’horreur devant des crimes qui ne sont nulle part explicités. Les expressions comme μόχθος δ’ ἐκ μόχθων (v. 191 : peines sur peines) φόνος ἐπὶ φόνῳ, ἄχεα ἄχεσιν10 (v. 197 : crime sur crime, douleurs sur douleurs) demeurent très allusives. Pourtant, cette histoire de souveraineté qui oppose Atrée et Thyeste s’insère clairement dans l’amoncellement des malheurs qui frappent toute la lignée des descendants de Tantale.

11Le terme-clé de cette fin de parodos est en outre δαίμων, qui revient par quatre fois, la première de ces occurrences se situant au v. 156, avant le passage que nous venons de citer. Dans la clausule du passage cité, ce nom résonne en fin de kôlon (ἐπὶ σοὶ δαίμων). Ce démon est à l’origine des malheurs sans fin des Atrides, à nouveau frappés. Iphigénie reprend immédiatement le terme dans une formule redondante très forte : δυσδαίμων δαίμων (v. 203-204), le mauvais démon, la divinité malfaisante qui désigne le sort qui s’acharne sur elle en tant qu’un des derniers membres de la lignée.

1.2. Parenté du « démon » euripidéen avec celui d’Eschyle

12Ce δαίμων de la parodos d’Iphigénie en Tauride correspond selon nous exactement au δαίμων eschyléen de la fin de l’Agamemnon (Agamemnon, v. 1468-1469) :

δαῖμον, ὃς ἐμπίπτεις δώμασι καὶ διφυί-
οισι Τανταλίδαισιν

  • 11 La traduction est celle de Mazon. Les deux descendants de Tantale sont Atrée et Thyeste ou, plus vr (...)

« Génie qui t’abats sur la maison et les deux descendants de Tantale. »11

13Un peu plus loin, Clytemnestre donne aux v. 1476-1477 son approbation au chœur qui vient de parler, en reprenant ce terme de δαίμων :

τὸν τριπάχυντον
δαίμονα γέννης τῆσδε κικλήσκων

« En nommant le génie qui largement s’engraisse aux frais de sa race »

  • 12 C’est à dire, un exact équivalent.

14De la même façon, selon la parodos d’Iphigénie en Tauride, les Tantalides expressément nommés au v. 200 n’en finissent pas de répéter la faute initiale et de l’expier : C’est le temps de l’expiation, ποινά γε. Cette particule γε, supprimée à tort par Diggle, insiste sur le nom ποινή, l’équivalent du latin poena – la peine, le châtiment qui s’abat sur la maison d’Agamemnon pour lui faire payer les fautes ancestrales. Les ποινὰς, dans Agamemnon, v. 1223, ce sont les morts à venir prédites par Cassandre. Ποινή c’est aussi et surtout la mort d’Hélène au v. 446 d’Iphigénie en Tauride. Seule cette mort serait capable de contrebalancer le sacrifice d’Aulis, (Hélène) recevant un châtiment égal12 aux maux qu’elle a causés, ποινὰς δοῦσ’ ἀντιπάλους. Iphigénie, se situant dans cette perspective, est donc persuadée d’être en butte à une malédiction depuis le début, depuis sa naissance : ἐξ ἀρχᾶς scande ainsi l’ouverture de sa monodie (v. 203 et 205).

15L’ensemble de la parodos nous semble aussi faire écho à la fin des Choéphores où il est question de la troisième tempête (τρίτος δ’ αὖ χείμων, v. 1066) qui frappe la famille des Atrides : la mort de Clytemnestre par son fils et ses conséquences terribles pour Oreste. La première était le festin de Thyeste, la deuxième, la mort d’Agamemnon. Dans Iphigénie en Tauride, l’ultime malheur est la mort supposée d’Oreste dont Iphigénie est sûre depuis le songe qu’elle a raconté à la fin du prologue et qui a motivé sa sortie du temple (v. 44-60). Elle l’a interprété de façon univoque et en a tiré une conclusion erronée. La mort du sauveur de la famille équivaut pour elle à l’anéantissement des Atrides. Mais pour le spectateur qui sait Oreste vivant, puisqu’il l’a vu arriver en Tauride dans la deuxième scène du prologue, l’ultime malheur serait bien pire : le meurtre du frère par sa sœur, sorte de répétition du sacrifice d’Iphigénie par son père.

16Présente en filigrane, la malédiction plane donc toujours, même si le thème est quelque peu atténué à partir du centre de la pièce où se situe la reconnaissance.

1.3. La modulation du thème de la malédiction au moment de la reconnaissance

17Deux signes de reconnaissance (σημεῖα ou τεκμήρια, terme plus juridique employé par Euripide aux v. 808 et 822) sont en effet puisés dans ces sinistres histoires dont nous venons de parler. Mais le renversement est surprenant, car de signes négatifs ils se transforment en signes positifs, permettant la reconnaissance du frère et de la sœur, écartant ainsi tout danger de fratricide. Il semble alors que la malédiction soit en passe de s’effacer.

  • 13 Voir Darmon, 1981, p. 241 : « La problématique qui commande le mythe de la famille des Atrides est (...)
  • 14 De ce point de vue, nous ne partageons pas pleinement les analyses d’O’Brien,1988, par ex. p. 105 o (...)

18Ces deux signes sont une tapisserie brodée par Iphigénie dans sa jeunesse et représentant précisément l’inversion de la course du soleil (ἡλίου μετάστασιν, v. 816) ; mais cet événement cosmique, auquel il a été fait allusion dans la parodos comme à une fatalité qui s’acharne sur les Atrides, sanctionne maintenant le pouvoir d’Atrée et de ses descendants à Mycènes. De même la lance de Pélops, assimilée à la gloire des souverains du lieu13, prend de facto une connotation positive, sans néanmoins présager, à ce moment de la pièce, d’un dénouement heureux14, car beaucoup de péripéties restent encore possibles.

19En effet, la malédiction des ancêtres n’est pas encore totalement évacuée. Elle est rappelée, même atténuée, à des endroits importants de l’œuvre et elle pèse encore sur les Atrides proprement dits, c’est-à-dire Agamemnon et ses enfants. En font partie le meurtre du père par sa femme Clytemnestre, et celui de la mère par son fils, Oreste. Le chœur et Iphigénie ne les connaissaient pas au moment de la parodos et ils vont en prendre connaissance de la bouche même d’Oreste, avant qu’Iphigénie ne découvre qui est son interlocuteur. Nous renvoyons à la stichomythie des v. 543-566.

20Trois lamentations d’Iphigénie montrent son attachement aux siens, y compris à son père, le sacrificateur. La nouvelle de sa mort lui fait en effet pousser un cri de douleur qui a failli révéler son identité (v. 549-550). Et quand elle apprend que le meurtrier de son père n’est autre que sa mère, elle se lamente sur un trimètre entier (Iphigénie en Tauride, v. 553) :

Ὦ πανδάκρυτος ἡ κτανοῦσα χὡ θανών.

« Ils méritent bien des larmes, celle qui a tué et celui qui est mort ! »

21Cette lamentation rejoint celle qu’elle pousse sur elle-même et son père qui a osé la sacrifier (v. 565) :

Τάλαινκείνη χὡ κτανὼν αὐτὴν πατήρ.

« Malheureux tous deux, la fille et son père qui l’a tuée ! »

22Mais c’est le matricide qui déclenche la lamentation la plus déchirante au v. 557 :

Ὦ συνταραχθεὶς οἶκος·

« Maison de fond en comble bouleversée ! »

23C’est en effet l’οἶκος entier qui est atteint par la souillure du matricide et dans l’expression que nous venons de citer, le préverbe συν- conserve sa valeur intensive mais a en outre une valeur plus précise : tous les membres ensemble de l’οἶκος sont souillés par cet acte horrible.

24On voit ainsi qu’Iphigénie, toute dévouée à sa famille, n’est pas comme sa sœur Électre la proie d’une haine inextinguible. Juste après la reconnaissance, elle renonce d’ailleurs immédiatement au ressentiment envers son père (v. 922-923) :

νοσοῦντα τ’ οἶκον, οὐχὶ τῷ κτανόντι με
θυμουμένη, πατρῷον ὀρθῶσαι θέλω.

« Sans ressentiment envers celui qui m’a tuée
Je veux redresser la maison paternelle bien mal en point. »

  • 15 Comme c’est souvent le cas, Euripide se place davantage dans le sillage d’Eschyle qui, à la fin des (...)

25D’autre part, le matricide ordonné par Apollon est mis en question dès son annonce aux v. 559-560. La légitimité de l’acte est certes reconnue par Iphigénie mais dans un oxymore – κακὸν δίκαιον, un juste forfait, un juste crime. Cette contradiction dans les termes marque d’emblée une impasse, un ἀδύνατον. Or ce n’est jamais le cas, par exemple, dans l’Électre de Sophocle où Oreste et sa sœur sont toujours fiers de leur acte15.

26De son côté, dans la stichomythie d’Iphigénie en Tauride dont nous parlons, Oreste manifeste beaucoup de retenue, favorisée certes par le procédé même de la stichomythie, qui ne permet pas de donner d’amples détails sur les actes horribles qu’il énumère. Mais il exprime aussi explicitement ses réticences à parler des malheurs de la famille par une sorte de pudeur, de volonté de ne pas souiller le nom des siens (v. 546 puis 554) :

ἄπελθε τοῦ λόγου τούτου

« Laisse ce sujet ! »

Παῦσαι νυν ἤδη μηδ̓ ἐρωτήσῃς πέρα

« Cesse maintenant et ne m’interroge pas davantage ! »

27Et de nouveau, bien au-delà de la reconnaissance, aux vers 925-927 :

Σιγῶμεν αὐτά· […] Ἔα τὰ μητρός· οὐδὲ σοὶ κλύειν καλόν.

« Silence là-dessus. […] Laisse ce qui regarde notre mère. Il ne te convient pas non plus de l’apprendre ! »

  • 16 Égisthe est au contraire nommé dans la tirade d’Oreste qui répond à celle de son grand-père Tyndare (...)

28Outre ces réticences à parler des forfaits qui entachent la famille, il est remarquable que soit totalement gommé l’adultère et que le nom de l’usurpateur Égisthe n’apparaisse nulle part, pas plus que celui de Myrtilos, le cocher de la course de chars tué par Pélops. C’est ce Myrtilos qui a maudit la descendance de son meurtrier16. Rien non plus sur le festin de ses propres enfants servi à Thyeste par Atrée. Même Ménélas est épargné par Oreste, malgré les soupçons d’Iphigénie (voir les vers 928-931).

1.4. Le jeu d’Euripide avec le thème de la malédiction

29Sur l’ensemble de ce début d’enquête, la malédiction des Atrides subsiste donc en arrière-plan du dialogue, mais les deux derniers rejetons en scène, Oreste et Iphigénie, s’ils en ont peur, restent fiers de leur famille au point qu’ils s’efforcent de la réhabiliter dans son honneur et tentent d’agir pour contrecarrer le mauvais sort, surtout après leur reconnaissance mutuelle qu’ils peuvent lire comme un signe des dieux en leur faveur. Mais Euripide, pour des raisons dramatiques évidentes, continue à jouer sur les deux plans.

30Ainsi, immédiatement après la reconnaissance, aux v. 850-851, Oreste prononce une réplique énigmatique, opposant nettement εὐτυχοῦμεν à δυστυχής :

Γένει μὲν εὐτυχοῦμεν, ἐς δὲ συμφορὰς
ὦ σύγγον’, ἡμῶν δυστυχὴς ἔφυ βίος.

« Si par notre lignage nous sommes fortunés, nos vies,
Ma sœur, sont en butte aux infortunes. »

31Sous le coup de l’émotion après les retrouvailles, Oreste semble curieusement disjoindre le sort heureux de sa lignée, le γένος des Atrides, et la série de malheurs qui émaillent leur vie, la sienne et celle de sa sœur. Sans doute veut-il sciemment mettre à distance la terrible malédiction.

32Contrairement à son frère, Iphigénie, au même moment, a du mal à exprimer une joie sans faille et elle clôt le dialogue lyrique qui scelle leur réunion par un oxymore : πόρον ἄπορον, une issue sans issue (v. 897), comme si la sortie de Tauride lui paraissait impossible. La clausule qui suit (v. 899), la κακῶν ἔκλυσιν, la libération des maux, montre que celle-ci ne sera pas dépourvue d’obstacles pour les deux enfants d’Agamemnon. Le poète ne cesse donc pas d’exploiter le thème de la chaîne des malheurs, même après la reconnaissance.

33Le jeu du poète sur ce thème bien connu des spectateurs nous paraît évident quand il fait dire non sans humour à Iphigénie dans la lettre qu’elle veut faire parvenir à son frère et dont elle dicte la teneur à Pylade (v. 778) :

Ἢ σοῖς ἀραία δώμασιν γενήσομαι

« Ou bien (= si tu ne viens pas me délivrer) je lancerai une malédiction sur ta maison. »

34Notons que c’est là le seul emploi d’un mot de la famille d’ἄρα, la malédiction, à l’intérieur de la pièce.

35Jouant ainsi de manière très discrète avec le mythe qui lui donne la matière de sa nouvelle intrigue, il lui fait aussi subir des variations, non de détail mais essentielles, sur lesquelles nous allons maintenant nous interroger pour comprendre le projet qui guide Euripide dans sa réécriture. Le jeu sur le mythe aboutit selon nous à une réflexion très sérieuse, tout à fait digne de la tragédie.

2. Les innovations majeures d’Euripide concernant ce thème de la malédiction des Atrides

  • 17 Hérodote, IV 103.
  • 18 Voir Jouan, 1966, p. 18-19 pour le texte même et sa traduction.

36L’innovation majeure, il ne faut jamais l’oublier, est le changement de lieu indiqué dès le titre. L’histoire des Atrides ne se déroule plus en Grèce – ni à Argos, ni à Athènes ou à Delphes – comme chez Eschyle ou Sophocle, voire dans les autres pièces d’Euripide traitant des mêmes séquences mythiques, Électre, Oreste ou Iphigénie à Aulis. Dans Iphigénie en Tauride, le poète a choisi de suivre Hérodote17 et les Chants Cypriens18 et de transporter son action en Tauride, lieu où un barbare, Thoas, règne sur des Barbares (v. 31). Ce choix n’est nullement motivé par un quelconque souci d’exotisme mais cet éloignement spatial permet de regarder de loin, à distance, le mythe grec des Atrides, comme l’Égypte permet de porter un autre regard sur le mythe d’Hélène dans la pièce éponyme du même auteur.

2.1. Le sacrifice d’Iphigénie et les sacrifices humains de Tauride : Grecs et Barbares renvoyés dos-à-dos

  • 19 Le deuxième sacrifice, celui d’Oreste en Tauride, semble bien être de l’invention d’Euripide. Le co (...)

37Cet éloignement permet tout d’abord à Euripide de suggérer une équivalence entre le sacrifice d’Iphigénie bien connu du public et celui de son frère, réclamé aussi par Artémis, mais cette fois il s’agit de l’Artémis Taurique19.

38L’équivalence entre ces deux sacrifices apparaît nettement, si l’on compare les v. 243-244, où le bouvier taure présente les deux captifs grecs comme des victimes vouées à un sacrifice cher à la déesse / Artémis (θεᾷ φίλον πρόσφαγμα καὶ θυτήριον / ̓Αρτέμιδι), et les v. 211-212, où Iphigénie vient de se présenter à Aulis comme une victime […] et un sacrifice sans joie (σφάγιον […] καὶ θῦμα οὐκ εὐγάθητον). Les deux passages parallèles désignent les deux victimes comme celles d’un sacrifice sanglant rituel en l’honneur d’un dieu, ce qu’on appelle en Grèce classique une θυσία. D’ailleurs, malgré toute l’horreur qu’ils leur inspirent, les Grecs reconnaissent les sacrifices humains comme des θυσίαι (voir v. 463-466 dans une réplique du chœur et v. 490-491 dans la bouche d’Oreste).

39Cette équivalence est encore plus nette dans la périphrase qu’Iphigénie elle-même emploie pour désigner la Tauride au v. 358 : τὴν ἐνθαδ’ Αὖλιν, l’Aulis d’ici, en opposition à τὴν ἐκεῖ, celle de là-bas, l’une valant pour l’autre, avec le verbe ἀντιθεῖσα (remplaçant) placé au centre du trimètre.

40Mais c’est l’exclamation de Thoas au v. 1174 qui montre le mieux la relativité des coutumes. Venant d’apprendre d’Iphigénie le matricide dont la victime est souillée, il s’écrie :

Ἄπολλον, οὐδ’ ἐν βαρβάροις τόδ’ ἔτλη τις ἄν.

  • 20 Nous restituons le τόδε qui entraîne un anapeste au cinquième pied (voir Prato, 1957, p. 49-67). C (...)

« Par Apollon, pas même chez les barbares, on n’aurait osé un tel acte20 ! »

41Voici le matricide condamné sans appel par le barbare qui, de son côté, pratique, au nom d’Artémis, des sacrifices sanglants d’étrangers sans le moindre scrupule. Cette réplique souligne l’aveuglement de chacun vis-à-vis de ses coutumes, même si l’on ne peut assimiler le matricide à un rituel courant. Mais, derrière la réplique de Thoas, il faut entendre la réprobation de l’auteur vis-à-vis d’un mythe sauvage et de l’absolution que reçoit le matricide dans les Euménides au cours d’un procès.

  • 21 Voir Lanza, 1989, p. 7.

42La Tauride sert bien, selon l’heureuse expression de Diego Lanza21, d’« observatoire éloigné » pour scruter la Grèce et ses croyances, par l’intermédiaire de la saga des Atrides.

43Le raisonnement élaboré par Iphigénie aux v. 380-391 propose ainsi une analogie entre le mythe fondateur de la race maudite – Tantale et son festin cannibale – et les sacrifices humains de Tauride, prétendument en l’honneur d’Artémis. Pour la fille d’Agamemnon, ni l’un ni l’autre ne sont vrais. Ce sont des fictions humaines pour couvrir la méchanceté des hommes, qu’ils soient grecs ou barbares. Elle exempte donc de toute responsabilité à la fois ses ancêtres, évacuant l’origine de la malédiction, et la déesse Artémis. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce passage central de la pièce et sur l’interprétation que nous en proposons.

2.2. Remise en question de la solution eschyléenne pour l’absolution du matricide

44Dans ce lieu étrange de Tauride, Euripide remet aussi en cause de manière audacieuse la solution qu’a proposée Eschyle pour l’absolution du matricide dans la dernière pièce de sa trilogie, Les Euménides.

45Euripide refuse d’abord la solution politico-religieuse d’Eschyle. L’acquittement de l’Aréopage par l’égalité des voix, grâce à l’intervention d’Athéna, ne suffit plus chez Euripide à apaiser totalement les Érinyes. Le poète a en outre pris soin d’écarter tout ce qui justifie le matricide chez son prédécesseur. Nulle trace dans Iphigénie en Tauride d’une quelconque supériorité de la loi du père. Au contraire, Euripide attribue à Iphigénie un rôle déterminant dans le salut des Atrides. C’est elle qui échafaude un plan de fuite pour tromper la vigilance de Thoas. Pour ce faire, elle utilise habilement, avec une grande σοφία, la souillure du matricide. Elle transforme donc en un atout la malédiction qui pèse sur son frère et sur la famille. Sous prétexte d’une purification grâce à l’eau de mer qui lave toute souillure (v. 1193), elle peut avec son frère et Pylade gagner le navire qui les ramènera en Grèce. Pour illustrer ce renversement, nous avons choisi le v. 1031 :

Ταῖς σαῖς ἀνίαις χρήσομαι σοφίσμασι.

« Je vais tirer un habile profit de tes malheurs. »

46Pour obtenir le salut, Iphigénie ment le moins possible, puisque la souillure des victimes est bien réelle et qu’elle a effectivement besoin d’être lavée.

47Dans la scène entre Thoas et Iphigénie qui constitue le troisième épisode, le jeu subtil entre vérité et mensonge atteint son paroxysme et savoir où mettre le curseur est très difficile. À ses propres yeux, Iphigénie ne ment pas, mais elle exerce au mieux sa fonction de prêtresse purificatrice. Si elle trompe Thoas, elle est persuadée que les dieux savent, eux, pourquoi elle agit ainsi. Nous renvoyons aux deux derniers vers de sa prière voilée adressée à Artémis, à l’extrême fin de ce troisième épisode (v. 1232-1233) :

[…] Τἄλλα δ᾿ οὐ λέγουσ᾿, ὅµως
τοῖς τὰ πλείον᾿ εἰδόσιν θεοῖς σοί τε σηµαίνω, θεά.

« […] Je n’en dis pas davantage,
Mais je me fais entendre de toi, déesse, et des dieux qui en savent plus… »

  • 22 Goethe, dans son Iphigénie en Tauride, fait en sorte que son héroïne ne recoure à aucune sorte de t (...)

48Dans sa perspective, elle veut, par le retour en Grèce, purifier son frère en mettant un terme à ses peines et purifier la statue et la déesse, qui ne font qu’un, en mettant fin aux sacrifices humains. Ce faisant, elle ne commet aucune faute majeure22.

2.3. Refus de la suprématie des Olympiens

  • 23 C’est pourquoi nous nous opposons à Sourvinou-Inwood, 1987, p. 227 et 229-230, où l’auteur réaffirm (...)

49Pour la résolution de la malédiction et la fin des maux d’Oreste, Euripide refuse aussi sur le plan théologique la suprématie des Olympiens. Pour lui, l’ordre de Zeus et d’Apollon n’est pas un ordre juste. Nous en voulons pour preuve le troisième stasimon, souvent appelé « Hymne à Apollon », mais qui n’est pourtant pas tout à fait à sa gloire. Le dieu est présenté comme un nouveau-né, meurtrier du serpent Python, qui s’est emparé par la force du sanctuaire de Delphes. La passation des pouvoirs dans ce sanctuaire ne se fait pas pacifiquement, comme au tout début des Euménides : Thémis, dont le nom grec signifie Justice, n’est pas intégrée dans le nouvel ordre mais définitivement évincée. Cette différence avec Eschyle nous paraît essentielle23. Finalement, chez Euripide, les dieux olympiens ne semblent guère valoir mieux que leurs prédécesseurs. Le progrès pour lui se situe à un autre niveau, comme nous allons le voir.

2.4. Le salut d’Oreste est désormais lié au ξόανον d’Artémis Tauropole

50La grande nouveauté d’Euripide consiste à lier le salut d’Oreste et des Atrides, non à la pacification des Érinyes, mais au transfert d’une statue cultuelle de l’Artémis Taurique, son ξόανον, qui est présent sur la scène durant tout le troisième épisode. Chez Euripide, Oreste n’obtient donc pas de véritable absolution ou de purification, mais subit plutôt une « épreuve », une sorte de voyage initiatique, de Grèce en Tauride, puis de Tauride en Grèce, voyage de retour qu’il effectue grâce à l’aide de sa sœur Iphigénie. Seule cette dernière peut en effet, sans éveiller de soupçons, s’emparer de cette statuette en bois qui a le pouvoir de guérir la folie d’Oreste. C’est pourquoi le frère se tourne avec angoisse vers sa sœur Iphigénie aux v. 983-986 :

Ἀλλ᾿ ὦ ϕιληθεῖσ᾿, ὦ κασίγνητον κάρα,
σῶσον πατρῷον οἶκον, ἔκσωσον δ᾿ ἐµέ·
ὡς τἄµ᾿ ὄλωλε πάντα καὶ τὰ Πελοπιδῶν,
οὐράνιον εἰ µὴ ληψόµεσθα θεᾶς βρέτας.

« Oui, ma sœur bien-aimée, tête fraternelle,
Sauve notre maison paternelle, sauve-moi !
Car je suis totalement anéanti, ainsi que la famille des Pélopides,
Si nous ne prenons pas possession de cette statue tombée du ciel. »

  • 24 Voir Graf, 1979, p. 33-41.
  • 25 Voir Hésychius, τ 251, s.v. Ταυροπόλαι.

51L’hypothèse de Fritz Graf développée dans un article de 1980 est donc tout à fait plausible24 : pour remodeler le mythe des Atrides, le poète serait parti de la statue cultuelle de l’Artémis Tauropole, dont l’existence est bien réelle en Grèce et en Attique, et à propos de laquelle il aurait inventé une fausse étymologie, la liant indissolublement à la terre barbare de Tauride, alors que l’épiclèse partagée avec Athéna25 signifie plutôt à l’origine dompteuse de taureaux. Cette étymologie n’est dévoilée qu’à la fin de la pièce par Athéna aux v. 1454-1456 :

ἐπώνυµον γῆς ταυρικῆς πόνων τε σῶν,
οὓς ἐξεµόχθεις περιπολῶν καθ᾿ Ἑλλάδα (= v. 84)
οἴστροις Ἐρινύων.

« (statue) dont le nom rappellera la terre taurique et les souffrances
Que tu as endurées errant à travers la Grèce
Aiguillonné par des Érinyes. »

52Ce jeu sur les mots permet au poète d’établir un lien inattendu entre la terre taurique (γῆς ταυρικῆς) et les souffrances d’Oreste (πόνων τε σῶν). En outre, l’écho phonique entre πόνων et le participe περιπολῶν met l’accent sur les douloureuses errances du meurtrier chassé de sa terre et envoyé dans une contrée barbare.

  • 26 L’athétèse du v. 84 proposée par Diggle à la suite de Markland, philologue du xviiie siècle, n’est (...)
  • 27 Zeitlin, 2006, n’hésite pas à employer le terme de « rédemption », un peu étonnant pour un dieu, du (...)

53Même si elle est de l’invention d’Euripide et si elle n’apparaît qu’à l’extrême fin de la pièce, cette étymologie est sans doute à l’origine de l’intrigue et le v. 84 que reprend le v. 1455 (avec un changement de personne, passage de ἐξεμόχθουν à ἐξεμόχθεις, supporter des épreuves) montre le soin avec lequel Euripide bâtit ses pièces26. Cette nouvelle intrigue unit étroitement le sort d’Oreste et celui de la déesse taurique, puisque non seulement Oreste est sauvé par son expédition en Tauride, mais la déesse Artémis est aussi « purifiée » de ses sacrifices humains27.

  • 28 Sur la réalité de ces cultes attiques, voir Amiech, 2017, p. 326-337.

54Dans le nouveau culte d’Halai, tout près de Brauron28, sur la côte est de l’Attique, face à l’Eubée, culte qui sera fondé par Oreste sur l’ordre d’Athéna, Artémis reçoit encore une compensation sanglante (τῆς σῆς σφαγῆς ἄποινα, en compensation de ton sacrifice – celui d’Oreste qui n’a pas eu lieu, v. 1460). Mais à la place de vies humaines, elle doit désormais se contenter d’une goutte de sang symbolique en guise de part d’honneur, τιμάς (v. 1458-1461) :

Νόµον τε θὲς τόνδ᾿· ὅταν ἑορτάζῃ λεώς
τῆς σῆς σϕαγῆς ἄποιν᾿ ἐπισχέτω ξίϕος
δέρῃ πρὸς ἀνδρὸς αἷµα τ᾿ ἐξανιέτω,
ὁσίας ἕκατι, θεά θ᾿ ὅπως τιµὰς ἔχῃ.

« Institue ce rite : quand le peuple célébrera sa fête,
Pour compenser ton sacrifice, qu’on place une épée
Sur le cou d’un homme et qu’en jaillisse le sang,
Conformément aux règles de la piété, pour que la déesse reçoive sa part d’honneur. »

2.5. Sens du renouvellement du mythe chez Euripide

  • 29 Voir Wolff, 1992, qui insiste à juste titre sur cette idée de compensation-substitution, p. 318 : « (...)

55Dans Iphigénie en Tauride, les ποιναί en chaîne de la famille des Atrides rencontrent bien un coup d’arrêt. Oreste n’est pas tué en Tauride par sa sœur au nom d’Artémis, mais un culte de compensation-substitution est établi à Halai, à l’est de l’Attique, en l’honneur de la déesse29.

  • 30 Les deux mots appartiennent bien à la même famille et peuvent même parfois être synonymes, mais éty (...)

56Chez Euripide, le chemin nous mènerait donc de ποινή, le châtiment équivalant à ce qu’on a subi, à ἄποινα, une compensation par substitution symbolique30, ce qui représente un progrès indéniable, mais la différence avec la solution envisagée par Eschyle dans sa célèbre trilogie de 458 mérite d’être regardée d’encore plus près.

3. La fin de la malédiction chez Eschyle et chez Euripide : des différences significatives

  • 31 Ce sanctuaire a été établi par Pisistrate, originaire de ce dème. Sur l’Acropole, un temple dédié à (...)

57La malédiction des Atrides prend donc fin tout autant dans Les Euménides que dans Iphigénie en Tauride, mais les deux dénouements n’ont pas même valeur. Chez Eschyle, tout semble apaisé : un ordre nouveau, plus satisfaisant, prend la place de l’ancien. Un progrès se dessine, sanctionné par la fondation d’une institution juridique : l’Aréopage. Chez Euripide, tout est plus confus, et par là-même moins rassurant. Les dieux concernés, Apollon et Artémis, ne parlent jamais pour expliciter leurs desseins. Seule Athéna, en tant que deus ex machina, qui se situe donc à l’extérieur du dialogue théâtral, donne ses ordres à Oreste et à Iphigénie. Le premier doit fonder à Halai le culte d’Artémis Tauropole, comme nous l’avons vu ; la seconde devient une parèdre d’Artémis brauronienne31 à Brauron, sanctuaire bien connu des Athéniens pour l’initiation des filles invitées à « faire l’ourse », avant de devenir femme à part entière, en capacité de procréer.

  • 32 Voir le fr. 286b  Kannicht (=292 Nauck) du Bellérophon cité par Plutarque et Stobée : εἰ θεοί τι (...)

58Le culte d’Halai reste, nous l’avons dit, quelque peu sanglant. Artémis n’est donc pas la divinité pure dont rêve Iphigénie au v. 391. Cette affirmation d’Iphigénie est sans doute la croyance ultime d’Euripide qui la répète ailleurs32 :

οὐδένα γὰρ οἶµαι δαιµόνων εἶναι κακόν.

« Selon moi, aucun dieu n’est méchant. »

59Même s’il y a progrès dans le culte, par passage à une compensation symbolique, l’interrogation sur les dieux subsiste jusqu’à la fin.

60Ces histoires des Tantalides, en particulier le sacrifice d’Iphigénie et celui d’Oreste qui finalement n’a pas eu lieu, manifestent le ταραγμός, le désordre où sont plongés les hommes et même les dieux, selon les propos d’Oreste prononcés dans un moment de profond découragement (v. 572-575).

61La fin « heureuse » fait temporairement plaisir au spectateur sans toutefois le réconforter pleinement. Il s’en est fallu d’un cheveu que les trois héros ne rentrent pas en Grèce. En effet une tempête s’est élevée, racontée par un messager (v. 1390-1391). L’intervention d’Athéna a été nécessaire pour assurer le salut des trois Grecs et de la famille des Atrides. Les forces humaines à elles seules ne suffisaient pas à mettre fin à cette cascade d’horreurs.

62Une étrange incertitude, cause de malaise et de tension, règne donc jusqu’à l’extrême fin de la tragédie.

  • 33 Nous tenons à signaler à ce sujet l’étude récente de Torrance, 2013, qui utilise le terme de « meta (...)

63Le muthopoios, le fabricateur de mythes qu’est Euripide33, prend son bien dans toutes les versions antérieures, enlevant et ajoutant des éléments à son gré pour créer une nouvelle situation dramatique : il s’agit ici de la rencontre en Tauride d’Oreste et d’Iphigénie, toujours soumis à la malédiction qui poursuit les Atrides.

64Outre une structure dramatique efficace, le mythe fournit au poète un cadre propice au questionnement, d’abord sur le bien-fondé moral de ces histoires comme le festin de Tantale ou le sacrifice d’Iphigénie. Cette critique de certains mythes sera amplement développée par Platon au siècle suivant. Dans les vers centraux du monologue d’Iphigénie (v. 380-391), Euripide interroge la violence inhérente à l’homme et à toute société, voie qu’emprunteront les anthropologues modernes, comme René Girard dans La Violence et le Sacré. L’interrogation sur les dieux, sur ce qu’ils sont ou ne sont pas, pour reprendre les mots d’un chœur d’Hélène (v. 1137), est aussi constante et l’obéissance aveugle aux dieux, en l’occurrence ici, celle d’Oreste à Apollon, est loin d’être prônée. Le poète invite chacun à une réflexion personnelle qui doit tenir compte de la situation particulière à laquelle il est confronté.

65Ce questionnement sera repris dans Oreste. Dans cette pièce, postérieure à Iphigénie en Tauride, Euripide replace le mythe à Argos, six jours seulement après le matricide. Et le spectateur, ainsi que les personnages, sont plongés dans un chaos encore plus grand, dont seule l’intervention d’Apollon ex machina pourra les sauver, assurant in extremis la permanence du mythe avec l’exil d’Oreste et son absolution par l’Aréopage. L’espoir de salut et la fin possible de la malédiction par d’autres voies, esquissés quelques années auparavant dans Iphigénie en Tauride, se sont définitivement éloignés. Le contexte historique est sans doute en grande partie responsable de ce changement d’interprétation du même mythe par le même poète qui, juste après la représentation d’Oreste, quittera définitivement Athènes pour la Macédoine où il mourra.

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Bibliography

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Notes

1 Voir Aristote, Poétique, 1453a : Les plus belles tragédies ont été composées au sujet de quelques familles, comme celles d’Alcméon, d’Œdipe, d’Oreste, de Méléagre, de Thyeste et de Télèphe.

2 Voir v. 8, 177, 359-360, 770.

3 Voir v. 83-84 et 1441b.

4 Homère, Odyssée, I, 29-30, 298-300 et III, 310. Dans tous ces passages, Oreste est présenté comme un modèle de fils pour Télémaque et le matricide est logiquement passé sous silence, alors que le meurtre d’Égisthe est vu comme l’acte héroïque d’un fils qui venge son père (voir Gantz, 2004, p. 1175). Nulle part non plus, il n’est question de la querelle entre Atrée et Thyeste. Dans Iliade, II, 105-107, le sceptre passe, sans violence aucune, d’Atrée à Thyeste, puis à Agamemnon.

5 Voir surtout Pindare, Pythiques, XI.

6 Voir Mastronarde, 1986, p. 208 (notre trad.) : « Malgré toute la modernité du langage d’Euripide, de sa rhétorique et les questions débattues dans ses pièces, il reste, dans la plus grande partie de son œuvre, un poète du genre traditionnel, un genre qui met l’accent sur les limites des hommes, leur fragilité, ce qui caractérise le mieux la littérature et les mythes archaïques. » Nous pensons comme Mastronarde que cette grille de lecture est valable pour l’ensemble de l’œuvre d’Euripide.

7 Voir Erbse, 1984, qui a montré l’importance que le commentateur doit accorder à ces généalogies initiales.

8 Ou ἄγει, correction de l’humaniste Canter.

9 Ce passage n’est pas corrompu au point d’être inutilisable, comme le fait croire l’édition de Diggle, 1981, truffée de cruces et de lacunes supposées en cet endroit. Nous renvoyons à notre ouvrage, Amiech, 2017, pour les choix différents que nous avons faits.

10 Nous préconisons de maintenir en cet endroit l’hiatus des manuscrits qui a une valeur expressive intéressante.

11 La traduction est celle de Mazon. Les deux descendants de Tantale sont Atrée et Thyeste ou, plus vraisemblablement, Agamemnon et Ménélas.

12 C’est à dire, un exact équivalent.

13 Voir Darmon, 1981, p. 241 : « La problématique qui commande le mythe de la famille des Atrides est celle de la dévolution du pouvoir et du mode d’accession à la souveraineté ». Voir le dernier mot de la parodos d’Iphigénie en Tauride, σκηπτοῦχον (v. 235), qui désigne Oreste comme « porteur du sceptre ».

14 De ce point de vue, nous ne partageons pas pleinement les analyses d’O’Brien,1988, par ex. p. 105 ou p. 109, où la course de chars est interprétée comme le paradigme d’un épisode heureux préfigurant l’issue de la pièce et la délivrance d’Oreste et d’Iphigénie loin de la Tauride. Cette interprétation univoque ne tient pas assez compte de la complexité d’Euripide.

15 Comme c’est souvent le cas, Euripide se place davantage dans le sillage d’Eschyle qui, à la fin des Choéphores, montre un Oreste partagé entre la légitimité de son acte et le tourment intérieur que le sang versé de sa mère suscite en lui (voir par exemple Choéphores, v. 1014-1017, qui se terminent ainsi : « conservant de ma victoire – le meurtre de sa mère – des souillures qu’on ne peut m’envier »). Comme il arrive aussi souvent, Euripide radicalise ce qui est plus ou moins latent chez son devancier.

16 Égisthe est au contraire nommé dans la tirade d’Oreste qui répond à celle de son grand-père Tyndare au v. 561 d’Oreste. Le fils d’Agamemnon nomme l’amant de sa mère pour accentuer la culpabilité de celle-ci, ce que se refuse à faire l’Oreste d’Iphigénie en Tauride. De plus, le deuxième stasimon de l’Oreste (surtout la strophe, v. 807-818) ainsi que la monodie d’Électre (v. 960-1012) développent avec complaisance les noires actions qui ternissent la gloire de cette famille royale. Enfin, le frère d’Agamemnon ne sera nullement épargné dans cette pièce un peu plus tardive.

17 Hérodote, IV 103.

18 Voir Jouan, 1966, p. 18-19 pour le texte même et sa traduction.

19 Le deuxième sacrifice, celui d’Oreste en Tauride, semble bien être de l’invention d’Euripide. Le contenu du Chrysès de Sophocle, antérieur à Iphigénie en Tauride, ne peut, pour l’heure, être déterminé avec certitude.

20 Nous restituons le τόδε qui entraîne un anapeste au cinquième pied (voir Prato, 1957, p. 49-67). Cette anomalie métrique vise à mettre en valeur l’indignation de Thoas vis-à-vis du matricide.

21 Voir Lanza, 1989, p. 7.

22 Goethe, dans son Iphigénie en Tauride, fait en sorte que son héroïne ne recoure à aucune sorte de tromperie. Il se situe en effet dans une perspective chrétienne, et non dans le cadre d’une civilisation qui reconnaît la valeur de la μῆτις.

23 C’est pourquoi nous nous opposons à Sourvinou-Inwood, 1987, p. 227 et 229-230, où l’auteur réaffirme, sans aucune restriction, la supériorité absolue d’Apollon soutenu par son père Zeus. Elle ne voit dans le troisième stasimon que l’annonce du dénouement heureux, qui confirme la véracité des oracles d’Apollon. La complexité d’Euripide n’est, une nouvelle fois, pas assez prise en compte.

24 Voir Graf, 1979, p. 33-41.

25 Voir Hésychius, τ 251, s.v. Ταυροπόλαι.

26 L’athétèse du v. 84 proposée par Diggle à la suite de Markland, philologue du xviiie siècle, n’est donc pas justifiée à nos yeux.

27 Zeitlin, 2006, n’hésite pas à employer le terme de « rédemption », un peu étonnant pour un dieu, du moins dans notre contexte chrétien. Voir p. 200 : « Gods may be in as much need of redemption as are mortals ».

28 Sur la réalité de ces cultes attiques, voir Amiech, 2017, p. 326-337.

29 Voir Wolff, 1992, qui insiste à juste titre sur cette idée de compensation-substitution, p. 318 : « Substitution becomes a way out of the dilemma of revenge », ou un peu plus bas : « Athena’s aition for the Halae ceremony articulates the principle of apoina, compensation by means of substitution, a principle applicable both to sacrificial ritual as such and, pervasively, to Euripides’ play ».

30 Les deux mots appartiennent bien à la même famille et peuvent même parfois être synonymes, mais étymologiquement ἄποινα vient de *ἀπό-ποινα, c’est-à-dire une punition en échange de, et non l’exact équivalent, comme nous l’avons vu plus haut. La différence est notable.

31 Ce sanctuaire a été établi par Pisistrate, originaire de ce dème. Sur l’Acropole, un temple dédié à cette Artémis Brauronienne représente cet endroit, éloigné d’une trentaine de kilomètres du centre de la cité. C’est dire l’importance de cette déesse pour Athènes.

32 Voir le fr. 286b  Kannicht (=292 Nauck) du Bellérophon cité par Plutarque et Stobée : εἰ θεοί τι δρῶσιν αἰσχρόν (ou φαῦλον), οὐκ εἰσίν (Si les dieux agissent mal, ils ne sont pas des dieux).

33 Nous tenons à signaler à ce sujet l’étude récente de Torrance, 2013, qui utilise le terme de « metapoetry » pour cerner le travail de réécriture d’Euripide. Wright, 2005, pour sa part, avait déjà parlé, à propos d’Hélène, Andromède et Iphigénie en Tauride, de « metamythology ».

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References

Bibliographical reference

Christine Amiech, “Que devient la malédiction des Atrides dans Iphigénie en Tauride ? Ou d’Aulis à Brauron en passant par la Tauride”Pallas, 109 | 2019, 85-99.

Electronic reference

Christine Amiech, “Que devient la malédiction des Atrides dans Iphigénie en Tauride ? Ou d’Aulis à Brauron en passant par la Tauride”Pallas [Online], 109 | 2019, Online since 19 February 2020, connection on 06 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/16502; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.16502

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Christine Amiech

Professeur agrégée de lettres classiques
Docteur ès lettres (Sorbonne, Paris IV)
christine.amiech[at]wanadoo.fr

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