- 1 Nietzsche, 1972, p. 72.
- 2 Wilamowitz-Möllendorff, 1883, p. 226 : « vor dem Mythos hatte er nicht den mindesten Respect ».
1« Que cherchais-tu, sacrilège Euripide, en t’obstinant à plier ce moribond [= le mythe] à ton service ? Il mourut sous ta main brutale, et dès lors c’est une contrefaçon, un mythe masqué qu’il te fallut, tout juste capable, comme le singe d’Héraklès, de s’affubler des défroques de l’ancienne splendeur »1. Ainsi Friedrich Nietzsche dans La Naissance de la tragédie accablait-il Euripide, déjà responsable de la mort de la tragédie, d’un deuxième meurtre, celui du mythe. Nonobstant la polémique qui l’opposa aux thèses de Nietzsche, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff ne jugeait pas le traitement réservé au mythe par Euripide de manière sensiblement différente. Dans un article publié en 1883, le philologue battait la charge : Euripide « n’avait pas le moindre respect pour le mythe »2, la légende héroïque n’est devenue avec lui qu’un fond à partir duquel le poète peut façonner ses propres personnages. Euripide n’hésite pas à critiquer les dieux et les récits mythologiques et à faire preuve d’une grande liberté par rapport aux récits traditionnels. La tragédie religieuse d’Eschyle et Sophocle devient un drame bourgeois qui porte sur la scène le commun des mortels, les mêmes personnes que celles qui sont assises sur les gradins du théâtre.
- 3 Cf. par exemple Nestle, 1901, p. 5 ; Jaeger, 1953, p. 581 ; Kamerbeek, 1960, p. 7 ; Jouan, 1966, p. (...)
- 4 Wilamowitz-Möllendorff, 1883, p. 227 : « der Mythos war eine Schranke der dramatischen Kunst geword (...)
2Si ce jugement qui fait d’Euripide un innovateur, parfois même audacieux, de la tradition mythologique est destiné à devenir un lieu commun de la critique euripidéenne3, Wilamowitz pousse sa réflexion plus loin, aux rapports entre choix mythologiques et formes dramatiques. Pour lui, l’écart avec les récits mythologiques traditionnels permet d’expliquer la cristallisation des structures de la tragédie euripidéenne. Ainsi, des caractéristiques formelles comme les prologues stéréotypés et le recours fréquent au deus ex machina seraient une conséquence des innovations mythologiques, qui permettraient d’informer le public ou de résoudre des situations particulièrement complexes : le mythe devient un « obstacle à l’art dramatique »4.
- 5 Id., 1895, II, p. 109-112. Cf. également Kamerbeek, 1966, p. 3 ; Bond, 1981, p. xxvi-xxx. Pour une (...)
3Dans ce contexte, l’Héraclès semble représenter un exemple particulièrement intéressant aussi bien pour ce qui concerne le traitement euripidéen des récits mythologiques traditionnels que pour ce qui est de la construction dramatique de la pièce. Pour ce qui concerne le premier aspect en effet, à partir des études de Wilamowitz5, les commentateurs ont attribué à Euripide lui-même non moins de trois innovations majeures dans le traitement du mythe dans l’Héraclès :
-
l’invention et l’introduction du personnage de l’usurpateur Lycos qui menace la famille du héros au début de la pièce ;
-
- 6 Sur le rapport entre passé et présent créé par ce déplacement, voir Higgins, 1984.
le déplacement de l’épisode de la folie et du meurtre des enfants après la fin des travaux6 ;
-
- 7 La présence et la fonction salvatrice de Thésée ont encouragé une lecture politique de la pièce : v (...)
l’introduction du personnage de Thésée et la fin athénienne de la pièce7.
- 8 Cf. Kitto, 1961, p. 242 ; Michelini, 1987, p. 240. Pour un survol des différentes positions critiqu (...)
- 9 Ainsi par exemple Norwood, 1964, p. 46.
- 10 Voir Kitto, 1961, p. 235.
- 11 Barlow, 1996, p. 6-7. Pour une réflexion générale sur la structure de la pièce, voir Barlow, 1982.
4À côté de ces éléments, considérés comme des innovations mythologiques attribuables à Euripide, il convient de nous intéresser conjointement à la construction dramatique de la pièce. Parmi les autres défauts remarqués8, les critiques ont notamment déploré le fait que la tragédie manquerait d’unité dramatique et serait divisée en deux parties (meurtre de Lycos – folie d’Héraclès)9, en trois (meurtre de Lycos – folie – épisode de Thésée)10, voire même en quatre parties (menaces contre la famille d’Héraclès – meurtre de Lycos – folie et meurtre des enfants – épisode de Thésée)11.
5Sans vouloir rentrer dans le débat concernant le degré de liberté et d’innovation présent dans l’intrigue héroïque mise en scène par Euripide dans cette tragédie, notre réflexion se propose d’examiner le rapport existant entre le choix du matériau mythologique et la construction dramaturgique de la pièce. Nous partirons de quelques réflexions sur la scène du meurtre des enfants d’Héraclès ; après avoir souligné l’originalité du module dramatique utilisé ici par Euripide, nous comparerons cette scène avec celle du meurtre de Lycos dans la première partie de la même tragédie. Des réflexions sur l’imagerie agonale présente dans la pièce et sur le rôle de Thésée nous permettront de conclure sur le rapport entre mythe et dramaturgie et de revenir pour finir sur la question de l’innovation mythologique.
6Commençons alors par la plus frappante des innovations mythologiques attribuées à Euripide et voyons de quelle manière le poète s’y est pris pour la représenter. La scène du meurtre des enfants d’Héraclès constitue la scène centrale de la pièce, une scène complexe qui s’articule en plusieurs moments :
-
- 12 Nous renvoyons à l’étude de la comparaison dans Marseglia, 2013, p. 189. À cette étude nous emprunt (...)
l’apparition de Lyssa (vers 822-874) ne se limite pas simplement à annoncer la folie d’Héraclès ; les symptômes de la folie que Lyssa décrit au présent (vers 867-874) sont censés se manifester au moment même où elle parle, par un procédé dramatique de vision médiatisée qui a son précédent dans la scène de Cassandre dans l’Agamemnon (vers 1035-1330)12 ;
-
le meurtre des enfants (vers 875-907) se réalise, d’un point de vue dramaturgique, à travers le module des « cris en coulisse » ;
-
le récit du messager (vers 910-1015) ;
-
l’ouverture des portes du palais, avec l’exposition des cadavres et la complainte (vers 1028-1067).
- 13 Le texte cité est celui de Diggle, 1981.
7Ce passage complexe combine toutes les possibilités dramatiques de présentation de la mort. Le moment culminant est constitué par le meurtre des enfants d’Héraclès, moment central dans la pièce, mais aussi dans la manière dont Euripide a refaçonné le matériau mythologique. Il convient de reprendre ce passage en le citant entièrement (Euripide, Héraclès, vers 875-90913) :
ΧΟΡΟΣ
ὀτοτοτοῖ, στέναξον· ἀποκείρεται
σὸν ἄνθος πόλεος, ὁ Διὸς ἔκγονος,
μέλεος Ἑλλάς, ἃ τὸν εὐεργέταν
ἀποβαλεῖς ὀλεῖς μανιάσιν λύσσαις
χορευθέντ’ ἐναύλοις.
βέβακεν ἐν δίφροισιν ἁ πολύστονος,
ἅρμασι δ’ ἐνδίδωσι
κέντρον ὡς ἐπὶ λώβᾳ
Νυκτὸς Γοργὼν ἑκατογκεφάλοις
ὄφεων ἰαχήμασι Λύσσα μαρμαρωπός.
ταχὺ τὸν εὐτυχῆ μετέβαλεν δαίμων,
ταχὺ δὲ πρὸς πατρὸς τέκν’ ἐκπνεύσεται.
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ (ἔσωθεν)
ἰώ μοι μέλεος.
ΧΟΡΟΣ
ἰὼ Ζεῦ, τὸ σὸν γένος ἄγονον αὐτίκα
λυσσάδες ὠμοβρῶτες ἄδικοι Ποιναὶ
κακοῖσιν ἐκπετάσουσιν.
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ
ἰὼ στέγαι.
ΧΟΡΟΣ
κατάρχεται χορεύματ’ ἄτερ τυπάνων
οὐ Βρομίου κεχαρισμένα θύρσῳ
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ
ἰὼ δόμοι.
ΧΟΡΟΣ
πρὸς αἵματ’, οὐχὶ τᾶς Διονυσιάδος
βοτρύων ἐπὶ χεύμασι λοιβᾶς.
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ
φυγῇ, τέκν’, ἐξορμᾶτε.
ΧΟΡΟΣ
δᾴον τόδε
δᾴον μέλος ἐπαυλεῖται.
κυναγετεῖ τέκνων διωγμόν· οὔποτ’ ἄκραντα δόμοισι
Λύσσα βακχεύσει.
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ
αἰαῖ κακῶν.
ΧΟΡΟΣ
αἰαῖ δῆτα τὸν γεραιὸν ὡς στένω
πατέρα τάν τε παιδοτρόφον, <ᾇ> μάταν
τέκεα γεννᾶται.
ἰδοὺ ἰδού,
θύελλα σείει δῶμα, συμπίπτει στέγη.
ΑΜΦΙΤΡΥΩΝ
ἢ ἤ· τί δρᾷς, ὦ Διὸς παῖ, μελάθρῳ;
τάραγμα ταρτάρειον ὡς ἐπ’ Ἐγκελάδῳ ποτέ, Παλλάς,
ἐς δόμους πέμπεις.
- 14 Comme la plupart des éditeurs modernes, nous pensons que les vers 906-909 doivent être attribués à (...)
- 15 Trad. Marie Delcourt-Curvers modifiée. Sauf indication contraire, les autres traductions sont perso (...)
CHŒUR
Hurlez ! ah ! hurlez en sanglots de deuil ! On nous décapite
de celui qui est la fleur de l’État, de l’enfant de Zeus !
Malheureuse Hellade, oh ! tu seras veuve de ton bienfaiteur !
Oui, tu vas le perdre au sabbat que Rage et ses fièvres folles
à ses oreilles vont souffler !
La voici lancée, montée sur son char,
celle à qui l’on doit tant et tant de larmes,
s’acharnant du fouet, à tombeau ouvert,
sur son attelage, elle, la gorgone fille de la Nuit, avec ses cent têtes
de serpents qui sifflent, Rage, dont l’œil glace et consume !
Il n’aura fallu qu’un instant au Ciel pour que trébuchât ce héros béni !
Un instant encore, et sa main de père va faire expirer ses enfants !
AMPHITRYON (de l’intérieur)
Hélas ! malheur à moi !
CHŒUR
Zeus, ton fils bientôt n’aura plus de fils !
L’ogresse enragée veut de la chair fraîche, et va, l’écrasant d’inique injustice,
l’écarteler sous les horreurs !
AMPHITRYON
Hélas, mon pauvre toit !
CHŒUR
Ah ! c’est le prélude à l’affreuse danse, loin les tambourins,
les thyrses, les grâces de Bromios…
AMPHITRYON
Hélas, pauvre foyer !
CHŒUR
Loin, le jus des grappes qu’on verse à Bacchus
en libation : ici, c’est le sang !
AMPHITRYON
Fuyez, enfants ! Éloignez-vous !
CHŒUR
Ah ! C’est le taïaut, le taïaut qui sonne à cor et à cris !
La chasse est lancée, il poursuit ses fils ! Rage dans ces murs déchaîne son branle
et n’aura de cesse d’avoir accompli son ouvrage !
AMPHITRYON
Hélas ! Quelles horreurs !
CHŒUR
Las ! Hélas, oui bien ! Ce vieillard, ce père, comme je le plains !
Et la pauvre mère ! Ces fils de sa chair, grandis sous son aile,
C’était pour néant !
Mais voyez ! voyez ! C’est un ouragan !
La maison vacille et le toit s’effondre…
AMPHITRYON14
Holà ! Que fais-tu, toi, fille de Zeus, dans ce palais ?
Vas-tu l’abîmer, Pallas, en tornade au fond du Tartare,
comme jadis tu fis pour Encélade15 ?
- 16 Pour une présentation générale de ce dispositif dramatique, voir Di Benedetto, Medda, 1997,
p. 58-6 (...)
8Dans sa réalisation dramatique et scénique, l’utilisation du module des « cris en coulisse » dans cette scène mérite quelques réflexions. La forme du dispositif est bien connue16 : un dialogue s’instaure entre l’espace scénique et l’espace rétro-scénique et, depuis l’intérieur du palais, la victime crie et suscite la réponse du chœur présent dans l’orchestre.
9Ce module avait déjà été exploré et utilisé par Eschyle, toujours dans l’Agamemnon pour réaliser scéniquement le meurtre du roi (vers 1330-1371), et repris de manière parallèle pour représenter le meurtre d’Égisthe dans les Choéphores (vers 855-874). Le meurtre d’Égisthe se réalise scéniquement de la même manière que le meurtre d’Agamemnon. La reprise, pour représenter le meurtre d’Égisthe, du même module dramatique utilisé pour représenter celui d’Agamemnon dans la tragédie précédente de la trilogie suggère qu’il fait sens par rapport à celui-ci ; le choix dramaturgique est vecteur d’une interprétation des événements mythologiques représentés.
- 17 Voir Arnott, 1982, p. 40-41. Plus généralement, pour les conséquences émotionnelles de l’utilisatio (...)
10Euripide avait déjà eu recours à ce module dans plusieurs tragédies : dans Médée, par exemple, pour mettre en scène le meurtre des enfants de Médée (vers 1251-1292) ou dans Hécube (vers 953-1055), où ce module est utilisé de manière originale. Là, les paroles d’Hécube semblent d’abord suggérer que son projet est de tuer Polymestor, et c’est dans ce sens que le chœur les interprète (vers 1032-1033 : L’espoir qui t’a amené va t’égarer de cette voie et te mener à la mort, dans l’Hadès ! Malheureux !). Mais lorsque Polymestor crie de l’intérieur qu’il vient d’être aveuglé, on comprend qu’Euripide a pu accentuer le pathétique en adaptant le module à la représentation non pas d’un meurtre, mais d’un aveuglement17. De plus, dans l’Oreste, les cris d’Hélène aux vers 1296 et 1301 laissent ouvertement croire à la possibilité qu’elle soit effectivement tuée à l’intérieur. Ce n’est que beaucoup plus tard (vers 1494-1495) que l’on apprendra, dans la bouche du messager phrygien, qu’Hélène n’est pas morte mais qu’elle a disparu.
- 18 Euripide, Médée, 1270a et 1282.
- 19 Sur ce thème, voir Mirto, 1997, p. 15-38.
- 20 Vers 1055-1056.
11L’utilisation de ce module dans l’Héraclès est également originale. En effet, ce n’est pas la victime de l’action violente du héros qui crie en coulisse. Ce ne sont ni la femme ni les enfants d’Héraclès (comme c’est le cas pour les enfants de Médée18) qui font entendre leur voix, mais c’est Amphitryon. De cette manière, le meurtre de la famille d’Héraclès est représenté par les yeux du seul personnage destiné à survivre ; ses interventions attirent l’attention du public sur la figure du père d’Héraclès, qui voit son fils tuer ses propres fils, dans un drame qui fait par ailleurs de la paternité d’Héraclès un thème majeur19. Quel sera le sort du père d’Héraclès ? Remarquons par ailleurs que plus tard Amphitryon lui-même se montrera préoccupé de son destin et manifestera au chœur la crainte qu’Héraclès ne se réveille et ne le tue20.
12On sait qu’à la fin de la tragédie Héraclès récuse Zeus et dit ne reconnaître qu’Amphitryon comme son père, dans une affirmation péremptoire et univoque (Euripide, Héraclès, vers 1264-1265) :
σὺ μέντοι μηδὲν ἀχθεσθῇς, γέρον·
πατέρα γὰρ ἀντὶ Ζηνὸς ἡγοῦμαι σ’ ἐγώ.
« mais toi, non, ne t’afflige pas, vieux :
C’est toi et non Zeus que je considère comme mon père ! »
13L’opposition entre le père divin, étonnamment absent tout au long de la pièce, et le père humain d’Héraclès est par ailleurs bien mise en valeur dans la scène du meurtre des enfants par la réplique du chœur au premier cri d’Amphitryon en coulisse (v. 886 : ΑΜ. ἰώ μοι μέλεος. ΧΟ. ἰὼ Ζεῦ, τὸ σὸν γένος ἄγονον αὐτίκα ; Amphitryon : Hélas ! malheur à moi ! Chœur : Zeus, ton fils bientôt n’aura plus de fils). Au cri d’Amphitryon, le père humain d’Héraclès présent dans le palais sur le lieu du crime, répond l’évocation de Zeus, le père divin absent. On souligne une fois de plus et au moment même où il est en train de massacrer sa famille, la double origine et la double nature, divine et humaine, d’Héraclès.
14Mais laissons un instant de côté cette dualité du personnage et revenons au module des « cris en coulisse ». Nous avons rappelé qu’Eschyle l’avait employé dans l’Agamemnon et repris de manière parallèle pour représenter le meurtre d’Égisthe dans les Choéphores. Un effet d’écho comparable existe aussi dans l’Héraclès. En effet, du point de vue dramatique, la représentation du meurtre des enfants reprend et reproduit le même module que celui utilisé peu avant pour représenter le meurtre de Lycos (vers 734-761). Ainsi la reprise de la même structure dramatique, avec le chant du chœur servant de cadre à la mort des enfants, une mort évoquée par des cris venant de l’intérieur du palais, donne à la scène une signification plus forte. Tournons-nous donc vers cette première scène (Euripide, Héraclès, vers 734-761) :
ΧΟΡΟΣ
- μεταβολὰ κακῶν· μέγας ὁ πρόσθ’ ἄναξ
πάλιν ὑποστρέφει βίοτον ἐξ Ἅιδα.
ἰώ· δίκα καὶ θεῶν παλίρρους πότμος.
- ἦλθες χρόνῳ μὲν οὗ δίκην δώσεις θανών,
ὕβρεις ὑβρίζων εἰς ἀμείνονας σέθεν.
- χαρμοναὶ δακρύων ἔδοσαν ἐκβολάς·
πάλιν ἔμολεν
ἃ πάρος οὔποτε διὰ φρενὸς ἤλπισ’ ἂν
παθεῖν, γᾶς ἄναξ.
- ἀλλ’, ὦ γεραιοί, καὶ τὰ δωμάτων ἔσω
σκοπῶμεν, εἰ πράσσει τις ὡς ἐγὼ θέλω.
ΛΥΚΟΣ (ἔσωθεν)
ἰώ μοί μοι.
ΧΟΡΟΣ
- τόδε κατάρχεται μέλος ἐμοὶ κλύειν
φίλιον ἐν δόμοις· θάνατος οὐ πόρσω.
βοᾷ
φόνου φροίμιον στενάζων ἄναξ.
ΛΥΚΟΣ
ὦ πᾶσα Κάδμου γαῖ’, ἀπόλλυμαι δόλῳ.
ΧΟΡΟΣ
- καὶ γὰρ διώλλυς· ἀντίποινα δ’ ἐκτίνων
τόλμα, διδούς γε τῶν δεδραμένων δίκην.
- τίς ὁ θεοὺς ἀνομίᾳ χραίνων, θνατὸς ὤν,
ἄφρονα λόγον
†οὐρανίων μακάρων† κατέβαλ’, ὡς ἄρ’ οὐ
σθένουσιν θεοί;
- γέροντες, οὐκέτ’ ἔστι δυσσεβὴς ἀνήρ
σιγᾷ μέλαθρα· πρὸς χοροὺς τραπώμεθα
- 21 Trad. Marie Delcourt-Curvers modifiée.
CHŒUR
- Le malheur a changé de proie ! notre prince d’hier
se dresse en sa grandeur, il ressuscite, il est ressorti des Enfers.
Hourra ! Justice passe ; les dieux ont renversé la marche du destin.
- Enfin voici venu le moment où la mort fera de toi justice,
toi qui viens déchaîner ta rage sur des êtres si supérieurs à toi !
- Mes larmes, à présent, c’est de joie qu’elles coulent :
le voici de retour,
quand j’avais, en mon cœur, perdu toute espérance
d’éprouver jamais ce bonheur, le Prince de ce sol !
- Allons, mes vieux amis, épions bien aussi ce qui se passe à l’intérieur
de la maison… Tel que je sais y reçoit-il le traitement qui répondrait à mes souhaits ?
LYCOS (de l’intérieur)
À moi ! Holà ! à moi !
CHŒUR
Voici commencer dans la maison un chant
qui m’est agréable à entendre : la mort est proche.
Il crie !
Et ses sanglots sont le prélude au bain de sang pour ce beau prince !
LYCOS
À moi, vous tous sur le sol cadméen ! Quel traquenard ! On m’assassine !
CHŒUR
- L’assassin, c’était toi. Résigne-toi :
tu paies par juste talion pour expier tes actes.
- Qui donc, quel forcené, blasphémateur des dieux, osa, simple mortel,
faire essuyer aux Bienheureux qui sont au Ciel ses calomnies,
pauvre insensé,
en niant leur puissance ?
- Ah ! mes vieux compagnons, c’en est fait de l’impie !
Oui, le silence est revenu dans le palais, et nous pouvons nous adonner aux chants et à la danse21.
- 22 Pour une analyse approfondie des similitudes formelles entre les deux scènes, voir Kroeker, 1938, p (...)
15Le parallélisme formel entre cette scène et celle du meurtre des enfants est patent, d’abord dans leurs deux structures respectives22 : dans les deux cas, on trouve une courte introduction du chœur en dochmiaques (vers 734-748 et vers 875-885), suivie des cris en coulisse de Lycos et d’Amphitryon (vers 749, 754 et vers 886-909). Alors que la première scène débouchait sur l’apparition d’Iris et Lyssa, la deuxième est suivie d’un échange lyrique entre le chœur et un messager, venu relater les événements qui se sont déroulés à l’intérieur du palais. Ces similitudes formelles suggèrent une lecture parallèle des deux événements : si le meurtre de Lycos semblait être l’aboutissement de la glorieuse carrière d’Héraclès, le deuxième meurtre marque le renversement de la situation et l’acte irréparable qui scelle la chute définitive du personnage.
- 23 Sur les structures doubles dans la tragédie euripidéenne, voir Mastronarde, 2010, p. 68-77. Voir ég (...)
16Le parallélisme fait donc davantage ressortir les divergences entre les deux situations. Ce caractère est évident si l’on compare les vers 889-890 aux vers 751-752. On se rappelle la manière dont le chœur commentait les cris de Lycos : Voici commencer dans la maison un chant (κατάρχεται μέλος) qui m’est agréable à entendre. Une image très proche, avec l’utilisation du même langage rituel et d’une même métaphore musicale, réapparaît dans la bouche du chœur pour commenter les cris d’Amphitryon : Voici commencer des danses (κατάρχεται χορεύματ[α]) sans tambourins, qui n’ont pas la faveur du thyrse de Bromios. Le chant agréable des cris de Lycos est devenu une danse effrénée, que le chœur associe maintenant à la mania bachique. L’association que la dramaturgie permet d’opérer entre les deux scènes (et les deux épisodes mythologiques) permet également de dépasser un reproche souvent formulé contre la pièce, accusée de manquer d’unité : c’est cette duplicité même (une duplicité qui rappelle celle de la nature du héros précédemment évoquée) qui est le principe d’unité du drame23 !
17Il y a par ailleurs dans notre tragédie une image qui, de manière presque autoréflexive, semble bien résumer le renversement de la situation du personnage d’Héraclès. C’est l’image de la « double course ». Nous trouvons pour la première fois cette image dans la bouche du chœur (Euripide, Héraclès, vers 655-668) :
Εἰ δὲ θεοῖς ἦν ξύνεσις
καὶ σοφία κατ’ ἄνδρας,
δίδυμον ἂν ἥβαν ἔφερον,
φανερὸν χαρακτῆρ’ ἀρετᾶς
ὅσοισιν μέτα, καὶ θανόντες
εἰς αὐγὰς πάλιν ἁλίου
δισσοὺς ἂν ἔβαν διαύλους,
ἁ δυσγένεια δ’ ἁπλοῦν ἂν
εἶχεν ζόας βίοτον,
καὶ τῷδ’ ἂν τούς τε κακοὺς ἦν
γνῶναι καὶ τοὺς ἀγαθούς,
ἴσον ἅτ’ ἐν νεφέλαισιν ἄ-
στρων ναύταις ἀριθμὸς πέλει.
« Si les dieux avaient une intelligence
et une sagesse comme celles des hommes,
ils offriraient une double jeunesse,
comme marque manifeste de vertu,
aux gens pieux : une fois morts,
ils reviendraient à la lumière du soleil
pour courir une autre double course,
alors que les méchants n’auraient
qu’une vie seulement.
Ainsi pourrait-on distinguer
les méchants et les bons,
de même que, dans les nuages,
les marins distinguent les étoiles. »
- 24 Cf. Euripide, Médée, 516-519 ; Hippolyte, 925-931 ; fr. 439 Kann.
- 25 Euripide, Suppliantes, 1080-1086 : οἴμοι· τί δὴ βροτοῖσιν οὐκ ἔστιν τόδε, / νέους δὶς εἶναι καὶ γέρ (...)
18L’idée d’une marque extérieure qui permette de reconnaître les gens apparaît déjà dans d’autres tragédies d’Euripide24 et se combine ici avec le motif de la double jeunesse, un motif qu’Iphis avait déjà développé dans les Suppliantes25, en imaginant qu’une deuxième vie offrirait à l’homme la possibilité de se racheter, en remédiant aux fautes commises dans la vie précédente. Pour le chœur de l’Héraclès, le retour à la vie serait le signe révélateur de la vertu.
19G.W. Bond a justement remarqué que la condition idéale que le chœur imagine semble s’être réalisée, au moment même où les vieillards parlent, dans l’histoire d’Héraclès, qui est revenu à la lumière du soleil (vers 661) et qui s’apprête à vivre une autre vie, ce qui est une preuve irréfutable de sa valeur héroïque, grâce à laquelle il a réussi à sortir vivant de l’Hadès26. Dans les paroles du chœur, l’image du double δίαυλος est claire. La course prévoyait en effet deux κῶλα : les coureurs quittaient la ligne de départ pour atteindre l’autre bout du stade et, ayant contourné la borne, revenaient au point de départ. De même, Héraclès, qui avait terminé son premier δίαυλος en descendant dans l’Hadès, en est revenu pour un deuxième tour double du stade, qui se termine également dans l’Hadès, lorsque le héros meurt.
- 27 Cf. Pindare, Olympiques, X 43-59.
- 28 L’image évoquée est celle de la course des chars : sur l’utilisation du verbe ὑποστρέφω dans ce sen (...)
20La métaphore agonale, qui semble par ailleurs particulièrement bien adaptée à Héraclès, un héros à la force proverbiale et qui passait pour le fondateur des Jeux Olympiques27, revient dans notre tragédie à chaque articulation importante de l’action. C’est d’abord le chœur qui l’emploie pour saluer le retour d’Héraclès : dans sa grandeur, le seigneur d’antan a inversé la course du char de sa vie (ὑποστρέφει βίοτον)28 et est revenu de l’Hadès (vers 735-736). Par ces vers, le chœur introduit le chant qui célèbre la victoire d’Héraclès sur Lycos. Selon le même principe de parallélisme que nous avons analysé précédemment, l’image réapparaît un peu plus tard à propos de la folie d’Héraclès et du meurtre de ses enfants.
21En premier lieu, dans la bouche de Lyssa, qui annonce qu’elle courra les stades (vers 863 : στάδια δραμοῦμαι) qui la séparent de la poitrine d’Héraclès plus rapidement que la foudre. Puis, c’est toujours Lyssa qui compare l’accès de folie d’Héraclès à une course. En décrivant les premiers symptômes de la folie qui atteint le héros, elle dit (vers 867) : Voilà, déjà il secoue la tête en quittant la borne de départ (βαλβίδων ἄπο). Dans les paroles de Lyssa, la métaphore de la course prend un sens sinistre, qui renverse l’utilisation laudative qu’en avait faite le chœur dans le deuxième stasimon : ce n’est plus vers une vie de gloire que court Héraclès, mais vers la folie meurtrière qui l’amènera à tuer ses propres enfants. On peut ajouter que, lorsqu’Héraclès, dans le délire suscité par sa folie, imagine se diriger de Thèbes à Mycènes pour se venger d’Eurysthée, il s’arrête au milieu de son parcours imaginaire à Corinthe, pour participer aux Jeux de l’Isthme. C’est pourquoi, comme tout athlète, il se déshabille et mime une compétition sans adversaires, dont il se proclame le vainqueur (vers 959-962).
22L’image du δίαυλος réapparaît une dernière fois dans la bouche d’Héraclès lui-même, au moment où il se réveille du sommeil dans lequel l’avait plongé l’intervention d’Athéna (Euripide, Héraclès, vers 1101-1102) :
οὔ που κατῆλθον αὖθις εἰς Ἅιδου πάλιν,
Εὐρυσθέως δίαυλον ἐξ Ἅιδου μολών·
- 29 Bond, 1981, p. 233-234, considère l’association entre δίαυλος et Hadès comme proverbiale. En effet, (...)
« Suis-je descendu une deuxième fois dans l’Hadès
après avoir parcouru aux ordres d’Eurysthée la double course pour en revenir ? »29
23Pourtant, si le chœur imaginait un double parcours qui voyait se suivre la vie, l’Hadès, passait dans la vie puis aboutissait de nouveau dans l’Hadès, le δίαυλος auquel Héraclès compare son dernier travail commence sur la terre, passe par l’Hadès et s’achève par un dernier retour sur la terre. De cette manière, en inversant la direction de la course, Héraclès renverse aussi la signification de la métaphore utilisée par le chœur. La métaphore de la double course permet d’associer la gloire et la souffrance d’Héraclès selon le même principe que nous avons commenté dans la structure dramatique parallèle des meurtres de Lycos et des enfants.
24Cette interprétation est confirmée par Héraclès lui-même. Après avoir compris ce qu’il a réellement accompli, Héraclès offre une nouvelle interprétation de ses travaux que le chœur avait célébrés avec force emphase dans le premier stasimon (vers 348-441). Pour Héraclès, le dernier de ses travaux n’était pas la descente dans l’Hadès : c’est en tuant ses enfants qu’il a vraiment mis le faîte aux malheurs de la maison (vers 1280). Cette action est présentée en quelque sorte comme le « treizième travail ». Au début de la pièce, Amphitryon présentait la descente aux Enfers de son fils comme le dernier (λοίσθιον) des travaux d’Héraclès (Euripide, Héraclès, vers 22-24) :
καὶ τοὺς μὲν ἄλλους ἐξεμόχθησεν πόνους,
τὸ λοίσθιον δὲ Ταινάρου διὰ στόμα
βέβηκ’ ἐς Ἅιδου
« Il a enduré les autres travaux
et pour son dernier, par la bouche du Ténare
il est descendu dans l’Hadès. »
25Lorsque, à la fin de la pièce, Thésée s’efforce de convaincre son ami Héraclès de ne pas se tuer mais de le suivre à Athènes, Héraclès jette un regard rétrospectif sur sa vie passée, qui lui semble une longue série de souffrances causées par l’inimitié d’Héra et s’achevant sur le meurtre qu’il vient juste d’accomplir. C’est dans ce contexte qu’Héraclès reprend l’expression utilisée par Amphitryon (Euripide, Héraclès, vers 1279-1280) :
τὸν λοίσθιον δὲ τόνδ’ ἔτλην τάλας πόνον
παιδοκτονήσας
« et voilà que j’ai enduré le dernier de mes travaux, malheureux que je suis,
en tuant mes propres enfants. »
- 30 Le verbe τλάω n’est qu’en apparence le synonyme du verbe ἐκμοχθέω qu’il remplace. Le verbe employé (...)
26Par son triple jeu de mots intraduisible sur le sens de λοίσθιος (« dernier » ou « pire »), de τλάω (« affronter avec courage » ou « souffrir »)30 et de πόνος (« travail » ou « souffrance »), il montre à quel point la gloire d’avoir « fait face avec courage au dernier des travaux » cède au malheur d’avoir « enduré la pire des souffrances ». En resémantisant le mot πόνος et la métaphore de la double course, Héraclès fait bien ressortir le renversement de la situation dramatique que montrait déjà la construction parallèle du meurtre de Lycos et de celui des enfants d’Héraclès. Le maniement habile des ressources de la langue grecque et le recours à l’imagerie agonale permettent ainsi la création d’un rapport signifiant inédit entre les deux événements et ils sont, par là, mis au service de l’innovation dont fait preuve le poète dans le traitement du mythe d’Héraclès dans cette tragédie.
- 31 Voir à ce propos Ps.-Apollodore, Bibliothèque, II, 5, 12 ; Diodore de Sicile, IV, 63, 4 ; Pausanias (...)
- 32 Euripide, Héraclès, 618-621 : Αμ. χρόνον δὲ πῶς τοσοῦτον ἦσθ’ ὑπὸ χθονί; / ΗΡ. Θησέα κομίζων ἐχρόνι (...)
27Dans la perspective inaugurée par les vers 1101-1102, selon lesquels c’est le meurtre de ses enfants qui constitue pour Héraclès sa vraie descente aux Enfers, l’apparition de Thésée à la fin de la tragédie (troisième élément dans l’action mythique dramatisée que l’on attribue à Euripide lui-même), tout en confirmant l’interprétation proposée, acquiert un sens particulièrement prégnant. On connaît l’histoire de Thésée et Pirithoos, l’ami que le héros athénien avait consenti à aider dans son projet d’épouser une fille de Zeus. À cette fin, ils étaient descendus aux Enfers pour enlever Perséphone, mais avaient été capturés et entravés par Hadès. Lors de sa catabase, son dernier travail mené à bout juste au début de la pièce, Héraclès a libéré Thésée des Enfers31. Cet épisode est rappelé plus tôt dans la pièce, lorsqu’Héraclès l’évoque pour répondre à Amphitryon qui le questionne à propos de son retard et du temps passé dans l’Hadès32. Dans cette deuxième « catabase » qu’est pour Héraclès le meurtre de ses enfants, les rôles s’inversent : c’est maintenant à Thésée, venu récompenser Héraclès pour l’avoir sauvé (vers 1169-1170), de sauver Héraclès en le sortant de ce deuxième Hadès dans lequel il est tombé.
28L’invention du personnage de l’usurpateur Lycos, le déplacement du meurtre des enfants après le retour de l’Hadès, l’introduction du personnage de Thésée : ces trois moments de l’action mythique dramatisée trouvent une cohérence remarquable dans la construction dramatique de la tragédie. C’est finalement l’intervention de Thésée qui, par ses paroles et son amitié, permet à Héraclès de dépasser l’opposition entre la gloire de ses travaux et la souffrance de son crime. Cette recomposition est particulièrement évidente dans un passage à forte valeur symbolique à la fin de la pièce. Héraclès s’adresse à ses armes, celles qui lui ont servi à la fois pour ses grands exploits et pour tuer sa famille, en se demandant s’il doit les quitter ou les garder (Euripide, Héraclès, vers 1377-1385) :
[…] λυγραὶ δὲ τῶνδ’ ὅπλων κοινωνίαι.
ἀμηχανῶ γὰρ πότερ’ ἔχω τάδ’ ἢ μεθῶ,
ἃ πλευρὰ τἀμὰ προσπίτνοντ’ ἐρεῖ τάδε·
Ἡμῖν τέκν’ εἷλες καὶ δάμαρθ’· ἡμᾶς ἔχεις
παιδοκτόνους σούς. εἶτ’ ἐγὼ τάδ’ ὠλέναις
οἴσω; τί φάσκων; ἀλλὰ γυμνωθεὶς ὅπλων,
ξὺν οἷς τὰ κάλλιστ’ ἐξέπραξ’ ἐν Ἑλλάδι,
ἐχθροῖς ἐμαυτὸν ὑποβαλὼν αἰσχρῶς θάνω;
οὐ λειπτέον τάδ’, ἀθλίως δὲ σωστέον.
« Cruelle aussi la compagnie de mes armes.
J’hésite à les abandonner, j’hésite à les reprendre.
En battant mon flanc elles me diront :
“Nous t’avons servi à les détruire ; tiens-nous bien,
nous les tueuses de ta femme, de tes fils”.
Et je devrais les porter à mes épaules ?
Est-ce possible ? Mais me dépouiller d’elles,
par qui j’accomplis de si beaux travaux dans la Grèce,
c’est m’offrir nu à mes ennemis, à une mort honteuse.
Non, je dois les garder, fallût-il en souffrir ! »
29En décidant de garder ses armes, Héraclès confirme que l’opposition entre le héros des travaux et le malheureux du meurtre, entre le πόνος-travail et le πόνος-souffrance est désormais dépassée grâce à l’intervention de Thésée.
30Il est temps de tirer des conclusions de notre analyse. La réflexion sur le rapport existant entre les choix mythologiques du poète et la construction dramaturgique de la pièce nous a permis de faire ressortir les points suivants :
-
l’utilisation originale du module des « cris en coulisse » lors du meurtre des enfants d’Héraclès permet d’insister sur un thème majeur du drame, à savoir le questionnement sur la paternité d’Héraclès et sur sa nature à la fois humaine et divine ;
-
le module dramatique des « cris en coulisse » avait déjà été utilisé pour présenter le meurtre de Lycos : à travers des rappels lexicaux et la reprise de la même technique dramatique, le dramaturge associe les deux épisodes et suggère une interprétation du parcours d’Héraclès, de héros capable de revenir des Enfers pour sauver ses proches à victime des dieux qui s’égare jusqu’à tuer sa propre femme et ses propres enfants ;
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l’intervention de Thésée et la fin « athénienne » du drame permettent à Héraclès de dépasser l’opposition entre ces deux moments contradictoires, alors que l’image de la double course, l’usage particulier du langage et la symbolique dramatique des objets scéniques (les armes) permettent d’interpréter cette dualité non pas comme un défaut dramatique mais comme un effet de sens intentionnellement recherché par le poète.
- 33 Voir sur ce point Calame, 2015, p. 77-116, à propos de l’exemple de l’Hymne homérique à Déméter.
31Qu’en est-il donc de l’image d’Euripide comme innovateur hardi, ou même comme meurtrier du mythe ? Nous n’avons pas proposé, comme il est coutume dans ce type d’études, de comparaison avec les autres récits du meurtre des enfants d’Héraclès que l’on peut trouver dans la poésie ou dans la mythographie, avant ou après l’œuvre d’Euripide, pour évaluer le degré d’« innovation » apportée par le poète. Ce serait oublier que raconter ou mettre en scène un mythe, c’est surtout avoir recours à une forme poétique pour produire des effets sémantiques, esthétiques, émotionnels sur un public et dans un moment précis33. Notre analyse de l’Héraclès permet en revanche de montrer que le mythe n’est pas pour Euripide un obstacle à la construction dramatique de la pièce, comme le prétendait Wilamowitz. Bien au contraire, les choix mythologiques et les choix dramaturgiques s’imbriquent et s’interpénètrent de manière très étroite.
32On sait que, dans la Poétique (1450a), Aristote définit ce qu’il appelle le μῦθος comme l’« agencement des actions » mises en scène, σύνθεσις τῶν πραγμάτων. Qu’ils soient ou non l’invention d’Euripide, les trois éléments considérés comme ses innovations mythologiques (l’apparition de Lycos, le meurtre des enfants, l’arrivée de Thésée) collaborent de manière très étroite à la construction dramatique de la pièce et à la réalisation de ses effets sémantiques, esthétiques et émotionnels. Ils montrent ainsi qu’au-delà de toute réflexion sur le degré de rupture avec la tradition dans la manière dont il utilise le matériau mythologique, Euripide est avant tout un poète, un habile façonneur de ce matériau plastique qu’est le mythe. Plutôt que d’être le destructeur du « mythe » au sens où l’entendaient Nietzsche ou Wilamowitz, Euripide se sert des récits héroïques traditionnels en ποιητής pour créer un nouveau μῦθος. Plutôt que le « mythe » en somme, le μῦθος au sens de la Poétique d’Aristote.