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AccueilNuméros109Euripide et la polyphonie mytholo...Introduction

Texte intégral

1Il est désormais assez largement reconnu que le mythe est un récit qui ne se conçoit pas hors de ses variantes, exprimées dans les diverses œuvres qui lui sont consacrées. Chacune de ces variantes invite à une compréhension singulière de ce mythe et contribue à diversifier les lectures qui peuvent en être faites, ou à enrichir des lectures déjà développées par de précédents récits. La multiplicité de variantes et de sens qu’elles proposent est particulièrement intéressante à étudier chez Euripide, dans la mesure où ce phénomène se joue, dans ses tragédies, à un double niveau. Le premier est situé entre les versions qu’il propose et celles diffusées par la tradition : l’un des ressorts de ces variations mythologiques est en effet la rivalité entre poètes, qui amène les uns à se placer dans le sillage des autres et/ou à s’en démarquer, notamment pour ce qui est de la lecture des mythes. Le deuxième niveau est situé au sein de la production poétique d’Euripide, lorsqu’il prend position par rapport à lui-même. Le poète a pu consacrer plusieurs pièces à un même épisode mythique, ou proposer dans une même pièce plusieurs récits d’un même épisode : selon les personnages qui s’expriment, les données présentées varient, ou bien la façon de les présenter.

  • 1 Bakhtine M., 1998, La poétique de Dostoïevski, traduction de I. Kolitcheff, Paris (1re éd. Problemy (...)

2Ces deux niveaux de variation amènent à faire entendre, au sein de chaque pièce, plusieurs voix en même temps : c’est ce que nous qualifions de polyphonie mythologique, en nous plaçant dans la perspective des travaux de M. Bakhtine, mais en donnant au terme une acception plus large que celle qu’il lui confère. Elle inclut à la fois ce qu’il définit comme étant de l’ordre de la polyphonie, à savoir la coexistence dans une même œuvre de différents points de vue qui, tous, font autorité (« une pluralité de consciences équipollentes »1), et ce qui relève du dialogisme, à savoir le rapport que tout énoncé entretient avec d’autres énoncés antérieurs. Dans le cas d’Euripide, ce rapport semble bien être conscient et construit, comme le montrent les articles de cette publication : il s’agit de faire entendre, en même temps que sa lecture du mythe, celle que lui-même ou ses prédécesseurs ont fait entendre auparavant sur ce mythe. La métaphore de la polyphonie, empruntée au domaine musical, veut donc rendre compte de cette multiplication de voix au sein de la production euripidéenne : voix des différents personnages, voix des différents traitements du mythe proposés par Euripide lui-même, voix des poètes antérieurs.

3Plus précisément, les variations que l’on repère chez Euripide sont de quatre ordres. Au niveau de la polyphonie élaborée par rapport à la tradition, deux possibilités peuvent être distinguées. L’une est de l’ordre de la modification d’éléments présents dans les précédentes versions du mythe. Alors que la tradition faisait du triple infanticide commis par Héraclès l’origine de ses travaux, Euripide bouleverse dans l’Héraclès la chronologie des faits et déplace ces meurtres après la réalisation des exploits, ce qui implique que la cause donnée aux travaux n’est plus la même. La seconde catégorie consiste en la création d’épisodes ou de personnages non attestés auparavant, qui viennent s’ajouter aux données traditionnelles du mythe : l’introduction de Macarie et de son sacrifice pour sauver le reste de la lignée des Héraclides, ou celle, dans l’Électre, du Laboureur, époux de la fille d’Agamemnon, dont la demeure sert de décor devant lequel se déroule l’intrigue, ce qui la déplace loin du palais.

4Des variations de deux autres ordres se repèrent, cette fois au niveau de la polyphonie interne à l’œuvre d’Euripide. Ce phénomène peut venir du traitement divergent du mythe dans deux de ses pièces. Si Hélène est supposée avoir été présente à Troie durant la guerre dans les Troyennes et dans Électre, la pièce éponyme repose au contraire sur le fait que l’épouse de Ménélas a vécu en Égypte tout le temps qu’a duré la guerre de Troie et qu’elle n’a jamais atteint les rivages troyens. Dans ce cas, l’intérêt de cette variation repose non seulement dans l’écart par rapport à la tradition, mais aussi et surtout dans le fait que les spectateurs découvrent une pièce où Euripide se distancie d’un récit traditionnel auquel il adhère par ailleurs dans d’autres de ses pièces antérieures. Par ailleurs, il arrive aussi qu’une seule pièce propose deux lectures différentes des mêmes faits mythologiques, ce qui constitue la quatrième catégorie de variation polyphonique. C’est le cas dans les Phéniciennes, où Jocaste ne décrit pas de la même façon qu’Œdipe les crimes dont la famille s’est rendue coupable.

  • 2 Il serait également intéressant de s’interroger sur la façon dont ces variations peuvent impliquer (...)

5L’enjeu global de l’étude des variations, à quelque niveau qu’elles se situent, est de repérer si elles conduisent à une même interprétation de l’épisode mythologique traité. La journée d’études qui a donné lieu à cette publication se proposait de réfléchir aux effets dramatiques et dramaturgiques de la polyphonie2. Le choix par l’auteur d’une variante inédite implique-t-il nécessairement que sa lecture des événements diffère de celles qui préexistaient à son œuvre ? Dans quelle mesure en requestionne-t-il le sens ? Deux versions mythologiques différentes ont-elles des implications différentes, voire contradictoires ? D’autre part, les pièces traitant d’un même mythe dont les versions varient peuvent-elles se lire les unes par rapport aux autres ? S’apportent-elles mutuellement du sens ? Et est-il pertinent de réfléchir à la compatibilité de ces versions (notamment, au fait qu’Hélène ait été décrite comme présente à Troie dans une pièce mais qu’une autre développe l’idée que seul son fantôme résidait dans la ville) ? La question du sens apporté par la polyphonie amène donc à lire chaque variation par rapport aux autres variations sur un même mythe, mais aussi au regard de l’ensemble du corpus euripidéen.

6Trois des contributions proposées, celles de Rocco Marseglia, de Catherine Dubois et de Sarah Lagrou, confrontent Euripide à lui-même, en s’intéressant au travail de variation mythologique qu’il opère entre ses tragédies ou au sein d’une même tragédie. R. Marseglia analyse les innovations que propose Euripide dans l’Héraclès : loin de perturber l’unité de la pièce comme on l’a parfois regretté, elles permettent une lecture en miroir des deux parties de la tragédie, avant et après l’infanticide. C. Dubois se penche sur deux épisodes différents du mythe, celui du lion dans l’Héraclès et celui des juments de Diomède dans l’Héraclès et l’Alceste, pour observer que les différents traitements de ces travaux n’ont rien d’incompatible mais se justifient par le contexte de leur énonciation. S. Lagrou confronte quant à elle les récits de deux épisodes de la vie d’Œdipe, l’un proposé par Jocaste dans le prologue des Phéniciennes et l’autre par Œdipe lui-même dans l’exodos, pour constater que les variations dans les récits des deux personnages ont pour effet de ne pas faire porter la responsabilité des événements aux mêmes instances.

7Les voix d’autres poètes et traditions qu’Euripide fait entendre dans ses pièces et par rapport auxquelles il positionne la sienne font l’objet des contributions de Lucie Thévenet, de Christine Amiech et d’Aurélie Wach. L. Thévenet compare la façon dont, dans les prologues, certains personnages féminins (Iphigénie, Hélène, Jocaste et Électre) déclinent leur identité pour observer la mise à distance qu’elles opèrent entre elles et l’histoire de leur lignée, celle-là même que la tradition littéraire rapporte. Ch. Amiech souligne que les multiples évolutions apportées dans l’Iphigénie en Tauride à la trame de lhistoire dIphigénie et dOreste permettent une remise en cause de certaines données traditionnelles du mythe, problématiques notamment pour ce quelles disent des dieux, et apportent de nouvelles interrogations politiques et religieuses, absentes dans le traitement eschyléen de ce mythe. AWach se concentre pour sa part sur les Troyennes et le geste de Cassandre qui consiste à arracher les parures d’Apollon, geste repris d’Eschyle mais investi d’une nouvelle signification : le récit que propose Euripide s’est élaboré autour de ce geste.

8Pour clore ce dossier, nous proposons la transcription de la table-ronde qui a achevé les réflexions de la journée d’études : que tous ses participants, intervenus durant ce moment d’échange ou à d’autres occasions dans la journée, en soient remerciés.

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Notes

1 Bakhtine M., 1998, La poétique de Dostoïevski, traduction de I. Kolitcheff, Paris (1re éd. Problemy poetiki Dostoïevkovo, 1929/1962), p. 35.

2 Il serait également intéressant de s’interroger sur la façon dont ces variations peuvent impliquer une prise de position par rapport aux realia (sociaux, religieux ou politiques). La perspective de ce dossier reste cependant principalement dramatique et dramaturgique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Léna Bourgeois, « Introduction »Pallas, 109 | 2019, 13-15.

Référence électronique

Léna Bourgeois, « Introduction »Pallas [En ligne], 109 | 2019, mis en ligne le 19 février 2020, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/16355 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.16355

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Auteur

Léna Bourgeois

Doctorante en Littérature Grecque
Université de Lille
lena.bourgeois[at]univ-lille.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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