- 1 Goodyear, 1984, p. 348-353.
- 2 Le Blay, 2006, p. 336-341.
- 3 Goodyear, 1984, p. 353-355.
1Depuis toujours les énigmes de l’Aetna, poème didactique de 645 hexamètres dactyliques consacré aux éruptions volcaniques, sont la source d’une activité philologique ardente. Notamment, les manuscrits qui contiennent le texte sont particulièrement riches en lacunes et en corruptions, ce qui a poussé les éditeurs tantôt à user abondamment de la croix du locus desperatus, tantôt à proposer les conjectures les plus diverses. D’autre part, bien que l’Aetna ait été attribué à Virgile dans l’antiquité et qu’il nous ait été transmis avec les autres poèmes qui composent le recueil de l’Appendix Vergiliana, il est presque certain que le poète de Mantoue ne l’a pas composé. La critique, dans l’ensemble, accepte désormais la thèse de F.R.D. Goodyear qui, sur la base des similitudes que le poème présente avec les Naturales Quaestiones de Sénèque, situe la date de sa rédaction au premier siècle ap. J.-C. et fixe le terminus ante quem à l’an 79, du fait que le poète n’évoque à aucune reprise l’éruption du Vésuve (celle-ci a tellement marqué les esprits romains qu’il semble en effet impossible qu’une œuvre traitant du volcanisme qui aurait été écrite après l’événement n’en fasse pas mention)1. Cependant, les commentateurs renoncent de nos jours à attribuer le poème à un auteur en particulier, faute de témoignages antiques fiables. À cette incertitude s’ajoute le problème des sources du poète et, par suite, de son affiliation philosophique : l’évidente influence de l’œuvre de Lucrèce sur le poète de l’Aetna a laissé supposer son appartenance à l’Épicurisme, mais F. Le Blay a montré que le De Rerum Natura lui avait servi avant tout de modèle poétique et thématique ; en effet, sur le plan de la méthode philosophique du poète, son fréquent recours au sens de la vue comme principe de la connaissance, un trait qui avait été jugé lucrétien par certains commentateurs, peut aussi bien être rapproché de l’idéologie stoïcienne2. Du reste, les parallèles notés avec l’œuvre de Sénèque impliquent probablement l’usage d’une autre source commune aux deux textes, encore indéterminée, dont l’auteur pourrait être le stoïcien Posidonius3. L’hypothèse du stoïcisme de l’auteur de l’Aetna, quoique séduisante, doit donc encore être considérée avec précaution.
2La présente étude abordera un autre aspect énigmatique de l’œuvre, qui touche cette fois à la logique de son contenu : les commentateurs ne peuvent expliquer l’ambiguïté du statut que le poète de l’Aetna accorde à l’élément mythologique dans son œuvre. En effet, tantôt il pourfend les mensonges que prodiguent les conteurs de légendes, tantôt il utilise le mythe pour rendre compte des vérités dont il entend instruire son lecteur. Sans prétendre moi- même parvenir à définir l’intention exacte qui préside à cette contradiction, j’aimerais du moins montrer que le poète a conscience du caractère équivoque de sa démarche, et qu’il est lui-même l’artisan de l’un des mystères liés à l’Aetna.
3Témoin d’un savoir rationnel dans les domaines de la géologie et de la volcanologie, l’Aetna peut être défini dans un premier temps comme un traité scientifique. L’auteur nous expose une théorie détaillée sur la constitution des profondeurs de la terre. Celles-ci, selon lui, ne constituent pas une masse compacte mais renferment une multitude de canaux (cf. v. 94-145). Dans ces canaux, nous explique-t-il longuement, circulent les vents et le feu, deux des trois agents principaux de l’éruption volcanique (cf. v. 146-223 ; v. 282-384). L’auteur consacre également une grande partie de son poème à un troisième agent, le lapis molaris, roche qui fond sous l’effet de la chaleur et forme la lave (cf. v. 399-553). Il décrit ainsi toutes les étapes de l’activité volcanique. De manière récurrente – et même avec insistance –, confirmant sa visée scientifique, il exhorte son lecteur à l’observation, à l’expérimentation et à la déduction. Ce passage en est un exemple parmi beaucoup d’autres :
Argumenta dabunt ignoti uera profundi :
Tu modo subtiles animo duce percipe causas
Occultamque fidem manifestis abstrahe rebus. (v. 143-145)
- 4 Sauf indication contraire, je me réfère, pour le texte de l’Aetna, à l’édition de Goodyear, 1965. L (...)
« Des indices nous présenteront la réalité des profondeurs inconnues de la terre. Toi- même, prenant la raison pour guide, apprends donc à connaître les causes avec perspicacité, et tire des faits manifestes ta foi en ce qui est caché »4.
- 5 Effe, 1977, p. 204-220.
4Il s’agit toutefois de ne pas confondre notre conception moderne du rationnel avec celle que pouvaient en avoir les Anciens. De nos jours, une théorie prétendant au statut de discours scientifique doit se dégager de toute croyance religieuse. Dans le cas de l’Aetna, la recherche des causes objectives des éruptions n’implique pas l’athéisme de l’auteur. En effet, certains intellectuels romains, stoïciens ou influencés par le stoïcisme, appréhendaient les phénomènes terrestres sur la base de l’observation et de l’expérimentation, tout en concevant que la nature soit dirigée par des forces divines. Comme l’a bien montré B. Effe, l’auteur de l’Aetna participe de cette attitude panthéiste et professe sa propre conception du divin : de manière comparable à Sénèque, par exemple, dans les Quaestiones Naturales, le poète souligne avec enthousiasme les merveilles insondables de la nature5. C’est dans cette perspective qu’il qualifie l’activité volcanique de « divine » (cf. v. 194-196 : diuinaque rerum […] cura sine arbitrio est) et de « sacrée » (cf. v. 273-274 : sacros / Aetnaei montis fremitus).
5L’auteur de l’Aetna oppose sa position théologique aux représentations traditionnelles de la divinité, véhiculées par ceux que, dans son proème, il appelle uates – sans citer de noms. Ces contre-modèles fondent, selon lui, leur explication du monde et leur conception des dieux sur la fantaisie et le mensonge (cf. par ex. v. 29 : fallacia ; v. 74 : mendosae uulgata licentia famae ; v. 91 : libertas ista). Le poète, exemplifiant l’objet de son refus, évoque les légendes décrivant les lieux souterrains des Enfers (cf. v. 76-84), qui – le lecteur s’en rend compte dans la première partie de l’exposé théorique – sont en contradiction avec la représentation des profondeurs terrestres qu’il entend diffuser. De même, il attaque les mythographes rapportant les guerres et les amours des dieux, car d’une part, en tant que mortels, ils n’ont ni le pouvoir ni le droit de prétendre savoir ce qui se passe dans le ciel (cf. v. 86 : nec metuunt oculos alieno admittere caelo ; v. 87-88 : norunt abscondita nobis / coniugia), et d’autre part, attribuant aux dieux des faiblesses humaines, ils les présentent comme des êtres immoraux (cf. v. 88-90 : falsa quotiens sub imagine peccet […] Iuppiter).
6Cependant, cette critique de la poésie ne constitue pas un rejet du mythe quel qu’il soit. Se conformant à la pratique de Virgile dans les Géorgiques, le poète offre au lecteur le récit d’une légende à la fin de son poème. Cette miranda fabula, comme il la nomme (cf. v. 603), met en scène les célèbres jumeaux de Catane, auxquels une éruption ravageant les alentours de l’Etna donne l’occasion de montrer leur moralité exemplaire : alors que leurs voisins, « troupe d’avares » (cf. v. 629 : auara manus), emportent avec eux leur bien matériel le plus précieux, les deux frères ne cherchent qu’à sauver leurs parents infirmes et les portent sur leur dos pour leur permettre d’échapper aux flammes. Tous les habitants de la ville périssent, sauf les deux frères, miraculeusement épargnés par la divinité volcanique :
O maxima rerum
Et merito pietas homini tutissima uirtus !
Erubuere pios iuuenes attingere flammae
Et quacumque ferunt illi uestigia cedunt.
Felix illa dies, illa est innoxia terra ! (v. 632-636)
« Valeur suprême que la piété, qui à juste titre est la vertu la plus salutaire à l’homme ! Les flammes eurent honte d’atteindre ces pieux jeunes gens, et partout où ils portent leurs pas, elles reculent. Heureux ce jour ! Cette terre ne leur veut aucun mal ! »
7Ce passage témoigne d’une représentation anthropomorphique de la divinité, commune à celles que l’on rencontre chez les mythographes incriminés dans le proème (cf. 634 : erubuere ; v. 636 : innoxia). Mais contrairement aux dieux belliqueux et coureurs de jupons de la mythologie traditionnelle, la divinité volcanique du poète de l’Aetna est garante de l’éthique : elle récompense ceux qui font preuve de pietas. De plus, il s’agit d’une divinité terrestre, dont la proximité permet à l’humain de l’observer et dont il peut, par conséquent, parler d’un point de vue empirique et pieux. Ainsi l’épilogue de l’Aetna enseigne au lecteur l’attitude à adopter face aux miracles de la nature et, en même temps, lui montre comment il faut écrire les mythes et représenter la divinité. D’un bout à l’autre de son œuvre, le poète témoigne donc d’une conception rationnelle du monde, gouverné selon lui par des forces divines protectrices de la morale.
- 6 Cf. par ex. Volk, 2005, p. 79-81 ; Wolff, 2004, p. 81-84 ; Toohey, 1996, p. 190-192.
- 7 Effe, 1977, p. 216.
8Pourtant, son rejet si véhément de la mythologie traditionnelle révèle une faille que plusieurs commentateurs ont notée6. Revenons au proème et à la critique des uates, dont j’ai omis plus haut quelques éléments. Le poète évoque les trois interprétations mythologiques principales du phénomène volcanique, auxquelles il oppose sa recherche de la « vérité » (cf. v. 91-92 : debita carminibus libertas ista, sed omnis / in uero mihi cura). La première de ces interprétations représente le dieu Vulcain comme le résident du volcan, et les flammes qui en sortent comme le feu s’échappant de sa forge. L’auteur désigne ce mythe comme une « tromperie de poète » (cf. v. 29 : fallacia uatum) car, selon lui, d’une part les dieux ne vivent pas sur terre mais dans le ciel, et d’autre part l’activité artisanale que l’on prête à Vulcain est indigne d’un être céleste (cf. v. 32-35). Le second mythe met en scène un autre type de divinité forgeronne, les Cyclopes, qui, à l’intérieur du volcan, fabriquent la foudre de Jupiter ; le poète, probablement pour des raisons similaires à celles qu’il évoque en parlant du mythe de Vulcain, qualifie cette explication mythologique de « honteuse et sans garantie » (cf. v. 40 : turpe et sine pignore). La troisième légende, une impia fabula (cf. v. 42), raconte comment Jupiter, lors du combat l’opposant aux géants qui aspirent à son trône, ensevelit sous une montagne son adversaire Encelade : le géant s’agite et, furieux de son emprisonnement, crache un feu qui s’échappe de la montagne (cf. v. 41-64). Le poète n’explicite pas ce que le mythe contient d’irrespectueux envers la divinité. Avec B. Effe, remarquons que le combat met en scène le père des hommes tremblant de peur (cf. v. 54 : Iuppiter […] metuit) et que ce motif est souligné par l’image des astres succombant eux aussi à la crainte (cf. v. 51 : metuentia […] astra) : il est possible que le poète critique ici l’anthropomorphisme des mythographes qui prêtent au dieu des passions aussi bassement humaines que l’est la peur7. Mais peut-être évoque-t-il aussi de façon implicite, comme il en était question plus haut, l’absurdité de traiter de la vie des dieux, que l’homme ne peut en aucun cas connaître.
9Pourtant, la gigantomachie fait l’objet d’un récit long et détaillé dans lequel le poète reproduit – sans sarcasme apparent – l’emphase épique des uates : on peut s’en étonner, dans la mesure où ce mythe est la cible de sa polémique. Comme le suggère K. Volk, le récit mythologique permet au poète d’élever son style8. Pourquoi élever son style en reprenant un thème traité dans la poésie épique ? D’une part, le poète charme son lecteur en lui narrant bellement une histoire qui lui est familière et atténue ainsi l’ennui qu’il pourrait éprouver face au sujet ardu de l’œuvre et à son exposé contraignant (cf. v. 222 : inmensus labor est). Probablement tente-t-il, d’autre part, de s’assurer une renommée égale aux uates qu’il critique, en prouvant au lecteur qu’il a autant de talent qu’eux (cf. v. 75 : uatibus ingenium est, hinc audit nobile carmen). Néanmoins, l’embellissement, la distraction et la recherche de gloire au moyen d’un mythe qualifié d’« impie » constituent une contradiction. Ce procédé paradoxal, du fait qu’il est mis en œuvre dans le proème, acquiert une valeur programmatique : malgré sa position critique envers les mythes traditionnels qui non seulement nuisent à la science, mais encore donnent de la divinité une image erronée, le poète de l’Aetna les reprend parfois à son compte et devient le type de uates qu’il refuse d’être.
10En effet, la référence aux trois légendes incriminées se laisse percevoir en filigrane tout au long de l’œuvre. Aux premiers vers du proème déjà, l’exposition du sujet, qui pourtant témoigne d’une recherche des « causes » typique d’une posture scientifique, n’est pas dénuée d’allusions aux mythes :
Aetna mihi ruptique cauis fornacibus ignes
et quae tam fortes uoluant incendia causae,
quid fremat imperium, quid raucos torqueat aestus,
carmen erit. (v. 1-4)
« L’Etna et les feux jaillissant du creux de ses fournaises, et les causes si puissantes qu’elles font tournoyer ses incendies, ce qui gronde contre la domination, ce qui tourmente ses rauques ardeurs, sera mon poème ».
11La personnification des agents de l’éruption en termes d’entités guerrières (cf. v. 2 : fortes), l’image du frémissement insoumis (cf. v. 3 : quid fremat imperium) et l’adjectif qualifiant l’agitation de l’Etna (cf. v. 3 : raucos) font référence à la gigantomachie et au géant cracheur de feu. Ainsi, en annonçant son sujet, le poète révèle l’ambiguïté avec laquelle il le traitera. En effet, pour décrire chaque étape de l’activité volcanique, il recourt à la métaphore de la bataille. Le feu est présenté comme un soldat combattant sous les ordres du vent (cf. v. 218 : hic princeps magnoque sub hoc duce militat ignis). La formation de la lave est évoquée à plusieurs reprises dans les termes d’une lutte entre le feu et la pierre (cf. v. 408-410 ; v. 470-474 ; v. 552-553). Quant à l’éruption, le poète, pour rendre compte de son caractère surprenant, met en scène Jupiter lui-même y assistant et craignant un retour des géants, prêts pour une nouvelle guerre (cf. v. 203-204).
12Les deux autres légendes récusées sont également présentes dans le poème. Pour évoquer l’intérieur du volcan, le poète emprunte parfois au mythe de Vulcain l’image d’un artisan travaillant à créer les éruptions (cf. v. 197-198 ; v. 560-564 ; v. 600). De même, évoquant implicitement la légende des Cyclopes, il associe le feu du volcan à la foudre de Jupiter (cf. v. 559-560). Quant à l’épilogue, malgré la posture panthéiste qu’il révèle, il se colore de la mythologie traditionnelle. En effet, dans la description de l’éruption menaçant Catane, les ondes de lave qui s’échappent du volcan sont comparées aux éclairs lancés dans le ciel par le père des hommes (cf. v. 608-609 : haud aliter quam cum saeuo Ioue fulgurat aether / et nitidum obscura telum caligine torquet). Puis elles sont dépeintes comme une armée qui envahit les villes avoisinant l’Etna (cf. v. 612-613 : uixdum castra putant hostem mouisse tremendum, / et iam finitimae portas euaserat urbis).
13Ainsi, on note au fil de l’œuvre un fréquent changement de posture. Le poète use de métaphores qu’il puise dans les mythes traditionnels associés au volcan. Loin d’être évacués du poème, ceux-ci intègrent des démonstrations théoriques fondées sur le rationalisme et l’empirisme. Je propose donc de lire l’Aetna comme un dialogue entre deux voix concurrentes, celle d’un auteur scientifique et celle d’un mythographe traditionnel, cohabitant malgré leur incompatibilité. Par l’examen d’un extrait dans lequel je détecte les signes d’une poétique de l’antithèse, je voudrais montrer que ce dialogue constitue l’une des pierres angulaires de l’œuvre.
14Dans la partie finale du passage traitant de la formation de la lave, par lequel le poète conclut son exposé théorique (l’œuvre se termine ensuite par une nouvelle récusation de la mythologie traditionnelle, puis par le récit de la légende des pii fratres), le philosophe Héraclite est cité de manière élogieuse :
Quod si quis lapidis miratur fusile robur,
cogitet obscuri uerissima dicta libelli,
Heraclite, tui : nihil insuperabile gigni
omnia †quae rerum natura† semina iacta. (v. 536-539)
« Et si l’on s’étonne que la dureté de la pierre soit fusible, que l’on songe aux vérités incontestables de ton obscur petit livre, Héraclite : rien ne naît qui ne soit invincible [dans le monde où] sont jetés tous les principes créateurs ».
- 9 Cf. par ex. Heraclit. fr. 126 Diels-Kranz, 1934 ( = fr. 108 Conche, 1986) : ψυχρὰ θέρεται, θερμὰ ψύ (...)
- 10 Vessereau, 1923, CUF, p. 36
- 11 Par ex. Heraclit. fr. 66 Diels-Kranz, 1934 ( = fr. 86 Conche, 1986) : πάντα τὸ πῦρ ἐπελθὸν κρινεῖ κ (...)
15À quelles « vérités » le poète fait-il référence ? La question est peu aisée, puisque le vers 539, qui serait susceptible de fournir un élément de réponse, est corrompu. Quant au vers 538, les manuscrits donnent la leçon nihil insuperabile gigni : la mention du philosophe d’Éphèse serait ainsi liée à sa manière de concevoir le monde comme un espace composé d’éléments en perpétuel changement, telle qu’en témoignent certains fragments de son œuvre perdue9. Mais l’humaniste Scaliger, en revanche, conjecturait au vers 538, à la place de gigni, un ab igni, adopté par l’éditeur Vessereau10. De cette manière, Héraclite serait cité en raison du primat qu’il accorde, dans sa physique, à l’élément igné11. Quoi qu’il en soit, retenons, dans un cas comme dans l’autre, qu’en invoquant l’autorité du célèbre philosophe, le poète tente de convaincre son lecteur que la lave est bien constituée de pierre en fusion. J’aimerais cependant montrer que la référence au « petit livre », au Περὶ ϕύσεως, constitue davantage qu’une justification théorique : louer Héraclite revient à énoncer une poétique de la paradoxologie et, plus précisément, à avouer un traitement ambigu de la mythologie traditionnelle.
- 12 Concernant Virgile et Manilius inspirateurs du poète de l’Aetna, cf. De Vivo, 1992, p. 667-678. Pou (...)
16Relevons tout d’abord que le philosophe est cité nommément, contrairement à tous les autres auteurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont inspiré le poète. En effet, ni Virgile, ni Manilius, par exemple, auxquels le poète emprunte la langue et la structure de la poésie didactique, n’ont droit à une mention explicite : ces auteurs se révèlent d’ailleurs être aussi bien des modèles que les cibles de polémiques implicites12.
17Outre la place d’honneur qui est ainsi attribuée à Héraclite, notons surtout que le poète précise au vers 537 ce qui fait la particularité stylistique de son ouvrage : l’obscurité. Cet aspect, quoique topique dans la réception du Περὶ ϕύσεως – on le verra plus bas –, est ici mis en exergue au moyen de la juxtaposition des adjectifs obscuri et uerissima : même si les deux termes ne sont pas foncièrement antithétiques (quelque chose de vrai peut être incompréhensible), ils s’opposent ici dans la mesure où le poète renvoie son lecteur à un texte obscur en vue de le persuader d’un fait qu’il considère comme limpide (cf. plus loin v. 548 : oculi te iudice uincent). En réalité, une recherche intertextuelle nous montre que ce jeu oxymorique recèle une riposte du poète envers son modèle et rival Lucrèce, qui attaque l’Éphésien de manière virulente :
Quapropter qui materiem rerum esse putarunt 635
ignem atque ex igni summam consistere solo,
magno opere a uera lapsi ratione uidentur.
Heraclitus init quorum dux proelia primus,
clarus ob obscuram linguam magis inter inanis
quamde grauis inter Graios qui uera requirunt. 640
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque
inuersis quae sub uerbis latitantia cernunt,
ueraque constituunt quae belle tangere possunt
auris, et lepido quae sunt fucata sonore.
- 13 Lucr. 1, 635-644. Éd. et trad. Ernout, CUF, 1984. C’est moi qui souligne dans le texte latin.
« Aussi ceux qui ont pensé que la matière créatrice des choses était le feu, et que du feu seul était constitué l’univers, se sont évidemment bien éloigné de la vérité. Héraclite est leur chef et, le premier, a engagé la lutte, lui que son langage obscur a rendu illustre chez les Grecs, mais plus auprès des têtes légères que des esprits pondérés et curieux de vérité. Car les sots admirent et aiment de préférence tout ce qu’ils croient distinguer dissimulé sous des termes ambigus, et ils tiennent pour vrai ce qui peut toucher agréablement l’oreille, et se présente tout fardé de sonorités plaisantes »13.
18Le poète de l’Aetna, qui, décidément, aime la polémique, reprend de ce passage, en retournant la situation en faveur d’Héraclite, le procédé de la tournure oxymorique clarus ob obscuram linguam, qui a dans le texte de l’Épicurien une valeur sarcastique. Lucrèce réfute en effet la doctrine héraclitéenne en l’opposant, à trois reprises, à la recherche du « vrai » (cf. v. 637 ; v. 640 ; v. 643). Le poète de l’Aetna réutilise dans sa forme superlative l’adjectif uerus et produit ainsi une habile réplique à l’attention d’un Lucrèce qui insiste sur la « non-vérité » héraclitéenne.
- 14 Cf. par ex. Lucr. 1, 143-145 (éd. Ernout, CUF, 1984) : quaerentem dictis quibus et quo carmine demu (...)
19Or dans les dix vers de Lucrèce ci-dessus, en même temps qu’une doctrine, c’est aussi un mode d’écriture qui est critiqué : l’Épicurien s’en prend à l’obscurité d’Héraclite, elle-même un obstacle à la vérité. Sa diatribe donne ainsi l’occasion à Lucrèce d’énoncer implicitement sa propre ambition pédagogique et poétique. Celle-ci se définit en effet – il l’exprime à plusieurs reprises dans des vers célèbres – comme la tentative d’écrire un poème clair et lumineux sur des thèmes obscurs14. Le poète de l’Aetna, par le jeu intertextuel, se distancie de l’Épicurien à la fois d’un point de vue philosophique et d’un point de vue poétique. Pour ce qui est de l’aspect philosophique, l’éloge du Peri ; fuvsew~ est un argument supplémentaire en faveur de la thèse selon laquelle l’auteur n’est pas un Épicurien (ou, du moins, n’adopte pas l’Epicurisme lucrétien). Sur le plan poétique, on découvre que l’hermétisme d’Héraclite, associé à la vérité de son discours, est pour le poète de l’Aetna une caractéristique très positive. Dès lors, on peut envisager que la teneur poétologique du passage lucrétien soit transposée, de manière inversée, dans le texte de l’Aetna. Mais le problème réside dans le fait que le poète, dans sa brièveté, n’explique pas ce que sont pour lui les caractéristiques de l’obscurité héraclitéenne. Il est donc utile de mentionner quelques témoignages antiques de cet hermétisme, en vue de montrer en quoi la démarche du poète peut être comparée à celle du philosophe.
20Les commentateurs anciens, pour démontrer l’obscurité d’Héraclite, citent souvent de lui, comme exemples, des phrases courtes et laconiques dans lesquelles sont juxtaposés, sans connecteurs, des termes ou des propositions qui s’opposent sémantiquement. L’homonyme de notre philosophe, Héraclite l’Homérique, est représentatif de ce type de réception :
Ὁ γοῦν σκοτεινὸς Ηράκλειτος ἀσαϕῆ καὶ διὰ συμβόλων εἰκάζεσθαι δυνάμενα θεολογεῖ τὰ ϕυσικὰ δι ΄ ὧν ϕησί· « θεοὶ θνητοί τ΄ἄνθρωποι ἀθάνατοι, ζῶντες τὸν ἐκείνων θάνατον, θνήισκοντες τὴν ἐκείνων ζωήν. » καὶ πάλιν· « ποταμοῖς τοῖς αυτοῖς ἐμβαίνομέν τε καὶ οὐκ ἐμβαίνομεν, εἶμέν τε καὶ οὐκ εἶμεν. »
- 15 Heraclit. Homer. alleg. 24, 3-5. Cité et trad. par Mouraviev, 2003, p. 73. Pour une liste exhaustiv (...)
« En tout cas c’est de façon peu claire et à travers des symboles que l’obscur Héraclite expose en théologien les choses de la nature lorsqu’il dit : « Dieux et mortels, hommes immortels, vivant la mort des autres, la vie des autres mourant. » Et encore : « Dans les mêmes fleuves nous entrons et n’entrons point, nous y sommes et n’y sommes point »15.
- 16 Cf. Plot. 4, 8 [6] 1, 11 H. & S. : ἐκ τῶν ἐναντίων ; Simpl. in. Arist. Phys. p. 50, 23 D. : παράδει (...)
21L’extrait du De Rerum Natura cité plus haut, dans lequel Lucrèce critique l’ambiguïté des propos héraclitéens (cf. v. 642 : inuersis […] uerbis), nous fournit un exemple de ce genre d’analyse, exemple d’autant plus précieux que le poète de l’Aetna fait allusion à ce texte et que, dès lors, on peut supposer qu’il se réfère à cet aspect de la réception du Livre. Mentionnons encore Plotin, qui évoque, dans la même perspective, les postulats qu’Héraclite formule « à partir des contraires », ainsi que Simplicius, commentateur d’Aristote, qui parle de son discours comme d’un « exemple de paradoxologie16. » Portons enfin notre attention sur Sénèque, très probablement contemporain de notre poète, qui illustre le potentiel de pluralité sémantique de la contradiction héraclitéenne par un extrait traduit en latin, dans lequel sont placés dans une relation d’équivalence les antonymes unus et omnis :
Ideo Heraclitus, cui cognomen fecit orationis obscuritas, « unus inquit dies par omni est ». Hoc alius aliter excepit.
- 17 Sen. Epist. 12, 7. Éd. et trad. Préchac et Noblot, CUF, 1945.
« C’est ce qui a fait dire à Héraclite, lequel doit à l’obscurité de son langage son surnom, « un jour est égal à tous les jours ». La pensée a été diversement interprétée ».17
22D’autre part, les citateurs antiques, qui s’accordent en général sur le fait que les écrits de l’Éphésien sont difficiles à comprendre, se sont parfois posé la question de savoir si l’hermétisme était le fait de l’auteur ou de ses lecteurs. Même si l’opinion inverse est bien représentée, la majorité, représentée notamment par Cicéron dans le De finibus, considère que l’obscurité est délibérée, et qu’elle est due avant tout à la manière dont Héraclite expose son savoir :
Quod (sc. obscuritas) duobus modis sine reprensione fit, si aut de industria facias, ut Heraclitus, cognomento qui σκοτεινός perhibetur, quia de natura nimis obscure memorauit, aut cum rerum obscuritas non uerborum facit, ut non intellegatur oratio, qualis est in Timaeo Platonis.
- 18 Cic. De fin. 2, 15. Éd. et trad. Martha, CUF, 1928
« Il y a deux cas où l’obscurité est excusable : l’un, quand elle est intentionnelle, comme chez Héraclite, surnommé, dit-on, le « ténébreux » parce qu’il y avait par trop d’obscurité dans son livre Sur la Nature, l’autre, quand l’obscurité du sujet, et non celle de l’exposition, fait que l’écrivain n’est pas bien compris, comme dans le Timée de Platon ».18
- 19 Pour un résumé des interprétations de l’hermétisme d’Héraclite dans l’antiquité, cf. Mouraviev, 200 (...)
23Les partisans de l’intentionnel, tout comme ceux de l’involontaire d’ailleurs, ne formulent en réalité qu’une opinion fort subjective et la justifient en fonction d’hypothèses peu vérifiables. Ainsi, les raisons qui reviennent souvent pour expliquer l’obscurité sont, d’une part, le désir d’Héraclite de n’être compris que d’un petit nombre et, d’autre part, celui de provoquer la réflexion chez le lecteur19.
24Compte tenu de ces aspects de la réception du Περὶ ϕύσεως, l’hermétisme d’Héraclite peut évoquer à un lecteur romain la mise en œuvre consciente d’une pratique discursive fondée sur la conjonction d’éléments contraires. Ce trait de l’écriture d’Héraclite, qui se remarque chez lui avant tout dans des structures textuelles peu étendues, se retrouve chez notre poète, à plus large échelle, dans sa posture oscillante face à la mythologie traditionnelle. En se référant à Héraclite, le poète nous montre donc qu’il construit son poème sur la base de contradictions internes qui peuvent le rendre obscur. Cette lecture se justifie d’autant mieux que dans les vers qui suivent immédiatement l’éloge d’Héraclite, le poète met en scène ses deux voix rivales, nous permettant d’établir ce lien entre l’hermétisme du philosophe et le statut ambigu du mythe dans l’Aetna. Dans ce passage, le mouvement d’oscillation entre savoir rationnel et mythe est particulièrement remarquable :
- 20 En me référant au texte établi par Vessereau (1923, CUF, p. 36), j’introduis dans ce vers, après mi (...)
Seu nimium hoc mirum20 ? Densissima corpora saepe 540
et solido uicina tamen compescimus igni.
Non animos aeris flammis succumbere cernis,
lentitiem plumbum non exuit ipsaque ferri
materies praedura tamen subuertitur igni
spissaque suspensis fornacibus aurea saxa 545
Exsudant pretium ? Et quaedam fortasse profundo
Incomperta iacent similique obnoxia sorti.
Nec locus ingenio est : oculi te iudice uincent.
Nam lapis ille riget praeclususque ignibus obstat,
si paruis torrere uelis caeloque patenti : 550
candenti pressoque agedum fornace coherce –
nec sufferre potest nec saeuum durat in hostem :
uincitur et soluit uires captusque liquescit.
Quae maiora putas autem tormenta moueri
posse manu, quae tanta putas incendia nostris 555
sustentari opibus, quantis fornacibus Aetna
uritur, arcano numquam non fertilis igni ?
Hic non qui nostro feruet moderatior usu,
sed caelo propior, uel quali Iuppiter ipse
armatus flamma est. His uiribus additur ingens 560
spiritus, adstrictis elisus faucibus, ut cum
fabriles operae rudibus contendere massis
festinant, ignes quatiunt follesque trementes
exanimant pressoque instigant agmine uentos.
Haec operis summa est, sic nobilis uritur Aetna : 565
terra foraminibus uires trahit, urget in artum
spiritus, incendi uis it per maxima saxa. (v. 540-567)
« Qu’y a-t-il en fait de particulièrement étonnant à cela ? Souvent les corps les plus solides, quoique presque indestructibles, nous les réduisons grâce au feu. Ne vois-tu pas comme l’âme du cuivre succombe aux flammes, le plomb ne se dépouille-t-il pas de sa mollesse, la matière du fer lui-même, pourtant si dure, n’est-elle pas transformée par le feu, les roches compactes garnies d’or, dans le haut des fournaises, ne suent- elles pas ce qui fait leur valeur ? Et peut-être certaines substances inconnues gisent- elles dans les profondeurs du sol, exposées à un sort similaire.
Et il n’y a pas lieu de spéculer : le jugement par les yeux te rendra victorieux. La pierre, en effet, est dure et, se fermant au feu, lui résiste si tu essaies de la brûler dans un petit foyer à ciel ouvert : réprime-la donc dans une fournaise ardente et fermée – elle ne peut le supporter et n’a pas d’endurance face à son cruel ennemi ; elle est vaincue, elle perd ses forces et se liquéfie, prisonnière.
Penses-tu que la main de l’homme puisse mettre en action de plus grandes machines de guerre, penses-tu que nos ressources puissent nourrir des incendies aussi grands que les fournaises par lesquelles brûle l’Etna, qui ne tarit jamais de feu mystérieux ? Il ne s’agit pas de ce feu qui, pour notre usage, brûle de manière plus modérée, mais d’un feu presque céleste ou tel que la flamme dont est armé Jupiter lui-même.
À cette force s’ajoute l’immense souffle des vents, violemment expulsés des étroites bouches du volcan, de la même manière que les ouvriers d’une forge, hâtant leur lutte contre les masses de métal à l’état brut, activent le feu, rejettent l’air de leurs soufflets tremblants et, par ce courant comprimé, stimulent le vent.
Voici, pour l’essentiel, son activité, ainsi brûle le célèbre Etna : la terre, dans ses ouvertures, rassemble les forces du volcan, les vents les compressent dans un espace étroit, la violence de l’incendie passe à travers les plus énormes roches ».
25Dans un premier temps, des vers 540 à 551, les propriétés particulières du feu et son action sur la roche volcanique sont exposées d’un point de vue rationnel. Le poète, désireux de prouver que la dureté d’un corps n’est pas un obstacle à sa fusion, donne d’abord les exemples de quatre métaux que l’on peut liquéfier grâce au feu (cf. v. 550-554). Ensuite, dans son effort de persuader son interlocuteur, mettant en œuvre sa rhétorique habituelle, il l’exhorte à l’observation (cf. v. 546). Dans cette perspective, il l’engage à l’expérimentation : qu’il place du basalte dans un brasier fermé, et il constatera sa fusion de ses propres yeux (cf. v. 547-551). Cette expérience scientifique reproduit artificiellement et à petite échelle la situation réelle de la rencontre entre le feu et la pierre à l’intérieur de l’Etna : ainsi, le volcan est sobrement assimilé à une fournaise fabriquée ou utilisée par l’homme, et la formation de la lave est présentée comme un phénomène que le lecteur peut comprendre et reproduire facilement.
26Mais au milieu de la description de l’expérience scientifique, dès le vers 552, la voix du mythographe se fait soudain percevoir : le feu et la pierre, personnifiés, sont assimilés à deux ennemis se livrant combat (cf. v. 552 : hostem). Le motif de la bataille rappelle le mythe de la gigantomachie, ce d’autant plus que, comme Encelade, la pierre de lave se retrouve vaincue et prisonnière (cf. v. 553 : uincitur, captus). Aux vers suivants, la perspective sobre du poète sur la manière dont se forme la lave se mue en une mise en exergue du mystère propre au feu de l’Etna (cf. v. 557 : arcano […] igni), et le ton devient emphatique : la puissance singulière des flammes du volcan est exaltée par l’interrogative des vers 554 à 557, puis leur assimilation à un phénomène surnaturel (cf. v. 559 : caelo propior) amène le poète à les comparer à la foudre de Jupiter, faisant ainsi allusion au mythe des Cyclopes (cf. v. 559-569).
27Ensuite, le poète revient brièvement, aux vers 560 et 561, à une description rationnelle, qui reprend ce qu’il a déjà démontré sur les vents et leur circulation dans les canaux souterrains. Mais ce point de théorie scientifique est à son tour rattrapé par une comparaison qui fait resurgir le mythe : l’évocation de la forge et des soufflets ne peut que rappeler l’activité du dieu Vulcain et des Cyclopes. Enfin, la voix rationalisante du poète reprend le dessus : les trois derniers vers résument l’entier de l’exposé scientifique.
28Ainsi, dans un procédé d’écriture qui rappelle celui d’Héraclite, le poète fait entendre alternativement ses deux voix concurrentes en les juxtaposant de manière laconique. La voix de l’auteur scientifique semble certes prendre le dessus, car elle occupe la position de climax que constituent les trois vers de la fin du passage, qui terminent également la partie d’exposé théorique du poème. Mais cette voix rationalisante se colore de la voix du mythographe traditionnel, puisque chaque étape de l’activité volcanique est rattachée par analogie à l’un des trois mythes rejetés dans le proème. Tout se passe en effet comme si le poète, dans son insistance à évoquer ces légendes, posait cette question : ne se pourrait-il pas, après tout, que le volcan soit le séjour d’un dieu céleste ? Le lecteur, convaincu le cas échéant, à ce stade du poème, par l’explication scientifique des éruptions, ne peut qu’être troublé par ces réminiscences mythologiques, qui obscurcissent la pensée de l’auteur et rendent le poème énigmatique.
29J’espère avoir montré que l’Aetna est le témoin de deux voix opposées l’une à l’autre, et que, par la mention d’Héraclite, le poète dévoile le caractère intentionnel de sa posture ambiguë face au mythe. Mais alors, quel est le sens de la contradiction ? Pourquoi le poète adopte-t-il une voix de mythographe dont il sait qu’elle peut semer le doute chez le lecteur ? J’aimerais, en guise de conclusion, évoquer deux explications possibles à ce paradoxe, deux hypothèses que j’ai déjà mentionnées très brièvement plus haut et que le laconisme du poète m’empêchent d’approfondir et de vérifier.
- 21 Cf. Hor. Ars 333-334 : aut prodesse uolunt aut delectare poetae / aut simul et iucunda et idonea di (...)
30Tout d’abord, il faut insister sur le fait que l’Aetna n’est pas un traité scientifique en prose, mais que son auteur a choisi de composer un texte en hexamètres dactyliques, nous faisant ainsi part, implicitement, de sa visée esthétique. Selon la célèbre définition d’Horace, il existe dans l’antiquité trois types d’intention poétique : il y a les poètes qui désirent être utiles, ceux qui veulent charmer, et ceux qui, dans une double visée, joignent l’utile à l’agréable21. Le poète de l’Aetna s’inscrit dans le genre de la poésie didactique, qui fait indiscutablement partie du troisième type. Dans le cas de l’Aetna, la visée pédagogique, « utilitaire », du poète, qui se caractérise par la recherche d’une vérité scientifique détachée de la mythographie traditionnelle, s’oppose à sa visée esthétique, car celle-ci implique le recours aux thèmes mythologiques de la poésie épique, qui constituent, dans le contexte socio-littéraire dont il est issu, le seul moyen d’agrémenter un texte, de séduire son public et de capter son attention.
31D’autre part, le recours au mythe a probablement un lien avec la posture religieuse que le poète représente. Son admiration pour la nature et les phénomènes qu’elle produit l’amène, pour en faire part au lecteur, à utiliser des images qui lui sont familières. Les légendes traditionnelles, malgré les mensonges qu’elles prodiguent, sont aptes à exprimer l’étonnement qui est requis – et que les poètes ont toujours eu – face au spectacle divin des éruptions et à la puissance mystérieuse du feu volcanique. Dans la perspective religieuse du poète, le mythe acquiert ainsi une fonction pédagogique.
32Dans les deux cas, la voix du mythographe s’explique donc comme une concession que fait le poète à son lecteur, comme une manière d’amener à lui sans le rebuter une théorie scientifique et une attitude religieuse auxquelles il n’est pas habitué. Ces deux hypothèses placent l’auteur dans un mouvement de va-et-vient entre ses propres convictions et les attentes présumées de son public. Mais quoi qu’il en soit, je le répète, le poète signale la contradiction, mais n’en explicite pas les raisons. On se contentera donc de remarquer que dans l’Aetna, inexorablement, le mythe rattrape la science.