1L’Asie Mineure fait-elle partie du monde romain, entre 70 av. et 73 apr. J.-C. ? Cette question quelque peu provocatrice ne peut trouver de réponse simple, mais a pour but de souligner le décalage possible entre la réalité de la domination politique (l’Imperium Romanum) et le sentiment d’appartenance à un « monde » commun, entendu comme espace géographique, culturel et identitaire.
- 1 Sur la lex Pompeia, voir Fernoux, 2004, p. 129-146 ; Heller, 2009, p. 347-349.
- 2 Voir Veyne, 2005.
- 3 Pour une critique de l’idée d’une « romanisation » des institutions civiques, voir Heller, 2013.
2Durant la période considérée, des régions de plus en plus étendues d’Asie Mineure entrent dans l’empire romain, par le biais de la provincialisation et, de manière indirecte, du système des royaumes-clients. Les guerres mithridatiques, après avoir secoué le joug romain, aboutissent à le faire retomber plus lourdement sur davantage de communautés : en 85, la province d’Asie est agrandie (de nombreuses cités ayant perdu leur liberté), en 74, celle de Bithynie, qui devient Pont-Bithynie en 63, est créée. Sous le principat et l’Empire, le processus de provincialisation se poursuit, et la Galatie, la Pamphylie, plus tard la Lycie deviennent provinces romaines. Au fil de cette intégration à l’empire, des transferts culturels s’opèrent entre le centre du pouvoir et les régions soumises, dans les deux sens. S’agissant de la diffusion des pratiques et des normes romaines en Asie Mineure, les transferts sont parfois imposés par le conquérant, comme lorsque Pompée dote les cités de la province de Pont-Bithynie d’institutions en partie calquées sur le modèle romain1. D’autres se font spontanément et sur le long terme, comme la diffusion de modèles architecturaux (la basilique, les thermes, l’amphithéâtre) en lien avec des pratiques sociales spécifiques. Mais l’identité grecque reste profondément ancrée dans ces régions marquées par des siècles d’hellénisme et de culture civique. Même lorsque la diffusion progressive de la citoyenneté romaine ouvre à une partie des élites l’accès à l’ordre équestre et à l’ordre sénatorial, même lorsque les « intellectuels » grecs font avec éloquence l’éloge de Rome, en plein iie siècle apr. J.-C., le sentiment de la différence avec les Romains demeure : il y a « eux » et il y a « nous »2. De même, la vision de communautés civiques reproduisant à l’échelle locale les structures sociales et institutionnelles de la ville-capitale n’est absolument pas pertinente pour la partie orientale de l’empire3.
3Il n’en reste pas moins qu’un nombre croissant de communautés se trouve alors sous l’autorité directe de représentants de Rome et, au-delà, du Sénat et du peuple, puis de l’empereur. Les réactions à ce pouvoir ont d’emblée été ambivalentes et contrastées. Entre les années 120 et 90 av. J.-C., la documentation épigraphique nous fait connaître une série de conflits entre des cités libres et les publicains ou le gouverneur qui tentent d’empiéter sur leurs droits. Plus généralement, le nouveau pouvoir prend en maintes occasions un caractère oppressif et abusif, qui explique le ralliement massif des populations à Mithridate VI du Pont en 89, puis à nouveau en 74. Mais dès les débuts de la provincialisation, les Grecs ont également manifesté leur allégeance aux représentants de Rome par le vote d’honneurs parfois très importants, auparavant réservés aux rois hellénistiques. Je commencerai par évoquer cette dichotomie entre formes de résistance face à une domination subie et manifestations de loyauté qui la transforment en domination choisie, en insistant sur les évolutions perceptibles entre la République et l’Empire. Je m’attarderai ensuite plus longuement sur un exemple très particulier d’honneur conféré à Auguste : l’introduction d’un nouveau calendrier dans la province d’Asie en 9 av. J.-C. Les documents qui nous font connaître cet événement permettent de réfléchir au processus de transmission d’une décision du pouvoir central vers le niveau local, ainsi qu’aux limites de l’intégration de l’Asie Mineure à un monde romain rythmé par un temps romain.
- 4 Reynolds, 1982, n° 5 ; Bertrand, 1992, n° 145.
- 5 Voir Nicolet, 1978, p. 817-830, qui évoque également les exactions des gouverneurs procédant à des (...)
- 6 Ils possèdent également la citoyenneté à Tralles, cité sujette, mais c’est bien à Aphrodisias, leur (...)
4Entre 85 et 71 av. J.-C., le koinon des Grecs d’Asie, l’assemblée fédérale représentant les cités et les peuples de la province, décide d’envoyer une ambassade au Sénat de Rome pour lui demander de « porter secours à la province et de la protéger alors qu’on est en train de la détruire »4. Les responsables de cette situation sont désignés au début du décret : les communautés se disent « opprimées par les publicains », qui les ont fait tomber « dans le plus grand désespoir » Les abus des sociétés de publicains, auxquelles était confiée la perception des impôts réguliers, sont abondamment documentés à l’époque républicaine5. Ils affectaient aussi bien les communautés sujettes que les cités libres, que les publicains tentaient de taxer illégalement. Les unes et les autres pouvaient s’associer pour les attaquer en justice, ainsi que le suggère notre inscription : les ambassadeurs, qui ont entrepris à Rome « de nombreux et grands procès » et ont assisté « à toutes les audiences », sont originaires d’Aphrodisias, qui est sans doute toujours cité libre à cette époque6. L’inscription reproduisant le décret a par ailleurs été gravée à Aphrodisias, ce qui prouve que la cité, bien qu’extérieure à la province, était intéressée à publier le succès de cette ambassade, qui a abouti à « redresser la situation » – formulation vague qui ne permet pas de préciser l’issue exacte des actions judiciaires.
- 7 Plutarque, Lucullus, 20, 2-4.
- 8 Appien, BC, V, 4, 19.
- 9 Jacques, Scheid, 1990, p. 161-163. Voir aussi l’article de B. Le Teuff dans ce volume.
5Le témoignage de ce décret du koinon est corroboré notamment par Plutarque, qui nous a laissé un tableau saisissant de la situation de la province d’Asie en 71/70 av. J.-C., lorsque Lucullus, investi du commandement dans la guerre contre Mithridate, y passe ses quartiers d’hiver7. Incriminant la rapacité des publicains et des usuriers romains auxquels les communautés et les particuliers empruntaient pour payer l’impôt, Plutarque décrit une détresse financière généralisée, qui conduit les cités à mettre en vente les biens publics et les particuliers à l’esclavage pour dettes. Les mesures alors prises par Lucullus visent à enrayer ce cycle d’endettement : il plafonne les taux d’intérêt à 12 % annuels, annule les dettes qui excèdent le montant de la somme engagée et décrète qu’un créancier ne peut exiger de son débiteur plus d’un quart de ses revenus. Ces mesures durent apporter un certain soulagement, mais ne réglaient pas tous les problèmes posés par le système fiscal mis en place par la lex Sempronia en 123 av. J.-C. La ferme de l’impôt poussait les publicains, qui avançaient une somme globale à l’État romain, à pressurer les populations pour se rembourser et faire des bénéfices. Il faut attendre Jules César pour qu’une véritable rupture ait lieu en ce domaine : de passage en Asie après Pharsale et constatant à son tour les abus commis par les publicains, le dictateur aurait confié la perception des impôts sur les récoltes aux provinciaux eux-mêmes8. Par la suite Auguste réforma en profondeur le système fiscal, en créant des impôts fondés sur un recensement périodique des populations et des patrimoines et en confirmant le rôle des communautés civiques dans la perception de ces impôts9. Les publicains ne disparurent pas pour autant de la province, car ils étaient toujours chargés de collecter les impôts indirects, notamment sur le transport des marchandises, mais ils semblent avoir perdu une grande part de leur pouvoir de nuisance, et nous n’entendons plus parler de protestations à leur encontre. Plus largement, le retour de la paix a progressivement ramené la prospérité dans la province, qui ne semble plus souffrir autant qu’à l’époque républicaine des exigences de la fiscalité romaine.
- 10 Brunt, 1961.
- 11 Tacite, Annales, III, 66-67 et IV, 15.
- 12 Tacite, Annales, XV, 45 et XVI, 23 ; Plutarque, Préceptes politiques, 19 (Moralia 815D) ; Dion Chr. (...)
- 13 Voir Halfmann, 2004, p. 67.
6Il ne s’ensuit pas pour autant que l’administration des provinces à l’époque impériale est devenue exemplaire, ni que les représentants du pouvoir romain ne suscitent plus aucune opposition. Ainsi que l’a montré P. Brunt, il reste des gouverneurs et des procurateurs abusifs, qui tentent de s’enrichir sur le dos de leurs administrés ou commettent des actes de violence10. Face à ces abus, les provinciaux ont en principe un recours juridique : un arsenal législatif remontant à l’époque républicaine et complété sous Auguste, leur donne la possibilité de poursuivre les magistrats romains pour concussion (de repetundis), cruauté, voire lèse-majesté. La nature des chefs d’accusation détermine la procédure suivie (jugement devant un jury restreint ou devant le Sénat) et la peine encourue (de la simple amende à la peine capitale). Cependant, il ne devait pas être facile pour les populations lésées d’obtenir réparation. D’une part, la loi leur interdisait de poursuivre en justice un magistrat en exercice. Il fallait donc attendre sa sortie de charge et subir jusque-là son autorité. D’autre part, les exemples de condamnation sont plutôt rares, et les magistrats poursuivis semblent souvent s’en sortir avec un acquittement ou une faible amende. La réaction du koinon d’Asie après deux condamnations successives obtenues sous le règne de Tibère (la première contre C. Silanus, proconsul, et la seconde contre Lucilius Capito, procurateur) suggère le caractère exceptionnel d’une telle issue : le koinon vote d’ériger un temple à l’empereur, à sa mère (Livie) et au Sénat11. En cette occasion, l’empereur a soutenu l’accusation et enjoint au Sénat d’écouter les plaintes des provinciaux. Mais lorsque les abus proviennent d’un protégé de l’empereur, qui agit sur son ordre, les victimes se retrouvent sans recours. C’est la situation que connurent les habitants de Pergame, en butte à un affranchi de Néron, Acratus, qui tentait de piller leurs temples. Ils voulurent l’en empêcher par la force, ce qui fut interprété comme une émeute à caractère anti-romain12. Selon Tacite, la cité put compter en cette affaire sur la protection du proconsul, Barea Soranus, qui réussit à lui éviter un châtiment. Mais l’étude du monnayage de Pergame suggère que la cité fut tout de même privée du droit de frapper monnaie à partir de 59 apr. J.-C. au plus tard et jusqu’à Domitien13.
7Il faut donc résister à l’idée d’une opposition tranchée entre l’époque républicaine, durant laquelle les provinciaux seraient exploités de manière forcenée, en proie à la cupidité et la corruption des représentants de Rome, et l’époque impériale, qui verrait le triomphe d’une administration juste et efficace. Les recours juridiques existaient déjà sous la République et le Sénat pouvait alors offrir une protection aux provinciaux. Sous l’Empire, les abus de pouvoir ne cessèrent pas comme par magie, mais l’amélioration générale des conditions de vie et les bienfaits de la pax Romana les rendirent sans doute plus supportables.
- 14 Sur la tradition des honneurs civiques, voir Gauthier, 1985.
8S’ils eurent parfois à se plaindre des représentants de Rome et tentèrent de s’y opposer, les Grecs reconnurent aussi très tôt les possibles aspects bénéfiques de ce pouvoir. Dès la première intervention romaine en Asie Mineure et la victoire contre Antiochos III en 188 av. J.-C., certaines cités (comme Smyrne) instaurèrent un culte à la déesse Rome, et cette nouvelle déesse porte parfois l’épiclèse Euergetis, Bienfaitrice. Les Romains en tant que peuple ne semblent pas, sauf dans de rares cas très isolés, avoir fait l’objet d’un culte, mais ils sont en revanche régulièrement désignés, dès 182 av. J.-C. et surtout après 167, comme « les communs bienfaiteurs (de tous/des Grecs) », voire « les communs bienfaiteurs et sauveurs ». Ces termes renvoient à une longue tradition civique, en vertu de laquelle un citoyen ou un étranger qui s’est distingué au service de la communauté peut être honoré publiquement et reconnu comme un évergète14. Avec l’apparition des monarchies hellénistiques, les rois deviennent les évergètes par excellence et sont abondamment salués comme tels, à l’oral (par des acclamations et des proclamations) et à l’écrit (dans des décrets gravés sur stèle et des inscriptions ornant les bases des statues qui leur sont érigées). Lorsque la puissance romaine s’impose en Orient, les Grecs transposent sur Rome et ses représentants les mêmes honneurs et les mêmes qualificatifs. Ce faisant, ils reconnaissent le nouveau pouvoir et lui font allégeance, mais tentent aussi de se le concilier, en lui proposant implicitement de reprendre à son compte l’idéologie monarchique, qui fondait la légitimité du souverain sur sa capacité à accomplir des bienfaits.
- 15 En ce sens Ferrary, 1988, p. 124-132, qui indique toutefois quelques précédents à cette formule ; E (...)
- 16 Voir Erkelenz, 2002.
9La formule « communs bienfaiteurs » représente toutefois une innovation, qui traduit sans doute la volonté de marquer la supériorité de Rome sur les monarchies qu’elle a vaincues, voire abolies (comme en Macédoine) : si bien des individus peuvent se comporter en bienfaiteurs, seul le peuple romain peut, collectivement, répandre ses bienfaits sur tous les hommes, parce que son pouvoir, à la différence de celui des rois, est sans rival15. De ce point de vue, il est significatif que les magistrats romains présents en Asie Mineure, et en particulier les gouverneurs, soient souvent honorés durant le ier siècle av. J.-C. comme bienfaiteurs, sauveurs, voire fondateurs (un titre qui apparaît plus tardivement, mais renvoie lui aussi à des conceptions anciennes du rapport entre individu et communauté), et jamais comme « communs » bienfaiteurs ou sauveurs. Il faut attendre Jules César, et surtout Auguste, pour que cette formule soit appliquée à un individu dans les inscriptions honorifiques. Par la suite, la supériorité incontestée de l’empereur lui réserve l’usage d’hyperboles telles que « bienfaiteur/sauveur de tous les hommes », « du genre humain » ou « de la terre entière ». Tout comme le peuple romain sous la République, il se trouve ainsi placé au sommet de la hiérarchie des bienfaiteurs potentiels. Cela ne signifie pas qu’il est le seul à pouvoir agir en évergète, ni même le seul à pouvoir être défini par les qualificatifs plus forts de sauveur et fondateur : contrairement à l’opinion qui a longtemps prévalu, les gouverneurs de province peuvent encore obtenir ces titres sous l’Empire, même si les attestations sont plus rares qu’au dernier siècle de la République16. Le titre de fondateur peut également être accordé à des citoyens (en revanche, ce n’est presque jamais le cas pour celui de sauveur). Parallèlement, il arrive que l’empereur soit simplement honoré comme « bienfaiteur », sans autre précision, à l’instar des dizaines et des dizaines d’individus qui ont obtenu la reconnaissance de la communauté, qu’ils soient des notables grecs ou des magistrats romains. Le système des titres honorifiques permet donc à la fois de souligner, quand le besoin s’en fait sentir, la position exceptionnelle de l’empereur et de l’intégrer au vaste ensemble des évergètes, qui peuvent s’illustrer à tous les niveaux de pouvoir. Cette forme d’interpretatio Graeca de l’empire n’est pas que creuse rhétorique, car elle contribue à construire une définition du pouvoir légitime dont les Romains, au premier rang desquels l’empereur, tiennent de plus en plus compte dans leurs relations avec les provinces hellénophones.
- 17 Voir la liste établie par Ferrary, 1997, p. 218 ; Erkelenz, 2002, p. 76.
10Si l’institution du principat n’a nullement abouti à concentrer les honneurs civiques et les titres honorifiques sur la seule personne de l’empereur, il est en revanche un domaine où celui-ci impose son monopole. Sous la République, certains gouverneurs (comme Q. Mucius Scaevola au début des années 90) et presque tous les grands imperatores depuis Sylla avaient reçu l’honneur d’un culte de leur vivant, dont les formes pouvaient varier, mais qui comprenait souvent la célébration de sacrifices et de concours. Les cités, en leur accordant les honneurs divins, poursuivaient une pratique bien ancrée depuis le début de l’époque hellénistique, qui avait vu le développement du culte des souverains. Lorsqu’en 29 av. J.-C., les koina d’Asie et de Bithynie instituèrent un culte à Octave, ils agissaient toujours dans la continuité de cette tradition. Durant le règne d’Auguste, quelques gouverneurs reçurent encore un culte de leur vivant, mais dès la fin de ce règne, cet honneur fut réservé à l’empereur et aux membres de sa famille17.
- 18 Pour une liste des prêtres ou grands-prêtres de l’empereur à l’époque augustéenne (les plus ancienn (...)
- 19 Laffi, 1967 (édition et commentaire de référence) ; Sherk, 1969, n° 65 (texte grec repris avec un (...)
11D’abord institué au niveau provincial, le culte impérial se diffusa très rapidement en Asie Mineure au niveau local, comme l’atteste l’apparition précoce de prêtres ou grands-prêtres de l’empereur parmi les magistratures civiques18. Ce culte, tout comme la pratique de définir le princeps par des termes issus d’une longue tradition institutionnelle (bienfaiteur, sauveur), contribue à inscrire le pouvoir impérial naissant dans la continuité du pouvoir des rois hellénistiques. Le modèle royal est celui à partir duquel les Grecs d’Asie Mineure ont pensé et se sont représenté la figure de l’empereur. Toutefois, dès le règne d’Auguste, cette continuité se trouve parfois occultée ou niée, dans le discours officiel des cités, par une rhétorique de la rupture et de l’innovation. Un exemple particulièrement intéressant d’une telle rhétorique, parce qu’il soulève la question de son lien éventuel avec de réelles mesures novatrices, est la longue inscription relative au calendrier de la province d’Asie19.
- 20 Dreyer, Engelmann, 2006.
- 21 Hurlet, 2006, p. 89-90.
- 22 Syme, 1986, p. 403-404.
- 23 La présence de ce terme à la ligne 30 interdit de définir, comme on le fait parfois, le texte de Pa (...)
12Connue par plusieurs exemplaires plus ou moins fragmentaires, retrouvés à Priène en Ionie, à Maionia en Lydie, dans trois cités de Phrygie (Apamée, Eumeneia, Dorylaion) et, récemment, à Métropolis d’Ionie20, elle consiste en un édit du proconsul Paullus Fabius Maximus, gravé en latin et en grec, suivi de deux décrets du koinon d’Asie, en grec. L’ensemble est daté de 9 av. J.-C. par le proconsulat de Fabius Maximus, dont la nomination à ce poste résulte d’une procédure extraordinaire : consul en 11 av. J.-C., il a été dispensé de l’intervalle quinquennal normalement imposé entre le consulat et le proconsulat et a certainement été nommé extra sortem, sur avis du prince. Pour expliquer cette décision, F. Hurlet a émis l’hypothèse d’un lien avec le tremblement de terre qui affecta l’Asie en 12 av. J.-C. et avait déjà conduit Auguste à proroger d’un an le proconsul alors désigné. Les conséquences de cette catastrophe se faisaient sans doute encore sentir deux ans plus tard, et Auguste aurait jugé nécessaire d’envoyer sur place l’un de ses proches21. Il est certain en tout cas que Paullus Fabius Maximus fait partie de l’entourage du princeps : il est même entré par alliance dans la famille impériale, puisqu’il a épousé une cousine d’Auguste, fille de sa tante maternelle22. On peut donc supposer que la décision prise dans l’édit de 9 av. J.-C. a été directement soumise à l’approbation impériale, sinon inspirée par Auguste lui-même. L’édit (désigné comme tel par le mot grec diatagma23) débute abruptement, après une lacune, par un éloge appuyé d’Auguste, fondé sur l’idée que le jour de sa naissance doit être considéré comme « le commencement de toutes choses » (τῆι τῶν πάντων ἀρχῆι). Cette idée est justifiée par une allusion claire aux guerres civiles : Auguste « a donné une nouvelle apparence à l’univers entier, univers qui aurait couru avec le plus grand plaisir à sa perte si César [ = Auguste] n’était pas né pour le bonheur commun de tous » (ἑτέραν τε ἔδωκεν πάντι τῶι κόσμωι ὄψιν, ἥδιστα ἂν δεξαμένωι φθοράν, εἰ μὴ τὸ κοινὸν πάντων εὐτύχημα ἐπεγεννήθηι Καῖσαρ). En conséquence, ajoute le proconsul sans craindre l’hyperbole, le jour de la naissance d’Auguste représente bien « le commencement de la vie et de l’existence, qui a mis fin au regret d’être né » (ἀρχὴν τοῦ βίου καὶ τῆς ζωῆς γεγονέναι, ὅ ἐστιν πέρας καὶ ὅρος τοῦ μεταμέλεσθαι, ὅτι γεγέννηται/quod paenitendi fuerit natos esse finis). La phrase suivante développe encore le thème de la naissance d’Auguste comme les plus heureux des auspices, mais introduit en outre un argument d’ordre « pratique » : Fabius Maximus constate que dans presque toutes les cités d’Asie, le jour d’entrée en fonction des magistrats tombe au même moment, à savoir (même si cela n’est pas explicité) à peu près à la date anniversaire de la naissance d’Auguste, ce qu’il interprète comme une manifestation de la volonté divine ayant pour but de faciliter la mise en place d’un honneur digne du princeps. Il souligne cependant la difficulté à « offrir des marques de reconnaissance à la hauteur de ses immenses bienfaits » (τοῖς τοσούτοις αὐτοῦ εὐεργετήμασιν κατ’ ἴσον εὐχαριστεῖν). Vient ensuite la décision en elle-même : « je décrète (δοκεῖ μοι) que toutes les cités aient un seul et même Nouvel An, le jour anniversaire du divin César, et que tous les magistrats entrent en fonction ce jour-là, (à savoir) le neuvième jour avant les calendes d’Octobre [ = le 23 septembre] ». Enfin, le proconsul prévoit qu’un décret du koinon d’Asie soit rédigé « afin que le projet que nous avons conçu pour honorer Auguste demeure pour l’éternité » (ἵνα τὸ ἐπινοηθὲν ὑφ’ ἡμῶν εἰς τὴν τειμῆν τοῦ Σεβαστοῦ μείνῃ αἰώνιον). Ce décret devra être gravé sur une stèle, « précédé de mon édit dans les deux langues », et exposé dans le temple provincial d’Auguste et de Rome à Pergame. À la suite de cette clause sur la gravure, on lit encore quelques bribes, en latin et en grec, de ce qui devait constituer une annexe à l’édit du proconsul, donnant les détails techniques de la mise en place du calendrier (on devine qu’il y est question de la longueur des mois et de l’introduction d’un jour intercalaire).
Il vaut la peine de citer dans son intégralité le début du décret du koinon d’Asie, appelé de ses vœux par le gouverneur de la province :
Les Grecs d’Asie ont décrété, sur proposition du grand-prêtre Apollonios, fils de Mènophilos, d’Aizanoi : attendu que la Providence, qui a divinement organisé nos vies, a fourni avec zèle et ardeur ce qui était le plus parfait pour l’existence en faisant naître Auguste que, pour le bien de l’humanité, elle a comblé d’excellence, comme si elle nous avait envoyé, à nous et à nos descendants, un sauveur pour mettre fin à la guerre et rétablir l’ordre en toutes choses ; attendu qu’avec son apparition César a excédé les espoirs de tous ceux qui avaient reçu de bonnes nouvelles avant nous, non seulement en surpassant ceux qui avaient été des bienfaiteurs avant lui, mais encore en ne laissant aucun espoir de le surpasser à ceux qui viendront dans l’avenir ; attendu que le commencement des bonnes nouvelles à son sujet, pour le monde, fut le jour de la naissance du dieu ; attendu que l’Asie a décidé par décret à Smyrne, sous le proconsulat de Lucius Volcacius Tullus et le secrétariat de Papion de Dios Hiéron, d’attribuer une couronne à celui qui aurait l’idée des plus grands honneurs pour le dieu et que Paullus Fabius Maximus, proconsul, bienfaiteur de la province envoyé par la main et la décision du dieu avec tous ceux par l’intermédiaire de qui il a comblé de bienfaits notre province, bienfaits dont aucun discours ne permet de mesurer l’étendue, a trouvé un moyen jusque-là inconnu aux Grecs d’honorer Auguste, à savoir que le jour de la naissance d’Auguste serait le début de la vie, pour cette raison, à la bonne fortune et pour notre salut, les Grecs d’Asie ont décrété que le premier mois de la nouvelle année commencerait pour toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de naissance d’Auguste. Afin qu’à chaque fois le jour corresponde dans chaque cité, on utilisera le jour romain en même temps que le grec. Le premier mois – appelé César comme il a été décidé précédemment – commencera le neuvième jour avant les calendes d’octobre, anniversaire de César.
- 24 Sur le système des conventus iuridici ou districts judiciaires, voir en dernier lieu Fournier, 2010 (...)
13Suivent des clauses relatives aux honneurs décernés à Paullus Fabius Maximus : celui-ci reçoit la couronne promise à celui qui trouverait la meilleure manière d’honorer Auguste, couronne qui sera proclamée lors des concours communs des Romaia Sebasta à Pergame, ainsi que dans les concours du culte impérial célébrés localement par chaque cité. Le décret reprend ensuite les instructions données par le proconsul concernant la gravure du texte, mais en les étendant aux cités capitales de conventus, c’est-à-dire aux cités qui accueillent une fois par an les assises du gouverneur24 : dans ces cités aussi, l’édit et le décret devront être gravés sur une stèle de marbre blanc, qui sera dressée dans les sanctuaires locaux du culte impérial. Enfin viennent les dispositions techniques relatives au calendrier, avec le nom et la durée des mois, l’introduction périodique d’un jour intercalaire et la manipulation permettant de faire entrer en vigueur le nouveau calendrier au plus vite. Un second décret du koinon, beaucoup plus bref, a pour but de régler les difficultés créées par l’adoption du nouveau calendrier en cours d’année et d’assurer que l’intervalle de temps légal entre la proclamation du résultat des élections et l’entrée en fonction des magistrats sera respecté.
- 25 Heslin, 2007.
- 26 Voir Gros, 1976, p. 32-34. Je remercie Manuel Royo de m’avoir suggéré ce rapprochement lors du coll (...)
14Cet ensemble de textes est remarquable à plus d’un égard. Il l’est d’abord parce qu’il nous donne à voir de manière très claire le processus de transmission d’une décision du pouvoir central vers le niveau local. Il ne fait pas de doute que l’idée d’introduire un nouveau calendrier, avec le Nouvel An calé sur la date de naissance d’Auguste, est venue des autorités romaines : le proconsul revendique ouvertement la paternité de ce projet, qui lui est également reconnue dans le décret du koinon. Or, les préoccupations relatives au comput du temps étaient depuis peu au centre de la politique menée par Auguste à Rome : nommé grand pontife en 12 av. J.-C., ce qui lui donnait la responsabilité officielle du calendrier romain, le princeps avait fait ériger en 10 av. J.-C., dans la partie nord du Champ de Mars, un obélisque rapporté d’Égypte, qui projetait son ombre sur un pavement en marbre strié de lignes en bronze. Selon la reconstruction de l’archéologue allemand Edmund Buchner, ce dispositif aurait constitué un cadran solaire complet et l’ombre projetée par l’obélisque serait tombée droit sur l’Ara Pacis le jour de la naissance d’Auguste, le 23 septembre. Cette reconstruction pose en réalité de nombreux problèmes, et un article récent rassemble les arguments qui invitent à la remettre en cause25. Il faut sans doute admettre à sa suite que l’ombre de l’obélisque ne servait qu’à marquer la position de midi chaque jour, et donc à suivre la course du soleil d’un solstice à l’autre – et non pas à indiquer l’heure de chaque jour, ni le jour et le mois de l’année. En conséquence, la séduisante hypothèse d’un lien direct établi avec l’Ara Pacis le jour anniversaire d’Auguste ne tient plus. Il reste que le monument du Champ de Mars, lié au cycle solaire, traduit l’implication nouvelle du prince dans la gestion du calendrier romain. Par ailleurs, l’anniversaire d’Auguste a fait l’objet d’un usage politique en d’autres circonstances : parmi les innombrables sanctuaires qu’Auguste a restaurés à Rome à partir de 28 av. J.-C., un ensemble de six temples, consacrés à Jupiter, Junon, Apollon, Mars, Neptune et Felicitas, a été inauguré un 23 septembre26. Ce contexte romain suggère fortement que la mesure adoptée par Paullus Fabius Maximus en 9 av. J.-C. pour la province d’Asie traduit la volonté impériale et correspond à un vaste projet destiné à inscrire le nouveau pouvoir dans le temps sacré et civil.
- 27 Voir Fournier, 2010, p. 80, avec la liste probable en 17 av. J.-C. : Milet, Halicarnasse, Smyrne, P (...)
- 28 Sur cette hiérarchie administrative, constamment réinterprétée par les provinciaux en termes de rap (...)
15La décision du proconsul (« j’ai décrété ») est ensuite relayée par une décision de l’assemblée provinciale (« les Grecs d’Asie ont décrété »). Puis l’affichage de cette double décision suit un schéma de diffusion descendant : depuis le centre du culte impérial provincial (Pergame) jusqu’aux cités capitales de districts judiciaires (une douzaine à l’époque d’Auguste) et, de là, jusqu’aux cités comprises à l’intérieur de chaque district. En effet, en dehors d’Apamée de Phrygie, aucune des cités où ont été trouvés des fragments de cette inscription n’est attestée comme capitale de conventus27. Il faut en conclure que les cités centres d’assises ont joué un rôle de relais de l’information vers l’échelon inférieur de la hiérarchie administrative mise en place par le pouvoir romain28. Celui-ci a donc fait connaître sa volonté à l’ensemble des communautés de la province en se servant de structures institutionnelles intermédiaires (le koinon, les districts judiciaires). Alors que la grande majorité des honneurs accordés à Octave-Auguste (et plus tard à ses successeurs), y compris les honneurs divins, sont le résultat d’une initiative grecque approuvée par Rome, on se trouve ici dans le cas rare d’un honneur initié depuis les sommets du pouvoir et soumis à l’approbation des Grecs. Le koinon d’Asie ne pouvait évidemment qu’entériner la proposition de Paullus Fabius Maximus, mais le fait qu’il soit associé à la procédure législative traduit la volonté romaine de présenter la mesure sous un jour particulier : non pas comme une décision de nature administrative, mais comme un élément de l’échange symbolique entre le souverain et ses sujets. C’est bien le vocabulaire de l’évergétisme qu’adopte d’emblée le proconsul : le nouveau calendrier est un honneur (timè) qui répond à des bienfaits (euergetèmata). Par ce choix discursif, il permet aux provinciaux de s’approprier la décision qui leur est (malgré tout) imposée, et de construire leur propre récit de cet événement.
- 29 Laffi, 1967, p. 60-61, défend la date de 30/29 ou 29/28 av. J.-C. pour son proconsulat ; Hurlet, 20 (...)
16En effet, en introduisant la référence au décret voté à Smyrne sous le proconsulat de Lucius Volcacius Tullus (c’est-à-dire une vingtaine d’années plus tôt29) et en attribuant la couronne prévue par ce décret à Paullus Fabius Maximus, le koinon présente l’initiative de ce dernier comme une réponse à « l’appel d’offre » lancé par les provinciaux et situe ainsi, implicitement, la source de l’honneur du côté grec. En même temps, il reprend fidèlement à la fois la justification et la teneur de la décision prise par le proconsul : aussi bien dans l’éloge d’Auguste que dans les prescriptions techniques relatives au calendrier, on retrouve les mêmes idées voire les mêmes mots que dans l’édit. Cette ambivalence entre stricte application d’un ordre du pouvoir central et affirmation de l’autonomie des instances locales est entretenue par le proconsul lui-même : il « décrète », mais suggère que la mise en œuvre de son projet ne peut se passer de l’implication active du koinon, seul à même d’en garantir la pérennité. La logique narrative de l’ensemble du texte aboutit ainsi à transformer une expression de la domination directe du gouvernant en expression de la volonté des gouvernés.
- 30 Pour les rois, voir par exemple Diodore, XXXI, 16, 2 à propos d’Antiochos IV.
17Au-delà de cette subtile réécriture du présent, ce qui frappe à la lecture de cette longue inscription est la revendication récurrente d’une rupture avec le passé : Auguste a mis en place un monde nouveau, il est l’auteur de bienfaits inouïs, et l’honneur que le proconsul a imaginé pour lui représente une innovation complète pour les Grecs. En réalité, la rupture est loin d’être aussi totale que le suggère le texte. Tout d’abord, la rhétorique développée ici n’est pas sans précédents. En particulier, l’idée que le bienfaiteur honoré se distingue par des bienfaits inédits est un lieu commun des décrets honorifiques à la basse époque hellénistique : le système de valeurs qui sous-tend l’évergétisme implique une compétition permanente qui conduit à présenter chaque individu comme « surpassant » ses prédécesseurs ou ses rivaux – qu’il soit un simple citoyen ou un roi30. L’empereur hérite de cette tradition, mais l’éloge est poussé plus loin : il surpasse non seulement ceux qui l’ont précédé, mais encore ceux qui viendront après lui. L’insistance sur le caractère incommensurable de ses bienfaits (dont aucune parole, ni aucun honneur ne peuvent rendre compte) semble également être un développement spécifique de la rhétorique impériale. En revanche, la pratique qui consiste à inscrire le jour de la naissance du souverain dans le calendrier civique n’est pas en soi une nouveauté pour les Grecs ou les populations hellénisées qui ont connu la domination royale.
- 31 Sur tous ces points, voir Savalli-Lestrade, 2010, p. 70 et 76-82.
- 32 Ibid., p. 81.
18À l’époque hellénistique, de nombreuses cités ont célébré des fêtes de la naissance du roi (ou/et de la reine), parfois en lien avec des fêtes du couronnement. Qui plus est, l’Égypte lagide du iiie siècle av. J.-C. offre un parallèle frappant aux mesures adoptées par la province d’Asie en 9 av. J.-C.31. Le fameux décret du synode de Canope, daté de 238 av. J.-C., nous apprend d’une part que la fête des Genethlia (fête de naissance du roi Ptolémée III) coïncidait avec la nomination des nouveaux prêtres du clergé égyptien et correspondait donc au début d’un nouveau cycle de service annuel. Cette coïncidence est justifiée en des termes presque identiques à ceux employés par Paullus Fabius Maximus et le koinon d’Asie pour faire l’éloge d’Auguste, puisque le jour de la naissance du roi est défini comme « le commencement de nombreux biens pour tous les hommes » (πόλλων ἀγαθῶν ἀρχὴ γέγονεν πᾶσιν ἀνθρώποις). D’autre part, ce même décret de Canope institue une nouvelle fête en l’honneur du couple royal, qui aura lieu le jour du lever iliaque d’Isis (Sirius), considéré comme jour de Nouvel An dans le calendrier sacré égyptien. Enfin, les prêtres réunis en synode décident d’ajouter un sixième jour aux cinq jours additionnels placés tous les quatre ans à la suite des douze mois de trente jours qui forment l’année égyptienne. Ce sixième jour intercalaire célèbrera lui aussi la naissance des souverains « dieux évergètes », tout comme les cinq autres célèbrent la naissance des dieux du cercle d’Isis. Ainsi que l’écrit I. Savalli-Lestrade, cette mesure, qui avait pour but de fixer l’année mobile égyptienne et a souvent été interprétée comme un précédent à la réforme du calendrier julien, aboutit à intégrer le couple royal « au groupe des divinités égyptiennes qui présidaient à la transition entre deux nouvelles années civiles »32.
- 33 À l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire vers le 21 septembre, alors qu’Auguste était né le 23.
- 34 Sur ces aspects, voir Laffi, 1967 ; Samuel, 1972, p. 181-182.
19Le choix du généthliaque d’Auguste comme point de référence temporel inaugurant une nouvelle année civile n’est donc pas si « inconnu des Grecs » que le prétend le décret du koinon d’Asie. De plus, il ne bouleverse en rien les habitudes de la plupart des cités, qui faisaient déjà commencer l’année, ainsi que le souligne Fabius Maximus, à une date très proche du jour de naissance d’Auguste33. La réforme initiée par le proconsul ne se limite toutefois pas à cette mesure : elle porte également sur la nomenclature des mois et la structure du calendrier34. Pour ce qui est de la nomenclature, le décret adopte les noms de mois macédoniens, avec une seule modification : le premier mois de l’année (Dios, c’est-à-dire le mois de Zeus) s’appelle désormais Kaisar (mois de César) – en vertu d’une décision antérieure du koinon. En réalité, ce choix ne fait sans doute que systématiser une situation déjà assez largement répandue : la nomenclature du calendrier macédonien s’est diffusée à partir des conquêtes d’Alexandre et semble avoir été en vigueur dans de nombreuses cités de la province à la fin du ier siècle av. J.-C. La véritable innovation consiste dans la transposition du système mis en place à Rome par Jules César en 46 av. J.-C.
- 35 Samuel, 1972, p. 155-158.
20Le calendrier julien comporte onze mois de 30 ou 31 jours et un mois de 28 jours, auquel on ajoute un jour intercalaire tous les quatre ans. Les pontifes ont dans un premier temps mal interprété cette dernière indication et ont pratiqué l’intercalation tous les trois ans, en alternant une année intercalaire et deux ans sans intercalation jusqu’en 9 av. J.-C., date à laquelle l’erreur a été détectée et corrigée par Auguste35. Notre texte donne encore la mauvaise interprétation de la réforme julienne (en préconisant de laisser un intervalle de deux ans pleins entre deux années intercalaires), ce qui le situe juste avant la réforme d’Auguste. L’adoption de cette nouvelle structure calquée sur le modèle julien signe le passage d’un calendrier lunisolaire (le plus répandu en Asie Mineure à l’époque hellénistique, fondé sur les cycles de la lune et comportant douze mois de 29 ou 30 jours, avec intercalation périodique d’un mois supplémentaire pour compenser le décalage avec le cycle du soleil) à un calendrier solaire (fondé sur le cycle de l’année tropique de 365 jours et quart).
21Cette mesure aboutit ainsi à synchroniser le temps romain et le temps grec. Même si le début de l’année ne se situe pas au même moment (il est fixé aux calendes de janvier à Rome, et au neuvième jour avant les calendes d’octobre en Asie), des dispositions sont prises pour assurer des correspondances pérennes entre les deux calendriers : chaque mois du nouveau calendrier de la province d’Asie commencera le neuvième jour avant les calendes d’un mois du calendrier romain ; la durée respective des mois est établie de manière à faire à peu près coïncider, les années bissextiles, le jour intercalaire en Asie (où il est ajouté au début du sixième mois de l’année, Xandikos, c’est-à-dire vers le 23 février) et à Rome (où il est ajouté à la fin du deuxième mois, le 29 février). Pour rendre plus claires ces correspondances, le koinon préconise le recours à la double datation dans les documents officiels, « le jour romain » devant être utilisé en même temps que « le jour grec ». Cette forme de « romanisation » du temps représente la seule vraie rupture instituée par la double décision du proconsul et du koinon, mais elle n’est pas des moindres. D’autant plus qu’elle entend s’appliquer à « toutes les cités » de la province – ce qui constitue en soi une autre innovation de taille, dans un monde marqué par la diversité des traditions locales, y compris dans le comput du temps. La question qui se pose au terme de cette analyse est celle de l’application réelle de cette réforme du calendrier. Est-elle entrée en vigueur dans les faits et a-t-elle marqué la vie quotidienne des populations dans l’ensemble de la province d’Asie ?
- 36 Savalli-Lestrade, 2010, p. 82, considère que le nouveau calendrier « a connu une très large diffus (...)
- 37 Voir Samuel, 1972, p. 171-178.
- 38 Laffi, 1967, p. 75-81.
- 39 Ainsi deux inscriptions d’Akmonia de Phrygie : SEG 56 (2006), 1489-1490.
- 40 De ce point de vue Magie, 1950, p. 480, va trop loin en concluant de ces exemples que toutes ces ci (...)
22La plupart des commentateurs qui se sont penchés sur la question répondent par l’affirmative, avec quelques nuances36. Toutefois, les sources à notre disposition ne sont pas sans poser problème, par leur rareté ou leur nature, ce qui invite à souligner le caractère fragile de toute conclusion. Le témoignage des Hemerologia, ces manuscrits médiévaux qui donnent sous forme de tableaux la correspondance entre les jours du calendrier julien et ceux de divers calendriers locaux, n’est pas facile à interpréter37. On y retrouve la nomenclature et la structure adoptées par le koinon d’Asie en 9 av. J.-C. (avec les noms de mois macédoniens et le premier mois appelé César, l’alternance de mois de 30 jours et de 31 jours à l’exception du cinquième mois qui dure 28 jours), sous le nom de calendrier d’Éphèse ou calendrier d’Asie-Pamphylie, ce qui a pu être invoqué en faveur d’une large et durable diffusion du calendrier julien dans la province. Mais on ignore à peu près tout des sources sur lesquelles se fondent ces Hemerologia : s’il est probable qu’elles remontent à l’époque romaine, rien ne nous dit qu’il ne s’agit pas de textes prescriptifs comme l’édit du proconsul ou le décret du koinon, auquel cas cela ne nous apprend rien sur les effets concrets de la réforme. Pour juger de la réalité de son application, mieux vaut adopter la démarche d’U. Laffi, qui a rassemblé les inscriptions grecques d’époque impériale ayant adopté une double datation, afin d’établir si les correspondances entre jour grec et jour romain ont été respectées38. Un premier constat est que ce type de témoignage est très rare (une quinzaine de cas en Asie chez Laffi, auxquelles il faut ajouter quelques découvertes plus récentes39) : cela traduit déjà une limite à la mise en œuvre des recommandations du décret du koinon. Lorsque cette double datation existe, elle indique dans la majorité des cas que le calendrier julien a été adopté, car le premier jour du mois grec correspond bien au neuvième jour avant les calendes du mois romain, comme le prévoyait le décret du koinon. Mais il y a également des contre-exemples, avec des doubles datations qui signalent un décalage avec le calendrier julien. Il semble difficile de conclure à une adoption massive du nouveau calendrier à partir de cette poignée de cas. Par ailleurs, il est certain que la nomenclature macédonienne imposée par la réforme n’est pas entrée en vigueur partout : certaines cités comme Éphèse, Smyrne, Milet, Cyzique, Magnésie du Méandre, Chios et Kymè continuent aux ier et iie siècles de notre ère d’utiliser leurs noms de mois traditionnels, tirés notamment du calendrier ionien. Ainsi que l’a souligné U. Laffi, la nomenclature du calendrier ne préjuge pas de sa structure, et il est possible que ces cités aient adopté le rythme du calendrier solaire de type julien tout en conservant les anciens noms des mois40. Mais en dehors de Smyrne et peut-être d’Éphèse, nous n’en avons pas de preuve dans la documentation.
- 41 Leschhorn, 1993 ; Savalli-Lestrade, 2010, p. 57-68.
- 42 Callu, 1993.
23En définitive, le succès de la réforme initiée par Fabius Maximus apparaît mitigé. S’il reste probable que les calendriers de type lunisolaire ont été majoritairement abandonnés au profit du modèle julien qui proposait une méthode d’intercalation plus simple et plus efficace, les autres aspects de la réforme n’ont pas rencontré l’adhésion souhaitée. L’uniformisation des calendriers n’a jamais été complètement atteinte, en particulier dans la nomenclature, et la pratique de rendre apparente la synchronisation avec le calendrier romain est restée très marginale. Les cités d’Asie restaient rétives à l’imposition d’un cadre temporel unique et standardisé. Ce constat se renforce si l’on considère non plus le comput des jours et des mois, mais celui des années. Le système de datation employé traditionnellement dans le monde grec est l’éponymie : chaque cité a son magistrat éponyme, dont le nom et la fonction servent à marquer l’année et sont rappelés dans les documents officiels. Ce système reste très largement attesté sous l’Empire et contribue à maintenir la diversité du paysage institutionnel civique. Il est également utilisé au niveau fédéral, comme on le voit dans notre document : le décret du koinon qui prévoyait l’octroi d’une couronne à celui qui trouverait la meilleure manière d’honorer Auguste est daté par référence au proconsul, mais aussi au secrétaire du koinon, qui sert de magistrat éponyme. Parallèlement à ce système de datation qui remonte à l’époque classique, existe un autre système, inauguré par les Séleucides : celui des ères41. Consistant à choisir une année zéro et à numéroter en continu les années à partir de ce point de repère fixe, ce système a une très forte portée symbolique et politique dans le contexte des monarchies. Contrairement au système cyclique des années de règne, qui est renouvelé à chaque avènement, le principe de l’ère suppose la survie infinie et la continuité de la dynastie, par-delà les règnes successifs. Né dans le royaume séleucide, il fut également adopté dans les royaumes de Bithynie et du Pont, mais c’est surtout le passage de l’Asie Mineure sous domination romaine qui entraîna une floraison d’ères nouvelles, traduisant l’adhésion au nouveau pouvoir42.
- 43 Leschhorn, 1993, p. 42-43 (ère séleucide) et p. 423 (ère syllanienne).
24L’ère de Sylla, qui commence en 85/84 av. J.-C., correspond à la victoire du général contre Mithridate et au retour dans l’empire des régions révoltées, qui font acte de contrition et d’allégeance. L’ère de Pharsale célèbre la victoire de Jules César contre Pompée, celle d’Actium la réunification de l’empire sous l’égide d’Octave. D’autres ères font référence à des événements de portée locale, comme celle utilisée par Termessos de Pisidie à partir de la conclusion d’un traité d’alliance et d’amitié avec Rome, en 72 av. J.-C. Cette ère reste en vigueur dans la cité une trentaine d’années, avant d’être abandonnée puis de refaire ponctuellement surface sous Néron. Dans les régions auparavant extérieures à l’empire, c’est le moment de l’entrée dans l’empire qui peut faire démarrer une nouvelle ère : ainsi en Galatie en 25 av. J.-C., quand la région devient province romaine, ou à Comana du Pont, quand cette principauté sacerdotale est rattachée à la province de Pont-Bithynie en 34/35 apr. J.-C. Toutes ces ères participent à créer, ainsi que l’écrit J.-P. Callu, « une chronologie de la romanisation » ou, pour le dire autrement, un temps romanisé. Mais deux points essentiels empêchent d’interpréter ce phénomène comme l’imposition unilatérale d’un ordre romain du temps aux populations sujettes. D’une part, l’adoption d’une nouvelle ère est presque toujours du ressort des institutions civiques, en conséquence d’une initiative locale. D’autre part et surtout, le pouvoir romain n’a jamais cherché à unifier ces pratiques et a laissé subsister en toute liberté des computs différents au sein d’une même province, d’une même région. L’ère séleucide elle-même est encore attestée en Asie, très ponctuellement, au iie s. apr. J.-C. L’ère d’Actium n’est nullement la plus répandue ; c’est celle de Sylla qui se révèle être la plus largement et la plus durablement utilisée des ères romaines, encore en vigueur au vie s. apr. J.-C.43
25Ainsi, la réforme du calendrier initiée par Paullus Fabius Maximus apparaît comme une tentative isolée d’uniformisation du temps sous l’égide de Rome. En partie avortée, cette tentative tranche sur le fond de la politique générale adoptée par Rome en la matière. Pragmatiques, ni les dirigeants romains de l’époque républicaine ni l’empereur n’ont voulu imposer un même système de datation à l’ensemble des populations de la partie hellénophone de l’empire. En ce domaine comme en d’autres, ils ont toléré une grande diversité de particularismes locaux, permettant aux communautés sujettes de conserver leur identité à travers les traditions institutionnelles qu’elles s’étaient données. Cette tolérance explique sans doute, avec la paix et la prospérité retrouvées ainsi que la rationalisation du système d’exploitation des provinces, que la domination romaine ait été globalement acceptée, voire célébrée sous l’Empire. Le principe de cette domination n’était plus remis en cause, même si ponctuellement, des formes de contestation pouvaient encore surgir contre tel ou tel représentant précis du pouvoir romain. L’empereur, lui, restait hors de portée des contestations, à la fois du fait de sa nature divine et parce qu’il représentait l’ultime recours contre toutes les injustices. Lui réservant, à partir de la fin du règne d’Auguste, le monopole des honneurs divins, les cités d’Asie Mineure n’ont pas pour autant négligé d’honorer les gouverneurs, procurateurs et autres représentants des autorités romaines. Par ces marques d’honneur répétées, elles exprimaient leur loyauté et leur adhésion à l’Empire, mais inscrivaient aussi les représentants de Rome dans un échange symbolique, signifiant ainsi à quelles conditions elles continueraient à célébrer leur pouvoir : les magistrats romains, comme l’empereur, étaient invités à poursuivre la tradition d’évergétisme héritée des rois hellénistiques, et ils acceptèrent de plus en plus volontiers de la recueillir.