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V. Varia

Structuration de l’espace et structuration sociale dans le senatus consultum De Bacchanalibus

“Spatial structuration and social structuration in the senatus consultum De Bacchanalibus”
Cyril Binot
p. 301-309

Résumés

Dans les très nombreuses études et interprétations du célèbre senatus consulte De Bacchanalibus, l’accent n’a pas été porté jusque-là sur l’utilisation du terme priuatus dans le corps de l’inscription. Le terme sert à délimiter doublement l’exercice du culte, dans l’espace comme dans la pratique : il est au cœur de l’intervention publique dans ce que l’on peut appeler la sphère privée. Pour la première fois dans le langage officiel, priuatus est utilisé comme adjectif pour dire une réalité qui n’est pas celle de l’Etat, de l’espace politique ou du rapport entre l’individu-citoyen et la communauté ; il ne désigne pas non plus un lieu privé expressément, mais l’espace théorique, le privé, et renvoie également à une pratique sociale, « en privé ». L’enjeu du texte est de faire apparaître un espace privé qui n’échappe pas au contrôle public : le sénatus-consulte, en opérant cette classification, s’efforce de tirer le privé du côté de l’officiel, de l’accepté, du lumineux, dans une opposition structurante priuatus/publicus. Cette intervention dans le domaine des pratiques sociales souligne encore la correspondance entre un espace concret, un espace théorique et les pratiques qui y prennent légitimement place. C’est encore l’Etat qui agit ici pour déterminer ce qui revient au public et ce qui revient au privé, lui qui trace les contours des sphères publique et privée, en définit les espaces et les pratiques respectives.

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Texte intégral

Il est sans doute un peu présomptueux d’offrir à Jean-Marie Pailler quelques pages à propos des Bacchanales des alliés… J’ose pourtant revenir sur un point précis du sénatus-consulte de 186, l’utilisation du terme priuatus dans le corps de l’inscription, parce que l’intéressé lui-même, à l’occasion de la soutenance de ma thèse dont il a été le directeur attentif et bienveillant, a exprimé sa satisfaction quand à mon interprétation de ce point trop peu souligné. C’est donc avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance que j’ai repris ces éléments, me replongeant pour la même occasion dans les divers travaux de Jean-Marie Pailler qui sous-tendent et accompagnent les pages qui suivent, pour les offrir aujourd’hui à celui qui reste mon Maître.

  • 1 Pour une discussion historiographique détaillée, voir Pailler, 1988, chap. II, p. 61-122, complété (...)
  • 2 C’est la lecture proposée en particulier par U. Laffi, 1990 : « che Roma considerasse il mantenimen (...)
  • 3 Liv. 39, 8-19.
  • 4 Sur tous ces points, voir Pailler, 1988, p. 275-297.

1Le senatus consultum De Bacchanalibus de 186, est un document de premier ordre qui a fait l’objet de très nombreuses études depuis sa découverte1. On s’accorde généralement sur l’importance du texte et sur sa portée, quelle que soit la signification que l’on souhaite souligner : intervention majeure du pouvoir politique dans le domaine religieux avec la réglementation et l’organisation très précise du culte bachique, affirmation de la puissance de Rome auprès des peuples alliés ou intégrés à la cité romaine dans le sillage de la seconde guerre punique2, instauration d’une justice particulière (quaestio extra ordinem, explicitée par le texte de Tite-Live3) qui marque sans doute une étape dans l’histoire judiciaire romaine4… Je voudrais pour ma part revenir sur l’utilisation du terme priuatus dans l’inscription, présent dans la formulation même de la réglementation du culte bachique, c’est-à-dire l’un des points essentiels de la loi. Le terme sert à délimiter doublement l’exercice du culte, dans l’espace comme dans la pratique : il est au cœur de l’intervention publique dans ce que l’on peut appeler la sphère privée. Ce que cette utilisation nous révèle de l’intention du Sénat en la matière va nous permettre d’insister sur une nouvelle dimension dans la lecture du SC et à ce titre, de participer, bien modestement, à l’appréciation de la valeur du texte et de son objet.

1. La réglementation du culte bachique et la parole performative

  • 5 La cohérence et la véracité du récit livien, réaffirmées encore par Briscoe, 2008, p. 233, étaient (...)
  • 6 Pailler, 1988, p. 158 sq.

2L’inscription de Tiriolo nous donne à lire un bel exemple de la parole performative dans une affirmation de puissance du Sénat de Rome : elle intervient au terme de l’affaire, que le récit livien, nonobstant la romance Aebutius-Hispala, nous révèle dans toutes ses dimensions et avec une grande crédibilité5. Cette inscription, Jean-Marie Pailler s’est attaché à le montrer par l’étude conjointe du texte livien et du document épigraphique, est le dernier SC d’une longue série6, reprenant, en direction des alliés italiens, un ensemble de prescriptions dont il nous semble important de rappeler quelques éléments, déjà bien mis en évidence, afin de tracer les perspectives de notre étude.

  • 7 Pour une discussion sur le SC et l’intervention de l’Etat dans la réglementation du droit d’associa (...)
  • 8 Pailler, 2005, p. 45.

3L’objet de ce texte « de synthèse » pourrait-on dire, est précisément, au terme de la découverte, de la délibération publique, de l’enquête puis de la répression, de réglementer le culte bachique pour le débarrasser de tout caractère criminel et l’inclure de nouveau dans la sphère religieuse romaine contrôlée. L’inscription contient donc une série de prescriptions : l’interdiction d’avoir un Bacchanal et la destruction des Bacchanals existants, l’interdiction de l’initiation ou du sacerdoce pour les hommes, l’interdiction de la structuration en association cultuelle, la réglementation des cérémonies du culte bachique, les peines auxquelles s’exposent les contrevenants et les directives données aux autorités locales pour assurer la publicité de ces décisions. Chacune d’entre elles – à l’exception notable de la structuration en association7 – pouvait faire l’objet de dérogations accordées après délibération du Sénat. Il s’agit bien ici d’une intervention politico-religieuse qui voit la définition d’un culte par l’autorité compétente en la matière, le Sénat. On a pu souligner, avec raison, la violence de l’intervention du pouvoir politique avec la mort comme seule et unique peine prévue pour tout contrevenant, cette « terreur religieuse » étant la marque même de l’affirmation politique du Sénat de Rome. Cette violence souligne également l’enjeu du texte ; elle signifie clairement un dépassement de la simple réglementation religieuse pour indiquer une question touchant le coeur même du pouvoir et de l’organisation romaine, tant, pour reprendre le concept que J.-M. Pailler affectionne, le religieux est à Rome « embedded »8, étroitement mêlé au politique. On a souligné aussi, et ce point éclaire l’utilisation du terme priuatus, la volonté « totalisante » du texte, c’est à dire la volonté de s’adresser à tous, partout, pour tout réglementer.

  • 9 Dumézil, 1987, p. 516, parle du « vrai crime des malheureux », évacuant la dimension proprement rel (...)
  • 10 J.-M Pailler a discuté à plusieurs reprises de la réalité de cette anti-société dans ses divers écr (...)
  • 11 Pailler, 2005, p. 45.

4Le crime principal des Bacchants en effet, Dumézil le soulignait déjà, est d’avoir voulu former, suivant l’expression livienne, alterum iam propre populum ; c’est ainsi le crime de coniuratio qui est retenu pour justifier la répression9. C’est dire que, ce qui est en jeu, ce qui est aussi et peut-être surtout mis en scène par le consul Postumius, est un combat fondamental de Rome contre tous les éléments « marginalisés » qui forment l’anti-société10. Le SC doit donc être lu dans cette optique, celle d’une remise en ordre, d’une expression très claire de l’ordre romain contre tout ce qui vient heurter « le civisme moniste et conservateur », dans lequel, suivant les mots de J.-M. Pailler, « la vie familiale, la vie civique et […] la vie religieuse, forment un même ensemble indissociable »11. Rappelons simplement ici une double préoccupation des sénateurs, dans le texte comme dans le récit que fait Tite-Live de l’affaire, la volonté de s’adresser à tous et partout.

  • 12 Pailler, 1988, p. 163-164.

5La volonté d’englober tout l’espace de la domination romaine s’exprime dans le texte livien qui fonctionne « par élargissement géographique » depuis l’Urbs12 : Contione dimissa terror magnus urbe tota fuit, nec moenibus se tantum urbis aut finibus Romanis continuit, sed passim per totam Italiam, litteris hospitum de senatus consulto et contione et edicto consulum acceptis, trepidari coeptum est (Liv. 39, 17, 4).

6Les espaces et les limites sont clairement affirmés et différenciés : l’urbs par les moenia, l’ager romanus par les fines Romani et pour finir tota Italia, l’espace italique. Leur association exprime l’ensemble du territoire concerné par l’édit du consul et vient définir l’espace juridique dans lequel s’impose la loi de Rome. Les mêmes espaces sont présents dans le SC, moins clairement énoncés il est vrai, mais organisées également autour de l’Urbs et de ses limites, nous y reviendrons plus loin.

  • 13 Pailler, 1988, p. 184.

7L’énumération des statuts juridiques dans la prescription du SC interdisant toute initiation masculine -bacas uir nequis adiese uelet ceiuis romanus neue nominus latini neue socium- procède de la même volonté, comme l’a justement souligné J.-M. Pailler : « cette formulation vise d’évidence à englober tous les statuts possibles d’hommes libres en Italie, et ne peut valoir que pour l’ensemble de la péninsule »13. On ne peut que remarquer la hiérarchisation concomitante des espaces -depuis l’Urbs- et des statuts -depuis celui citoyen de plein droit. Hiérarchie, limites et globalité assemblées viennent exprimer la totalité du monde romain et le principe d’ordre qui le met en mouvement, l’autorité romaine.

2. Oquoltod, preiuatod, poplicod : espaces et pratiques

8Les éléments que nous venons de rappeler, s’ils ont été bien mis en évidence en particulier par les travaux de J.-M. Pailler, permettent de mettre en perspective l’utilisation du terme priuatus par l’inscription : la volonté de mise en ordre balaye de la sorte la totalité du champ social, le public comme le privé.

  • 14 J’ai développé dans ma thèse les éléments qui me font pencher pour un ajout postérieur dans la tran (...)
  • 15 Varron, LL, 6, 9, 86 : Omnes Quirites, equites , pedites, armatos priuatosque, curatores omnium tr (...)

9Pour en apprécier l’utilisation, il convient de replacer cette occurrence dans le groupement des mentions les plus anciennes du terme priuatus. Par une recherche croisée dans les sources épigraphiques, juridiques et littéraires archaïques, on peut établir un petit corpus regroupant des documents qui se révèlent aussi variés qu’intéressants. Les mentions les plus anciennes, si l’on tient, comme je le pense, celle des XII tables pour apocryphe14, sont transmises par Varron : il s’agit d’un extrait des tabulae censoriis et de deux extraits du commentarium anquisitionis15. Elles peuvent être datées de la fin du iiie siècle, voire, pour le commentarium, du début du iie siècle. Ce sont des mentions à caractère formulaire, trois substantifs qui s’attachent à qualifier le citoyen dans son rapport aux magistrats ou à la justice, c’est à dire une utilisation du terme essentiellement juridique et politique, « publique » pourrait-on dire sans craindre l’oxymore.

  • 16 L. Cincius Alimentus, CUF frg. 12/Arnobe, adu. Nat. III, 38-39.
  • 17 Curculio 552 ; Trinummus 36, 283 ; Captiui 165, 334, 335 ; Bacchides 313 ; Poenulus 1071.
  • 18 CIL I², 2516.

10Le SC propose une occurrence particulièrement intéressante parce que c’est la première fois que, dans le langage officiel, priuatus est utilisé comme adjectif pour dire une réalité qui n’est pas celle de l’Etat, de l’espace politique ou du rapport entre l’individu-citoyen et la communauté. Cette première fois est confirmée, nous le verrons, par des mentions littéraires contemporaines : un fragment de L. Cincius Alimentus16 et huit occurrences dans l’oeuvre de Plaute17 ; une inscription postérieure de quinze ans au SC complète heureusement la série18.

En ce qui concerne la réglementation du culte, l’inscription de Tiriolo utilise la formule suivante :

Sacra in oquoltod ne quisquam fecise uelet, neue in poplicod, neue in preiuatod neue exstrad urbem sacra quisquam fecise uelet.

On peut la compléter avec la prescription consignée trois lignes plus loin :

Homines plous V oinuorsei uirei atque mulieres sacra ne quisquam fecise uelet neue inter ibei uirei plous duobus mulieribus plous tribus arfuise uelent…

  • 19 J.-M. Pailler, 1988, p. 58-59.

11J.-M. Pailler en a proposé la traduction suivante : « Les actes du culte, que nul ne les accomplisse en secret, ni en public, ni en privé ; que nul n’accomplisse d’actes de culte en dehors de Rome… à plus de cinq personnes en tout, hommes et femmes, que nul n’accomplisse les actes du culte et que n’y assistent pas plus de deux hommes et de trois femmes… »19.

  • 20 Cf. TLL X 2, 1393, 25-40.
  • 21 Trinummus, 286-287.

12Arrêtons-nous d’abord sur la forme in preiuatod ; la préposition in suivie de l’adjectif à l’ablatif neutre indique de façon très classique le lieu20. Elle renvoie donc à une conception du privé par l’abstraction ainsi que le laisse supposer en l’espèce la forme neutre. Le sénatus-consulte ne désigne pas un lieu privé expressément, mais l’espace théorique, le privé, ce qui renvoie également à une pratique sociale, « en privé ». Nous sommes très exactement dans le même type d’abstraction que supposait Plaute dans un vers très intéressant de Trinummus : Turbant, miscent, mores mali, rapax, auarus, inuidus ; sacrum, profanum, publicum, priuatum habent, huicla gens. Plaute, par la bouche de Philton, dénonce précisément la confusion qui peut s’opérer21.

  • 22 Sur l’absence formelle de Rome, cf. Pailler, 1988, p. 184-185.

13La série des indications de lieux dans l’inscription permet de préciser cette conception de l’espace privé. Cinq lieux, cinq espaces plus exactement, sont définis ici : l’espace caché, ou « occulte », l’espace public, l’espace privé, l’espace italien (exstrad Urbem) et, de façon sous-entendue mais très présente aussi, l’Urbs, Rome (intra pomœrium)22. Pour autant, tous ces espaces ne sont pas considérés linéairement, sur un même plan. La prescription du sénatus-consulte avance par touches successives, avec une mise en abyme, et par oppositions signifiantes.

  • 23 Pailler, 1988, p. 184. Turcan, 1972, parle, à propos de sacra in oquoltod, « d’une expression à la (...)

14Le SC identifie tout d’abord trois espaces théoriques : le caché -in oquoltod-, le public -in poplicod-, le privé -in preiuatod. Chacun s’éclaire des termes voisins et J.-M. Pailler a souligné que in oquoltod était placé en facteur commun des deux autres termes, aucun d’eux ne se recouvrant23. Ainsi le privé est-il un espace qui n’est pas l’espace public, mais il n’est pas pour autant le dissimulé. Il apparaît donc comme un espace identifié, qui existe et qui est officiellement reconnu. Plaute permet de compléter en donnant un contenu à cet espace par les divers sens que priuatus recouvre dans son oeuvre : il s’agit du monde des affaires (Curculio 552, Trinummus 36), de la propriété (Captiui 334-335, Bacchides 313) et du familial, sur le mode de l’intime (Poenulus 1071).

  • 24 Le privé occupe une place considérable dans cette affaire d’Etat, depuis le drame familial initial (...)
  • 25 Un passage de Caton -donc contemporain du SC-, transmis par Festus, est particulièrement intéressan (...)

15L’objet du texte, son enjeu en cet endroit précis, est de faire apparaître un espace privé qui n’échappe pas au contrôle public ; il lui accorde une reconnaissance pour empêcher le dérapage vers le caché. Le contexte de l’inscription tel que nous le révèle Tite-Live donne à comprendre cette inquiétude du Sénat en la matière. Sous le prétexte d’une dévotion privée, les Bacchanales représentent un danger pour l’Etat. L’initiation du jeune Aebutius est une initiation dont le cadre est familial, c’est-à-dire privé, et les événements de l’affaire prennent essentiellement place dans ce même cadre privé-familial, au point que Jean-Marie Pailler a pu parler à propos des Bacchanales d’une « affaire de famille »24. L’occulte constitue donc un dérapage du privé vers le criminel, un privé négatif, dont on ne souligne pas assez la place à côté de son pendant, le dérapage du public vers l’occulte, que le redoublement du texte livien lors de la confession d’Hispala -magnum sibi metum dixit esse deorum, quorum occulta initia enuntiaret (Liv. 39, 13, 5) – rend pleinement. Cet occulte, un « dissimulé initiatique », constitue le mélange social, la création d’une anti-société par le renversement des valeurs, en un mot alter populum. Le sénatus-consulte, en opérant cette classification, s’efforce de tirer le privé du côté de l’officiel, de l’accepté, du lumineux, dans une opposition structurante priuatus/publicus25.

  • 26 On ne peut qu’être frappé, avec F. Hinard (2011, p. 348-349), de la place du pomerium comme élément (...)
  • 27 Sur le pomerium comme enceinte sacrée de Rome et l’aspect fondamentalement religieux du concept d’U (...)

16On peut souligner également le passage de l’espace théorique à l’espace réel, Rome et l’Italie. Le texte livien est très clair, nous l’avons vu, différenciant l’Urbs, l’ager romanus et tota Italia, avec une logique interne et une cohérence qui peut éclairer également le SC. En effet, à l’intérieur même de ces réalités territoriales, les divisions précédentes sont opérantes. L’objet même du texte concerne les « Bacchanales des alliés », extrad urbem prend alors tout son sens. L’inscription interdit tout accomplissement du culte en dehors de Rome, de l’Urbs, avec le sens de lieu consacré, hors des limites sacrées de Rome, le pomœrium26. En dernier lieu donc, le sénatus-consulte crée un espace autre, l’espace sacré, défini négativement : ce n’est pas l’Italie, c’est donc dans l’enceinte sacrée de Rome27, ce n’est ni le privé, ni le caché, bien sûr, mais ce n’est pas non plus une forme du public. C’est un espace autre, précisé ici par la seule mention du nombre, pas plus de cinq personnes, définissant une pratique religieuse acceptable.

  • 28 Nam Solere Romanos religiones urbium superatarum partim priuatim per familis spargere, partim publi (...)

17La mention de Cincius Alimentus s’intègre parfaitement dans la différenciation qui s’opère ici28. Cincius indique la pratique romaine qui consiste à intégrer les cultes des cités subjuguées – ce qui est le cas des socii. Cette intégration est double : il s’agit soit d’une consecratio publice, soit d’une diffusion priuatim per familias. Un organe officiel, dont on peut légitimement supposer qu’il s’agit du Sénat, opère donc une séparation dans les pratiques religieuses, entre ce qui relève du priuatim et ce qui relève du publice. Cette intervention dans le domaine des pratiques sociales souligne encore la correspondance entre un espace concret, un espace théorique et les pratiques qui y prennent légitimement place. C’est encore l’Etat qui agit ici pour déterminer ce qui revient au public et ce qui revient au privé, lui qui trace les contours des sphères publique et privée, en définit les espaces et les pratiques respectives. Plaute retrouve lui aussi cette détermination des espaces et des conduites, en lien d’ailleurs avec un aedes, dans Bacchides, lorsqu’il met en opposition l’or déposé dans le temple de Diane par la puissance publique -quin in eapse aede Dianai conditumst./Ibidem publicitus seruant- et la volonté de Nicobule de se l’approprier -Nimio hic priuatim seruaretur rectius.

3. Une première définition de la sphère privée

  • 29 L’inscription est généralement datée du début du iie siècle ; Brougthon (1952) identifie un C. Cani (...)

18Pour en revenir au sens même de priuatus, nous voyons bien, chez Plaute comme dans le sénatus-consulte, le reflet d’une théorisation de l’espace, ainsi que sa division très précise. Cette définition spatiale théorique renvoie à des pratiques sociales, comme l’indique également Cincius Alimentus. Ainsi le caché correspond-il à l’illicite, à ce qui est hors la loi. Le public renvoie pour sa part à Rome et à la vie politique/religieuse qui encadre la vie du citoyen. Enfin, le privé est le familial, l’intime, le personnel, ainsi que Plaute l’a illustré plus tôt et ainsi que Cincius Alimentus, parlant de religion privée dans un cadre familial -per familias-, le confirme. Une dernière mention, dont la datation est sans doute moins précise mais que l’on peut avec vraisemblance faire correspondre avec ces utilisations29, apporte une double confirmation. Cette inscription trouvée à Ostie -CIL I², 2516- est, à l’image du sénatus-consulte, une intervention directe du pouvoir romain, le Sénat par le biais du préteur C. Caninius, ici pour déterminer la terre publique et la terre privée : C. Caninius C. f. pr(aetor). urb(anus). de sen(atu). sent(entia). poplic(um). ioudic(at). / [P]riuatum ad Tiberim usque ad aquam. On peut en proposer la traduction suivante : « Gaius Caninius, fils de Gaius, préteur urbain, sur décision du Sénat, déclare cette terre propriété du peuple romain. La terre privée s’étend en direction du Tibre jusqu’à la rive ». Nous avons donc, dans le courant des années 170, la confirmation de l’idée de propriété rendue par l’adjectif priuatus, utilisé dans une formulation neutre. Le second élément qui trouve ici une confirmation est l’utilisation en regard de priuatus / poplicus. Deux éléments qui se construisent en référence constante l’un à l’autre et qui constituent le principe dynamique même de l’organisation spatiale et sociale qui s’opère.

19Regardons, pour être complet à l’égard des mentions archaïques relevées, les deux adverbes : aucun ne permet de déterminer une action privée qui soit une action personnelle. Dans l’utilisation de Cincius Alimentus, priuatim est étrangement passif, il ne fait qu’indiquer le cadre familial et privé dans lequel s’inscrit la pratique d’un culte. L’Etat assigne ce qui doit être fait priuatim, ce qui est le contraire même de l’initiative individuelle. L’utilisation de Plaute, si elle indique une véritable action personnelle, apparaît très négative : il s’agit d’une action malhonnête, quand la puissance de l’Etat est au contraire une garantie.

  • 30 His qualis imperator, nunc priuatus est i Captiui, 165.

20Au tournant du iie siècle est donc caractérisée une évolution assez importante de la notion de priuatus, qui s’approche pour la première fois de l’idée « du privé ». Le substantif priuatus ne sert plus seulement à dire, de façon très officielle, l’individu en situation de citoyenneté comme dans les formulaires archaïques ; la désinvolture de l’utilisation de Plaute montre que l’idée d’un priuatus ex-magistrat est déjà assez fortement répandue30. De même, et c’est là l’un des aspects les plus importants, ce vocabulaire est utilisé pour indiquer la mise en forme concrète de l’espace social, divisé en espace public et en espace privé. Si la division elle-même est sans doute bien plus ancienne, consubstantielle de toute société organisée, sa formulation avec le terme priuatus est l’acquis majeur de ce début du iie siècle. Le terme priuatus n’intervient plus uniquement dans un cadre formulaire et juridique, mais acquiert une épaisseur nouvelle propre à dire la constitution d’une sphère privée, reconnue, à côté de la sphère officielle. Et le SC de Bacchanalibus est un moment essentiel de cette reconnaissance.

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PALLAS, 90, 2012, pp. -334

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Notes

1 Pour une discussion historiographique détaillée, voir Pailler, 1988, chap. II, p. 61-122, complété par Pailler, 1998, et pour la bibliographie la plus récente, par Briscoe, 2008, p. 230.

2 C’est la lecture proposée en particulier par U. Laffi, 1990 : « che Roma considerasse il mantenimento dell’ordine in tutta l’Italia come una sua prerogativa lo dimostra l’episodio della repressione dei Baccanali nel 186 a. C. », p. 287 ; Voisin, 1984, s’attachait déjà à faire de l’épisode, dans une fidélité sans faille au texte livien, une véritable coniuratio nationale italique et un prolongement de la seconde guerre punique.

3 Liv. 39, 8-19.

4 Sur tous ces points, voir Pailler, 1988, p. 275-297.

5 La cohérence et la véracité du récit livien, réaffirmées encore par Briscoe, 2008, p. 233, étaient déjà défendues, non sans raison, par Festugière, 1954, p. 82-83.

6 Pailler, 1988, p. 158 sq.

7 Pour une discussion sur le SC et l’intervention de l’Etat dans la réglementation du droit d’association, cf. Flambard, 1981.

8 Pailler, 2005, p. 45.

9 Dumézil, 1987, p. 516, parle du « vrai crime des malheureux », évacuant la dimension proprement religieuse de l’affaire avec parfois une grande désinvolture ; Pailler, 2005, p. 50, rappelle que « ces hommes et ces femmes ont surtout eu l’audace de se prêter serment entre eux » ; pour une discussion complète sur la coniuratio en particulier des iuuenes, cf. Pailler, 1988, p. 557 sq.

10 J.-M Pailler a discuté à plusieurs reprises de la réalité de cette anti-société dans ses divers écrits, s’attachant à comprendre, à travers la question forcément biaisée du bien-fondé de la réaction romaine, sa violence et son ampleur. L’historiographie des Bacchanales oscille effectivement entre l’affirmation d’un réel danger mortel pour Rome -cf par exemple Voisin, 1984, p. 641, qui parle « des dangers qui menacent Rome » en insistant sur le complot capouan- et la machination politique plus ou moins complexe mettant en jeu les relations entre Rome et l’Italie, mais aussi entre les membres de la classe dirigeante -c’est l’explication privilégiée par E.S. Gruen, 1990, dont on connaît par ailleurs le goût prononcé pour les arcana imperii. C’est sans doute le grand mérite de J.-M. Pailler que d’avoir restitué l’affaire dans toutes ses dimensions et sa complexité. En dernier lieu, J.-M. Pailler a réaffirmé les dimensions politico-religieuses de l’affaire tout en insistant sur la mise en scène du « génial manipulateur Postumius », Pailler, 2005, p. 52. Sur le concept de « marginalisés », cf. Clara Gallini, Protesta e integrazione nella Roma antica, Bari, Editori, Laterza, 1970 et les critiques de R. Turcan, 1972 ou J.-M. Pailler, 1982, p. 934.

11 Pailler, 2005, p. 45.

12 Pailler, 1988, p. 163-164.

13 Pailler, 1988, p. 184.

14 J’ai développé dans ma thèse les éléments qui me font pencher pour un ajout postérieur dans la transmission des XII Tables, suivant en cela Magdelain, 1995, contre Humbert, 1996, cf. C. Binot, 2005, PRIVATUS, L’invention de l’individu à l’époque et dans l’oeuvre de Cicéron, vol. I, Université Toulouse Mirail, texte imprimé, p. 104-109 ; à noter que les Roman statutes de Crawford, qui font maintenant autorité, ne restituent pas non plus le terme priuatus, cf. Crawford, 1996, p. 696-701.

15 Varron, LL, 6, 9, 86 : Omnes Quirites, < equites >, pedites, armatos priuatosque, curatores omnium tribuum si quis pro se siue pro altero rationem dari uolet, uoca inlicium huc ad me ; 6, 9, 91 : Ad comitiatum praetores uocet ad te et ruem des muris uocet praeco ; id imperare oportet. Cornicinem ad priuati ianuam et in Arcem mittas, ubi canat ; LL, 6, 9, 92 : Item quod attingat qui de censoribus classicum ad comitia centuriata redemptum habent, uti curent eo die quo die comitia erunt, in Arce classicus canat tum circumque moeros et ante priuati huiusce T. Quincti Trogi scelerosi ostium canat et ut in Campo cum primo luci adsiet.

16 L. Cincius Alimentus, CUF frg. 12/Arnobe, adu. Nat. III, 38-39.

17 Curculio 552 ; Trinummus 36, 283 ; Captiui 165, 334, 335 ; Bacchides 313 ; Poenulus 1071.

18 CIL I², 2516.

19 J.-M. Pailler, 1988, p. 58-59.

20 Cf. TLL X 2, 1393, 25-40.

21 Trinummus, 286-287.

22 Sur l’absence formelle de Rome, cf. Pailler, 1988, p. 184-185.

23 Pailler, 1988, p. 184. Turcan, 1972, parle, à propos de sacra in oquoltod, « d’une expression à la fois imprécise et dépréciative », p. 26, renvoyant à l’espace de l’initiation, sans mettre l’expression en relation avec preiuatod ni poplicod.

24 Le privé occupe une place considérable dans cette affaire d’Etat, depuis le drame familial initial (machination de son beau-père contre Aebutius) jusqu’au dénouement heureux ou malheureux : c’est à la tante du consul que l’affaire est révélée et les femmes exécutées le sont dans le cadre familial. Cf. Pailler, 1990.

25 Un passage de Caton -donc contemporain du SC-, transmis par Festus, est particulièrement intéressant pour la définition de « l’occulte » à propos du mundus : eius inferiorem partem, ueluti consecratam Dis Manibus clausam omni tempore nisi his diebus qui supra scripti sunt maiores c<ensuerunt habenda>m. Quos dies etiam religiosos iudicauerunt ea de causa, quod quo tempore ea, quae occultae et abditae religionis Deorum Manium essent, ueluti inlucem quandam adducerentur et patefierent, nihil eo tempore in republica geri uoluerunt ; Festus, p. 144. L. Caton indique donc, dans une opposition signifiante entre le caché et le lumineux, un occulte réglementé, celui qui s’attache au mundus et aux Dis Manibus. Le parallèle de ces deux occultes, l’un conforme et intégré au calendrier religieux, l’autre déviant et puni de mort, mérite sans doute d’être creusé ; il conforte de toute façon l’aspect totalisant de la prescription et la définition rigoureuse des espaces et des pratiques sociales ou religieuses afférentes.

26 On ne peut qu’être frappé, avec F. Hinard (2011, p. 348-349), de la place du pomerium comme élément englobant la totalité romaine sur le plan juridique dans les formulaires archaïques transmis par Varron ou chaque acte officiel est annoncé depuis les murailles ou autour des murailles : convocation de moeris de l’assemblée par le praeco LL, 6, 9, 87 ; de l’accusé LL, 6, 9, 91 ; convocation des comices centuriates par le classicus avec une sonnerie -circumque moeros- LL, 6, 9, 92.

27 Sur le pomerium comme enceinte sacrée de Rome et l’aspect fondamentalement religieux du concept d’Urbs, cf. toujours Grimal, 1959, p. 47 sq ; sur la définition même de pomerium, Antaya, 1980.

28 Nam Solere Romanos religiones urbium superatarum partim priuatim per familis spargere, partim publice consecrare ; L. Cincius Alimentus, frg. 12.

29 L’inscription est généralement datée du début du iie siècle ; Brougthon (1952) identifie un C. Caninius Rebilus préteur de Sicile en 171, p. 416.

30 His qualis imperator, nunc priuatus est i Captiui, 165.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cyril Binot, « Structuration de l’espace et structuration sociale dans le senatus consultum De Bacchanalibus »Pallas, 90 | 2013, 301-309.

Référence électronique

Cyril Binot, « Structuration de l’espace et structuration sociale dans le senatus consultum De Bacchanalibus »Pallas [En ligne], 90 | 2013, mis en ligne le 13 mars 2014, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pallas/1033 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/pallas.1033

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Auteur

Cyril Binot

Chercheur associé
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