1Cet ouvrage constitue le second volume de la série consacrée à l’important site de Çukuriçi Höyük, sur la côte égéenne de l’Anatolie, et le septième volume de la collection « Oriental and European Archaeology » (OREA) de l’Institut für orientalische und europäische Archäologie (OREA, également) de l’Académie autrichienne des sciences (ÖAW). Cet institut est dirigé par la très dynamique Barbara Horejs (voir son compte twitter : @BarbaraHorejs), également titulaire de la chaire de préhistoire de l’université de Tübingen, et responsable de la fouille de Çukuriçi Höyük. Elle en a dirigé le premier volume publié (Horejs et al. 2017), dont il a été rendu compte ici-même (Erdoğu et Özbarşaran 2019). Le présent volume est imposant, avec ses plus de 800 pages, ses quelque 750 références bibliographiques et son poids avoisinant les 3 kg – et donc son prix, qui ne le met à la portée que des grandes bibliothèques universitaires. Typique, par sa qualité de forme comme de fond, de la grande tradition de l’archéologie germanique, il en atteint peut-être les limites par rapport aux conditions économiques et techniques actuelles, même si la dématérialisation de l’édition archéologique, maintes fois prédite depuis des décennies, ne s’est toujours pas généralisée.
2Connu de longue date, le site de Çukuriçi Höyük se trouve à proximité immédiate de la cité antique d’Éphèse et se présente comme un tell classique, dont les couches successives s’échelonnent, avec des interruptions, du plus ancien néolithique jusqu’à l’âge du Bronze. À l’époque, le site se trouvait en bord de mer, le delta du Küçük Menderes (le Caÿstre de l’Antiquité) ayant été progressivement ensablé par les alluvions (Stock et al. 2015). Après quelques interventions de sauvetage, le site a fait l’objet d’un premier sondage en 2006 (dont les résultats sont publiés ici à part), puis de campagnes de fouilles systématiques entre 2007et 2014, par les soins de l’Institut für orientalische und europäische Archäologie et avec un important financement du European Research Council (ERC), sur trois zones principales, respectivement au nord, au centre et au sud du tell. Treize phases d’habitation (Siedlungsphasen), parfois subdivisées, ont été reconnues, les plus anciennes, de XIII à VIII, appartenant au néolithique, celles du milieu, soit VII, VIa-b et Va-b, au chalcolithique, et les plus récentes, au Bronze ancien – encore que l’auteur soit enclin à classer déjà le dernier niveau chalcolithique (Va) dans les débuts du Bronze ancien.
3Le premier établissement néolithique, objet du précédent volume (Horejs et al. 2017) et daté de 6680-6600 av. J.-C., est considéré actuellement comme le plus ancien de la côte égéenne de l’Anatolie. Il précède d’ailleurs d’assez peu les premiers établissements néolithiques de la péninsule balkanique, et en particulier de Grèce. Les fouilleurs y voient le résultat d’une colonisation terrestre, voire maritime, depuis le Levant, même s’il existe aussi des tenants de l’« immobilisme » qui plaident pour une simple transmission culturelle, sans déplacements de populations. Le volume ne constituait d’ailleurs qu’une partie de la publication des données néolithiques, dont le reste est à venir.
4Après un long moment d’abandon, le site est réoccupé au chalcolithique récent de manière continue pendant environ quatre siècles, qu’une trentaine de dates 14C calent entre 3350 et 2950 avant notre ère, ce qui donnerait une durée d’occupation d’environ 80 ans pour chacune des cinq phases ou sous-phases reconnues. C’est cette période chalcolithique qui fait l’objet de la présente publication, elle-même issue d’une thèse de doctorat de l’auteur, Christoph Schwall, chercheur à l’OREA, soutenue à l’université de Heidelberg en 2016 sous le titre Das späte Chalkolithikum in Westanatolien und der Ostägäis. Studien zu den Ergebnissen vom Çukuriçi Höyük.
5Ce terme de « chalcolithique » est d’autant plus sujet à débat que sa définition est variable, tout comme son calage chronologique, très différent selon les régions. L’idée d’un « âge du cuivre » intermédiaire entre le néolithique et l’âge du Bronze apparaît dès le milieu du XIXe siècle, sous divers noms, soit formés sur le grec ancien comme « chalcolithique » mais aussi « énéolithique », ou propres à chaque pays (Kupferzeit, Copper Age, Edad de cobre, etc. ; Klejn 1972). En France, on s’est longtemps contenté de le limiter à la fin du néolithique, et dans certaines régions seulement, avec les premiers objets en cuivre (encore que leur apparition ait eu tendance à remonter dans le temps), avant de le faire coïncider avec les premiers signes d’inégalités sociales visibles, associées à diverses transformations techniques et économiques (Lichardus et
Lichardus-Itten 1985), une définition qui a été finalement plus largement admise (Guilaine 2007), même s’il n’existe toujours pas de terminologie unifiée pour l’ensemble du pays. Ces débats ont fait l’objet d’un important colloque international tenu en 1988 à Otzenhausen (Lichardus 1991), où ont été posées les questions de définition et comparées les situations terminologiques propres à chaque région.
6Le présent volume fait directement écho à ce thème et les trois premiers chapitres y sont consacrés, le premier en rappel de la problématique, tandis que le second, plus développé, passe soigneusement et systématiquement en revue les chronologies régionales de l’ensemble des quelque 70 sites d’Anatolie occidentale, mais aussi des îles égéennes, jusqu’à la Thrace turque et à la Macédoine orientale grecque, ayant révélé des niveaux du chalcolithique. À ce sujet, Christoph Schwall ne semble cependant pas avoir eu connaissance de la monographie que l’auteur de ces lignes a consacré aux niveaux correspondants du site grec de Dikili Tash, publication, en langue française il est vrai, assortie de nombreuses comparaisons régionales (Demoule 2004). Si l’importante monographie de Martin Furholt sur le néolithique et le chalcolithique égéen et anatolien n’est pas non plus mentionnée, c’est sans doute parce que les deux publications se sont croisées (Furholt 2017). Quoi qu’il en soit, c’est le système chronologique de Ulf-Dietrich Schoop que Christoph Schwall adopte avec juste raison (Schoop 2005, 2011 ; Seeher 2012), avec sa partition ternaire du chalcolithique anatolien, subdivisé respectivement en ancien (6100-5500 av. J.-C.), moyen (5500-4250 av. J.-C.) et récent (4250-3000 av. J.-C.), seule la dernière période étant concernée par le présent volume – cette terminologie n’étant évidemment pas applicable à la péninsule balkanique mitoyenne, où le néolithique proprement dit ne commence que dans la seconde moitié du 7e millénaire et où l’on ne parle de « chalcolithique » qu’à partir du 5e millénaire. On ne peut nier qu’une bonne partie de ces sites semblent abandonnés dans la première partie du 4e millénaire, comme c’est aussi le cas dans l’est de la péninsule Balkanique. Si l’on s’interroge parfois sur de possibles phénomènes migratoires, l’auteur évoque aussi un problème de données.
7Après ce très utile travail de démêlage chronologique et terminologique, le volume passe dans le quatrième chapitre à la description des données primaires de la fouille des niveaux chalcolithiques de Çukuriçi Höyük, avec une présentation d’abord de l’architecture (Befunde en allemand), puis des objets (Funde en allemand). L’établissement le plus ancien (vii) était entouré d’un large fossé dont la fonction défensive pourrait être confirmée par la présence de plusieurs niveaux d’incendies ainsi que de balles de fronde. Même si les surfaces fouillées restent limitées, eu égard à l’étendue de l’habitat, elles sont suffisantes pour faire apparaître la variété des plans
d’habitations, en général à soubassement de pierres, de forme rectangulaire, circulaire, elliptique ou encore à apside, comme dans d’autres régions à la même époque. On notera aussi l’importance des structures de stockage, indice pour l’auteur du développement de surplus, étape vers une proto-urbanisation. Une riche iconographie, au trait ou en couleur, jointe à un diagramme stratigraphique en dépliant hors-texte, permet d’en prendre connaissance, tout comme un catalogue de 35 pages des principales unités stratigraphiques (Stratigraphische Einheiten Ð SE).
8La poterie fait assez logiquement l’objet d’une analyse typologique très fouillée et illustrée, même si elle évolue assez peu au cours des quatre siècles. Elle s’appuie sur la définition de groupes technologiques (Warengruppen), confortés par l’analyse pétrographique, au nombre d’une trentaine, et qui sont présentés et illustrés, conjointement avec ceux du néolithique (une dizaine) et du Bronze ancien (une trentaine ; cf. Röcklinger 2015). La typologie céramique identifie 26 formes, parmi lesquelles on notera les vases tripodes et les cruches à anse et à bord oblique. Ces dernières, associées au développement de formes basses à bord épaissi intérieurement (gerollter Rand), annoncent déjà l’âge du Bronze proprement dit et appartiennent à un univers stylistique propre à toute l’Anatolie occidentale et aux Balkans – à propos duquel des phénomènes migratoires sont régulièrement évoqués. Les décors sont peu nombreux, le plus souvent par lissage ou peints en blanc. Des cartes de répartition régionale des principaux taxa complètent l’étude au sein d’un cinquième chapitre, jointes à un catalogue de 1 345 fragments céramiques (les formes complètes sont rares, de par la nature de l’habitat) et à 51 planches de grande qualité, combinant photos de face et dessins au trait des profils.
9Sont publiés également 86 « petits objets » (Kleinfunde), se répartissant, en quantité comparable, en céramique, os ou pierre, typiques de la vie quotidienne en habitat. On remarquera une rare figurine schématique en marbre dite de type Kiliya, et qu’on peut placer parmi une famille plus large et variée, étendue à l’ensemble de l’Anatolie occidentale et de l’Égée (Schwall et Horejs 2017), ainsi qu’un fragment de figurine en terre cuite. Treize objets en cuivre arsénié, pour l’essentiel des épingles ou alènes, ont été retrouvés sans que les sources du minerai n’aient été jusqu’à présent identifiées (Mehofer 2016). On est donc bien dans du « chalcolithique », même si des objets en cuivre sont attestés dans la zone égéenne dès la fin du 6e millénaire. Ajoutons quelques fusaïoles, mortiers, meules et haches polies.
10Les analyses archéozoologiques et archéobotaniques seront donc publiées dans un prochain volume, tout comme l’industrie lithique qui, pour les niveaux néolithiques, avait fait l’objet d’une analyse détaillée dans le premier volume, notamment quant à la taille par pression de l’obsidienne. La publication par Barbara Horejs du sondage préliminaire de 2006 constitue par ailleurs une partie terminale totalement à part dont les matériaux sont cohérents par rapport à l’ensemble de la fouille.
11L’interprétation historique générale de ces niveaux chalcolithiques est tirée par Christoph Schwall dans la dizaine de pages d’un sixième chapitre conclusif, dans le cadre des débats en cours (Hauptmann, 2007, Horejs et Mehofer 2014). L’Anatolie chalcolithique se trouve en effet à la périphérie du Croissant fertile, là où sont en train d’émerger, comme dans la vallée du Nil, les premières formations étatiques et urbaines. Sans s’attarder sur des influences directes ou du diffusionnisme culturel, l’auteur s’attache à identifier les phénomènes socio-économiques qui vont dans le même sens, mais à un rythme plus lent. Pointant notamment les structures de stockage interprétables comme la constitution de surplus communautaires, il élabore un modèle de transformation passant par une différenciation des structures d’habitat (differenzierte Siedlungsstrukturen), avec une généralisation des échanges spécialisés et une extension des zones habitées conduisant à des pouvoirs régionaux (Gesellschaften mit regionaler Macht). En résumé, on ne peut que souligner la qualité du présent volume, indice du dynamisme des recherches menées par l’Institut für orientalische und europäische Archäologie de Vienne.