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HomeIssues33Grégor Marchand (1968-2023)

Grégor Marchand (1968-2023)

Jean-Paul Demoule, Catherine Dupont and Nicolas Naudinot

Full text

1Le jeudi 21 mars 2024 la télévision a diffusé le documentaire « Grotte Cosquer, Homo sapiens et la mer ». Il était dédié à Grégor Marchand, qui y apparaissait tout au début pour rappeler que les archéologues s’étaient jusqu’à présent trop peu occupés des relations entre les populations humaines du Paléolithique supérieur et la mer. Puis à la fin du film, pour présenter la situation au Mésolithique, c’est sur l’île de Hoedic qu’il nous amène alors, avec un retour sur le terrain dont il rêvait depuis des années, celui de l’amas coquilliers de Port-Neuf fouillé dans les années 1930 par le couple Péquart. Car c’est bien sur ce sujet maritime qu’il avait soutenu à l’Université de Rennes 1 le 13 juin 2012 son Habilitation à diriger des recherches (HDR), publiée en 2014 chez Errance sous le titre Préhistoire atlantique. Fonctionnement et évolution des sociétés du Paléolithique au Néolithique. Alors en rémission, il était resté constamment debout pendant toutes les longues heures de cette soutenance, malgré la fragilité que sa maladie lui avait imposée. Le lendemain, il nous avait fait visiter, Didier Binder et moi-même (Jean-Paul Demoule), rejoints par Marion Lichardus-Itten, les sites mésolithiques et néolithiques d’Hoedic, une excursion scientifique inoubliable, qui s’était terminée, le soir tombant, au pied du tumulus Saint-Michel de Carnac, face à l’hôtel de la famille Bailloud-Jacq-Le Rouzic.

2Grégor est certainement l’un des plus brillants étudiants que j’ai connu, et c’est pourquoi j’aurais voulu qu’il soit candidat à mon poste après ma retraite en 2016. Je lui en avais parlé longtemps à l’avance, mais il ne voulait pas quitter Rennes et ses enfants. Il avait pourtant toutes les qualités pour cela, et toutes les qualités en général, comme le prouve l’émotion qui a saisi un très grand nombre de ses collègues et amis au moment de son décès. C’était un homme de terrain, de beaucoup de terrains, et tout autant un théoricien, et tout autant un vrai pédagogue, avec une vraie générosité, et surtout cet irrésistible humour, quoi qu’il arrive. C’est pourquoi nous le croyions immortel, tant son combat contre le cancer, l’un des pires qui soient et qui ne laisse souvent que quelques mois de vie, ce combat donc, il l’avait mené contre toute vraisemblance pendant près de quinze ans, au mépris de toutes les statistiques et de toutes les mises en garde. Porté par cette rage de vivre, d’apprendre, de comprendre, d’aimer.

3Il avait fait ses deux premières années universitaires à Rennes, puis avait poursuivi à Paris I pour la troisième année (Licence 3 dans la terminologie actuelle). Il m’avait fait part en Bulgarie, sur la fouille néolithique de Kovačevo que nous dirigions Marion Lichardus-Itten et où j’avais appris à le mieux connaître, de son enthousiasme en arrivant à Paris devant la gamme d’enseignements archéologiques qu’il pouvait désormais suivre. Et c’était de toute façon un étudiant brillant, avec cet humour et cette gentillesse, mais aussi son acharnement au travail qui furent sa marque de fabrique. Il poursuivit sa maîtrise et son DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies : Master 1 et 2, désormais), consacrés au Mésolithique, sous la direction d’Yvette Taborin, tout en s’engageant sur les chantiers de sauvetage de l’Association pour les fouilles archéologiques nationales (Afan), structure du ministère de la Culture chargée d’employer les archéologues contractuels et qui, grâce à la loi de 2001 allait devenir en 2002 l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Mais, dans les années 1990, il commençait à se dessécher dans une succession d’opérations de terrain disparates et, avec Serge Cassen, nous lui proposâmes le sujet de sa thèse qu’il soutint en 1997 et publia en 1999 dans les British Archaeological Reports sous le titre La Néolithisation de l'Ouest de la France : caractérisation des industries lithiques. Travail remarquable, où il remettait en place l’ensemble du Mésolithique atlantique, donnant au passage le coup de grâce au fameux Roucadourien, et mettant aussi en évidence et à plat les quelques phénomènes de contact entre Mésolithique et Néolithique dans le Midi de la France. Il continuait dans le même temps aussi bien des prospections en Bretagne que des chantiers de l’Afan dont, avec Sandra Sicard, la remarquable fouille des Chaloignes à Mozé-sur-Louet, préalable au passage de l’autoroute A87.

4Il bénéficia en 2000 d’une bourse de la fondation Fyssen pour un séjour, avec toute sa famille, au Portugal où il travailla en particulier sur les industries mésolithiques locales. C’est à Lisbonne que je le rencontrai à nouveau en septembre 2000 à l’occasion du congrès annuel de la European Association of Archaeologists, et c’est là qu’il nous avait initié au fado dans les auberges jalonnant les ruelles du vieux Lisbonne, et notamment à la voix de l’inoubliable chanteuse Sarah Cristina ! La même année, il entrait au CNRS à 32 ans, où il reçut la médaille de bronze en 2006, pour devenir directeur de recherche en 2013. Il allait de soi, lorsque nous avons lancé à l’Inrap en 2007 la collection chronologique « archéologies de la France », de le solliciter pour le chapitre atlantique du volume sur le Néolithique (paru en 2007) puis, comme seul auteur avec Emmanuel Ghesquière, pour le volume sur le Mésolithique, paru en 2010. Le Mésolithique était bien le point central de ses intérêts, même s’il pouvait remettre en cause sa définition, tandis que sa curiosité le poussait aussi vers des terrains aussi différents que le Golfe d’Oman, le Labrador et l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, ces toutes dernières années.

5Il était un remarquable organisateur, aussi bien sur le terrain que pour son équipe de recherche ou pour un certain nombre de colloques. C’était aussi un grand pédagogue, dans ses cours mais aussi sur internet, avec ses deux blogs successifs, son compte Facebook et son compte twitter. Sur ce dernier compte d’ailleurs, alors que pour se définir on donne en général sa seule raison sociale, il se décrivait ainsi : « Archéologue fervent / Préhistorien aquatique / Aime aussi les cavernes / Sisyphe terreux / Vos ordures sont nos emplois ». Tandis qu’avec la même poésie, son blog « Préhistoire atlantique » était sous-titré « Paléolithique, Mésolithique, Néolithique, au fil des vents iodés… », et l’un de ses papiers, il y a deux ans, ainsi titré : « Sous l’océan, l’île mystérieuse des Birvideaux : quels sont ces chuchotements dans l’île mésolithique engloutie ? ».

6Il y a des rencontres qui changent votre vie même si de prime abord vous n’avez aucun point commun avec la personne croisée. Ma première rencontre (Catherine Dupont) avec Grégor s’est faite sur les fouilles de Surgères en 1997. Je venais de travailler pour ma maîtrise sur la pêche à pied de la Préhistoire à nos jours via le site néolithique de Ponthezières. Il s’agissait pour moi, étudiante en biologie de comprendre comment les archéologues travaillaient. Je me souviens des tamisages les pieds dans l’eau à la recherche de silex qui était précieux aux yeux des archéologues et surtout des efforts de Grégor pour rendre nos pauses dominicales festives. C’est ainsi que nous avions atterri sur la terrasse d’un restaurant gastronomique avec vue sur la Charente et que certains fouilleurs s’étaient donnés le challenge de se baigner dans ce fleuve aux eaux troubles à la plus grande joie de Grégor qui adorait que les petits actes apparemment insignifiants, deviennent de petites folies qui égaillent le quotidien.

7J’ai ensuite provoqué notre deuxième rencontre car après avoir touché aux coquillages mangés au Néolithique pendant ma maitrise, et abordé la parure en coquilles du Mésolithique à La Vergne pendant mon DEA, je décidais sur les conseils d’archéologues de proposer un sujet de thèse abordant la néolithisation par l’étude des coquillages. On me conseilla alors de prendre contact avec Grégor. Ce que je fis timidement. Dès mon premier appel, il me proposa de passer chez lui avec enthousiasme avant son départ en post-doc au Portugal. Je passais donc la soirée avec sa famille à Nantes que je ne remercierais jamais assez de leur gentillesse et de leur accueil. Je notais scrupuleusement les pistes que Grégor me proposait pour avancer sur mon sujet de recherche dont les coordonnées d’un certain Olivier Kayser. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans le dépôt de fouille de Vannes à sélectionner une dizaine de caisses parmi la centaine du site de Beg-er-Vil fouillé dans les années 1980 et que j’appliquais les premiers tests de tamisage pour ma thèse sur ce dépotoir coquillier.

8Une fois Grégor de retour en France et en poste au CNRS, il me proposa de l’accompagner sur le terrain sur les sites du Mésolithique où un potentiel coquillier était présent. La première a eu lieu en janvier 2001 sur la pointe Saint-Gildas (site de Porteau-Ouest, Préfailles 44) sur l’impulsion du docteur Michel Tessier, archéologue amateur que Grégor vénérait par son savoir autodidacte, sa gentillesse et ses nombreuses heures passées à la prospection archéologique. Malheureusement nous sommes arrivés trop tard sur ce site que l’érosion avait détruit en grande partie pour ce qui est de son niveau coquillier. Le même scénario s’est répété en 2003 à quelques centaines de mètres sur le site de Saint-Gildas IB pour lequel nous avions partagé le même sentiment : celui d’arriver trop tard face à l’érosion marine. Gentleman, il m’avait laissé la responsabilité administrative de l’opération. J’étais bien incapable de fouiller seule. Il m’avait déjà laissé la main sur le dossier administratif en mai 2001 de l’amas coquillier de Beg-an-Dorchenn (Plomeur, 29). Devant le manque de données de la composition même de l’amas nous y avons réalisé un petit sondage. Ce dernier a été comme une révélation pour la suite de notre collaboration et je le revois sourire avec fierté car ce petit mètre carré nous a valu un article illustré interdisciplinaire de plus de 60 pages dans le célèbre Bulletin de la Société préhistorique française. Nous sommes alors naturellement devenus complémentaires sans vraiment nous poser de questions. Grégor était (entre autres) l’expert des lectures stratigraphiques de terrain et moi l’expert du tri des composants des refus de tamis des dépotoirs coquilliers et de la dissection des invertébrés marins archéologiques. Je n’oublierai jamais son soutien quand je me suis présentée au concours du CNRS. Coté terrain commun, nous avons pu acquérir de nouvelles données de terrain sur le site de Beg-er-Vil de 2012 à 2018 avec pour objectifs entre autres de mieux comprendre la composition de l’amas et son rythme d’accumulation face aux structures tels les fosses et les foyers et d’explorer les alentours de l’amas. Le tri et les études sur les échantillons prélevés sur le terrain ont encore de nombreuses années de recherche devant elles. Avant de partir, Grégor m’a demandé de poursuivre la coordination des études qui sont et seront réalisées sur ce site. En 2021, nous comptions déjà 26 disciplines impliquées dans l’analyse des amas coquilliers mésolithiques bretons. Cette diversité qui n’a cessé d’augmenter depuis ce bilan est liée à la volonté de Grégor et de toute l’équipe qu’il a su réunir, de tirer le maximum d’informations de sites aussi rares que riches pour le Mésolithique côtier de la façade atlantique française.

9Plus qu’un collègue, plus qu’un mentor et plus qu’un guide, Grégor était un ami (Nicolas Naudinot). Nous nous étions rencontrés en 2002 dans les locaux du laboratoire Archéosciences du CReAAH sur le Campus de Beaulieu à Rennes juste après ma Licence à Paris 1 et une campagne de fouille à Menez-Dregan. Mon projet de Maîtrise était très clair depuis des années : travailler sur les industries lithiques du Paléolithique moyen de l’ouest de la France. Ce jour de septembre 2002, Grégor m’a convaincu de finalement m’intéresser aux dernières communautés paléolithiques régionales – un bond en avant de plusieurs dizaines de milliers d’années après seulement quelques minutes de discussions avec lui... Il venait de terminer l’étude du site des Chaloignes à Mozé-sur-Louet (Maine-et-Loire) qui reste une référence pour la connaissance de l’Azilien récent. Il entreprenait alors de revoir l’ensemble des séries régionales rapportées au Tardiglaciaire. Une de ces petites séries de surface avait été collectée par le Dr. Gruet en Maine-et-Loire sur le site de la Guichaumerie à Écouflant. C’est sur cette collection que j’ai donc fait mes armes en technologie lithique sous sa direction et celle de Boris Valentin. Cette thématique ne m’a pas quitté durant les vingt dernières années ; c’est dire à quel point cette rencontre avec Grégor aura été décisive. Dans les mois qui ont suivi, j’ai donc été à Rennes à plusieurs reprises pour des sessions de travail, faisant alors bureau commun avec Grégor. D’abord intimidé par son charisme, j’ai rapidement découvert sa simplicité, sa gentillesse et bien sûr son humour irrésistible. Il est très vite devenu un véritable modèle. À la fin de l’année je l’ai rejoint à Poitiers sur le site mésolithique de l’Essart avant d’engager mon DEA sur la collection du Camp d’Auvours toujours sous sa direction entre Paris 1 et Rennes 1. Je garde un souvenir extraordinaire de ces années d’apprentissage de la recherche aux côtés de Grégor.

10Nos liens se sont resserrés au début de ma thèse de doctorat pour laquelle j’ai décidé de rejoindre l’Université de Rennes 1 et le CReAAH (Centre de Rechercher en Archéologie, Archéosciences, Histoire) pour de bon sous sa direction et celle de Jean-Laurent Monnier. C’est à ce moment que Grégor m’a définitivement légué tout ce pan de ses recherches dédiées aux communautés du Tardiglaciaire lors d’une AG de l’unité. Je me souviens avoir été très touché par cette démarche et par sa confiance. C’est d’ailleurs sur cette confiance que se basait sa stratégie d’encadrement. Il n’était pas du genre à demander des rendus réguliers ou à remettre des parties de thèses constellées de corrections. Il était en revanche toujours disponible pour des conseils ou pour discuter autour d’un sujet ou d’une pièce. Cet encadrement m’a donné une très grande autonomie de travail et je n’ai certainement pas assez remercié Grégor pour ce cadeau. C’est durant ces années que nous avons eu l’occasion d’étudié ensemble la collection des niveaux 3.1 et 2.8 de la grotte Rochefort dont les résultats seront bientôt publiés, quinze ans après, dans un volume d’hommage du Bulletin de la Société préhistorique française. Travailler avec Grégor s’était être en permanence bombardé d’idées brillantes qui filent dans tous les sens. C’était aussi passer sa journée à rire aux larmes à ses remarques et imitations. Je garde un souvenir impérissable de ces sessions ensemble avec en fond sonore « Le Balayeur » de Tiken Jah Fakoly, « Caca chocolat » du Professeur Choron ou encore ce gwerz qui nous tirait les larmes, « Plac'hig Eusa » de Yann Fañch Kemener, artiste pour lequel nous avions une admiration commune. Tant de souvenirs pour lesquels il est difficile de faire un tri. Je pense notamment à cette communication pour laquelle nous avions singé nos collègues nord-américains en signant tous les deux avec des middle names. Grégor avait choisi Chuck – Grégor Chuck Marchand – en référence à Chuck Noris, champion de karaté comme lui. Je me souviens aussi de cette fois où « Chuck », pour imiter les préhistoriques, avait sauté dans un buisson de la forêt de Rennes en criant avec une longue branche pour chasser. Ce qui n’était pas prévu, c’est le sanglier terrorisé tapi dans ce buisson qui laissa notre chasseur sans voix !

11Mon recrutement dans le Sud-Est de la France a rendu plus difficile nos échanges quotidiens malgré des aller-retours fréquents à Rennes et des programmes de recherche toujours actifs dans l’Ouest. La distance n’a toutefois pas eu raison de notre amitié et nous sommes toujours restés largement en contact par téléphone entre mes passages rennais. C’est d’ailleurs durant ces années qu’à la suite de nos fouilles respectives à Pont-Glaz, Kerbizien et au Rocher de l’Impératrice, nous avons pu initier ensemble le projet de recherche « Tous aux abris ! » dédié aux abris sous roche de Bretagne. Ce programme, toujours actif, basé sur les sciences participatives, visait à inventorier l’ensemble des abris armoricains qui restaient pour beaucoup jusqu’alors totalement méconnus. L’ambition d’une telle démarche était à terme de renseigner les petites occupations paléolithiques et mésolithiques courtes, potentiellement à activités orientées, afin de compléter des modèles paléo-économiques exclusivement basés sur des sites de plein air aux activités élargies. Nous avions eu aussi l’occasion de faire ensemble les premières reconnaissances sur le site de Roc’h Santec Leton sur l’îlot de Roc’h Santec, site sur lequel Grégor a lancé une fouille quelques années après avec Pau Olmos. C’est également durant cette période, entre les naissances de sa fille Thaïs et de mon fils, que je l’ai invité avec Thomas Perrin à une session que nous organisions avec Robert L. Kelly au congrès de la SAA (Society for American Archaeology) à Austin. Ces quelques jours passés avec lui au Texas resteront mémorables car, attiré depuis toujours par la culture country, Grégor (Chuck) s’enthousiasmait devant chaque boutique de boots, chapeaux, boucle de ceinture de rodéo ou chaque bar aux allures de saloon (en particulier ceux avec un taureau mécanique !). Ces soirées passées sur 6th street resteront gravées dans ma mémoire.

12C’est en grande partie pour me rapprocher de lui que j’ai fait le choix de rentrer physiquement à Rennes en 2017. C’est aussi pour l’avoir à mes côtés que je me suis inscrit à l’Université de Rennes 1 pour mon HDR. Je voulais qu’il soit présent à chaque étape de ma carrière. Il n’aura malheureusement pas connu la dernière et c’est un regret qui me tourmentera pour toujours tellement il m’a encouragé et soutenu pour cette candidature au MNHN. Ces dernières années à Rennes ont vu nos échanges se multiplier. Plus que des montages de programmes labellisés, nos collaborations prenaient surtout la forme de discussions quotidiennes. Nous partagions tant d’intérêts : la Préhistoire armoricaine bien sûr (nous avions en tête par exemple la rédaction à quatre mains d’une nouvelle version de « Préhistoire de la Bretagne » cet ouvrage clef pour les préhistoriens bretons), mais aussi américaine, même si sur des fenêtres chronologiques un peu différentes, la place des environnements littoraux dans les systèmes socio-économiques préhistoriques, l’importance des archéologues non professionnels dans notre métier (des sciences participatives dirait-on aujourd’hui) ou encore cet attrait pour les concepts de l’archéologie processuelle. Nous avions engagé plusieurs programmes ensemble, dont certains très originaux, comme ce travail sur les gastrolithes de cormorans. Cette idée était apparue lors de notre observation de concentrations de petits galets, régulièrement interprétées comme des aménagements anthropiques, sur les des sites littoraux. Plutôt que des structures, ces épandages nous semblaient pouvoir plutôt correspondre à des rejections d’oiseaux marins riches en gastrolithes. Nous avons donc été relever, mesurer, peser des dizaines de ces gastrolithes dans des zones de nidification de cormorans sur l’îlot de Ti Saozon entre Roscoff et l’Île de Batz avec François Le Gall. Malheureusement, nous n’avons pas eu l’occasion de finaliser ensuite l’étude de ce matériel avant le départ de Grégor. Ce petit programme me semble en tout cas être une très belle illustration de la curiosité et de la diversité des questions qui animaient Grégor. D’autres programmes étaient aussi dans les starting blocks. Il y avait tout d’abord la mise en place de petits sondages d’abris, juste tous les deux, « à la maison », en Finistère. Il y avait aussi bien sûr encore et toujours ces questions autour des géoressources armoricaines... Les « silex blonds » tout d’abord, silicites certainement plus diversifiées qu’il n’y paraît, qui inondent les collections armoricaines durant toute la Préhistoire, ou encore la caractérisation gîtologique des silex dits « marins » ou « de la Manche » pour lesquels Grégor connaissait bien mon obsession. Il serait très heureux de savoir que nous allons enfin pouvoir y voir plus clair avec le lancement de la thèse de Louis Marguet au MNHN qui s’attache notamment à mieux percevoir la diversité gîtologique de ces silex (gîtes primaires, terrasses de la Manche, estrans, plages fossiles...) et ainsi donner un peu plus de profondeur à nos modèles paléo-économiques. Voilà qui rejoint une autre obsession commune : la place des milieux littoraux dans les systèmes préhistoriques. Si Grégor a eu la chance de pouvoir aborder directement ces sites littoraux tout au long de sa carrière pour ses contextes holocènes, ce n’était bien sûr pas mon cas puisque ces sites paléolithiques sont aujourd’hui submergés par plusieurs dizaines de mètres d’eau. C’est donc à travers cette thématique de la diffusion des galets marins que je cherchais jusqu’alors à aborder la question de la place des littoraux dans les systèmes paléolithiques. Inspiré notamment par les travaux réalisés en Europe du Nord, je réfléchissais depuis plusieurs années au montage d’un programme visant à aller chercher ces sites engloutis. Grégor, bien que, il faut bien l’avouer, un peu sceptique devant l’ampleur de la tâche, était intéressé par cette démarche et me demandait souvent des nouvelles. Il serait ravi de savoir que ce programme devrait finalement bientôt voir le jour. S’il n’est plus physiquement à mes côtés aujourd’hui, il m’a tant appris, tant inspiré, tant influencé qu’il restera tout de même avec moi pour le reste de ma vie, dans le travail bien sûr, mais aussi et surtout bien au-delà. Nous avons beaucoup travaillé ces vingt années, mais on s’est surtout bien marrés… Nous discutions parfois de monter ensemble un laboratoire en Finistère à la fin de notre carrière. Nous avions déjà trouvé le nom : UMR RIBOULE (la fête en breton). Voilà qui résume tout : cette capacité à mener une recherche de haute voltige, mais toujours dans la bonne humeur et en donnant une place primordiale aux rapports humains. C’est finalement la chose la plus importante que Grégor m’ait transmise.

13Nous (Catherine Dupont et Nicolas Naudinot) avons eu l’occasion de rédiger un hommage à notre collègue et ami en reprenant les éléments clés de sa vie professionnelle (Dupont et Naudinot 2023). Pour ce nouvel hommage, nous souhaitions nous tourner vers le futur. Grégor a préparé avec courage la suite, sa suite en missionnant de nombreux lutins. Il envoyait à plusieurs de ses collègues régulièrement des doubles de ses échanges, partageant les scoops du jour sur telle datation ou étude ADN qui allait révolutionner notre vision des chasseurs cueilleurs en les accompagnant de petites phrases piquantes à l’image du tabasco et pas vraiment subliminales sur le fait que nous étions de passage sur terre. Malgré la maladie, il avait décidé de regarder vers l’avenir avec un courage qui ne pouvait que vous bouleverser quand vous connaissiez les souffrances et les examens médicaux qu’il affrontait au quotidien. Cet avenir il l’a préparé avec ses proches, avec ses collègues, ses doctorants et toutes les personnes qui partageaient ses envies, ses idées et ses projets. Pour rendre hommage à ses projets qu’il voulait voir vivre, comme il l’a fait pour le site de Beg-er-Vil qu’il a, à jamais, érigé au rang de site archéologique incontournable du Mésolithique européen, nous souhaitions rendre hommage à cet après qu’il a préparé. A l’instar d’une famille, il a su réunir autour de ses nombreux projets, une multitude de personnes aux profils aussi variés que ses idées étaient foisonnantes. Il est impossible de prétendre à l’exhaustivité et nous nous excusons sincèrement auprès des personnes que nous oublions en rédigeant ce texte. Il y en a sans doute beaucoup car il a imprégné par son charisme et sa passion beaucoup de ceux qui l’ont croisé, du champs de maïs aux îlots reculés, lors de conférences qu’il aimait donner à des publics variés jusqu’aux colloques internationaux auxquels il participait.

14A l’image des 12 travaux d’Hercule, voici certains des nombreux projets dont Grégor est l’initiateur et dans lesquels il a mis toute son énergie et sa passion.

15En 2019, Grégor a créé un IRN Réseau international de chercheur appelé « Coast-inland dynamics in prehistoric hunter-gatherer societies (PrehCOAST) financé par l’INEE du CNRS. Parmi ses objectifs, il voulait combiner les données archéologiques, les méthodes de terrain de plusieurs pays, et ce avec des chercheurs reconnus travaillant sur les chasseurs cueilleurs préhistoriques, pour interroger les manques de données et la diversité des scénarios adaptatifs des chasseurs cueilleurs en milieux côtiers et aussi voir de ses propres yeux des terrains de recherche variés sur les chasseurs cueilleurs. De cet IRN est né un groupe soudé de chercheurs avec comme moteur pour l’Espagne Pablo Arias (Université de Santander), pour la Lettonie Valdis Bērziņš (Université de Latvia), pour la Norvège Almut Schülke (Université d’Oslo) et de nombreux collègues français venant de Bordeaux, Brest, La Rochelle, Paris, Rennes et Toulouse. Voici comment Valdis Bērziņš décrit cette rencontre « It's very hard to define - this positive spirit from Grégor that is still with us researchers, even those of us who got to know him only too briefly and too late. Some kind of infectious enthusiasm, a special passion for asking big questions and working freely with others to seek answers. Practical difficulties are pushed away to the background. With his intimate knowledge of the French and Anglo-American archaeological traditions, he would weave them together without hesitation to probe the riddles of Atlantic prehistory. So many things we only just started discussing... ».

16De ce noyau dur scientifique a émergé un nouveau projet, le programme MSCA Doctoral Networks ArCHe « Archaeological Coastal Heritage: Past, present and future of a hidden prehistoric legacy » https://www.arche.uio.no/​. Il est porté par Almut Schülke du « Museum of Cultural History » de l’Université d’Olso et se déroulera de 2024 à 2028. Grégor a eu la joie de savoir que ce projet était accepté après plusieurs tentatives. Il permet de financer 10 thèses autour de plusieurs bénéficiaires dont l’Université d’Oslo (Almut Schülke), l’Université de Cantabrie (Pablo Arias), l’Université de Latvia (Valdis Bērziņš), le CNRS (Grégor Marchand puis Catherine Dupont), l’Université de Gothenburg (Anna Bohlin), la « Fundación Instituto de Hidráulica Ambiental de Cantabria » (Javier López Lara) et de plusieurs partenaires dont l’ADRAMAR et l’Université de Rennes côté français. Grégor y avait proposé un sujet sur une vision globale de la pêche par les populations préhistoriques et Marie-Yvane Daire reprendra la direction de cette thèse. Voici ce qu’écrit Almut Schülke au sujet de sa collaboration avec Grégor “Our cooperation (which started with Grégor immediately saying yes to come to Oslo to give a talk at the workshops “Coastal landscapes of the Mesolithic” in 2016) was characterized by Grégor’s open-minded curiosity, his burning engagement for coastal foragers, his expertise, his good spirit and his positivity. As a colleague in these cooperations (setting up the IRN PrehCOAST together, his work to get it established in the frame of the CNRS, his leading role in PrehCOAST, later participating in the ArCHe-project after having supported the idea of this application very much) he was supportive, enthusiastic, he was a good listener, with a vast number of feasible and unfeasible ideas, and always to rely on. He was there (he preferred the “Flesh and blood” meetings – as he put it, and the video-meetings during three years of pandemics were terrible to him) and each meeting with him was full of life and ideas. For example, the communication measure “The classroom of Europe” which is going to be implemented in the ArCHe project is built directly on a very lively discussion in which Grégor was most engaged, and it was he who suggested the name. What I found great from the beginning was his being able to be part of a team, sometimes with a leading role, but also giving others the possibility to lead, which actually was a great way of caring. It was his natural disposition to be generous and to share, but it was also a form for most responsible care for all the projects that he was initiating/participating in – to make sure that they would not break down after he would not be there any longer. Looking back, I understand the dimension of it and how immensely far-sighted he was anticipating that his life would be short; it was his way of being devoted and caring for his fields of research but also for the people that he worked together with. His legacy of caring is at least as important as all the scientific and other topics which are explored in the HORIZON MSCA DN ArCHe project – surely his attitude and spirit are our inspiration and lead.”

17La quête de Grégor pour aborder la diversité des chasseurs-cueilleurs maritimes s’est disséminée avec gourmandise scientifique dans de nombreuses aires géographiques. Il a participé aux missions du golfe d’Oman avec Vincent Charpentier et Jean-François Berger. Dans sa frénésie d’apprendre et de comprendre, il a aussi pris à bras le corps une nouvelle mission de terrain, celle de Saint-Pierre et Miquelon. Voici le témoignage de Yan Axel Gómez Coutouly, chargé de recherche, qui a repris cette mission : « Ces dernières années nous avons échangé à quelques reprises sur Saint-Pierre-et-Miquelon de manière informelle, mais je n'étais pas impliqué dans le projet. J’ai appris qu’il souhaitait que je reprenne son projet après son décès. Il n’avait malheureusement pas eu le temps de m’en parler directement. Nos derniers échanges étaient surtout focalisés sur le concert de Bruce Springsteen où nous devions être présents tous les deux. J’ai été surpris et ému qu’il me confie cette mission et je garde encore aujourd’hui une certaine tristesse et amertume de ne pas avoir pu le remercier de vive voix pour cette confiance accordée en ma personne. Dans un de ses derniers messages, alors qu’il devait m’envoyer un court texte, Grégor m’a écrit avec son habituel humour et lyrisme : « piqué au vif, je me suis calé au bout de la jetée à Saint-Pierre et n'en ai plus bougé jusqu'à trouver l'inspiration ». J’ai hâte de me poser sur cette jetée pour pouvoir remercier Grégor encore une fois. »

18Derrière l’internationalisation de sa recherche, il avait aussi la volonté d’aider de jeunes chercheurs comme il l’a fait pour beaucoup de ceux qui ont croisé son chemin. C’est ainsi qu’il a accepté tout de suite de porter pour le projet de Partenariat Hubert Curien ULYSSES Out of the shell ou Sortir de la coquille avec l’Irlande à partir de 2023. Ce partenariat s’appuyait sur des échanges scientifiques autour de deux chercheurs établis que sont Grégor et Graeme Warren et deux jeunes chercheurs que sont Martin Moucheron et Marylise Onfray. Voici ce que Graeme Warren nous écrit à propos du projet “ In 2023-2024 we were grateful to receive financial support from the Irish Research Council/Campus France Ulysses programme to support the development of research networks between colleagues working on late Mesolithic coastal archaeology in Ireland and Britain. The funding was awarded to lead researchers Grégor Marchand and Graeme Warren, supporting early career researchers Martin Moucheron and Marylise Onfray. Although our plans were altered by Grégor’s tragic death, the funding supported a trip by Grégor and Marylise to Ireland to visit key sites and archives, with an associated workshop (Spring 2023) and a return trip by Graeme and Martin to Brittany, to visit sites and a further workshop (Spring 2024). The funding also allowed Martin to receive training in soil micromorphological analysis from Marylise and opens up new opportunities for interdisciplinary and international collaboration on coastal Mesolithic sites. Out of the Shell arose from a long-standing friendship between Graeme and Grégor, which began at a conference in Nantes in 2001. These relationships were reinforced when, at Grégor’s suggestion and on the completion of her PhD in 2017, Marylise contacted Graeme about postdoctoral opportunities in Ireland and visited UCD to develop these options – although unfortunately she was unsuccessful in these applications. When Martin began his PhD at UCD in 2020, focusing on coastal Mesolithic sites in eastern Ireland, Graeme asked Grégor if Martin could join his field team at Hoedic to see best comparative practice for coastal Mesolithic archaeology internationally. Grégor was delighted to facilitate this – arguing immediately that there was no need to worry about funding, and that networks and mobility of this kind were what research was all about. Martin joined Grégor and colleagues in the summer of 2021; these two weeks were a boon for Martin’s career, and he joined the team again in 2022. Marylise has joined our research team working on midden deposits at Dalkey Island, Dublin and spent time in the field with us to take samples. A paper in preparation is only the latest ripple effect of Grégor’s extraordinary capacity to bring people together. Whilst Grégor may no longer be with us, a network of French-Irish connections would not have been possible without his joie de vivre, curiosity and generosity in sharing his knowledge. These links, and his legacy, will continue to grow into the future.” C’est ainsi qu’au printemps 2024 nous avons mené avec émotion le programme des visites des sites mésolithiques coquilliers de Bretagne que Grégor avait concocté. Marylise Onfray a œuvré pour que le programme soit le plus fidèle à ce qu’il avait imaginé avec, bien entendu, un petit détour par Hoedic qu'il affectionnait tant.

19Cette île et son site emblématique de Port-Neuf ont régulièrement croisé son chemin. Depuis plusieurs années il avait un objectif parmi tant d’autres : retourner sur les traces de cet amas coquillier fouillé dans les années 1930. Après une demande infructueuse en 2009, il a pu réaliser ce projet 10 ans plus tard avec l’équipe espagnole de Pablo Arias. Il s’amusait à regarder l’horizon au pied des sondages de fouille attablé à sa table de camping et jouant au professeur Marchand prenant un regard inspiré. Parmi les objectifs qu’il s’était fixé, il y avait l’envie de faire un état des lieux de ce qu’il restait du site, savoir de quoi était composé le célèbre amas coquillier, fouiller et prospecter via la géophysique en périphérie de l’amas pour savoir si des structures ou activités pouvaient y être décelées. Cette intervention de terrain a aussi bénéficié d’un autre projet que Grégor a obtenu en 2022, celui du programme ANR GEOPRAS GEOarchaeology and PRehistory of Atlantic Societies (n°CE27-024) coporté par Pierre Stéphan (UMR 6554 LETG) et Florence Verdin (UMR 5607 AUSONIUS) https://osur.univ-rennes.fr/​actualites/​geopras-un-projet-anr-pour-comprendre-les-societes-littorales-de-la-prehistoire-recente. À ces collègues, il faut ajouter Yves-Marie Paulet (UMR 6539 LEMAR), Morgane Ollivier (UMR 6553 ECOBIO), François Lévêque (UMR 7266 LIENSs) et Yvan Pailler (INRAP au moment de la rédaction du projet) qui compose le conseil scientifique de GEOPRAS. À son départ, Grégor a souhaité que Pierre Stéphan prenne la direction du projet et Catherine Dupont le suivi des activités du pôle rennais. Dans la lignée de ses ambitions Grégor souhaitait que le projet GEOPRAS “analyse les sociétés littorales de la Préhistoire récente (Mésolithique et Néolithique) sur les rives de l’Atlantique Nord, pour en comprendre le rôle dans les dynamiques historiques”. Marylise Onfray note qu’“Avec ce projet, il s’était affranchi de son statut d’archéologue culturaliste et lithicien en plaçant l’étude, à différentes échelles, des archives sédimentaires naturelles et anthropiques au cœur des recherches. Les sédiments sont ainsi étudiés tant pour leur nature, que ce qu’ils renferment (coquilles, ADN…) ou encore leur propriété. Je me rappelle « que chaque année lors des campagnes de fouille à Beg-er-Vil, il répétait à quel point l’étude des sédiments archéologiques était indispensable à la compréhension du site. Il finissait toujours par : « Si je n’avais pas fait du caillou, c’est la micromorphologie que j’aurais choisi ! ». Peut-être qu’il était un géoarchéologue caché ! Ceci expliquerait l’enthousiasme et le soutien constant qui m’a apporté tout au long de mon parcours de doctorante et post-doctorante tout comme le souhait d’engager un contrat de recherche post-doctorale sur la particularité des archives sédimentaires anthropiques des sites côtiers. »

20Le projet ANR GEOPRAS entend également “poser les bases conceptuelles et méthodologiques d’une préhistoire maritime.” Outre la conception d’un ouvrage méthodologique pour aborder les sites archéologiques côtiers dans leurs environnements mouvants, Grégor voulait faire de la navigation une thématique centrale du projet. Voici ce que Michel Philippe évoque pour cette collaboration : « Quand Grégor, que je connaissais de longue date (Paris 1, il était en maîtrise), m’a proposé de rejoindre le projet GEOPRAS dès son stade initial, il a répondu à une envie qui m’habitait depuis longtemps : travailler avec lui. Nos contacts - intermittents, mais persistants - m’avaient fait fortement apprécier l’Homme ; en parallèle, le suivi de ses travaux avait fondamentalement participé au développement de mes recherches. Comme il le soulignait, ce projet offre l’opportunité d’approcher les moyens de navigation des groupes littoraux de la Préhistoire holocène en Bretagne, projetant alors une lumière inédite sur ce pan souvent occulté dans les études. Cette insuffisance - alors que les navigations de cabotage devaient constituer une constante commune à tous ces groupes - répond à une pénurie de matériel archéologique à notre disposition. En effet, seules quelques pirogues monoxyles sont alors connues, et aucune ne vient du massif breton. L’approche se doit donc d’être préférentiellement orientée vers l’expérimentation, après définition et délimitation du champ des possibles. Nous en attendions une ouverture sur ce pan essentiel des sociétés préhistoriques littorales, permettant de projeter le regard au-delà de l’absence de témoins dans l’enregistrement archéologique. Et les premiers échanges et travaux que nous avons pu mener avant sa disparition ont pleinement porté leurs fruits … qui restent maintenant à mener à maturité, comme un hommage rendu à cet être exceptionnel qui alliait le sérieux scientifique et l’humour déjanté comme personne. » Tous ses projets que Grégor a construit sont tous liés les uns aux autres à l’image d’une embarcation qui cabote d’une thématique à l’autre. Ainsi, une des actions prévues dans l’ANR GEOPRAS, était celle de relier Beg-er-Vil (Quiberon) à Port-Neuf (Hoedic) en embarcation expérimentale.

21Parmi les premières réunions PCR (Projet Collectif de Recherche) que Grégor a organisées, celle sur « Le Mésolithique en Bretagne » était épique. Des débats sans vraiment de fin fusaient autour d’une même roche qui visiblement s’appelait de différentes façons. Les « faunistes » du groupe composé de Nathalie Desse-Berset, Catherine Dupont, Yves Gruet et d’Anne Tresset échangeaient des regards circonspects dans l’ambiance lunaire de l’instant présent. Estelle Yven, doctorante à ce moment-là, nous livre son témoignage : « Ma rencontre avec Grégor Marchand remonte à plus d’un quart de siècle et me ramène à ces centaines d’heures passées dans les champs de maïs fraîchement coupés. Si nos assemblages lithiques étaient composés de nombreuses pièces en silex, nos débats les plus passionnants portaient sur l’identification de tous ces autres matériaux exploités par les tailleurs de pierres. Parce que si en Bretagne, le silex est une ressource maritime et ne se présente que sous la forme de galets disséminés sur les littoraux, d’autres roches métamorphiques et sédimentaires ont été taillées durant la Préhistoire récente. Pour rendre hommage à Grégor, j’évoquerais d’abord l’ultramylonite de Trémeven dont les gisements se trouvent non loin de la cité « méridionale » de Quimperlé et qui fait écho à l’ultramylonite de Mikaël dont les gisements se trouvent au « nord », dans la région de Morlaix. Plusieurs programmes de recherche ont été construits afin de mieux appréhender les territoires d’approvisionnement liés à ces roches. Toutefois, pour plusieurs d’entre elles, les gîtes d’approvisionnement restaient méconnus, l’identification imprécise. Les mystères autour du microquartzite ne faisaient que s’épaissir, l’ultramylonite de Mikaël (devenue cataclasite de Mikaël) conservait encore le secret de ses origines, l’exploitation de la fibrolite posait question d’autant que Grégor a reconnu le premier des stigmates de taille sur une lame en fibrolite, la question de gisements de phtanite à Gourin restait à percer, et tant d’autres questionnements. Avec Mikaël Guiavarc’h, nous avions donc l’intention de lancer un programme sur les carrières et gîtes d’approvisionnement exploités durant la Préhistoire récente. Grégor avait aussi pris des contacts en Irlande afin d’apporter une dimension européenne à ce projet, l’équipe se formait, peu à peu. Message de Grégor, 25 mai 2023 : « J’ai le regret qu’on ne puisse pas avancer ensemble sur nos petits délires de carrières de roche, mais je sais qu’avec vous tous, ça va décoller ». Si pendant les quelques semaines qui ont suivi ce message, rien ne pouvait plus se construire, nous avons décidé, Mikaël et moi-même, de lancer le programme, de respecter la dynamique amorcée, mais à l’échelle départementale. Olivier Kayser a accepté de nous rejoindre. Malgré un dossier monté en seulement quelques jours, le programme de prospection thématique intitulé « les gisements de matière première lithique : identification, caractérisation et modalités d’exploitation » a été validé par la CTRA. Nous avons débuté les prospections géologiques à la recherche des gisements de microquartzite, retrouvé, grâce à Yoann Chantreau, d’anciennes lettres de P.-R. Giot dans lesquelles celui-ci décrivait la fameuse « carrière du Crann » plusieurs fois mentionnée par Grégor. Les analyses pétrographiques et chimiques de Mikaël suivront de même que la construction de référentiels pour la lithothèque. Des prospections géologiques menées dans l’intention de découvrir les gisements de cataclasite de Mikaël seront aussi organisées cette année de même que de nouvelles investigations sur des sites connus mais échantillonnés dans des conditions compliquées. Le programme se poursuivra, peut-être sous la forme d’un PCR (Programme Collectif de Recherche) avec le CFRA (Centre de formation et de recherches archéologiques), peut-être sous une autre forme mais avec toujours la marque de Grégor qui fut l’instigateur de cette dynamique. Du Crann, en passant par Goassec’h, Plouguin, Kerhuellan, Le Clos, …, « nos petits délires de carrières » vont nous offrir de belles perspectives de recherche d’autant que Grégor l’a promis : « il y aura un esprit bienveillant qui va vous scruter » (Grégor, 25 mai 2023). »

22De même Mikaël Guiavarc’h s’est impliqué avec Grégor pour regarder les roches dans tous leurs états : « J'ai rencontré Grégor en 2010, à l'occasion du colloque RSP "Roches et Sociétés de la Préhistoire" qu'il avait organisé à Rennes avec Guirec Querré. Je me souviens d'une personne enthousiaste, accueillante, fourmillant d'idées et à l'écoute des autres. A peine nous connaissions-nous qu'il me proposait l'hébergement pour mes prochains déplacements à Rennes. En 2015, lorsque j'ai rejoint le laboratoire Archéosciences du CReAAH pour me consacrer pleinement à la pétroarchéologie, les fouilles de Beg er Vil n'étaient pas encore terminées. Grégor débutait d'autres projets et réfléchissait à mille autres. Le projet "Carrières" revenait souvent dans nos discussions autour d'un café ou d'un sandwich, dans la salle café du laboratoire ou la salle de la lithothèque PETRA qu'il avait mise en place avec Guirec Querré depuis 2008. Les idées fusaient, enthousiastes, presque explosives. Les échanges bien que sérieux étaient souvent ponctués d'interludes picaresques ou d'histoires à la San Antonio qui finissaient en éclats de rire dans les couloirs du labo. Il rêvait de fouiller de nouveau les fosses mésolithiques remplies d'éclats de microquartzite du Crann en La Forest-Landerneau. Mais il a découvert les carrières de rhyolite de Saint-Pierre-et-Miquelon qui lui ont ouvert les portes de l'Amérique du Nord. Je me souviens du jour où il m'a apporté des échantillons de ses fameuses rhyolites "léopard" que je me suis empressé d'étudier. Malgré un état de fatigue qu'il nous cachait, il a eu le courage et la bienveillance de m'accompagner et de partager son expérience de terrain avec les collègues du CFRA dans l'étude des carrières néolithiques de fibrolite du Finistère. Nous avions des projets. Des missions sur le terrain devaient débuter dès son retour de l’hôpital, comme il nous y avait habitué jusqu'alors. Grégor est parti mais il nous laisse beaucoup d'écrits et de bons souvenir. Grégor ne m'a pas transmis de "dossiers" à poursuivre, mais il a eu la malice de disséminer dans ses écrits, des guides, des feuilles de route, que nous sommes libres de suivre. En cela, ses écrits me motivent pour continuer des recherches sur les roches de la Préhistoire. Un de ces derniers papiers écrit dans la RAO (Revue Archéologique de l’Ouest) à l'occasion d'un hommage à Jean-Laurent Monnier - "Passé, présent et futur de la pétroarchéologie en Bretagne", me touche particulièrement et reflète son désir de transmission dans un style bien à lui qui n'est pas dénué d'humour noir. Des paroles de la Marseillaise en guise de titre prémonitoire pour des perspectives de recherche, il fallait oser : "Nous entrerons dans la carrière, quand nos aînés n'y seront plus". Grégor n'est plus, mais son énergie demeure. Avec Estelle Yven et Olivier Kayser, le projet "Carrières" se concrétise avec de nouvelles prospections sur les gisements de microquartzite de La Forest-Landerneau. Les analyses géochimiques des rhyolites se poursuivent avec François-Xavier Le Bourdonnec et Arthur Leck d'Archéosciences Bordeaux dans le cadre du projet archéologique de l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon transmis à Yan Axel Gomez Coutouly. L'étude des carrières de fibrolite prend de l'ampleur. Les recherches sur les dolérites exploitées au Néolithique repartent de plus belle. Avec le GDR (Groupement De Recherche) Silex, l'étude des galets des cordons littoraux de Bretagne décolle dans le cadre de la thèse de Louis Marguet sous les directions de Nicolas Naudinot et de Vincent Delvigne. Les autres roches du Massif armoricain sont sur les starting blocks. Et je n'oublie pas la lithothèque PETRA, chère à Grégor, qui constitue le cœur méthodologique de toutes nos recherches sur les matériaux lithiques. J'en ai maintenant pleinement la charge avec l'aide de mes collègues du CReAAH, Laure Dédoadat et Olivier Troccaz, de nombreux échantillons nous attendent dans les caves du labo pour être indexés dans la lithothèque PETRA. Récemment nous avons finalisé l'étude et l'enregistrement des échantillons de roches taillables des gisements du Maine et Loire, dont la majorité provient des prospections de Philippe Forré. Ce travail initié par Grégor a impliqué toute une équipe composée de Philippe Forré, Solène Denis, Fabrice Redois, Antoine Zanotti, Laure Déodat, Alain Braguier, Syvain Soriano, Erwan Vaissie et Olivier Troccaz. Il va prochainement faire l'objet d'un article dans le Bulletin de la Société préhistorique française hommage à Grégor, en écho à ses encouragements à publier tout ce que l'on peut, des données toutes fraiches, des observations, des idées, une méthodologie, tout... ».

23Des idées de publications, il n’en manquait pas. Plusieurs manuscrits étaient en cours de rédaction et en nous concertant, nous ses collègues et amis, nous sommes aperçus que parfois « la truelle était dans notre carré » et que Grégor attendait tout simplement que nous complétions ses textes. C’est ainsi que comme l’évoque Marylise Onfray, qu’un prochain numéro du Bulletin de la Société préhistorique française sera en grande partie écrit par Grégor avec entre autres, et sous réserve de l’acceptation des articles, en co-auteurs Vincent Charpentier, Laure Déodat, Catherine Dupont, Philippe Forré, Mickaël Guiavar'ch, Jorge Gomez Calvo, Stéphan Hinguant, Catherine Losier, Maria Pia Maiorano, Claire Manen, Nicolas Naudinot, Marylise Onfray, Sylvain Soriano et Jérémie Vosges. D’autres auteurs se sont sans doute ajoutés au projet initial et je m’excuse de ne pas les citer. Nul doute que d’autres publications écrites avec Grégor paraitront à l’avenir.

24Le devenir des collections archéologiques importait aussi à Grégor car nous sommes beaucoup à re-revenir sur, « les précieux », comme il aimait les appelés, collectés par nos prédécesseurs même si c’est un bout d’os, de silex, de coquille de noisette ou de mollusque ou encore de charbon… A sa manière Grégor a préparé la destinée du site de Beg-er-Vil en lui proposant une place de choix. Olivier Agogué, administrateur au Centre des monuments nationaux et directeur du musée de Carnac en témoigne :

25« Lors du démarrage de projet de nouveau musée de Carnac en 2021, un comité scientifique a été mis en place, présidé par Catherine Louboutin, conservatrice générale des musées de France. Le projet faisant une belle place au Mésolithique littoral du sud Bretagne et au paysage d’avant les mégalithes, Grégor a immédiatement accepté d’y participer avec enthousiasme, tout en préparant l’entrée des collections de Beg-er-Vil (Quiberon) à Carnac une fois les études terminées. Bien que malade et diminué, Grégor n’en a jamais fait état lors des sessions du comité, se montrant assidu, constructif, et passionné par les échanges entre « les conservateurs de musée ». Je le soupçonne pourtant d’avoir suivi certaines séances en visio depuis l’hôpital sans rien en laisser paraître. Le futur grand et beau musée de Carnac portera donc la patte magique de Grégor et la séquence mésolithique lui sera naturellement dédiée. »

26Enfin, pour clôturer la longue liste des travaux herculéens que Grégor a envisagé pour l’avenir, nous évoquerons celui du Musée de la Préhistoire finistérienne. Elena Paillet Man-Estier, conservatrice en chef du patrimoine, a participé avec lui à cette belle aventure : « Après le départ à la retraite de Guirec Querré, Grégor a repris la destinée du Musée de la Préhistoire finistérienne de Penmarc’h. Malheureusement, devant la fermeture devenue inévitable du musée pour des questions de sécurité, et en parallèle de l'effort mené sur les objets archéologiques par l'État et le département du Finistère pour les mettre en sûreté, Grégor a œuvré à sauver la mémoire du lieu.

27Le projet MPF-RESET est né de cet effort, dans une visée collective et pluridisciplinaire. Comme à son habitude, Grégor a cherché à réunir un groupe de scientifiques et d’amateurs dans une démarche dynamique et enthousiaste. Le projet comprenait un travail à mener sur les archives papier, les photographies et plaques de verre, comme sur la personnalité et la vie scientifique des savants qui ont créé et porté le musée, ou encore sur les objets eux-mêmes.

28Si ce projet n'a malheureusement pas pu aboutir comme nous l’aurions espéré, son volet de valorisation a pu être poussé à son terme grâce à un financement exceptionnel du Ministère de la Culture, dans le cadre du Programme national de Numérisation et de Valorisation des contenus culturels, avec le soutien de la DRAC Bretagne.

29Il est désormais possible d'accéder à un musée virtuel dédié aux collections du Musée de la préhistoire finistérienne (www.prehistoires-finisteriennes.fr). Il présente environ 200 pièces parmi les plus exceptionnelles de cette série et permet d'en apprendre plus sur les vestiges archéologiques réunis par les pionniers de la préhistoire du Finistère, du Paléolithique à la fin de l'Âge du Fer. Il a été conçu pour toutes et tous, passionnés ou simples curieux. Il est dédié à la mémoire de notre ami Grégor. »

30La transmission de ses résultats au plus grand nombre l’irradiait que ce soit sur les écrans à la manière de Clint Eastwood ou sur la scène à la manière de Bruce Springsteen. Malgré la maladie, après chaque nouvel ennui de santé qui s’accumulait aux précédents il a su rebondir à la manière de Jackie Chan. En guise de conclusion, nous reprendrons une des descriptions de cet héro en arts martiaux qu’affectionnait Grégor, surnommé « L’homme qui défie la mort », et que nous avons adapté à la marge « il est connu pour son style de combat, son sens de l'humour et ses recherches sensationnelles ».

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Bibliography

Dupont C., Naudinot N., 2023 - Grégor Marchand (1968-2023). Revue archéologique de l’Ouest, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 11 décembre 2023. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rao/9489

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References

Electronic reference

Jean-Paul Demoule, Catherine Dupont and Nicolas Naudinot, “Grégor Marchand (1968-2023)”PALEO [Online], 33 | 2023, Online since 25 July 2024, connection on 01 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/paleo/9456; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1296q

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