Les auteurs tiennent à remercier les deux correcteurs pour leur relecture attentive du document ainsi que pour les améliorations qu’ils ont proposées.
1Depuis le début des années 1990, la grotte Santa Maria di Agnano à Ostuni (Brindisi, Italie) est devenue un centre d’intérêt majeur pour la connaissance du Paléolithique supérieur de l’Italie péninsulaire (fig. 1A encadré). L’importance du site a été révélée à la suite de la découverte par Donato Coppola, le 24 octobre 1991, de la sépulture de la femme enceinte Ostuni 1a et de son fœtus Ostuni 1b (Coppola 2012).
Figure 1A. Dans l’encadré : carte physique de l’Italie (le point rouge indique la grotte de Santa Maria di Agnano). Planimétrie générale de site de la grotte de Santa Maria di Agnano (l’étoile noire montre la position de la fouille SMA-Esterno).
B. Coupe stratigraphique transversale de la zone SMA-Esterno (bande c). L’effectif des coquillages marins, intacts ou percés, figure dans les carrés rouges, en face de chacun des niveaux archéologiques.
A. Inset: physical map of Italy (the red point indicates the Santa Maria di Agnano cave). General planimetry of the Santa Maria di Agnano cave site (the black star shows the SMA-Esterno excavation position).
B. Transverse stratigraphic section of the SMA-Esterno zone (band c). The number of marine shell ornaments, intact or pierced, is shown in the red squares opposite each archaeological level.
2À la suite des travaux pionniers de D. Henry-Gambier (2018, 2001), l’étude anthropométrique (Vacca et al. 2012) et paléogénétique (Fu et al. 2016) de la jeune parturiente prolongea le débat concernant la détermination du sexe des individus gravettiens qui furent découverts, depuis la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle, en Europe occidentale. Ce fut, en particulier, le cas du squelette du Cavillon (Grimaldi, Italie) avec lequel la sépulture Ostuni 1 partage de nombreux points communs : la datation C14 (25859-25482 Cal BC. Ostuni 1), la position en décubitus latéral, le cortège funéraire associant une coiffe composée de coquilles marines et de craches de cerf ainsi qu’un dépôt de pièces lithiques et de restes fauniques. Dans ce contexte, l’étude comparée des deux individus permit de revisiter l’attribution au sexe masculin du squelette du Cavillon, qui en regard des données de son homologue italien fut définitivement reconnu comme étant celui d’une femme (de Lumley 2016). D’un autre côté, la génétique a démontré le lien qui pouvait exister, au cours du Gravettien, entre les groupes humains de Dolní Věstonice (Tchéquie) et ceux de l’Italie méridionale (Fu et al. 2016). Enfin, la microtomographie à rayons X synchrotron a permis de reconstruire la pathobiographie du fœtus Ostuni 1b mettant en évidence trois épisodes de stress survenus au cours des derniers deux mois et demi de grossesse et ayant pu entraîner le décès de la mère et de son fœtus (Nava 2017). Au voisinage immédiat de la sépulture Ostuni 1, dans une zone appelée SMA-Esterno, où l’intégralité du remplissage était préservée, des fouilles systématiques ont concerné des niveaux d’occupations paléolithiques (fig. 1A). La présence humaine s’y constate sur la longue durée depuis 25221-24549 Cal BC. (US9) jusqu’à 9752-9298 Cal. BC. (US4A/sommet) (fig. 1B). Les résultats pluridisciplinaires de ces recherches ont largement été publiés (Renault-Miskovsky et al. 2011 ; Baills 2012 ; Renault-Miskovsky et al. 2015 ; Baills 2015 ; Baills et al. 2019 ; Chakroun et al. 2020 ; Baills 2021).
3Parmi les matériaux issus de ces travaux figurent des éléments considérés comme des parures. Ils constituent la série étudiée dans cette contribution.
4Concernant la détermination des coquillages, nous nous sommes appuyés sur l’Atlante delle conchigie del medio Adriatico (Cossignani et al. 1992). Les répartitions des zones actuelles de vie des coquillages ont été faites en utilisant les données fournies par le GBIF (Global Biodiversity Information Facility) et l’INPN (Inventaire National du Patrimoine Naturel).
5Enfin, les résultats issus de l’étude de la température marine obtenus à partir des coquilles de Tritia neritea de la coiffe de la « Dame du Cavillon » (Rousseau et al. 2016) nous ont permis d’intégrer les coquilles marines de la zone externe de la grotte Santa Maria di Agnano au sein d’un environnement géographique élargi correspondant au bassin nord occidental de la mer Méditerranée. Même si une analyse tracéologique n’a pas pu être mise en œuvre, l’étude des interventions humaines sur les coquilles s’est largement appuyée sur les modalités d’observations et d’analyses proposées par Y. Taborin dans sa thèse sur d’autres corpus de parure en coquillages du Paléolithique (Taborin 1993). Nous nous sommes également appuyés sur les nombreux travaux de D. Henry-Gambier concernant les pratiques funéraires du Gravettien (Henry-Gambier 1990, 2001, 2002, 2005, 2008, 2018, 2022 ; Henry-Gambier et al. 2000)
6Le corpus étudié regroupe 37 artéfacts qui ont été assimilés à des éléments de parures (tabl. 1 et 2) (Dupont 2012). L’observation a été menée à l’œil nu et en macroscopie à la loupe binoculaire. La majeure partie des artefacts (NR=34) a été réalisée à partir de tests de coquilles d’origine marine. Parmi ces derniers, les Tritia neritea dominent le lot (NR=23) (fig. 2 n° 1-17). En effectif, les Columbella rustica arrivent en seconde position (NR=5) (fig. 2 n° 18-22).
Tableau 1. Inventaire, longueurs et position stratigraphique des Tritia neritea.
Inventory, lengths and stratigraphic position of Tritia neritea.
Tableau 2. Inventaire, longueurs et position stratigraphique des mollusques marins autres que Tritia neritea.
Inventory, lengths and stratigraphic position of marine molluscs other than Tritia neritea.
7Il existe également 2 spécimens de Tritia : l’un mutabilis (fig. 2 n° 23), l’autre reticulata (fig. 2 n° 25).
8On reconnait enfin, au sein du corpus, des coquilles de Dentalium qui ont été sectionnées transversalement, comme l’indiquent les biseaux des sections (fig. 2 n° 26-28). Les Ceritium sont représentés par 3 spécimens (fig. 2 n° 24, 33, 34). Quelques fragments de coquilles appartiennent à des bivalves. Deux autres fragments de test ne sont pas identifiables, car trop érodés et calcifiés (fig. 2 n° 31, 32).
9Deux autres artefacts sur matière dure d’origine animale sont aussi à signaler. Il s’agit d’une crache de cerf dont la racine a été forée (fig. 2 n° 35) et d’un objet de silhouette arciforme en os (fig. 2 n° 36).
10Enfin, un rudiste fossile a été découvert en deux fragments raccordables (fig. 2 n° 37).
11Dans le corpus étudié, on relève la présence de deux coquilles (fig. 2 n° 5, 23) qui ne portent trace d’aucun stigmate identifiable d’aménagement anthropique. Il convient sans doute de les considérer comme le résultat des stratégies de collecte et de transport à mettre au crédit de l’homme préhistorique. On peut, dans ce cas de figure, les envisager comme des indices de moments préalables aux opérations d’aménagement.
12Les coquilles de Tritia neritea sont les plus nombreuses (NR=17). Leur longueur moyenne est de 10,2 mm et l’écart type de 1,4 mm ce qui donne une certaine homogénéité à la série. Morphologiquement la coquille de ce gastéropode est de forme aplatie et le test de son dos s’avère mince, autant de caractères qui ont induit des choix spécifiques dans l’emplacement du trou et dans la technique de percement utilisée. Les coquilles de Tritia neritea permettent de dresser une typologie de la position des perforations. En règle générale, le trou se positionne en zone E1, telle que définie par Y. Taborin, c’est-à-dire près du bord du labre, endroit où la coquille de cette espèce semble la plus résistante (fig. 2 n°1, 7-12, 16). Cet auteur précisait d’ailleurs que cette zone E1 était « le seul endroit pour ouvrir une perforation qui soit un peu solide et dont l’emplacement, le plus près possible du labre permettait d’utiliser le bourrelet comme butoir à l’effritement du trou » (o. c. p. 189). Cette opération reste toutefois rendue difficile à la fois par la petitesse des coquilles, mais également par leur faible épaisseur (fig. 2 n° 4, 6, 14). Pour pallier cet inconvénient, l’artisan a reculé la zone à perforer plus loin sur le dos de la coquille, dans la zone E2 (fig. 2 n° 2). Ce choix a, dans certains cas, provoqué un enfoncement du test et le résultat en est un orifice surdimensionné (fig. 2 n° 15).
13Enfin, certains Tritia montrent des déperditions de matière au niveau du dos (fig. 2 n° 4, 13, 7). Cette situation nous semble relever d’un processus naturel résultant de problèmes taphonomiques propres aux conditions de dépôt. Les observations menées sur la localisation et l’aspect des bords des perforations permettent de retracer une systématique du percement des coquillages, particulièrement pour le cas des Tritia. Il semble possible que ce soit à partir d’une série de petites percussions posées, associées à une pression maîtrisée, que le test du dos des coquillages ait cédé (fig. 4 n° 3-5). L’orifice initial a pu, par la suite, être régularisé par un léger mouvement circulaire alternatif. Il est difficile d’affirmer qu’il a existé des étapes préparatoires avant la percussion (incisions, zone d’abrasion). Si tel a été le cas, les spécimens de la série SMA-Esterno n’en ont pas gardé de trace visible. M. Quatrepoint qui a étudié et restitué la coiffe de la Dame du Cavillon évoque une technique de perçage semblable (Quatrepoint 2016, 2022).
14Figure 3. En haut : Divers types d’artéfacts appointés ayant pu servir de « forets » dans l’opération de perçage des coquilles marines. Tous ont pour support des chutes de burins, sauf les n°17-19 sur lamelles de plein débitage. US4A/base : n° 8 - US4B : n° 5, 9 – US4C : n° 1, 17 – US6A : n° 3, 18 – US6 : n° 6, 7, 10, 11, 13, 14, 15, 19 - US9 : n° 2, 16 – US11 : n° 4 - Hors contexte : n° 12 (les numéros sur la face droite des artéfacts lithiques renvoient à la base de données Santa Maria d’Agnano version 49).
En bas : coquilles perforées associées à la sépulture Ostuni 1 n° 20, 22, 23 : Tritia mutabilis perforés du bracelet de l’avant-bras gauche, n° 21 : Tritia neritea perforée avec traces d’ocre rouge de la coiffe, n° 24, 25 : Tritia neritea perforées du bracelet de l’avant-bras droit. (les numéros sur la face droite des coquilles renvoient à l’Inventaire Général de l’État. Italie).
Top: Various types of appointized artefacts that may have been used as drills in the drilling of marine shells. All are supported by chisel off-cuts, except nos. 17-19 on full knapping bladelets. US4A/base: n° 8 - US4B: n° 5, 9 - US4C: n° 1, 17 - US6A: n° 3, 18 - US6: n° 6, 7, 10, 11, 13, 14, 15, 19 - US9: n° 2, 16 - US11: n° 4 - Out of context: n° 12 (the numbers on the right side of the lithic artefacts refer to the Santa Maria d’Agnano version 49 database). Below: perforated shells associated with the Ostuni 1 burial n° 20, 22, 23: Tritia mutabilis perforated from the bracelet on the left forearm, n° 21: Tritia neritea perforated with traces of red ochre from the headdress, n° 24, 25: Tritia neritea perforated from the bracelet on the right forearm (the numbers on the right side of the shells refer to the General State Inventory. Italy).
Figure 4. Macrophotographies des traces de façonnage des éléments de parure. n°1-5 : SMA-Esterno, n°6-8 : sépulture Ostuni 1. (n° 1 : crache de cerf, n° 2 : pièce arciforme, n° 3-8 : Tritia neritea forés).
Macrophotographs of the shaping traces of adornment elements. n° 1-5: SMA-Esterno, n° 6-8: Ostuni 1 sepulture. (n° 1: deer antler, n° 2: arched piece, n° 3-8: Tritia neritea borings).
15Les Columbella rustica, malgré la faiblesse de leur effectif (NR=5) présentent un standard morphométrique proche de celui des Tritia neritea, avec une longueur moyenne de 11,3 mm et un écart type de 2,1 mm. Les Columbella rustica présentent une typologie des zones de perforation similaire de celle observée sur les autres gastéropodes du corpus. Ainsi, certains ont été percés en zone E1 (fig. 2 n° 22), d’autres en zone E2 (fig. 2 n° 19). L’exemplaire n° 18 montre à la fois un tronçonnage de l’apex et une perforation en zone E2. Cet aménagement est unique et pour le moins original.
16Les Ceritium sont représentés par 3 exemplaires (fig. 2 n° 24, 33, 34). Deux ont été percés suivant les mêmes caractéristiques que les Tritia et les Columbella. Dans les deux cas, la perforation se situe en zone E1, c’est-à-dire en bordure du labre (fig. 2 n° 33, 34). Le spécimen n° 24 présente des trous affectant plusieurs tours de spires, érosion sans doute naturelle. Elle est comparable à celle visible sur certains Tritia (cf. supra).
17Les deux spécimens de Tritia, mutabilis et reticulata, sont de très petite taille et ne présentent pas de perforation (fig. 2 n° 23, 25). Ces coquilles intactes pourraient avoir été simplement nouées au sein d’une composition.
18Les Dentalium (scaphopodes), sont souvent interprétés comme des supports de perles tubulaires. Remarquons que les Dentalium, qui ne présentent pas de perforation, n’entrent cependant pas dans le groupe des coquilles intactes. Ils ont en effet subi une ou plusieurs opérations de tronçonnage visibles sur au moins une de leurs extrémités, celle de l’apex. Ce travail permettait un enfilage longitudinal simple, facilité par leur morphologie tubulaire (fig. 2 n° 26-28). Parmi les 3 spécimens recueillis dans la zone SMA-Esterno, on relève une certaine hétérogénéité des longueurs. Cette situation pourrait s’expliquer par le fait qu’ils ont pu soit appartenir à des individus de taille différente, soit que les segments tubulaires ont été prélevés dans des zones différentes de la coquille, plus ou moins éloignée de l’apex, choses qui pourraient expliquer cette apparente disparité (fig. 2 n° 26-28).
19Les parures, et plus particulièrement les coquilles marines percées et non percées, considérées comme telles, ont été découvertes dans toute l’épaisseur du remplissage du gisement (fig. 1 B). Elles existent dès les occupations les plus profondes, attribuées au Gravettien (US9-US6). On les retrouve dans les niveaux de l’Épigravettien ancien (US6A-US4C), dans ceux de l’Épigravettien final (US4B-US4A/base) et dans le Romanellien (US4A/sommet). Les différences d’effectifs observées suivant les couches ne doivent être, à notre avis, interprétées qu’en liaison avec les diversités des surfaces fouillées.
20Comme indiqué dans la présentation des matériaux, il existe deux parures qui ont été réalisées en matières dures d’origine animale provenant, cette fois, d’animaux appartenant à la faune terrestre. Il s’agit d’abord d’une crache de cerf, découverte hors contexte, qui a été perforée au niveau de la racine (fig. 2 n° 35). Les cassures sont anciennes et nous privent des deux extrémités. Cet état est sans doute lié à des problèmes taphonomiques. Le trou présente une section biconique résultant d’une perforation conduite bifacialement. On ne distingue pas de mise en place d’incisions(s) destinée(s) à caler l’outil lithique perforant afin que ce dernier ne dérape pas sur la surface lisse de la racine. L’observation macroscopique réalisée ne permet pas non plus d’observer de stigmates évidents d’usure associés à un lien de suspension (fig. 4 n° 1). La dent présente un bel aspect lustré s’étendant sur toute sa surface qui résulte, soit d’une usure associée au port de la parure soit d’un phénomène taphonomique.
- 1 Renseignement oral d’Anne-Marie Moigne. UMR 7194 Equipe Disco. Muséum National d’Histoire Naturelle (...)
21Un second objet en matière dure d’origine animale est une pièce arciforme (fig. 2 n° 36). Elle a été réalisée dans l’épaisseur de la diaphyse d’un grand herbivore1. Son contour n’est pas sans rappeler la griffe d’un félidé de grande taille. Son extrémité pointue présente un lustre lié à un travail de finition ainsi que des stries sans doute dues à son utilisation (fig. 4 n° 2). Cet objet arciforme est quasiment intact, privé seulement des derniers millimètres de son apex. On sait seulement qu’il a été trouvé dans une des couches épigravettiennes, sans plus de précision stratigraphique.
22Enfin, nous signalerons la présence d’un autre objet atypique, un rudiste fossile, originaire de l’US4C, couche correspondant à l’Épigravettien ancien. Il était brisé en deux fragments éloignés de seulement quelques centimètres l’un de l’autre et qui ont pu être raccordés. Ce fossile provient de la roche qui constitue la voûte de l’abri et qui, d’après les études géologiques correspond à un calcaire d’âge Maastrichien, riche justement en fossiles de rudistes, dont certains peuvent atteindre de grandes tailles (Parise 2012). L’objet présente une forme oblongue entièrement régularisée par polissage. Il en est de même de ses faces planes. Difficile de cataloguer cette pièce dont le façonnage humain est évident. Il est probable qu’il s’agisse d’une pendeloque en cours de fabrication qui se serait brisée durant sa réalisation.
23Il n’est pas rare de trouver des coquilles marines dans les couches archéologiques du Paléolithique supérieur.
24Un des arguments déterminants pour justifier qu’une coquille a pu être utilisée en objet de parure est la présence d’un orifice de suspension ou d’enfilage. Selon certains auteurs, comme M.L. Inizan, les spécimens, vierges de toute action anthropique, peuvent toutefois aussi être interprétés comme des parures. En effet, « souvent leur petite taille les élimine comme nourriture, leur fréquente origine marine à toutes les époques envisagées prouve un ramassage intentionnel de coquilles souvent vides » (Inizan 1978 p. 295).
25C’est le cas des coquilles retrouvées intactes dans le remplissage de la zone SMA-Esterno qui présentent de petites dimensions les rendant manifestement impropres à la consommation humaine (Stiner 1999 ; Peschaux et al. 2023). Leur part dans l’alimentation devait être insignifiante, précisément à cause de cette petitesse.
26Concernant leur lieu de vie, toutes les coquilles de la série correspondent à des espèces occupant le même biotope, à savoir des littoraux à fonds sablo-vaseux. Ce sont, pour la grande majorité, des mollusques nécrophages qui colonisent les premiers centimètres de l’épaisseur du sédiment marin. On peut penser que leur récolte s’est avérée relativement aisée dans la mesure où ce biotope correspond à des eaux peu profondes, voire aux quelques mètres exondés pour des individus morts, rejetés par la mer. De nos jours, on sait que les Tritia neritea abondent sur les rivages de l’Adriatique moyenne, à une profondeur comprise entre 3 et 10 m (Cossignani et al. 1992). Les standards des longueurs des coquilles archéologiques de notre corpus s’accordent bien avec ceux des coquillages actuels, compris entre 8 et 15 mm. Le Tritia est considéré comme un coquillage de mer tempérée, sa carte de répartition actuelle en Méditerranée et mer Noire en témoigne (Global Biodiversity Information Facility 2022). Reste que la question de la localisation des lieux de récolte des Tritia de la zone SMA-Esterno durant le Pléistocène supérieur reste ouverte. À titre de comparaison, d’après l’analyse isotopique réalisée sur les Tritia de la coiffe de la Dame du Cavillon, la température de la mer était, à l’époque, plus froide que celle actuelle (Rousseau et al. 2016). Les coquilles de la Dame du Cavillon auraient, suivant ces données, été ramassées plus au sud en latitude que les rivages ligures.
27Même si les données précises nous font défaut, on peut penser que la position latitudinale de la grotte de Santa Maria di Agnano a sans doute bénéficié de températures marines plus clémentes que celles de la Ligurie au cours du Pléistocène supérieur. Cet environnement propice aurait favorisé une récolte des Tritia le long du littoral marin, à plus ou moins grande proximité de la grotte. On ne peut toutefois pas écarter la possibilité d’un prélèvement plus au nord du site, par exemple dans les paléo-golfes correspondant à l’actuel emplacement des lagunes de Varano et Lessina (Foggia) (d’Ercole 2015). Il est aussi possible d’envisager des ramassages de coquilles mortes, sub-fossiles, issues de dépôts pléistocènes d’âges divers (Taborin 1993). Les autres coquilles découvertes dans le remplissage de la zone SMA-Esterno, Tritia mutabilis ou reticulata, Columbella rustica, Ceritium ou Dentalium, n’apportent pas de renseignements supplémentaires quant aux conditions de vie de l’animal concerné ou de récolte de leur coquille par les hommes. Ils partagent, en effet, le même biotope que le Tritia neritea, à savoir une même température de l’eau de mer et un même support vaseux.
- 2 Pièce exposée dans le Muséo della Civiltà Preclassiche delle Murge Meridionale à Ostuni. Cette pièc (...)
28Pour réaliser le travail de perforation, précis et délicat, Y. Taborin évoquait l’utilisation d’un « pointeau » (1993 p. 190). Parmi l’abondante série lithique découverte dans toute l’épaisseur du remplissage, on remarque la présence d’un type d’outil qui pourrait correspondre à cette utilisation en « pointeau ». Il s’agit de pièces microlithiques qui ont pour support des chutes de burins (fig. 3 n° 1-19). Les chutes premières ont une section triangulaire équilatérale épaisse qui les rend résistantes à la fracture (fig. 3 n° 5, 7, 8, 11-14, 16, 17). Les chutes de burin secondes ont pu être utilisées, leur section quadrangulaire leur conférant une certaine robustesse (fig. 3 n° 10, 15). Certaines lamelles pourraient avoir servi de perçoirs et donc avoir eu la même utilisation (fig. 3 n° 1-4, 6, 9, 18, 19). Les pointes, et quelquefois le(s) bord(s) de toutes ces pièces, ont été systématiquement aménagés par une retouche souvent abrupte. Une étude tracéologique à venir devrait amener des précisions sur ce type d’artéfact. Tout récemment, la découverte, à l’intérieur d’une coquille de Tritia neritea appartenant à la coiffe de la jeune femme Ostuni 1, de l’extrémité d’une pointe apporterait du poids à l’hypothèse évoquée plus haut2. Rappelons également que plusieurs micro-pointes en silex du type « pointeau » ont été découvertes dans le remplissage de la fosse de la même sépulture (Baills 2012). Il est de plus intéressant de remarquer que les coquilles de Tritia mutabilis (fig. 2 n° 20, 22, 23) et celles de Tritia neritea (fig. 2 n° 21, 24, 25) qui entrent dans la composition de la coiffe et des bracelets de la défunte ont été percées suivant la même technique que les spécimens découverts au sein de la stratigraphie de la zone SMA-Esterno. Même si cette technique de perforation est très courante tout au cours du Paléolithique supérieur et qu’il n’existe pas une grande diversité de techniques applicables à ce type de travail, sa présence ici, dans deux loci distants de seulement 7 mètres, mérite d’être soulignée et peut témoigner de choix culturels (Taborin 1993).
29Les coquilles recueillies dans le remplissage de la zone SMA-Esterno de la grotte de Santa Maria di Agnano méritent d’être comparées à celles constituant la coiffe et les bracelets de la femme Ostuni 1. Cette dernière était accompagnée d’un riche cortège funéraire composé d’une coiffe formée de 700 coquilles perforées de Tritia neritea et 8 craches de cerf, d’un bracelet à l’avant-bras droit formé de 20 Tritia neritea et d’un bracelet à l’avant-bras gauche associant 38 Tritia neritea et 3 Tritia mutabilis (Coppola 2012). Le fait que dans les deux endroits, distants d’une dizaine de mètres, on retrouve les mêmes espèces que sont les Tritia neritea et les Tritia mutablis indique que, sur un long intervalle de temps, ces types de coquilles ont présenté un ou des intérêt(s) pour les humains du Paléolithique supérieur, qui reflète peut-être une transmission culturelle des lieux d’approvisionnement. On peut penser que l’aspect coloré des surfaces des tests a pu être attractif. Il faut ajouter également l’existence d’une morphologie propice aux opérations de perçage. Les fouilles de la zone SMA-Esterno n’ont révélé aucun autre produit de la mer, hormis ces coquilles qui correspondent à un nombre réduit d’espèces. Certes il est difficile de démontrer formellement que cette zone a été le lieu d’une production de parures. Cependant la découverte de coquilles intactes, de coquilles brisées en cours du travail et d’artéfacts lithiques qui ont pu être utilisés comme « pointeaux » nous engage à ne pas rejeter l’hypothèse d’un lieu de fabrication. Le fait d’avoir découvert ces coquilles dans des couches d’occupation, sous l’auvent de l’abri, montre que ces activités ont pu se dérouler dans l’environnement immédiat de la zone habitée. L’importante séquence stratigraphique de la grotte de Santa Maria di Agnano démontre également que ce travail d’aménagement des coquilles doit être apprécié comme une paléo-activité qui s’est inscrite sur le temps long, transcendant de fait les cadres chrono-culturels.
30Plusieurs sujets inhumés, attribués au Paléolithique supérieur et présentant une coiffe composée principalement de Tritia neritea, ont été découverts en Italie (Giacobini 2006). Ces sépultures se rattachent toutes à une phase moyenne de la culture gravettienne. Les coiffes qui montrent les plus grandes ressemblances avec celle d’Ostuni 1 sont celles de la Dame du Cavillon à Vintimille (de Lumley 2016) et du Jeune Prince de la grotte des Arene Candide à Finale Ligure (Sergi et al. 1974). L’emploi de Tritia neritea dans un contexte funéraire, masculin ou féminin, est depuis longtemps établi avec quelque certitude. La découverte dans le remplissage de la zone SMA-Esterno de la grotte Santa Maria di Agnano de coquilles de Tritia brisées en cours du travail de perforation révèle que cette mise en forme s’est déroulée, au moins partiellement, dans l’habitat lui-même, et non sur le rivage marin. Nous n’excluons toutefois pas la possibilité que certaines coquilles aient pu être perforées au moment même de leur récolte. D’autres coquilles intactes sont, peut-être, une simple réserve de matière première. Reste que le faible poids de ce gastéropode justifiait un transport aisé, depuis la mer jusqu’à la grotte.
31Concernant les rares autres éléments de parure, sûrs ou probables, découverts sur le site, ils font partie du cortège des objets qui se retrouvent régulièrement dans les niveaux d’occupations préhistoriques et qui sont identifiés comme des pièces abandonnées, intentionnellement ou non (pertes ou abandons).
32Dans l’étude monographique de la sépulture de la Dame du Cavillon, en particulier dans l’étude macroscopique, il a été remarqué que « l’absence d’usure des bords des trous de perforation des coquilles de Tritia neritea indique que cette coiffe n’a pas été portée… par la Dame du Cavillon de son vivant, mais qu’elle a été préparée spécialement pour la parer avant son voyage dans l’au-delà et qu’il s’agit d’une coiffe funéraire » (Quatrepoint et al. 2016 p. 613) (fig. 4 n° 6-8). Par contre, les craches de cerf qui présentent de nets stigmates d’usure sont certainement des éléments réutilisés. Ces remarques peuvent s’appliquer à la femme Ostuni 1. En vision macroscopique, les trous des Tritia neritea sont nets, sans trace d’usure liée à un passage de lien. Les coquillages découverts dans la zone SMA-Esterno sont dans le même état, indiquant une possible vocation sépulcrale de ce gastéropode.