1L’équipe d’Ethnologie préhistorique, aujourd’hui fondue dans l’UMR 8068 TEMPS, a souffert en 2023 de la perte de deux de ses membres historiques. Nous ont quitté Francine David dans les premiers jours de janvier et Michel Orliac au cours du mois de juin. Leur disparition nous touche tant est fort le sentiment que ceux qui constituaient le laboratoire d’Ethnologie préhistorique, l’équipe de Pincevent sont immortels puisqu’ils sont toujours présents dans la mémoire de chacun tels que nous étions en ces années-là. Par ces lignes, de nombreux collègues et amis, archéologues et ethnologues, veulent leur rendre hommage et leur dire que ce fut une chance de les avoir connus.
Francine David et Michel Orliac sur la fouille de la grotte du Bison à Arcy-sur-Cure en 2007
© M. Girard
Francine David dans la petite galerie de la grotte du Bison à Arcy-sur-Cure en 2007
© M. Girard.
2Francine David eut plusieurs vies : auprès d’André Leroi-Gourhan, en tant qu’archéozoologue, en parcourant la Sibérie, sur le sol néandertalien de la grotte du Bison à Arcy-sur-Cure. Dans toutes, elle a mis sa curiosité, sa rigueur, sa discrétion qui cachait une volonté de fer, une énergie à nulle autre pareille capable de renverser des montagnes.
3C’est en 1959, à Arcy-sur-Cure (Yonne), qu’elle entre toute jeune dans notre histoire. Nous les étudiants perchés sur nos planches, devant la grotte du Renne ou celle du Bison, elle nous intimidait de par sa proximité avec André Leroi-Gourhan auprès duquel elle venait occuper le poste d’assistante. André Leroi-Gourhan, créateur de l’ethnologie préhistorique, déjà une des figures majeures de la pensée française, et que tous appelaient « le Patron ». Elle remplaçait alors Michel Girard parti faire son service militaire en Algérie. Au retour de Michel, elle est restée aux côtés du Patron car elle était devenue irremplaçable. D’abord dans le petit bureau au sous-sol du Musée de l’Homme au sein du département de Technologie comparée dirigé par Hélène Balfet (ethnologue CNRS) qui hébergeait toute l’équipe. Puis dans le bureau plus aéré du Collège de France. Grâce à Francine qui le secondait, l’accompagnait, le Patron a été présent sur le terrain jusqu’à la veille de sa mort.
4De la fin des années 50 au début des années 60 se sont succédé les stages du Centre de Formation à la Recherche Ethnologique et ceux de Formation à l’Archéologie, les uns et les autres sous l’autorité de Leroi-Gourhan. Et Francine n’était jamais loin. Collaboratrice indispensable, elle suivait le Patron sur le terrain, assurant son secrétariat hors les murs parisiens tout en portant le fonctionnement des campagnes de fouille. De cette période, Michel Girard rappelait, entre autres sauvetages, la fouille des Furtins (Saône-et-Loire) où elle crapahutait dans les blocs rocheux pour apporter le repas des fouilleurs, et repartait, toujours crapahutant, avec de précieux ossements de mammouth dans les bras. Comme aussi le sauvetage de Moneteau (Yonne), enceinte circulaire que menaçait la mise en place d’une dérivation d’autoroute ; l’équipe de fouilleurs campaient dans la demeure des Leroi-Gourhan à Vermenton, avec une organisation supervisée par Francine.
5Et puis ce fut ce jour de mai 1964 où, sous la houlette de Michel Brézillon, alors bras droit de Leroi-Gourhan, nous sommes venus en petite équipe évaluer l’intérêt de ce qui apparaissait dans la sablière de Pincevent (Seine-et-Marne). Elle est cette petite silhouette, assise dans la poussière, penchée sur un foyer magdalénien dont elle tentait de sauver les restes, au milieu d’une noria de scrapers. Comment, alors, aurions-nous pu imaginer que nous nous engagions pour près de 50 années de vie commune...
6Ceux qui ont travaillé à Pincevent, chercheurs étrangers ou non, stagiaires en apprentissage venus se former aux méthodes de fouilles Leroi-Gourhan, gardent de Francine le souvenir d’une présence discrète mais efficace. Tout en continuant de travailler auprès du Patron, elle assurait la vie quotidienne d’un camp d’une quarantaine de fouilleurs, capable, à la cuisine, de faire une mousse au chocolat pour tous un jour de « bidule » qui fêtait la fin d’un stage, tandis que le Patron cuisinait une rougaille en chantonnant en russe dans le hangar qui nous servait de cuisine. Sur le chantier elle fouillait peu, occupée à seconder Leroi-Gourhan dans ses recherches. En charge des photos verticales de mètre carrés, elle naviguait pieds nus au milieu des vestiges, en promenant sans rien écraser les lourds pieds de la « girafe », énorme mécano qui permettait de fixer l’appareil. C’étaient des moments de calme où, les fouilleurs évacués pour lui laisser le champ libre, nous l’aidions en papotant de tout et de rien. À l’heure de l’apéro, une cigarette et un verre à la main (car il est connu que les archéologues ont une bonne descente), elle profitait de ces moments de détente en observant, silencieuse, nos troupes.
7C’est à Pincevent, où l’équipe met au jour des campements magdaléniens de chasseurs de rennes, qu’elle a commencé à travailler sur la faune aux côtés de Leroi-Gourhan. Parfois l’extraction d’un élément osseux particulièrement significatif et fragile appelait son grattoir expérimenté sur le chantier. Mais, le plus souvent, au laboratoire, elle préparait le travail du Patron en soignant les vestiges osseux. À ses côtés, elle a commencé à les identifier, à faire des recollages et des remontages, à apprendre la faune. La riche bibliothèque sur le sujet, que sa famille a donnée au laboratoire d’Ethnologie préhistorique, témoigne de sa volonté constante d’améliorer ses connaissances. Comme dit Olivier Bignon qui a pris sa suite comme archéozoologue dans le laboratoire d’Ethnologie préhistorique aujourd’hui intégré à l’UMR TEMPS : « L’étude de Francine, mise en annexe de la publication de la section 36 du campement IV20 de Pincevent, en 1972, est particulièrement novatrice. À mes yeux, du point de vue archéozoologique et même de l’industrie osseuse, cette étude est avant-gardiste. Son travail aurait mérité un ouvrage à part entière. Je trouve que son rôle moteur dans la création de la discipline est sous-estimé. La grande modestie de Francine y est certainement pour quelque chose. ». Après la disparition en 1986 de Leroi-Gourhan, elle publie en son nom et devient vite une archéozoologue reconnue par tous, solicitée par des programmes divers pour analyser des collections osseuses. Nombreux sont les jeunes et les moins jeunes qu’elle a formés sans jamais le revendiquer, qui l’ont appelée au secours pour des identifications, une relecture de thèse, ou toute forme d’aide. Ainsi, elle fut partie prenante de la création de la RCP « Animal, os et archéologie » et Jean-Denis Vigne (AASPE-UMR 7209), souligne ainsi sa participation : « Une discrétion constitutive de sa personnalité mais aussi une prise de parole toujours judicieuse qui montrait à tous son engagement à nos côtés. Elle renforçait le lien organique qui nous enracinait dans une vision anthropologique et scientifique de l’archéologie telle que l’avaient forgée les grands passeurs de la seconde moitié du XXe siècle, notamment, bien sûr, André Leroi-Gourhan ».
8Après 1986, elle prend son envol non seulement en archéozoologie, mais aussi sur deux axes de recherches différents qu’elle va explorer.
9S’inscrivant dans l’intérêt de Leroi-Gourhan pour la Russie et ses nomades du renne, elle monte, dans le cadre du laboratoire d’Ethnologie préhistorique, encouragée par Michèle Julien, qui, en tant que directrice du laboratoire, estimait salutaire « d’aller voir ailleurs pour mieux revenir », un programme d’enquêtes en Sibérie pour comprendre comment vivent les chasseurs-éleveurs de rennes qui nomadisent aujourd’hui encore. À partir de 1995 elle réalise neuf missions dans différentes régions, à différentes latitudes et différentes saisons. Les trois premières, dans le cadre du programme Ethno-renne qu’elle conduit, secondée par Claudine Karlin et deux chercheurs russes du Kunskamera, Vladimir D’Iachenko et Youri Chesnokov, les suivantes accompagnée par D’Iachenko, dont certaines dans le cadre de programmes dirigés par Sylvie Beyries (CEPAM-UMR 7264). Ces enquêtes donnent lieu à publications d’articles, et ses notes comme ses photos rejoignent aujourd’hui une base de données dédiée. La spécificité de ces missions en pays lointains, c’est qu’il ne se passe jamais ce que l’on a prévu et il faut chaque fois s’adapter, refaire son programme en fonction de la situation. Ainsi à Atchaïvaïam (Kamtchatka), ne pouvant rejoindre une brigade d’éleveurs avec laquelle les membres de la mission devaient vivre quelques jours et que nul ne savait localiser, les brigadiers ayant changé de pâturages en raison des conditions climatiques, c’est l’enregistrement de la chaîne opératoire du travail des peaux de renne par les femmes koriakes du village qui fit l’objet d’une enquête. De chaque mission elle a tenté de rapporter le squelette d’un animal pour les collections de comparaison du laboratoire. Les grands bois de renne qui ont orné notre salle informatique ont, grâce à elle, traversé les frontières dans des sacs marins, chaque andouiller calfeutré par des chaussettes sales. De même, la carcasse d’un loup fut rapportée au campement par des chasseurs dolganes, bien qu’on n’introduise jamais un loup, même abattu, dans un campement d’éleveurs. Mais pour elle que n’auraient-ils fait, sauf, parce qu’elle était une femme, l’emmener à la chasse, ce qui la désespérait. L’animal fut dépouillé, vidé, nettoyé et bouilli par ses soins dans un coin discret, derrière les tentes. Et tous les rituels nécessaires pour couper la route entre ce carnivore et le troupeau furent observés. Elle a aussi alimenté une partie de la collection de référence sur les bois de renne inscrite dans la MDAThèque d’AASPE-MNHN aidant, par ses notes, A. Averbouh (AASPE-UMR7209) à mieux cerner certains critères distinctifs entre catégories de rennes. La Sibérie fut sa passion. Autant les grands espaces de la toundra que les sous-bois de la taïga, autant la nomadisation en traîneau que celle en renne monté, et partout les portes lui furent ouvertes, chacun s’efforçant de répondre à sa curiosité.
10Parallèlement, n’oubliant pas ses premières amours, Francine a repris, à partir de 1995, la fouille de la grotte du Bison à Arcy-sur-Cure que Catherine Farizy avait réouverte mais malade ne pouvait poursuivre. Leur coopération, devenue une amitié forte, s’était forgée sur le site de Champlost (Yonne). Ce chantier permettait à Francine de prendre la responsabilité de toutes les phases de l’exploitation d’un site que Leroi-Gourhan, aidé par le père Francis Hours, n’avait fait qu’effleurer. Pour cela, elle rassembla autour d’elle une petite équipe de fidèles pour la seconder : Maurice Hardy (UMR 7041 – ArScAn), Jim Enloe archéozoologue (Université de Iowa) qui avait travaillé avec elle sur la faune de Pincevent, Michel Girard qui avait débuté en 1955, tout gamin, sur le chantier du Renne, Roland et Cécile Mourer eux aussi anciens d’Arcy partis travailler au Cambodge. Pour obtenir le maximum d’informations sur le mode de vie des Néandertaliens, elle décida d’aborder la totalité du sol d’occupation. Cela a permis de mettre au jour des structures inconnues, comme, sur le parvis, de grands foyers, ainsi qu’un espace de traitement des peaux ou encore la très probable utilisation de la petite grotte, où l’on ne pouvait entrer qu’à plat ventre, comme espace de boucanage. Son équipe de fidèles a poursuivi son travail et prépare maintenant une publication qui lui sera dédiée, ainsi qu’à Annie Jouve qui l’aida à démêler la stratigraphie et Thérèse Poulain qui apporta l’aide du Musée d’Avallon. François de La Varende, propriétaire du domaine, a tenu à mettre sur le site des grottes un éloge pour tout ce que Francine a apporté à ce petit bout de vallée, non seulement scientifiquement mais par sa gentillesse envers tous.
11Gwendoline Torterat et Alfonso Ramirez Galicia (UMR 8068- TEMPS), chargés de la mémoire de l’équipe, résument bien son rôle lorsqu’ils écrivent : « D’une nature modeste et d’un tempérament timide connus de tous ses collègues, Francine David n’a jamais présenté son travail à la mesure du rôle moteur qu’il a joué ».
Michel Orliac en mission à l’île de Pâques en 2007.
© C. Orliac
12Michel Orliac eut aussi plusieurs vies : celle itinérante du géologue, celle de responsable de chantier à la Tourasse (Haute-Garonne), son adhésion à l’équipe d’ethnologie préhistorique et à Pincevent, son immersion en Océanie. Dans toutes, il a mis sa passion, sa rigueur, son esprit caustique mais indulgent, sa bienveillance. Il savait sortir des sentiers battus et détestait la science bling-bling. C’était un naturaliste né, un véritable amoureux de toutes les choses de la vie, des plantes, des fossiles patiemment collectés, des oiseaux, un puits de connaissances derrière une grande modestie et dont la curiosité scientifique était digne d’un savant du XVIIIè siècle. Cette attention au monde naturel, il l’a transmise à ses deux filles, Rachel en charge de la conservation des collections de Préhistoire du Muséum national d’Histoire naturelle, Maeva paléontologue à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier.
13Très jeune, bénéficiant de la totale liberté que lui laissaient ses parents, il fait déjà preuve d’une insatiable curiosité. Il s’intéresse d’abord à la géologie ; mais l’Orléanais, où pendant les vacances chez ses grands-parents, il parcourt la campagne, est peu prodigue de fossiles. Aussi il se tourne vers la préhistoire recherchant alors du silex taillé. Conscient de l’ancienneté de l’homme, dès 14 ans il remet en question les discours du curé local. Rétif aux contraintes du système scolaire, il se forme par des lectures abondantes et sur le terrain en participant aux excursions de la Société amicale des géologues amateurs (SAGA-Paris) dans laquelle il s’investira, qu’il ne quittera jamais et dont le président sera présent lors du dernier hommage qui lui a été rendu. En amateur Michel parcourt les champs pour trouver des vestiges préhistoriques, puis il découvre la fouille auprès d’archéologues chevronnés comme Jacques Hinout, archéologue devenu président de la Société préhistorique française. Entre 1960 et 1966, c’est avec Henry de Lumley, Professeur au Muséum d’Histoire naturelle, qu’il fait la stratigraphie de la grotte de Baume Bonne (Alpes-de-Haute-Provence), dont il dira qu’il y avait trouvé un défi relevé avec succès, et qu’il fouille aussi à Terra Amata (Alpes-maritimes). Pour lui, « chaque fouille archéologique est une aventure scientifique ». Et surtout le passionne la stratigraphie qui exprime un temps fossilisé.
14En 1958, il entre au laboratoire de géologie du Quaternaire et de Préhistoire à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), auprès de Franck Bourdier dont il est l’assistant et le factotum. Avec lui, il parcourt toute la France pendant des années et apprend la géologie, souvent sur le terrain où il effectue autant des prélèvements de mollusques fossiles qu’il prépare ensuite au laboratoire que des relevés de coupes. Dans l’ensemble de la collection « Frank Bourdier » (sédiments et industrie lithique) conservée au Musée de l’Homme, étiquettes et photos sont de la main de Michel. En tant que documentaliste pour son directeur, il fait aussi de l’histoire des sciences, ce qui contribue à sa formation.
15Depuis 1965 il a aussi son propre terrain que lui a confié, peu optimiste, Louis Méroc : la grotte de La Tourasse largement pillée depuis la fin du XIXe. En une douzaine de campagnes, souvent financées sur les deniers du couple et en formant des équipes de fouilleurs qui chaperonnent la petite Rachel et le chien, Michel et son épouse Éliane vont réaliser le tour de force de raccorder les lambeaux de couches épargnés par les pillages. Cela leur permettra de placer précisément le Tourassien dans le Mésolithiqué (au le Tourassien dans le Mésolithique (au sens du Dictionnaire de la Préhistoire) des Pyrénées centrales, et de cerner la place de l’Azilien dans le Tourassien. Après ses premières campagnes à Pincevent, ayant pris conscience de l’importance d’identifier les relations que les vestiges entretiennent entre eux, il adapte ses méthodes pour rendre compte avec plus de précision de leur répartition spatiale en mettant au point un relevé direct sur calque plastique à partir desquels sont réalisés les plans généraux de La Tourasse. En 1972, Michel Girard qui fouillait avec sa femme Catherine, devenue plus tard C. Farisy, à Mauran, site voisin découvert quelques années auparavant par Michel et son épouse, vient faire à La Tourasse des prélèvements palynologiques.
16Cette amitié introduit Michel Orliac dans l’équipe Leroi-Gourhan où il entre en 1972 comme technicien dessinateur, travaillant en particulier pour Gallia aux côtés de Roger Humbert, dessinateur de l’équipe, qui lui apprend le dessin archéologique. Tous deux partagent un petit local dans les sous-sols du Musée de l’Homme avec Arlette Leroi-Gourhan qui, assistée de Michel Girard et Dinh Trong Hieu, réalise des analyses palynologiques. Dans l’exiguïté de ce « labopalynographotypologie » Michel peut allier archéologie et environnement. La promiscuité imposée par cet espace encourage aussi ces joyeux drilles à faire des expériences comme de mélanger des oranges macérées et de l’alcoolature de citron…
17L’équipe d’Ethnologie préhistorique est alors totalement investie sur le site de Pincevent où, dès son arrivée en 1972, Michel se fond dans le collectif qui mène les fouilles : « Ce fut le paradis…Une période d’enrichissement fabuleuse » dit-il dans une interview réalisée par G. Torterat en 2021 (https://www.canal-u.tv/chaines/umrtemps/pincevent-france/michel-orliac-le-raincy-2021). Non convaincu par nos premières interprétations stratigraphiques, il multiplie les coupes. Géologue dans l’âme, il devient le spécialiste de sondages d’un mètre carré, mais aussi de tranchées d’est en ouest comme du nord au sud, toujours prêt à goûter toute racine végétale tranchée. Dès son arrivée, profitant de la présence de latex en raison du moulage de l’unité 27-M89, il met au point une méthode de prélèvement de coupes au latex et devient pour tous cette silhouette circulant avec ses pinceaux, son rouleau de tarlatane sous le bras, son seau de latex à la main, puis disparaissant dans un trou pour ne plus laisser voir parfois que son canotier. Par sa méthode régulièrement améliorée, il fait la démonstration des évolutions taphonomiques des sédiments, lisibles dans une lecture en transparence des relevés au latex dont la juxtaposition permet de suivre chaque lit sédimentaire sur de longues distances, et donc de l’intérêt des études fines des coupes dans les limons. Parallèlement aux différentes études de l’équipe conduisant aux différenciations, il introduit une échelle de temps que traduisent les successions stratigraphiques dans les évolutions paysagères. Avec lui, le site a pris une tout autre dimension ! C’est à des centaines de collègues et d’étudiants qu’il enseigne sa méthode aujourd’hui très largement pratiquée et que l’on pourrait appeler « la méthode Orliac ». Il rêvait de pouvoir faire une restitution 3D de la topographie des sols d’occupations de Pincevent pour peut-être comprendre les raisons du choix répété sur près d’un siècle de cette station par les Magdaléniens. Il n’en a pas eu le temps. « Plus que les gens, c’est le site dont je suis amoureux. Son potentiel me fait rêver… » (interview G. Torterat). Ayant beaucoup fréquenté les archéologues bénévoles, il nous amena à regarder au-delà de Pincevent, ce qui nous fut à tous bénéfique. L’équipe qui aujourd’hui achève la publication du niveau IV0 dont Michel fut un des découvreurs souhaite la lui dédier en hommage, comme ce haka sauce seine-et-marnaise réalisé pour un de ses anniversaires.
18Tout en continuant Pincevent et à la demande de José Garanger, chercheur formé auprès de Leroi-Gourhan et pionnier de l’archéologie scientifique en Océanie, Michel commence en 1976 à travailler en Polynésie, d’abord à Tahiti dans le cadre d’une prospection de sauvetage avant la construction d’un barrage dans la vallée de la Papeno’o. Très vite, il élargit son terrain et, avec sa seconde femme Catherine, elle-même archéologue CNRS dans la même équipe, ils deviennent deux spécialistes incontestés au niveau international de l’art pascuan, en particulier des bois sculptés, appelés par les musées pour identifier des pièces, en vérifier l’authenticité, analyser des collections toujours soucieux de lier observation scientifique et approche artistique. De même, allant chercher à la tarière les micro-charbons enfouis dans les sédiments de l’île de Pâques (toujours sa certitude que la stratigraphie est une photographie du temps passé) il a révolutionné, en coordination avec Catherine, les connaissances sur le couvert forestier ancien de l’île, ainsi que sur l’évolution du climat, cause très probable de son déclin et non, comme ce fut avancé, en raison d’une surexploitation humaine. Ces découvertes permettent de proposer des hypothèses quant aux techniques utilisées pour redresser les énormes monolithes dits « Maoi » . L’Océanie fut sa passion, pour des raisons scientifiques bien sûr, mais aussi pour s’être senti en harmonie avec un peuple dont il adoptait naturellement le mode de vie et de pensée, attentif à restituer leur histoire aux populations locales.
19C’était un chercheur original, un peu frondeur, qui inventait des méthodes inédites et souvent surprenantes. Aussi, poussé entre autres par Michèle Julien directrice de son laboratoire, et à reculons, il se présente dans le cadre de la recherche. Il est presque immédiatement recruté en 2006 : il n’existe pas beaucoup de candidats, qui sans Bac ni thèse, ont pu devenir chercheur, mais la qualité et la variété de ses travaux ne pouvaient qu’être reconnus. Nous en avons tous été très fiers pour lui et pour nous qui savions déjà qu’il était un authentique chercheur. Fort de toutes ces expériences, il fut chargé de cours à Paris 1, d’abord de dessin, puis de préhistoire, puis d’histoire de la Polynésie. Lauréat en 2000 du prix Clio, il reçut à la fin des années 2010 la médaille de bronze du CNRS, objet d’étonnement amusé de sa part, mais fut heureux en janvier 2023 de celle de sa fille Maeva, paléontologue qui s’intéresse aux cerveaux des mammifères disparus.
20Anticonformiste à l’humour ravageur, c’était aussi un ami fidèle et sensible dont la fantaisie, et les provocations nous faisaient rire, et dont l’esprit libre nous enchantait. Capable d’enfermer dans sa caravane l’un d’entre nous pour qu’il finisse sa maîtrise, ou de rapporter un petit cadeau chiné dans un des marchés aux puces qu’il aimait fréquenter, pour se faire pardonner d’avoir été un peu brutal dans son ironie.
21Michel parlait très peu de lui-même. Mais raconte Jean-Paul Huot qui travaillait avec lui sur La Tourasse : « il m’a dit une fois que quand il était ado, il avait eu le projet de tout apprendre sur la géologie, la paléontologie, la botanique, les escargots, etc... Mais que la tâche était trop vaste ». Et pourtant en a-t-il appris des choses et nous en a-t-il appris !
22Un chantier, c’est vivre ensemble 24h sur 24 pendant plusieurs semaines, par tous les temps ; c’est former une équipe où chaque membre a sa place, son rôle. Et cette équipe dont les membres ont été regarder ailleurs pour mieux comprendre l’histoire du site de Pincevent, et au-delà l’histoire humaine, a perduré pendant près de 50 ans, avec parfois des moments difficiles. Mais bien plus forte fut notre solidarité et notre fierté d’appartenir à ce collectif prônant une ouverture de pensée. Ce sentiment d’appartenance nous reste au-delà des distances que certaines recherches ont instauré, que le temps a pu mettre entre nous, et le départ d’un seul, aujourd’hui de deux, est une blessure pour tous.
23Avec Francine David et Michel Orliac disparaissent des figures historiques de l’ancien laboratoire d’Ethnologie préhistorique, des témoins de l’épopée Leroi-Gourhan, « de ces moments partagés parmi les forts et beaux de nos vies » comme nous l’écrivait Michel lors de la disparition de Francine. Mais tant que subsisteront quelques témoins, c’est elle, c’est lui, c’est tous ceux qui avec eux ont participé à cette histoire, qui demeureront vivants dans le souvenir de chacun d’entre nous, dans le souvenir de l’aventure collective qui nous a soudés.
24Ceux qui furent là dès le premier jour, ceux qui nous ont rejoints, ceux qui passés par chez nous ont ouvert des chantiers de par le monde, les jeunes que nous avons fait grandir et qui nous ont succédé, tous sont présents, aujourd’hui, pour vous dire « Merci Francine, Merci Michel pour tout ce que vous nous avez apporté ».