Michel Lenoir faisant une démonstration de taille, Université Bordeaux 1, juin 2004.
Photo Bruno Maureille.
1Né à Talence le 15 décembre 1947, Michel Lenoir, chercheur au CNRS, préhistorien, paléolithicien, géologue girondin s’est éteint des suites d’une longue maladie le 24 février 2023 dans sa 76e année.
2C’est à l’âge de 11 ans que Michel se vit offrir par son beau-frère - journaliste à Sud-Ouest et ayant pour collègue Jean Guichard - un galet de quartz taillé par ce dernier avec un caractère en plomb. Ayant cherché dans des livres à mieux comprendre ce qu’était cet objet, la déception de Michel d’apprendre que c’était un « faux » fut compensée par la possibilité que J. Guichard lui offrit de visiter le laboratoire de Préhistoire dirigé par François Bordes. Sa passion pour l’étude des outils lithiques préhistoriques, et peut-être aussi celle pour les livres, étaient nées.
3Michel arriva avec ténacité et volonté à faire de sa passion son métier. Il fut d’abord boursier de l’Enseignement secondaire et obtint son baccalauréat en Sciences expérimentales en 1965. Pour poursuivre ses études, il fut nécessaire qu’il soit boursier de l’enseignement supérieur et qu’il fasse différents petits boulots d’étudiant. C’est alors, en livrant du pain, qu’il rencontra Denise de Sonneville-Bordes qui l’invita à visiter le nouveau laboratoire de Préhistoire situé au dernier étage d’un grand bâtiment (le B18) sur le campus de l’Université de Bordeaux. Michel y rencontra F. Bordes, qui lui offrit une belle pièce en obsidienne qu’il venait de tailler, son cours de préhistoire ronéotypé et la possibilité de participer à un chantier de fouilles. C’est alors que Michel rencontra Jacques Tixier en participant aux fouilles de J. Guichard à Barbas. F. Bordes, J. Tixier, deux personnalités scientifiques qui ont marqué ses orientations professionnelles. Michel réussit sa Maîtrise ès Sciences en Géologie générale, Géologie du Quaternaire et Préhistoire en 1968 et fut titulaire d’un diplôme d’études approfondies en Géologie approfondie, option Géologie continentale en 1969. Il reçut le grade de Docteur de 3e cycle de l’Université de Bordeaux en 1970. Ses recherches portaient sur divers gisements magdaléniens en Guyenne occidentale. Le jury était constitué par François Bordes, Claude Thibault et Michel Vigneaux.
4Après un court passage comme vacataire au CNRS puis comme conservateur contractuel au Musée d’Histoire naturelle de Mont-de-Marsan, Michel intégra le CNRS comme attaché en 1975 puis comme chargé de recherche en 1981. C’est en 1983 qu’il obtint son Doctorat d’État ès Sciences sur le Paléolithique des basses vallées de la Dordogne et de la Garonne. Pour la première fois, on s’intéressait de façon très minutieuse à la Préhistoire ancienne de ce territoire. Le jury de cette thèse d’État était constitué de Denise de Sonneville-Bordes, André Klingebiel, Janus Kozlowski, François Prat et Jacques Tixier.
5Michel Lenoir était le spécialiste de la Préhistoire girondine. Sur la soixantaine de sites qu’il étudia et/ou publia, plus d’une trentaine sont en effet localisés sur le département de la Gironde (et cinq se trouvent sur les départements qui lui sont limitrophes). Michel centra surtout son territoire de recherche entre les basses vallées de la Dordogne et de la Garonne et particulièrement l’Entre-deux-Mers où les falaises calcaires creusées d’abris avaient constitué autant de possibles habitats pour les préhistoriques. Il avait une connaissance quasi encyclopédique des publications concernant la préhistoire de cette région. Il contribua à en redéfinir les cadres chrono-stratigraphiques tant par son travail de terrain que par l’étude et la révision de collections lithiques. Michel y mena des sondages ou y fouilla (en sauvetage ou en programmée) près d’une vingtaine de sites et il étudia/révisa le matériel lithique d’une trentaine de gisements. Parmi ces derniers, on peut citer les abris du Pigeonnier (qui lui avait été signalés par et qu’il fouilla avec A.T.), Faustin, Houleaux, Lespaux, Morin, les sites de Chinchon 2, Fongaban, Fontarnaud 2, Grand-Moulin, La Bertonne, La cimenterie d’Espiet, La Honteyre (un des deux sites du Paléolithique du centre-ouest du Bassin Aquitain), La Pique, Laroque, Le Morin, Les Artigaux, Moulin-Neuf, Peyrot, Roc de Marcamps, Saint-Germain-la-Rivière ainsi que les grottes du Fauroux, du Roc. Ainsi, il put confirmer que la plus ancienne présence humaine sur ce territoire remontait probablement au stade isotopique 12, que le Moustérien était essentiellement représenté au sein d’assemblages de plein air (par exemple à Cornemps ou à Puynormand, à Haurets). Au sein de la liste des sites girondins, il faut naturellement ajouter la grotte de Pair-non-Pair, dont le conservateur est son ami Marc Martinez, qui enracine la préhistoire girondine dans le Moustérien et le début du Paléolithique récent. Il collabora à la publication de sa monographie en 2006, ouvrage coédité par la Société Archéologique de Bordeaux et le Conseil général de la Gironde. Concernant le Châtelperronien ou l’Aurignacien, Michel souligna qu’ils étaient très peu et mal représentés. La documentation archéologique devient plus riche avec les occupations gravettiennes comme celles des sites de plein air des Artigaux et de l’abri Lespaux. Michel confirma la présence du Solutréen (très mal connu) au talus du Grand-moulin. Heureusement, les occupations humaines de la fin du Paléolithique, badegouliennes (e.g. abri Houleau, Le Grand-Moulin, La Bertonne) puis magdaléniennes (Roc de Marcamps, Saint-Germain-la-Rivière, Jaurias, Moulin-neuf, etc.) de plein air, abri ou grottes livrent des séries plus complètes, significatives, de l’industrie osseuse et parfois des œuvres d’art mobilier. C’est sur le matériel de ces occupations de la fin du Dryas que Michel travailla le plus.
6À cette liste de gisements girondins, on se doit d’ajouter les noms de moins nombreux hauts-lieux du Paléolithique du Périgord, son « second territoire » de prédilection. Il s’agit de Combe-Grenal, des sites de Combe-Capelle et de celui de La Gane. Les recherches sur ces gisements traduisent aussi la longue et profonde amitié qui l’a lié à Harold Lewis Dibble (Professeur à l’Université de Pennsylvanie). Concernant Combe-Grenal, Michel a passé d’innombrables heures à examiner les séries des fouilles de F. Bordes, à partager ses connaissances et ses questionnements avec H. L. Dibble ainsi qu’avec les nombreux spécialistes ou étudiants qui étudièrent tout ou partie de ce matériel. Le départ de l’Université Bordeaux 1 des collections des fouilles de F. Bordes et de D. de Sonneville-Bordes, dont celle de Combe-Grenal, vers leur lieu de conservation actuel, le Musée national de Préhistoire aux Eyzies, a été pour lui un réel déchirement, d’autant qu’il caressait l’espoir d’y reprendre des recherches de terrain. Les travaux menés sur les gisements de Combe-Capelle, en vallée de Couze, lui ont apporté plus de satisfaction. Michel fouilla celui de Combe-Capelle Bas en codirection avec H. L. Dibble et leurs résultats firent l’objet en 1995 d’une monographie publiée aux éditions du Muséum de l’Université de Pennsylvanie. Une dizaine d’années plus tard, il poursuivit, en collaboration avec Shannon McPherron, des recherches au Roc de Combe-Capelle puis au Haut de Combe-Capelle. Au sein des déblais de fouilles antérieures et anciennes, une dent humaine fut isolée. Ce vestige encore inédit pourrait représenter le plus vieil habitant de cette vallée. Enfin, à La Gane, Michel eut le plaisir de participer à l’unique opération de terrain menée en 2012 avec André Morala.
7Si Michel publiait ses résultats scientifiques dans des revues professionnelles nationales (BSPF, Gallia Préhistoire, L’Anthropologie), il préférait souvent les supports éditoriaux locaux (Les Cahiers du Bazadais, Bulletins et Mémoires de la Société Archéologique de Bordeaux, Bulletins de la Société Linnéenne de Bordeaux, Bulletins de la Société d’Anthropologie du Sud-Ouest, Revue Historique et Archéologique du Libournais, etc.) lus par les autodidactes, les amateurs régionaux dont beaucoup faisaient partie de « son réseau » d’acteurs de terrain. S’il participait à des colloques nationaux (CNRS, CTHS, INQUA, SPF), sa volonté de partager avec les Girondins, les résidents de ses territoires d’investigations, ses « informateurs » souvent passionnés, ses amis, a plutôt conduit Michel à présenter des communications lors de réunions d’associations, de sociétés savantes locales (souvent des sciences de la Terre), de colloques régionaux (comme ceux annuels sur L’Entre-Deux-Mers). Michel avait aussi beaucoup d’amis en vallée de Couze. Il appréciait s’y rendre annuellement pour le cycle de conférences d’été du « Centre International de Recherche et de Communication sur l’Homme Préhistorique de la vallée de la Couze ». Il avait été depuis la création de cette association et jusqu’à son 30e anniversaire en 2019 celui qui réussissait à convaincre les intervenants d’y faire une conférence tout public. Il eut aussi toujours à cœur d’y inviter les plus jeunes acteurs qui y ont fait souvent leur première intervention de ce type. Michel appréciait aussi cette vallée car elle était préservée, préservée d’aménagements territoriaux modifiant fortement le paysage, d’un tourisme trop dense et des envies des Préhistoriens plus attirés par les gisements du Périgord noir.
8Michel était aussi un pédagogue. Il enseigna plusieurs années au Certificat d’Écologie humaine à l’Université Bordeaux 1, en Licence d’Ethnologie à l’Université Bordeaux 2 et pendant 10 ans à l’Université de Princeton dans le cadre d’une école d’été organisée par A. E. Mann et l’un de nous (B. M.). Michel aimait accueillir les plus jeunes au laboratoire et accordait sa confiance aux étudiants de master et aux doctorants. On peut mentionner par exemple les recherches doctorales d’Anthony Sécher - dont la thèse fut soutenue en 2017 - en partie basées sur le produit des fouilles conduites par Michel au Roc de Marcamps. Michel dirigea ou codirigea six thèses d’Université (toutes à Bordeaux) : celles de Eun-Sook Choi et Thierry Aubry soutenues en 1991, de Khalid Mohib (en collaboration avec H. Laville) soutenue en 1992, de Noura Rahmani (en collaboration avec J.-P. Rigaud) soutenue en 2002, de Tsenka Tsanova soutenue en 2006 et enfin celle de Gérald Béreiziat (en collaboration avec P.-Y. Demars) soutenue en 2011.
9Naturellement, Michel pratiquait la taille expérimentale du silex pour comprendre et reproduire les chaînes opératoires des Préhistoriques. Faire des démonstrations de taille d’outils lithiques était, pour lui, la modalité idoine de transmission de ses connaissances. Son expérience de tailleur lui avait aussi permis de comprendre, bien avant que cela ne soit conceptualisé et formalisé dans un travail doctoral, la question des séquences de ravivage des outils retouchés du Moustérien Quina. Il avait réussi à conceptualiser la spécificité des pièces de la Bertonne et leur intérêt comme fossile directeur du Badegoulien (Lenoir 1976, 1987, 2000). Il s’agissait selon lui d’un outil particulier proche d’un grattoir mais avec un front d’enlèvement de lamelles par pression aménagé sur la face inférieure du support lithique et transversal à son grand axe, ce front débutant du bord gauche de l’objet après son aménagement par une troncature inverse. Mais selon Chehmana et collègues (Paleo 2009-2010, vol. 21), la fonction de ces pièces serait plutôt celle d’un nucléus à lamelles. Le goût de Michel pour la taille expérimentale était peut-être aussi une façon de poursuivre certaines activités de François Bordes dont il respectait beaucoup le travail et la mémoire tout comme ceux de Denise de Sonneville-Bordes. Michel aimait défendre l’école de ses maîtres, son laboratoire, l’institution universitaire et la valeur des diplômes qu’elle délivre. Il était très fier d’avoir obtenu un Doctorat d’État, reconnaissance académique d’une qualité de réflexion scientifique qu’il mettait souvent en avant. Il avait aussi regretté le déménagement des Préhistoriens du bâtiment B18 pour le B2 de l’Université de Bordeaux et, auparavant, que le « centre François Bordes » retrouve son nom académique officiel de structure de recherche soit « Institut de Préhistoire et de Géologie du Quaternaire ». Mais, retraité, il ne put se passer de l’environnement universitaire bordelais. Toutes les semaines, il venait à « son laboratoire » pour discuter avec les collègues qui l’accueillaient encore. Ces dernières années, lors de ces visites sur le campus, il avait commencé à partager ses données de terrain, souvent méconnues, qui seront probablement utiles à des projets collectifs de recherche dans le futur. Selon son souhait, les collections des recherches de terrain que Michel mena en Gironde devraient intégrer celles du Musée d’Aquitaine à Bordeaux.
10Dans un ouvrage publié peu de temps après sa mort, Michel est décrit comme le « préhistorien girondin » et sa thèse comme une « source inépuisable de références ». Michel était plus qu’un chercheur au CNRS, qu’un préhistorien girondin. Il connaissait l’histoire de sa commune, de Bordeaux, de la Gironde et des terroirs aquitains. Il avait aussi été un amateur de ses crus viticoles. Il était membre de la Société Linnéenne de Bordeaux où il retrouvait son ami géologue Bruno Cahuzac. Il avait un besoin physique et surtout intellectuel de « ses » terrains même si cela n’était que pour y identifier quelques indices archéologiques. Outre sa passion pour les sites préhistoriques et les vestiges des cultures du Paléolithique, il collectait minéraux et fossiles de l’Entre-Deux-Mers. Michel avait aussi un humour parfois décapant (même par écrit avec ses « poèmes ») et une vraie affection pour la gente canine. Il aimait également chercher et collectionner les livres anciens sur divers sujets, par exemple le vin, la Gironde, l’Ethnologie, l’histoire et naturellement la Préhistoire. Michel était connu de nombreux bouquinistes et aimait fréquenter le marché aux puces de Saint-Michel à Bordeaux. Les pièces de sa maison représentaient autant de bibliothèques…
11Michel eut de multiples passions et l’une d’entre-elles, la Préhistoire, a été constante toute sa vie.