1La stratigraphie de La Gravette occupe une place princeps dans la compréhension des tous premiers stades du Gravettien. Fernand Lacorre reconnût avec une certaine clairvoyance l’importance du niveau à fléchettes (Lacorre 1933a) situé entre un niveau d’Aurignacien évolué à burins busqués et trois niveaux de Gravettien à pointes de La Gravette principalement (Lacorre 1960). Cette observation fut confirmée lors de la fouille de l’Abri Pataud par Hallan M. Movius, vérifiant vingt ans plus tard la position des fléchettes à la base de la séquence gravettienne (Bricker 1995).
2L’originalité de cette industrie amena F. Lacorre à l’individualiser sous le terme de « Bayacien ». Pour lui, ce niveau à fléchettes procède d’une lignée distincte du « Gravétien » mais parallèle (Lacorre 1959) puisque les données typologiques ne permettaient pas d’établir un lien direct entre ces entités. Le terme de « Bayacien » eut un avenir contrasté, retenu par certains auteurs compte tenu de l’originalité de cet assemblage (Delporte 1972 ; Otte 1981 ; Djindjian et Bosselin 1994 ; Bosselin 1996) ou refusé au profit de « Périgordien moyen » (Bricker 1974, 1995 ; Perpère 1992) car la stratigraphie de l’Abri Pataud ne présente pas une telle rupture entre niveaux à fléchettes et niveaux à pointes de La Gravette. L’appellation « Bayacien » fut également rejetée, compte tenu du manque d’éléments de caractérisation (Rigaud 1988). Aujourd’hui, la nature du Bayacien et donc son existence demandent encore à être définies.
3L’étude du gisement éponyme constitue l’occasion d’aborder la structuration technique de cet assemblage bayacien. Cette attribution même s’avère problématique car les marges du Bayacien sont aussi floues que sa nature propre. Qu’est-ce qu’une industrie bayacienne ? Existe-t-il d’autres gisements bayaciens ? Sur quelles bases et dans quelles limites, pouvons-nous parler de Bayacien ? Est-ce la présence ou une proportion de fléchettes suffisante qui définit le Bayacien ? Comment s’articule l’évolution vers le Gravettien à pointes de La Gravette ? Les fléchettes sont-elles associées à d’autres « fossiles directeurs » ? Ces interrogations sont inhérentes à la nature même du Gravettien qui, loin de constituer une entité, apparaît comme une « mosaïque » (Klaric 2003) de techno-complexes à connotations géographiques et chronologiques dont les liens sont encore à définir.
4Comme la majorité des sites gravettiens, les gisements ayant livré des fléchettes se situent dans le Grand Sud-Ouest, essentiellement au nord de l’Aquitaine :
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en Gironde : à Pair-non-Pair (Daleau 1881 ; Cheynier et Daleau 1963) ;
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en Charentes : aux Vachons , abri II, couche 3 (Bouyssonie 1948, Bouyssonie et Sonneville-Bordes 1956) ;
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en Corrèze : à Noailles (Bardon et al. 1904), à La Font-Robert (Bardon et al. 1906 ; Bardon et al. 1908) et à Puy Jarrige (Mazière 1980 ; Mazière et al.1984),
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- 2 Les fléchettes de la Roque Saint-Christophe ne proviennent pas des fouilles D. Peyrony (Peyrony 193 (...)
en Dordogne : à Durand-Ruel (Pittard et Montandon 1912 ; Daniel et Schmider 1972), à l’Abri du Poisson, couche supérieure (Peyrony 1932), à La Gravette (Lacorre 1933, 1960), à la Roque Saint-Christophe2 (Sonneville-Bordes 1960), à Laussel (Lalanne et Bouyssonie J. 1946), à l’Abri Vignaud (Sonneville-Bordes 1960), à l’Abri Pataud, couche 5 (Bricker 1995) et probablement à Oreille-d’Enfer (Pradel 1959),
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- 3 Au Roc de Cavart des pièces sublosangiques sont interprétées comme des fléchettes (Le Tensorer 1981 (...)
en Agenais : au Roc de Gavaudun, couche 2 (Monméjean et al. 1964)3.
5Hors de cette zone géographique principale, seulement trois gisements ont livré des fléchettes. Deux occurrences languedociennes, la petite grotte de Bize et la Crouzade (Sacchi 1986), indiquent qu’il ne s’agit pas d’un phénomène uniquement aquitain et qu’il faille chercher d’autres facteurs à même d’expliquer la répartition des assemblages à fléchettes. Signalons enfin un dernier point, La Vigne Brun (Larue et al. 1955), jalon oriental de cette carte (fig. 1).
Figure 1 - Répartition des gisements à fléchettes.
Figure 1 - Geographic distribution of fléchette sites.
6La première description fût donnée par les abbés Bardon et Bouyssonie à partir du matériel de la Grotte de Noailles : « lame très mince, de 57 mm de long, rendue pointue par retouches latérales, et qui devait être une pointe de flèche » (Bardon et al. 1904 p. 288). Ensuite à Durand-Ruel, ces pièces furent décrites comme de « petites lames minces dont le contour épouse assez fidèlement la forme d’une feuille ovalaire ou lancéolée » (Pittardet Montandon 1912 p. 31). F. Lacorre en donnera la première description complète (Lacorre 1933a), précisée par H. Delporte (Delporte 1972).
7L’essentiel des découvertes eut lieu entre les années 1900 et 1940 (tabl. 1). Ce contexte de fouilles a suscité certaines remises en question, concernant l’intégrité des niveaux observés par D. de Sonneville-Bordes (1958) à La Gravette et à Vignaud, ainsi que par H. Delporte (Delporte 1972, 1976) à l’abri du Poisson, Laussel et la Roque Saint-Christophe (Rigaud 1988).Le cadre chrono-stratigraphique de la majorité des assemblages à fléchettes demeure donc mal défini. Parmi les sites stratigraphiquement fiables, citons l’Abri Pataud, Puy Jarrige et La Vigne Brun, derniers sites fouillés.
Tableau 1 - Périodes de fouille des gisements ayant livré des fléchettes.
Table 1 - Excavation period in which flechettes have been found.
8Le manque de données concernant la position chrono-stratigraphique des fléchettes ne peut être compensé par un nombre suffisant de datations absolues. En effet, seuls deux gisements ont fait l’objet de mesures radiométriques, l’Abri Pataud et La Vigne Brun. Pour le premier, la date retenue pour la couche 5, Front Lower 2, est la plus ancienne obtenue avec 28 400 ± 1 100 BP, OXA 169 (Bricker 1995). Cependant, les nombreuses datations effectuées situent l’occupation de ce niveau dans une fourchette chronologique beaucoup plus large entre 27 545 ± 320 BP (Gx 1370), 26 720 ± 460 BP (Gx 1369), 25 815 ± 330 BP (Gx 1371) et 23 600 ± 800 BP (W 151) (Bricker 1995). En ce qui concerne La Vigne Brun, les datations s’échelonnent entre 24 900 ± 2 000 BP (Ly 391), 24 900 ± 900 BP, 23 500 ± 1 000 BP (Ly 2640), 23 450 ± 690 BP (Ly 2637), 23 230 ± 760 BP (Ly 2639) et 21 580 ± 600 BP (Ly 2638) (Combier 1980 ; Combier 1989 ; Evin 1982). Pour ce gisement, un effet de rajeunissement important des datations est à envisager, probablement lié à la mauvaise conservation des éléments osseux en contexte granitique. Les datations de ces deux sites s’avèrent donc beaucoup trop hétérogènes pour définir un cadre chronologique cohérent.
9La position stratigraphique des niveaux à fléchettes en base de séquence à La Gravette, à l’Abri Pataud ainsi qu’à Willendorf (Felgenhauer 1959 ; Otte 1981) en Autriche, constitue donc toujours le meilleur argument en faveur de l’ancienneté de ce faciès.
10Si ce dernier point est acquis depuis longtemps (Peyrony 1933), la période de disparition des fléchettes dans les assemblages suscite en revanche certaines incertitudes, notamment liées à l’association de fléchettes avec les « fossiles directeurs » du Périgordien V.
11Les « fossiles directeurs » des Périgordien IV et Va, fléchettes et pointes de La Font-Robert, furent retrouvés à plusieurs reprises dans un même ensemble archéologique, comme à Durand-Ruel (Daniel et Schmider 1972), La Font-Robert (Bardon et al. 1908), Laussel (LalanneetBouyssonie J. 1946), les Vachons (abri II, couche 3) (Bouyssonie 1948 ; Bouyssonie et Sonneville-Bordes 1956), La Vigne Brun (unités OP10, O16, KL19 et secteur I) et dans le Jura Souabe, à Geissenklösterle (couche Ia) (Otte 1981).
12Ces associations au sein de mêmes ensembles stratigraphiques ne permettent pas d’apporter de réponse à une question pourtant névralgique dans la compréhension de l’évolution du Gravettien : quels rapports existent entre faciès à fléchettes et faciès à pointes de La Font-Robert ?
13Le site du Jura Souabe présente la seule succession stratigraphique bien documentée de ces deux outils. La couche Ia renferme deux fléchettes et une pointe de La Font-Robert, la couche Ib, sous-jacente, une seule fléchette. Cependant, les études ultérieures remirent en question les subdivisions distinguées à la fouille (Hahn et al. 1985).
14Dans le gisement girondin de Pair-non-Pair, les fléchettes se rencontrent dans les couches 3, 4, C-D, D, K, sous le niveau comprenant l’unique pointe de La Font-Robert, couche 7. Cette occurrence pourrait être un des rares arguments stratigraphiques directs en faveur de l’antériorité des fléchettes sur les pointes de La Font-Robert, si les données stratigraphiques permettaient de définir précisément la position respective de ces objets (Malvesin 1948 ; Lenoir 1983).
15Pour La Vigne Brun, la situation est différente. Si un seul ensemble archéologique a été mis en évidence lors de la fouille, de nombreuses indications comme l’existence de couches d’ocre, d’épandages charbonneux et de pavages d’ossements, orientaient la perception du remplissage comme une succession de dépôts archéologiques sur plus de 50 cm d’épaisseur (Combier 1980).
16L’analyse spatiale réalisée par E. Nonet permît de vérifier ces observations et de reconnaître plusieurs stades dans le fonctionnement d’une structure, l’unité OP10 (Nonet 2004). L’existence d’une microstratigraphie pourra alors éventuellement permettre de définir la position stratigraphique relative de ces deux « fossiles directeurs ».
17Les fléchettes furent également retrouvées avec des burins de Noailles dans plusieurs gisements dont le Poisson, Oreille d’Enfer (Pradel 1959), Durand-Ruel (Daniel et Schmider 1972) et le Roc de Gavaudun, couche 2 (Monméjean et al. 1964). À la Roque Saint-Christophe, des burins du Raysse viennent s’ajouter, amenant J.-P. Rigaud (Rigaud 1988) à rajeunir cet ensemble attribué à un Périgordien IV (Sonneville-Bordes 1960).
18À l’aune de ces fouilles, les premiers stades du Gravettien ne firent pas l’objet d’une approche globale visant à définir la nature de ces assemblages ni les liens existants entre eux. Seules les principales collections de fléchettes firent l’objet d’études typo-métriques ciblées révélant au-delà de l’existence d’une norme commune, les particularités des fléchettes pour La Gravette (Lacorre 1960 ; Delporte 1972), l’Abri Pataud (Bricker 1973, 1974 ; Perpère 1992) et en Autriche, Aggsbach (Otte 1981).
19Dans la compréhension de l’évolution des phases anciennes du Gravettien, un problème demeure donc : l’absence de stratigraphie complète. Cette lacune, contournée par D. Peyrony en superposant la stratigraphie de la Ferrassie à celle de La Gravette (Peyrony 1933), constitue toujours un écueil. Les modèles récents de structuration du Gravettien en rendent compte (Bosselin et Djindjian 1994) sans parvenir à apporter de réponse quant à la nature des liens existant entre faciès à fléchettes, à pointes de La Font-Robert et à gravettes seules. Cette évolution qui ne semble pas enregistrée dans la stratigraphie de l’Abri Pataud, peut donc trouver des éléments de compréhension dans les gisements de Geienklösterle et de La Vigne Brun.
20Toutefois, si une perduration des fléchettes jusqu’aux éléments à pointes de La Font-Robert reste envisageable, l’association des fléchettes avec des burins de Noailles pourrait être liée à l’ancienneté des fouilles et au manque inhérent de données stratigraphiques, ce qui ne permet pas de statuer avec fiabilité sur le sens de ces associations dont les origines peuvent être multiples. La présence épisodique de fléchettes au sein d’assemblages mal caractérisés stratigraphiquement et culturellement ne doit pas masquer pour autant sa forte valeur diagnostique d’un point de vue chronologique.
21Compte tenu de l’indigence des données existantes sur les premières phases du Gravettien, un retour aux collections de référence afin d’appréhender cet épisode du Paléolithique supérieur sur des bases nouvelles s’impose donc. Le choix a porté sur deux gisements : le niveau bayacien de La Gravette, puis La Vigne Brun. L’objectif est d’évaluer dans quels systèmes techniques s’insère la production de fléchettes dans des contextes où la fléchette constitue la seule armature, puis lorsqu’elle est associée à d’autres « fossiles directeurs » du Gravettien. La question de l’existence du Bayacien pourra ainsi être posée.
22L’importante monographie consacrée à ce gisement deux fois éponyme révèle la richesse et l’intérêt de cette collection (Lacorre 1960). Le niveau bayacien se distingue nettement des trois niveaux « gravétiens » sus-jacents par la réalisation d’objectifs techniques forts différents.
23Bien que la collection constituée par F. Lacorre comporte certains biais étant donné l’ancienneté des fouilles, la quasi-absence de fraction fine et la faible représentation des produits bruts, la constitution actuelle de l’assemblage permet tout de même de restituer avec une certaine acuité la nature des procédés techniques mobilisés par les tous premiers artisans gravettiens (fig. 2).
Figure 2 - Fléchettes, niveau bayacien de La Gravette.
Figure 2 - Fléchettes, bayacian level of La Gravette.
24La production essentiellement tournée vers l’obtention de fléchettes confère un aspect extrêmement léger à cette industrie. La proportion d’éléments appartenant à ce système technique est prédominante, puisqu’elle rassemble 77 % de l’assemblage. La série comprend 145 fléchettes dont 117 sont entières. Les pièces subentières sont peu nombreuses avec 19 éléments dont il manque l’extrémité distale et 4, la base. Enfin, 4 fragments proximaux sont présents pour un seul distal.
25La dimension des fléchettes révèle un degré de dispersion variable selon le paramètre considéré. La longueur constitue le principal élément de variation, se répartissant entre 26 et 73 mm de long, pour une moyenne de 48,61 mm (fig. 2.). Les largeurs des fléchettes sont comprises entre 9 et 15 mm, enfin l’épaisseur des produits témoigne d’une nette normalisation puisque 85 % des supports mesurent entre 2 et 3 mm d’épaisseur. Henri Delporte a démontré la variabilité de l’aménagement des fléchettes (Delporte 1972). Si la retouche demeure semi-abrupte, sa localisation sur le support et la face investie varient de manière importante. L’auteur observe le caractère majoritairement direct de la retouche, qui investit fréquemment le bord droit.
26La régularité des supports de fléchettes sous-entend l’application de modes opératoires très investis techniquement et une standardisation des procédés d’obtention.
27Un schéma de production très normé apparaît destiné à l’obtention de supports rectilignes. Le débitage est mené à partir d’un plan de frappe principal, sur un volume entièrement mis en forme (fig. 3). Le dos est régularisé par une série d’enlèvements ; le plan de frappe, d’angulation ouverte, reste lisse. La base et les flancs sont aménagés à partir d’un plan de frappe opposé décalé. La table est rectiligne, large, très peu cintrée, se resserrant en partie distale car la convergence des enlèvements, associée à la présence de la corniche du plan de frappe opposé créée un dièdre qui canalise l’onde de choc. De ce fait, en partie proximale, depuis la zone de contact du percuteur (vraisemblablement tendre organique), l’onde de choc part en s’évasant, s’élargit en partie mésiale, puis se resserre en partie distale. Le support ainsi obtenu possède donc de manière intrinsèque la morphologie sublosangique des fléchettes. Les produits ne sont donc pas des petites lames mais bien des fléchettes. Tout l’art de ce débitage réside donc dans la manière de faire varier en différents points l’étalement latéral de l’onde de choc. Cet aspect est également tributaire de la morphologie des flancs, volontairement définis de manière légèrement convexes, notamment par les enlèvements issus du plan de frappe opposé décalé.
Figure 3 - Nucléus à fléchettes, niveau bayacien de La Gravette.
Figure 3 - Fléchettes cores, bayacian level of La Gravette.
28À titre d’hypothèse, l’utilisation d’un plan de frappe opposé peut être mise en relation avec une volonté de ne pas délimiter la table à partir du plan de frappe principal. En effet, l’investissement des flancs à partir du plan de frappe principal induirait une torsion des supports situés en bord de table. Or, les supports latéraux sont utilisés pour la confection de fléchettes et aucune d’entre elles ne présente de torsion en partie proximale. De fait, l’ensemble des supports extraits depuis le plan de frappe principal peut être considéré comme des produits.
29Dans les premiers stades, les produits obtenus sont relativement allongés mais tendent à s’élargir avec la réduction du volume et l’aplatissement de la table. Ces supports présentent une ou plusieurs nervures, pas nécessairement centrées, ni parallèles et des bords convexes. Le produit recherché possède toutes les caractéristiques de l’outil, de morphologie sublosangique, peu épais, large par rapport à sa longueur, à extrémité distale aigue.
30En marge de cette production majoritaire, certains supports se dissocient de cette norme. Ces produits correspondent véritablement à de petites lames rectilignes, sveltes, élancées, à bords parallèles (fig. 4). Ces supports proviennent de nucléus dont les caractéristiques architecturales s’avèrent foncièrement différentes. La table de ces nucléus est beaucoup plus longue, très étroite et délimitée latéralement par des flancs abrupts, lisses et parallèles. Le volume est géré à partir de deux plans de frappes, opposés dans ce cas. D’après l’investissement de la table et la chronologie des enlèvements, il apparaît que ces deux plans de frappe ne partagent pas les mêmes objectifs. Une alternance est identifiable entre l’extraction de supports longs et rectilignes et des supports plus courts et moins réguliers (fig. 4 n° 5). Ces deux plans de frappe sont donc hiérarchisés, l’un servant à la production stricto sensu, l’autre à l’entretien du volume, de la carène.
Figure 4 - Produits et nucléus correspondant à la chaîne opératoire de petites lames, niveau bayacien de La Gravette.
Figure 4 - Tools and core resulting from the small blades « chaîne opératoire », bayacian level of La Gravette.
31Les produits obtenus dans ce cas sont de réelles lames légères à bords parallèles, acuminées par la transformation. Observons que les deux fléchettes de la série portant des négatifs d’enlèvements opposés correspondent à ces supports (fig 4, n° 2). Leur faible représentation masque le statut économique de cette production dans l’assemblage. Certaines de ces petites lames sont transformées en grattoirs, ce qui n’est pas le cas pour les supports extraits selon le schéma précédent. Ces deux modes de production présentent donc des divergences fortes portant sur la nature des procédés techniques mobilisés, la morphologie des produits et leur vocation fonctionnelle.
32Ces premiers éléments de lecture des modes de production de fléchettes rendent compte d’un investissement en soin important dans le débitage par la structuration du volume, la mise en place de plans de frappe à fonctions très différenciées, la régularité des supports, ce que traduit l’existence de schémas opératoires complexes et spécialisés. L’obtention de fléchettes constitue l’objectif principal de la production. La seule composante autre correspond à une production laminaire d’appoint, plus robuste, sans lien technique ni fonctionnel avec les schémas présentés, destinée à alimenter l’outillage de fonds commun.
33Aucun élément ne se rapporte donc à une production de pièces à dos. De plus, les modalités d’obtention des pointes de La Gravette des couches supérieures s’avèrent forts différentes. Le niveau bayacien de La Gravette apparaît donc comme un assemblage techniquement homogène.
34L’absence de fraction brute et la sous-représentation des fragments de fléchettes induisent un certain biais dans la compréhension de l’occupation mais ne remettent pas en question l’intégrité de cet assemblage dans sa composition majoritairement orientée vers la production de fléchettes à l’exclusion de tout autre type d’armature.
35Le gisement de La Vigne Brun a livré une importante occupation gravettienne. Fouillé par J. Combier, sur 450 m2, l’espace s’organise sous la forme de structures circulaires creusées dans le substrat et délimitées par un bourrelet de terre issue du creusement et de nombreux blocs de granit de grandes dimensions (Combier 1980). L’industrie lithique, abondante, est réalisée sur des roches d’origines très lointaines, provenant d’un espace géographique correspondant au pourtour septentrional du Massif central, mais également sur des matériaux plus locaux, issus des formations jurassiques du Bassin de la Loire, en aval du site (Masson 1981). Les nucléus ayant transité sur le site proviennent des formations turoniennes inférieures du Cher, crétacées et oligocènes du sud du Bassin parisien ainsi que des argiles à silex du Mâconnais.
36Les études concernant les unités KL19 (Digan 2001) et OP10 (Nonet 2002 ; Pesesse 2003) mettent en évidence la place centrale occupée par les pointes de La Gravette dans la structuration du système technique. La production de cette armature in situ influe sur le choix et le mode d’introduction des matériaux sur le gisement, et conditionne la mise en place de procédés techniques élaborés, visant à obtenir des lames et des lamelles rectilignes, élancées, pointues, à bords vifs et réguliers. Dans ces unités, la proportion de pointes de La Gravette représente respectivement 34 % et 51 % de l’outillage. Cette prédominance des pointes de La Gravette n’exclut pas pour autant la présence d’autres types d’armatures. Dans le cas de l’unité OP10, la population de fléchettes représente 12 éléments pour 871 outils, dont 448 pointes de La Gravette, 78 pointes à dos alternes et quatre pointes de La Font-Robert (Pesesse 2003). À l’échelle du gisement, cette très faible représentation des fléchettes s’observe également : 32 pièces sont pour l’instant décomptées pour un total avoisinant plusieurs dizaines de milliers de pièces. Les fléchettes mesurent entre 25 et 75 mm de long, 9 et 16 mm de large et 1,5 et 6 mm d’épaisseur (fig. 5).
Figure 5 - Fléchettes, La Vigne Brun.
Figure 5 - Fléchettes, La Vigne Brun.
37Les supports transformés se caractérisent par leur rectitude, par une section fréquemment symétrique, par une certaine régularité. Ils correspondent aux produits de première intention, extraits au centre d’une table régulière pour la majorité d’entre eux. Néanmoins, une sélection de supports beaucoup moins réguliers apparaît également, produits de seconde intention ou véritables sous-produits du débitage laminaire (lames décentrées, sous-crêtes antérieures).
38Les caractéristiques morphologiques, métriques et pétrographiques des supports ne permettent pas de dissocier technologiquement les productions de pointes de La Gravette et de fléchettes. Ces éléments vont en faveur d’une transformation différenciée des produits issus d’un même schéma opératoire en fonction de leurs caractéristiques propres dans la mesure où l’utilisation de la percussion induit une source de variabilité relative au sein d’une production, même normée.
39Ainsi, l’extraction d’un dièdre, d’une nervure saillante confère au support une morphologie triangulaire, une section symétrique, ce qui incarne bien l’image de la fléchette. Cet aspect est également lié à la convergence distale des enlèvements. De plus, bien que la production de supports d’armatures rectilignes soit conceptuellement très normée, les Gravettiens font preuve d’une certaine souplesse en mobilisant un panel d’options techniques, à valeur de modalités, liées notamment à la morphologie initiale des blocs, influant sur la délimitation plus ou moins abrupte de la table, et subséquemment sur l’investissement des flancs. Ces variations sur le thème entraînent donc une source supplémentaire potentielle de différenciation des produits. Ces supports proviennent majoritairement d’une chaîne opératoire unipolaire convergente. Certains éléments documentent l’utilisation ponctuelle d’un plan de frappe opposé dans un cadre d’entretien (Pesesse 2003).
40De rares fléchettes présentent une morphologie assez particulière par leur équilibre, leur symétrie, leur finesse et leur forme presque losangique (fig. 5, n° 8), permettant d’envisager éventuellement une production dissociée. Cet aspect, par le faible nombre de pièces et la quasi-absence de nucléus en matières allochtones compte tenu du statut du gisement, demeure hypothétique.
41La production s’opère donc dans un continuum technique et fonctionnel entre débitages laminaires dont les supports sont destinés à l’outillage de fonds commun, puis débitages de petites lames et de lamelles transformées en armatures.
42Au sein de l’équipement lié aux activités d’acquisition des chasseurs de La Vigne Brun, la fléchette occupe donc une place marginale par le faible nombre d’éléments présents et par le fait que les produits sélectionnés proviennent de schémas opératoires en priorité destinés à fournir des supports de pointes de La Gravette. La situation s’avère donc très différente de La Gravette où la fléchette structure la production lithique. Dans ces gisements, ces armatures sublosangiques relèvent de deux normes de productions très différentes, par la nature et l’imbrication des chaînes opératoires à finalités cynégétiques et domestiques, dissociées à La Gravette et intégrées à La Vigne Brun. Pourtant la transformation des supports s’opère selon les mêmes conventions techniques dans la réalisation d’une armature axiale à retouche semi-abrupte, limitée aux parties basales et apicales. À La Vigne Brun, cette retouche confère aux supports la morphologie sublosangique de la fléchette, caractéristique définie lors du débitage à La Gravette
43De La Gravette à La Vigne Brun, durant cet intervalle de temps, les systèmes techniques lithiques gravettiens furent complètement restructurés autour d’une nouvelle arme de chasse, la pointe de La Gravette. Absente dans le Bayacien de La Gravette, elle constitue l’essentiel de l’équipement cynégétique des chasseurs de chevaux de La Vigne Brun. Toute la production d’armatures se trouve modifiée techniquement et économiquement. Seule cette modalité de transformation de l’armature présente une certaine pérennité. Face à la diversité des armatures de La Vigne Brun - pointes de La Gravettes, microgravettes, nanogravettes, pointes à dos alternes et pointes de La Font-Robert - la fléchette peut éventuellement apparaître comme un complément fonctionnel, lié à son caractère d’armature axiale.
44Peut-être faut-il chercher plus loin les raisons de la perduration du concept de fléchette dans les sociétés gravettiennes postérieures au Bayacien. Elle peut difficilement s’appréhender comme une survivance anecdotique si l’on s’accorde sur le statut des armes de chasse en matière minérale dans certaines sociétés paléolithiques, gravettiennes et solutréennes notamment. La fléchette peut alors apparaître comme un marqueur identitaire fort des premiers gravettiens et, à ce titre, avoir perduré quelque peu dans la société gravettienne alors même que l’ensemble des normes techniques avait évolué.
45Le Bayacien de La Gravette révèle une homogénéité du point de vue de la corrélation entre les processus techniques et les objectifs, et la complémentarité fonctionnelle entre les trois schémas opératoires définis. Cet assemblage présente donc des caractéristiques originales par la nature et la structuration des procédés techniques mobilisés par les premiers gravettiens. Dans cette acception, aucun autre équivalent n’est encore reconnu. Le particularisme de cette industrie, doublé d’une position chrono-stratigraphique charnière mérite donc son individualisation sous le terme de Bayacien proposé par F. Lacorre. En ce sens, seul le niveau de La Gravette se rapporte au Bayacien. La présence de quelques fléchettes, comme à Vigne Brun ou à Puy Jarrige, lorsqu’elle n’est pas le fruit de mélanges, n’est pas suffisante pour parler de Bayacien. Toutefois, si la perduration de ces armatures peut être le signe du maintien des traditions, les processus d’évolution technique entre le Bayacien et le Gravettien ancien à fléchettes demeurent à définir.